De la visibilité*

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De la visibilité*
March
―1―
2014
学術講演会
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De la visibilité
Nathalie HEINICH**
Longtemps, dans l’histoire de l’humanité, la célébrité ne passa pas ou exceptionnellement par la
visibilité−la diffusion du visage et du nom dans l’espace public-, mais par la renommée−la diffusion
du nom et des récits associés au grand homme. Avant que n’interviennent, il y a un siècle et demi, les
moyens modernes de reproduction de l’image, la visibilité du grand homme se limitait à son nom et à
sa biographie, à ses effigies sculptées, peintes ou gravées et, éventuellement, à sa présence, pour ceux
qui avaient l’occasion de se trouver sur son passage.
L’invention puis l’expansion à grande échelle du portrait photographique a profondément
bouleversé les modalités traditionnelles de la célébrité: celle-ci prend désormais la forme d’une reproduction relativement précise des traits du visage, en nombre indéfini. A partir du milieu du XIXe siècle, des foules innombrables peuvent reconnaître un individu, sur le papier, en mettant un visage sur
un nom connu. Ainsi se forment conjointement des communautés d’admiration potentiellement immenses, et des objets d’admiration d’autant plus singularisés et valorisés qu’ils sont largement reconnus.
C’est grâce à cette nouvelle mise en visibilité de la célébrité que se créera au début du XXe siècle le
«culte des vedettes».
L’invention de la photographie, puis du cinéma, de la télévision et enfin d’Internet, a ouvert une
nouvelle ère dans l’histoire de notre rapport au monde, en étendant démesurément, dans l’espace et
dans le temps, les possibilités de présentification des êtres par la médiation d’images hautement fidèles
à l’original. Cette fabrication technique de l’ubiquité à grande échelle nous est devenue tellement familière que nous n’en percevons plus guère le caractère proprement renversant, qui aurait frappé de
stupeur nos ancêtres, ni non plus les innombrables conséquences sur notre rapport au monde et à autrui: au premier rang desquelles l’extraordinaire assomption de la valeur de célébrité, qui modifie en
profondeur la vie sociale dans ses dimensions tant hiérarchiques que professionnelles, économiques,
juridiques, psychologiques, politiques ou morales. Comme le disait l’anthropologue Marcel Mauss à
propos du don, le phénomène de la célébrité moderne est un fait social total.
A la renommée dans le temps, qui faisait la postérité des grands hommes bien au-delà de leur vie
terrestre, s’est substituée en quelques générations la visibilité dans l’espace, qui fait la médiatisation
des vedettes bien au-delà du lieu de leur présence. Corrélativement, ce basculement conjoint du temps
à l’espace et de l’ancien au nouveau se double d’un renversement hiérarchique entre le bas et le haut,
le vulgaire et le noble, en matière de valeur affectée à la représentation publique. Loin de représenter,
comme jadis, une déchéance dans la dignité, l’exposition publique de sa propre image est donc devenue, même pour des catégories qui y étaient traditionnellement réfractaires, une façon de se grandir.
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Key words: mots-cléfs: célébrité, élite, image
Pour une analyse approfondie de ce sujet et toutes les références, voir Nathalie Heinich, De la visibilité: Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.
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sociologue, directrice de recherche au CNRS
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社 会 学 部 紀 要 第118号
Le capital de visibilité
A nouveau phénomène, nouvelle terminologie: pour penser véritablement la spécificité des formes
modernes de la célébrité, il faut prendre au sérieux sa dimension de «visibilité», au sens le plus littéral
du terme: c’est le seul terme qui convienne dès lors qu’on n’a plus affaire au monde intemporel de la
célébrité, où c’étaient les noms qui comptaient avant tout, mais à ce nouveau monde où les visages
importent au moins autant sinon plus que les noms−même si ceux-ci demeurent indispensables.
S’il est important d’insister, avec la notion de «visibilité», sur la reproductibilité des images, c’est
que celles-ci, parce que reproduites, suscitent une attente de mise en présence avec «l’ici et le maintenant de l’original», pour reprendre la définition de l’«authenticité» selon Walter Benjamin. La dimension médiatisée de la reproduction technique creuse un écart fondamental entre le référent et le
signe, le modèle et l’image, le réel et la représentation−d’où naît le désir d’être mis en présence de
l’original lorsqu’on n’en connaît que la copie. Cette attente engendre un considérable investissement
émotionnel: celui-là même qui, du temps où l’authenticité n’était pas encore devenue «le substitut de
la valeur cultuelle», s’appliquait aux apparitions et, à défaut, aux reliques−ces substituts de la présence du saint.
Le deuxième grand critère de la visibilité, après la diffusion à grande échelle de l’image du sujet,
c’est la dissymétrie: dissymétrie entre celui qui est vu et ceux qui voient, celui qui est identifié et ceux
qui identifient, celui qui est reconnu et ceux qui reconnaissent, celui dont la présence, au-delà de ses
images, est appelée comme une grâce par ceux qui, en retour, le gratifient de leur admiration. A la
multiplication des images−premier critère−fait écho la multiplicité des sujets capables d’identifier ces
images d’une unique personne -deuxième critère. La dissymétrie dans l’identification signale et opère
un écart de grandeur: une grandeur qui, avant de tenir à des propriétés personnelles, tient avant tout au
nombre de personnes capables de rapporter un nom à un visage, de sorte que l’écart entre la multiplicité des sujets qui «reconnaissent» et l’unicité de l’objet «reconnu» étire le lien qui les unit à la dimension d’une admiration collective. Bref, l’inégalité dans l’interconnaissance est l’une des formes les plus
simples et les plus fondamentales d’inégalité−trop simple peut-être pour avoir été remarquée?
Pourquoi donc est-il si important de prendre au sérieux cette question, apparemment triviale et
évidente, de la dissymétrie? C’est qu’elle crée un différentiel de ressources entre gens connus et inconnus, qui peut s’assimiler à un véritable capital. Celui-ci confère à son détenteur du prestige, du pouvoir, des relations, et de l’argent; mais il n’est réductible à aucune des autres formes de capital, pas
même au «capital social» puisque celui-ci mesure simplement l’étendue et la qualité des «connaissances» ou des relations, non le degré de réciprocité. A preuve qu’on a bien affaire à un véritable
«capital» au sens littéral du terme, le capital de visibilité possède toutes les caractéristiques d’un capital au sens classique (économique) du terme: il constitue en effet une ressource mesurable, accumulable, transmissible, rapportant des intérêts, et convertible.
Le capital de visibilité a bel et bien opéré une transformation majeure de la hiérarchie, en créant
une nouvelle catégorie sociale. Apparue dans le courant du XXe siècle, elle n’a encore guère été
repérée comme telle. La visibilité se transmet comme un héritage, se négocie comme une dot et s’utilise comme un parrainage: on est bien là non seulement dans la protection de la frontière entre la catégorie des gens célèbres et les gens ordinaires, mais aussi dans la conservation d’un privilège. Cette
étroite association entre l’existence d’une catégorie sociale à part entière et sa position privilégiée
amène à ajouter, aux trois premiers critères définissant le phénomène de la visibilité−la reproduction
technique de l’image, la dissymétrie, la catégorie sociale−le critère hiérarchique, qui fait de cette caté-
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gorie une nouvelle élite.
Par bien des aspects en effet, la visibilité apparaît aujourd’hui comme une forme d’aristocratie,
mais non identifiée comme telle en dépit de l’omniprésence de ses membres dans l’espace public:
c’est, paradoxalement, l’aristocratie cachée des personnalités en vue. En associant une position éminente à une rupture avec les formes classiques de domination (pouvoir, naissance, patrimoines), cette
nouvelle élite permet, sinon de résoudre, du moins d’atténuer la tension entre, d’une part, l’exigence
d’égalité propre aux sociétés démocratiques et, d’autre part, l’aspiration à un ordonnancement des
grandeurs qui permette d’opérer un partage consensuel entre petits et grands, offrant aux premiers des
modèles à imiter ou, du moins, à admirer.
Reproductibilité technique à grande échelle des images, dissymétrie entre objets et sujets du regard creusant d’énormes différences dans le capital de visibilité, et instaurant parmi ses détenteurs une
catégorie sociale spécifique, située au sommet d’une hiérarchie à la structure profondément renouvelée
par l’irruption de cette nouvelle élite: voilà donc les quatre critères qui définissent la visibilité à l’époque médiatique.
La distribution du capital de visibilité
Dans quelle mesure la visibilité est-elle motivée par des capacités propres à la personne concernée, ou bien due au hasard, ou encore fabriquée par les instruments mêmes de la visibilité, rendant
celle-ci, si l’on peut dire, auto-réalisatrice? Dans le premier cas, la visibilité est pleinement justifiée,
car elle n’est qu’une valeur ajoutée à une valeur qui la précède et la motive (par exemple, le talent);
dans le second cas, elle n’est pas justifiée mais n’est imputable qu’au hasard (par exemple, un accident) et ne peut donc être reprochée à quiconque; dans le troisième cas, elle n’est justifiée par aucun
acte extérieur et antérieur à la mise en visibilité, et n’a donc d’autre cause qu’elle-même (par exemple,
les présentateurs de la télévision). La visibilité est alors une valeur que l’on peut dire «endogène» ou
auto-engendrée: ce sont les moyens techniques de mise en visibilité qui, à la fois, fabriquent et entretiennent le capital de visibilité, par un mouvement circulaire ou, plus exactement, spiralé.
Entre valeur ajoutée à une autre valeur et valeur endogène, auto-produite, la visibilité des différentes catégories de célébrités se déplace d’un pôle à un autre, sur un axe évidemment hiérarchisé allant du plus au moins «justifié» selon les normes de la morale ordinaire, en même temps que de la
ressource la plus ancienne à la plus actuelle. Ainsi la télévision et les nouveaux médias produisent des
«parvenus» de la célébrité, ne bénéficiant que d’une visibilité endogène à défaut d’être adossée à des
valeurs plus solides.
L’on rencontre ainsi, tout d’abord, la visibilité comme valeur ajoutée à la naissance, avec les souverains et membres des familles royales; puis la visibilité comme valeur ajoutée à la performance,
avec les hommes politiques et les sportifs; puis la visibilité comme valeur ajoutée au talent, avec les
penseurs et créateurs; puis la visibilité comme mixte de valeur ajoutée au talent et de valeur endogène,
avec les chanteurs et acteurs, ainsi que les mannequins; puis la visibilité comme mixte de valeur
ajoutée au charisme et de valeur endogène, avec les personnalités de la télévision, professionnelles ou
amateurs; enfin, la visibilité comme valeur accidentelle, avec les héros ou anti-héros de faits-divers.
Il existe une hiérarchie non dite entre célébrités, dont le principe est la durée. Car la rançon de la
gloire, pour le nouveau monde des «people», réside avant tout dans son caractère éphémère, qui fait
subir à l’intéressé de spectaculaires écarts de grandeur, dont il risque fort d’avoir du mal à se remettre.
Il importe en effet de noter la concomitance de la modernisation technique, de la démultiplication des
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publics, de la démocratisation des prétendants à la visibilité, de la dé-moralisation de leurs qualités,
ainsi que du raccourcissement des liens spatiaux et temporels entre les personnalités et leurs admirateurs−l’ensemble de ces phénomènes caractérisant la «peopolisation» des célébrités.
Psycho-physiologie de la visibilité
Toute rencontre avec une star est vécue comme un petit événement dans la vie de celui qui l’a
vécue, ainsi doté d’une expérience émotionnelle spécifique. Mais cette mise en présence ne créerait
aucune émotion s’il n’y avait, la précédant, l’image, ou plutôt les images; et celles-ci possèdent une
charge émotionnelle d’autant plus puissante qu’il y a toujours, même de façon lointaine, l’éventualité
de la présence, ou sa réalité passée. En même temps que la fascination prend sa source dans le va-etvient entre singularité de l’admiré et multiplicité des admirateurs, elle prend consistance dans le va-etvient entre présence et absence, proximité et distance: c’est l’«effet référentiel». Inaccessible en personne en même temps qu’indéfiniment disponible en ses images: tel est donc, par principe, le détenteur d’un capital de visibilité.
Enfin, pour ce dernier−pour la star donc−la visibilité est à la fois un atout et un handicap: elle
peut offrir les formes les plus extrêmes de gratification tout autant que de déréliction, y compris pour
une même personne. Admiré, observé, l’homme célèbre est en même temps, comme le notait Paul Valéry, «un homme surveillé, et qui se sent tel ». Instrument hors pair de séduction érotique, la célébrité
est aussi facteur de vice et de déchéance morale, puis sociale: l’ambiguïté est le lot de l’ubiquité.
Axiologie de la visibilité
La dimension morale n’est pas le moindre des domaines de la vie sociale affectés par la visibilité.
Mais la visibilité est aussi ambivalente sur le plan axiologique qu’elle l’est sur le plan psycho-affectif.
En posant de façon cruciale la question du mérite dans une société démocratique, elle oblige à relativiser celui-ci en le replaçant dans un éventail plus large de justifications de la «grandeur». Voilà qui
fait de la visibilité le principe d’une grandeur «singulière» en un double sens: reposant par principe sur
l’exceptionnalité, elle occupe aussi une place atypique dans le système des valeurs.
La visibilité est axiologiquement ambivalente: elle oscille entre un droit moral et un privilège
indu. Les diatribes contre la «pipolisation» sont légion, mais n’empêchent pas des millions de lecteurs
d’acheter chaque semaine les magazines qui en ont fait leur fonds de commerce; les fans eux-mêmes
oscillent entre admiration et envie, dévotion et ressentiment, désolation et jubilation lorsque chute leur
idole.
La querelle de l’iconoclasme opposait ceux qui acceptent voire vénèrent l’image de l’idole, en
tant qu’elle serait une médiation positive donnant accès au divin, et ceux qui refusent voire détruisent
une telle image, en tant qu’elle serait une médiation négative, faisant écran à la présence du divin.
Derrière la contradiction entre une visibilité acceptée voire désirée et une visibilité refusée voire honnie se profile une même logique, centrée sur le rôle ambigu attribué à la médiation, selon qu’on y voit
ce qui rapproche ou, au contraire, ce qui sépare de l’objet d’admiration, d’amour ou, simplement, de
regard. Ce n’est pas la visibilité en tant que telle qui est considérée comme inauthentique, donc mauvaise, mais bien sa médiation par la médiatisation.
Il existe dans l’héritage religieux de la culture occidentale une dualité marquée entre deux principes permettant de construire une morale de la juste rétribution: le mérite, que privilégie la tradition axiologique et politique propre au régime démocratique, et la grâce, que privilégie une certaine tradition
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religieuse. Si le mérite est à la fois dénié par les formes actuelles du prestige médiatique, et toujours
réaffirmé par ses condamnations, ne reste-t-il pas la grâce pour donner consistance morale à la grandeur des gens célèbres? Car la grâce, la vraie grâce que reconnaissent les gens simples, doit forcément
provenir d’une instance supérieure, ne relevant pas de l’action humaine: qu’elle soit divine, pour les
croyants, astrologique, pour les crédules, ou aléatoire, pour ceux qui préfèrent invoquer le hasard ou la
chance. Pour ceux qui ont à cœur le principe de la grâce, l’excellence n’a pas à être méritée ni discutée: elle doit être, simplement, célébrée, vénérée, adorée, en tout cas reconnue, dans un mouvement
collectif d’admiration qui unit une communauté face à la singularité d’un être hors du commun.
C’est dire que la critique des savants y trouve une cible rêvée: le «monde du renom», pour
reprendre la terminologie de Boltanski et Thévenot est, dans la culture occidentale actuelle, particulièrement vulnérable à la critique. La visibilité, avec les phénomènes extrêmes auxquels elle donne
lieu, ne peut qu’exacerber cette défiance envers ce qui ne cesse d’être stigmatisé comme vulgarité,
publicité, inauthenticité, marchandisation, aliénation, irrationalité. La philosophie, le droit, la morale, la
politique et le souci des écarts hiérarchiques se conjuguent donc pour opposer, à une consommation de
la célébrité qui ne cesse de se développer, les digues d’une condamnation par le monde savant de pratiques perçues comme essentiellement populaires, iconophiles et idolâtres. Ainsi se rejoue, à propos
d’une forme de rapport aux idoles modernisée par les moyens techniques de fabrication des icônes, la
tension millénaire qui habitait, dès la basse Antiquité, le culte des saints.