Alain Connes : une autre vision de l`espace

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Alain Connes : une autre vision de l`espace
Alain Connes : une autre
vision de l’espace
Il est difficile de présenter
Alain Connes sans commencer par évoquer brièvement
son impressionnant curriculum vitae. Né en 1947, élève
de l’Ecole Normale Supérieure (1966-1970), après un
passage au CNRS, il est successivement professeur à
Paris 6, directeur de
recherche au CNRS, et
depuis 1984 professeur au
Collège de France, où il
occupe la chaire d’Analyse
et Géométrie. Parallèlement,
il est depuis 1979 professeur
à l’Institut des Hautes Etudes
Scientifiques à Bures-surYvette. Il partage sa vie
mathématique entre ces deux
lieux : l’IHES lui offre le
calme pour s’adonner à ses
recherches et la possibilité de
rencontrer des mathématiciens et des physiciens théoriciens de tous pays et de toutes spécialités ; le Collège de
France lui donne l’occasion, chaque année, de présenter
dans un cours ses résultats les plus récents. Depuis 2003
il est aussi professeur à l’Université de Vanderbilt aux
Etats-Unis. Il a reçu les plus hautes distinctions internationales : la médaille Fields (1982) et le prix Crafoord
(2001), deux prix dont le prestige est comparable au
prix Nobel, qui, on le sait, n’existe pas pour les mathématiques. En France, où il est membre de l’Académie
des Sciences depuis 1983, il vient de recevoir, en
décembre 2004, la médaille d’or du CNRS.
comme marginal par rapport
aux « grandes mathématiques ».
La thèse : classification des facteurs
de type III
Il suivait alors le séminaire
d’algèbres d’opérateurs de
Jacques Dixmier à l’Ecole
Normale Supérieure, où l’on
parlait notamment d’algèbres de von Neumann.
Ces algèbres sont des généralisations non commutatives, ou si l’on préfère,
quantiques, de la théorie de
la mesure. Elles avaient été
introduites par von Neumann dès les années 20
ou 30 pour donner un fondement mathématique à la
mécanique quantique qui
venait d’être découverte.
Etant donné un espace de
Hilbert H on considère l’algèbre L(H) des opérateurs
bornés sur H . On considère des algèbres d’opérateurs,
c’est-à-dire des sous-algèbres A de L(H ) telles que si
un opérateur T appartient à A , il en est de même de son
adjoint T ∗. On impose de plus à la sous-algèbre A une
condition topologique : on dit que A est une algèbre de
von Neumann si elle est stable par convergence faible
ou forte (c’est la convergence simple sur tout vecteur
de H ) ; on dit que A est une C ∗ -algèbre si elle est
stable pour la convergence normique (c’est la convergence uniforme sur la boule unité de H ).
Parmi les algèbres de Von Neumann, un rôle fondamental est joué par les facteurs, c’est-à-dire les
algèbres de von Neumann dont le centre est réduit aux
scalaires. Murray et von Neumann, dans les années
1930, avaient tenté une classification des facteurs,
qu’ils répartirent en trois classes.
Pour comprendre qui est Alain Connes, il faut discerner quelles furent les différentes étapes de sa vie
mathématique. Dans un premier temps, il s’est imposé
comme un jeune mathématicien au talent exceptionnel, en résolvant un problème reconnu difficile par les
spécialistes, mais considéré par beaucoup à l’époque
Les facteurs de classe I et II sont les plus proches du
cas commutatif, avec une notion de trace et de dimension : une trace est une forme linéaire positive τ qui
vérifie la propriété τ(x y) = τ(yx). Le type I est celui
des algèbres de matrices Mn (C), ou en dimension
infinie, de l’algèbre L(H ) des opérateurs bornés sur
un espace de Hilbert. On a alors la trace usuelle des
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opérateurs, qui a la propriété d’intégralité : elle prend des valeurs entières sur les projecteurs (éléments p tels que
p2 = p = p∗ ). Mais il y a aussi des facteurs admettant une trace qui prend des valeurs réelles quelconques sur les
projecteurs : c’est le type II.
Murray et von Neumann découvrirent aussi l’existence d’objets hautement non commutatifs, dit facteurs de type III,
qui n’admettent aucune trace. Jusqu’aux années 1970, ces facteurs étaient restés mystérieux et résistaient à toute tentative de classification. Lorsque Alain Connes arrive au séminaire Dixmier, on en est encore là, mais les travaux de
Powers, Araki et Woods ont produit de nouveaux exemples de facteurs de type III, et même une infinité de tels facteurs deux à deux non isomorphes. Le génie d’Alain Connes a été d’appliquer à ces objets une théorie encore nouvelle et peu exploitée, due au mathématicien japonais Minoru Tomita. Un facteur de type III n’ayant pas de trace,
on remplace la notion de trace par celle de poids. Un poids est une forme linéaire positive ϕ, mais a priori
ϕ(yx) =
/ ϕ(x y). La surprise, c’est que la non commutativité engendre une dynamique, une évolution au cours
du temps donnée par un groupe d’automorphismes à un paramètre du facteur.
Plus précisément, on a pour tous les t ∈ R des automorphismes σt du facteur M, avec la loi de groupe
σt ◦ σs = σt+s , qui permettent de corriger la non commutativité via la formule dite K M Sβ :
ϕ(yx) = ϕ(xσiβ (y))
où σiβ s’obtient par prolongement analytique, pour un certain β > 0.
Connes a montré que ce groupe à un paramètre est en fait indépendant du poids, modulo les automorphismes intérieurs, et donne lieu à des invariants spectraux qui permettent de classifier les facteurs de type III. Connes a ainsi
introduit dans sa thèse (1973) les facteurs dits IIIλ où λ est un nombre réel entre 0 et 1. Cette solution, par un jeune
thésard encore inconnu, d’un problème ouvert depuis des décennies a profondément impressionné Jacques Dixmier
et l’ensemble des spécialistes des algèbres d’opérateurs. Cependant, la majorité des mathématiciens français ignoraient alors la théorie de von Neumann, et le problème de la classification des facteurs n’était pas considéré comme
un des principaux défis des mathématiques. Ce sont surtout les physiciens théoriciens qui ont reconnu le génie
d’Alain Connes. La mécanique statistique quantique, ainsi que certains modèles de théorie des champs, utilisent en
effet les algèbres de von Neumann de façon essentielle.
La statistique de Boltzmann associée à un hamiltonien H est donné (sur une observable A) par le poids
ϕ(A) = T race(Ae−βH )/T race(e−βH )
et l’évolution dans le temps par les automorphismes
σt (A) = eit H Ae−it H .
Le lecteur vérifiera sans peine la formule K M Sβ ci-dessus. Le groupe à un paramètre associé à un poids modélise
l’évolution dans le temps d’un système statistique quantique associé à un état de température donné (comme
d’habitude, β = 1/kT où k est la constante de Boltzmann et T la température absolue).
Aussi, lorsque Connes devient visiteur à l’IHES, c’est en tant que physicien théoricien.
Des facteurs aux feuilletages : vers la géométrie non commutative
Cette arrivée de Connes à l’IHES est un tournant de sa carrière scientifique. En effet, il entre en contact avec des
mathématiciens qui, s’ils ignorent tout de la théorie des facteurs de type III, jonglent quotidiennement avec des faisceaux et des feuilletages, avec des groupes d’homologie et des tenseurs de courbure. La géométrie différentielle et
la géométrie algébriques sont considérées par la communauté mathématique comme plus centrales, pour ne pas dire
plus nobles, que la théorie des algèbres d’opérateurs. Mais Connes ne se laisse pas impressionner. Il raconte, avec
sa modestie habituelle, et quelqu’exagération, qu’il ne comprenait rien aux conversations de ses collègues avec qui
il déjeûnait à la cafétéria de l’Institut. Mais qu’on ne s’y trompe pas, Alain Connes a une faculté étonnante d’assi-
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miler de nouvelles notions. Et pour apprendre une théorie mathématique, au lieu de se plonger dans les livres, il préfère discuter avec d’autres mathématiciens, se faire expliquer puis retrouver par lui-même toute la théorie. Et il fait
cela très vite. Aussi a-t-il très rapidement compris la théorie des feuilletages, et vu le lien avec la théorie de von
Neumann. Un feuilletage est un objet géométrique qui est localement trivial comme un mille-feuille, mais qui globalement a une structure dynamique non triviale. Connes définit alors l’algèbre de von Neumann associée à un
feuilletage, qui est en général un facteur, souvent de type III, le groupe à un paramètre de la théorie de Tomita ayant
une interprétation géométrique très simple. Il définit aussi la C ∗ -algèbre associée à un feuilletage, et dans l’esprit
d’Atiyah et Singer montre un théorème d’indice pour les opérateurs elliptiques le long des feuilles d’un feuilletage
transversalement mesuré. D’où l’idée de géométrie non commutative. L’espace des feuilles d’un feuilletage est un
ensemble non dénombrable sur lequel on serait bien en peine de définir, au sens classique, une théorie de la mesure,
ou une topologie, voire une structure différentiable.
Expliquons cela par un exemple, celui du feuilletage du tore bidimensionel par une droite de pente irrationnelle. On
se donne un carré dans le plan ; après recollage des côtés opposés, on obtient un tore, qui est une variété compacte
de dimension 2. On se donne une direction D dans le plan. Partant d’un point x1 du bord inférieur I, on construit
une suite de segments de droites dans le carré de la façon suivante : le premier segment est issu de x1 ; chaque segment est parallèle à D et a son origine et son extrêmité sur le bord du carré ; chaque fois qu’un point du bord est
extrêmité d’un segment, l’origine du segment suivant est le point opposé du bord. On obtient ainsi une famille de
segments tracés à l’intérieur du carré, et après recollage des bords, on obtient une trajectoire sur le tore, appellé
feuille (du point de vue de la géométrie riemannienne, c’est une géodésique de la métrique plate sur le tore). Le
feuilletage est donné par la partition ainsi obtenue de la variété (ici le tore) en feuilles. Voir les figures ci-contre où
l’on a noté x2 ,x3 ,· · · les points obtenus sur le segment I.
Il faut distinguer deux cas. Supposons que la pente de D soit rationnelle. Le processus est périodique (sur la figure,
la pente est égale à 2). Il n’y a qu’un nombre fini de segments, la trajectoire sur le tore est périodique. L’espace des
trajectoires est bien décrit par l’algèbre commutative des fonctions continues sur un intervalle (ici la moitié de
l’intervalle I ). C’est un espace usuel, dit commutatif.
Prenons au contraire pour la pente de D un nombre θ irrationnel. On a tracé les quatre premiers points situés sur I
de la trajectoire de x1 et les deux premiers points de celle de y1 . Chaque trajectoire est infinie (on ne revient jamais
au point de départ) et dense. Si on veut décrire l’espace des trajectoires par des fonctions continues sur I , celles-ci
doivent avoir la même valeur sur les points d’une même trajectoire, donc être constantes. L’algèbre de ces fonctions
est l’algèbre des nombres complexes. Elle ne donne aucun renseignement sur l’espace Tθ des feuilles. Alain Connes
propose de décrire Tθ par un algèbre non commutative. En ce sens, l’espace des feuilles est un espace non commutatif.
Un autre exemple d’espace non commutatif est l’espace des orbites de l’action d’un groupe discret sur une variété
compacte. Le cas le plus simple, intimement lié au feuilletage ci-dessus, est celui où la variété est le cercle muni de
l’action du groupe Z engendrée par une rotation d’angle 2πθ . Là encore les orbites sont denses si θ est irrationnel
et l’espace des orbites doit être décrit par une algèbre non commutative.
Pour définir l’algèbre du feuilletage du tore ci-dessus, on considère des noyaux k(x,y) définis sur les couples de
points x et y situés sur une même feuille, continus et à support compact sur chaque feuille. On multiplie ces noyaux
par le produit usuel de convolution des noyaux :
k1 ∗ k2 (x,y) = k1 (x,z)k2 (z,y)dz
où l’intégrale est prise sur la feuille, pour la mesure de Lebesgue. De tels noyaux peuvent être interprêtés comme
des familles d’opérateurs indexés par les feuilles. En complétant l’algèbre ainsi obtenue, on définit alors d’une part
l’algèbre de von Neumann du feuilletage, et d’autre part la C ∗ -algèbre du même feuilletage. De même, dans le cas
de l’action de Z on considère des matrices à support fini ai, j indexées par des couples (i, j) d’éléments d’une même
orbite, et qu’on multiplie par le produit usuel des matrices, et on définit ainsi l’algèbre de von Neumann et la C ∗ algèbres associées.
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Figure 1 – Pente irrationnelle.
Figure 2 – Pente rationnelle.
Notons que dans les deux exemples ci-dessus les facteurs obtenus sont de type II. Cela est dû au fait que l’action de
la rotation sur le cercle préserve la mesure de Lebesgue (ou pour le feuilletage, le flot des trajectoires préserve une
mesure transverse), d’où une trace sur l’algèbre. Mais on construit facilement des exemples sans mesure invariante,
et on obtient alors le type III.
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Figure 3 – Feuilletage du tore.
Ces géométries « non commutatives » sont donc décrites au moyen d’algèbres non commutatives qui jouent le rôle
d’espaces de fonctions. Ainsi un espace mesuré X est décrit par l’algèbre L ∞ (X) des fonctions mesurables bornées,
qui est une algèbre de von Neumann commutative. Pour l’espace des feuilles d’un feuilletage, c’est l’algèbre de von
Neumann (non commutative) associée qui joue le rôle d’algèbre de fonctions mesurables bornées sur l’espace des
feuilles. De même pour la topologie : un espace topologique compact X est décrit par l’algèbre des fonctions continues sur X . Pour un feuilletage, la C ∗ -algèbre (non commutative) associée est considérée comme l’algèbre des fonctions continues sur l’espace « non commutatif » des feuilles. Ce qui est fait pour un feuilletage peut aussi se faire
pour l’action d’un groupe discret sur un espace compact. L’espace des orbites est lui aussi un espace « non commutatif » décrit par une C ∗ -algèbre (du point de vue topologique) ou une algèbre de von Neumann. D’autres espaces
non commutatifs sont des espaces d’orbites de relations d’équivalences, ou bien sont définis par des groupoïdes. Un
autre cas intéressant est celui des groupes : le dual d’un groupe, c’est-à-dire l’espace des classes d’équivalences de
représentations unitaires irréductibles, est aussi un espace non commutatif : dans le cas des groupes de Lie ou des
groupes p-adiques, cet espace désingularise le dual décrit par la théorie des représentations, mais dans le cas des
groupes discrets, on obtient un espace non commutatif hautement non trivial et encore mal connu.
K-théorie et homologie cyclique
Un invariant de topologie algébrique qui se généralise sans difficulté au cas non commutatif est la K-théorie. C’est
un groupe abélien K (X) attaché à un espace topologique X (disons, compact) et qui classifie (à isomorphisme stable
près) les fibrés vectoriels sur X .
Deux fibrés E 1 et E 2 sur X sont stablement isomorphes s’il existe un fibré F tel que les fibrés sommes directe E 1 ⊕ F
et E 2 ⊕ F soient isomorphes. Sur l’ensemble des classes d’isomorphisme stable de fibrés, on définit l’addition par la
somme directe des fibrés, est K (X) n’est autre que le groupe (dit de Grothendieck) des différences formelles de classes
de fibrés, exactement comme dans la construction de l’anneau Z des entiers relatifs à partir des entiers naturels.
On sait depuis Atiyah et Singer que cet invariant joue un rôle crucial dans la théorie de l’indice. Par un théorème dû
à Serre, les fibrés sur X correspondent à certains modules sur l’algèbre C(X) . On peut alors définir la K -théorie
d’une C ∗ -algèbre et donc d’un espace topologique non commutatif. Dans le début des années 1980, Connes s’est
intéressé à cet invariant, et a compris, avec Georges Skandalis, l’intérêt de la K -théorie bivariante développée à ce
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moment là par le mathématicien russe Gennadi Kasparov. Ils ont montré, dans l’esprit de Grothendieck et en réinterprétant une des preuves d’Atiyah et Singer, comment le théorème de l’indice pour les opérateurs elliptiques sur
des variétés compactes se ramenait à une propriété de fonctorialité en théorie de Kasparov. De là la généralisation
aux feuilletages était naturelle. Il devenait donc naturel de calculer la K -théorie d’espaces non commutatifs comme
les feuilletages, les groupes ou les actions de groupes. Dès 1980 lors d’un congrès à Kingston (Ontario), Alain
Connes a eu l’intuition d’une interprétation géométrique de la K -théorie de la C ∗ -algèbre d’un feuilletage ou d’un
groupe. De ses discussions avec le topologue Paul Baum, qu’il rencontre alors, jaillira l’idée d’une conjecture,
désormais célèbre sous le nom de conjecture de Baum-Connes : le groupe de K -théorie analytique (c’est-à-dire la
K -théorie de la C ∗ -algèbre du groupe ou du feuilletage) est isomorphe, via une flèche d’indice, à un groupe de K théorie dit géométrique, construit à partir du classifiant des actions propres du groupe (ou du groupoïde d’holonomie du feuilletage). Cette conjecture est liée à la théorie des représentations des groupes de Lie (séries discrètes), à
la topologie (conjecture de Novikov sur l’invariance par homotopie des hautes signatures), à la géométrie riemannienne (conjecture de Gromov-Lawson sur les obstructions à l’existence de métriques riemanniennes à courbure
scalaire positive), à l’algèbre (conjecture des idempotents).
Précisée par la suite avec N. Higson, la conjecture de Baum-Connes sera le point de départ des travaux de nombreux mathématiciens pendant au moins 20 ans. Parmi les résultats les plus spectaculaires, citons :
– le travail de N. Higson et G. Kasparov en 1996 qui établit la conjecture pour les groupes ayant la propriété dite
de Haagerup ou a-T-menabilité (Gromov) ; c’est une classe de groupes relativement vaste, elle contient les
groupes moyennables, mais exclut par exemple les groupes discrets possédant une propriété de rigidité dite
propriété T de Kazhdan.
– la thèse de Vincent Lafforgue en 1998, qui pour la première fois prouve la conjecture de Baum-Connes pour certains groupes discrets ayant la propriété T. Elle a également permis de démontrer la conjecture pour tous les
groupes localement compacts connexes.
Malgré le nombre de résultats établissant la conjecture pour des groupes particuliers, un cas aussi simple que celui de
SL(3, Z), le groupe des matrices 3 sur 3 à coefficients entiers et de déterminant égal à 1 (ce groupe a la propriété T),
est ouvert, sans qu’on ait aucune idée d’approche. Inversement, on peut tenter de construire des groupes suffisemment
sauvages pour être des contrexemples à la conjecture. L’idée puissante de M. Gromov de construire des groupes aléatoires en sorte qu’ils aient des propriétés très éloignées des groupes pour lesquels la conjecture est actuellement prouvée, est prometteuse. Mais pour l’instant , elle n’a réussi à fournir que des contrexemples à une conjecture, dite
conjecture de Baum-Connes à coefficients, qui est plus forte que la conjecture de Baum-Connes classique.
Mais la K -théorie n’est pas le seul invariant intéressant en topologie algébrique. Une question naturelle est de définir l’homologie, ou la cohomologie d’un espace topologique non commutatif. Pour cela, il faut faire un détour par
la géométrie différentielle. On sait que dans le cas classique, l’homologie (ou la cohomologie) peut être définie
comme (co)homologie singulière (au moyen de triangulations par des simplexes ou des cycles singuliers) ou bien
de façon équivalente comme cohomologie de C̆ech, décrite au moyen de cocycles associés à un recouvrement par
une famille d’ouverts. Il s’agit là de définitions topologiques de la (co)homologie à coefficients entiers, naturellement invariantes par homéomorphisme, mais difficilement généralisables dans le cas non commutatif. Si l’espace
topologique est de plus muni d’une structure de variété différentiable, alors il y a une autre définition de la cohomologie (à coefficients réels ou complexes), celle de de Rham, obtenue à partir du complexe des formes différentielles. C’est cette dernière définition qui est retenue par Connes pour le cas non commutatif. Mais le prix à payer,
c’est qu’il faut choisir une certaine sous-algèbre dense de la C ∗ -algèbre, jouant le rôle de l’algèbre des fonctions
lisses (de classe C ∞ , par exemple). Le point de départ est dans des calculs de géométrie non commutative : le calcul de caractères de Chern de modules de Fredholm fait apparaître une généralisation de la notion de trace. Ainsi un
2-cocycle cyclique est une forme trilinéaire sur une algèbre vérifiant les formules :
τ (a0 , a1 , a2 ) = τ (a1 , a2 , a0 )
τ(a0 a1 ,a2 ,a3 ) − τ(a0 ,a1 a2 ,a3 ) + τ(a0 ,a1 ,a2 a3 ) − τ(a3 a0 ,a1 ,a2 ) = 0
A partir de la notion de n -cocycles, Alain Connes définit en 1981 la cohomologie cyclique d’une algèbre. Il développe cette théorie purement algébrique, découvre la longue suite exacte qui permet de la calculer. L’homologie
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cyclique a depuis été abondemment utilisée par les algébristes, indépendemment des motivations d’Alain Connes
qui, lui, revient toujours à son idée : la géométrie non commutative. L’un des problèmes les plus difficiles est de bien
choisir la sous-algèbre dense de la C ∗ -algèbre : il faut qu’elle soit suffisamment petite pour qu’on puisse calculer
sa cohomologie cyclique, mais suffisamment grosse pour avoir la même K -théorie que la C ∗ -algèbre. Une bonne
partie des articles d’Alain Connes dans les années 1980 tournent autour de cette problématique, appliquée au cas
des feuilletages ou au cas essentiellement équivalent des actions de groupes discrets sur des variétés. Il définit dans
ce cadre la classe fondamentale transverse, analogue de la classe fondamentale d’une variété (qui appartient à l’homologie de la variété). En particulier, il donne une interprétation de la classe de Godbillon-Vey d’un feuilletage de
codimension 1 en terme de cohomologie cyclique et donc d’accouplement avec la K -théorie.
Un feuilletage de codimension 1 est donné par une équation ϑ = 0, où ϑ est une 1-forme satisfaisant la condition
d’intégrabilité dϑ ∧ ϑ = 0 . On a donc dϑ = α ∧ ϑ où α est une 1-forme. On considère alors la 3-forme α ∧ dα,
et un calcul simple montre que sa classe de cohomologie ne dépend que du feuilletage. C’est l’invariant de Godbillon-Vey du feuilletage.
Alain Connes tire de son interprétation de cette classe un corollaire frappant : si la classe de Godbillon-Vey est non
nulle, alors le flot des poids de l’algèbre de von Neumann préserve une mesure de masse finie (et elle est de type III).
Ce superbe théorème de Connes peut aussi se démontrer de manière élémentaire sans aucune homologie cyclique,
mais il montre toute la force et la beauté du point de vue géométrie non commutative. On voit là une des caractéristiques de la pensée d’Alain Connes qui est sa profonde unité. En développant la K-théorie et l’homologie cyclique
des feuilletages, il n’oublie pas son point de départ, la classification des facteurs de type III.
Un autre succès important de cette méthode de géométrie différentielle non commutative est d’avoir donné la première preuve de la conjecture de Novikov pour les groupes hyperboliques au sens de Gromov. Dans ce cas l’algèbre
de « fonctions lisses » sur le dual du groupe (vu comme espace non commutatif) est l’algèbre de fonctions à décroissance rapide définie par Paul Jolissaint.
Triplets spectraux et indice transversal
Jusque là, les théorèmes d’indices rencontrés dans le cadre des feuilletages sont des théorèmes d’indice longitudinaux : on considère des opérateurs elliptiques le long des feuilles du feuilletage, et l’indice d’un tel opérateur est un
élément de la K -théorie de la C ∗ -algèbre du feuilletage, c’est-à-dire la K -théorie de l’espace non commutatif des
feuilles. Pour obtenir un indice qui soit un nombre, on l’évalue sur une classe d’homologie de cet espace, c’est-àdire de la cohomologie cyclique de l’algèbre du feuilletage. Mais il y a un problème plus difficile auquel Alain
Connes va s’attaquer dans les années 1990, en collaboration avec Henri Moscovici. C’est la question du théorème
d’indice transverse : cette fois on veut vraiment considérer un opérateur elliptique sur l’espace non commutatif des
feuilles, c’est donc un opérateur transversalement elliptique, dont Connes et Moscovici montrent qu’il définit un élément de la K -homologie du feuilletage (la K -homologie est la théorie duale de la K -théorie) , donc une application
de la K -théorie vers Z , l’anneau des entiers. Le but du théorème d’indice transversal est de donner cette application
de la K -théorie vers Z de façon concrète, c’est-à-dire au moyen d’un cocycle cyclique, pour lequel une formule
explicite est donnée. Il y a d’abord une première difficulté : fabriquer de tels opérateurs transversalement elliptiques,
sans aucune hypothèse sur le feuilletage : ainsi on ne veut pas se restreindre au cas où le feuilletage aurait une
métrique riemannienne transversale invariante par holonomie. Pour cela, Connes et Moscovici procèdent en deux
étapes ; d’abord on grossit l’espace pour prendre celui de toutes les métriques transversales, ensuite on admet, au
lieu d’opérateurs elliptiques, des opérateurs hypoelliptiques. Moyennant quoi on obtient un triplet spectral sur
l’espace non-commutatif des feuilles.
Etant donné un espace non commutatif dont la topologie est décrite par une C ∗ -algèbre A , on se donne un espace
de Hilbert H dans lequel est représentée A , et un opérateur (non borné) autoadjoint D à résolvante compacte
(l’opérateur 1 + D 2 est d’inverse compact) et tel que les commutateurs [D, a] soient bornés pour a dans une certaine sous-algèbre dense de A . Dans le cas de l’opérateur de Dirac sur une variété riemannienne, ce commutateur
redonne la métrique, c’est-à-dire l’élément de longueur infinitésimal ds 2 . La notion de triplet spectral permet de
définir l’analogue non commutatif de la notion de variété riemannienne.
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Il reste alors à calculer le caractère de Chern de ce triplet spectral. Ce qu’ils font en utilisant la notion de trace de
Dixmier et de résidu de Wodzicki. La formule obtenue est à la fois très simple par son élégance, et très compliquée
par le nombre de termes impliqués dès qu’on veut l’expliciter. Ainsi, même dans le cas d’un feuilletage de codimension 1, il faut une bonne centaine de pages pour mener le calcul ... Dans le cas général, cela est quasiment impossible, sauf si l’on peut comprendre un principe permettant d’organiser et de simplifier ces calculs. Comme c’est en
général le cas en mathématiques, un tel principe simplificateur est fourni par la notion de symétrie. Classiquement,
la symétrie est décrite par un groupe ; ici, dans une situation non commutative, c’est une algèbre de Hopf ou groupe
quantique : il s’agit d’un objet qui se comporte comme un groupe, sauf que l’ensemble des éléments du groupe
n’est pas vraiment un ensemble ou un espace, mais un espace non-commutatif. L’idée est que ce groupe quantique
agit sur l’espace non commutatif, d’où l’on déduit une application caractéristique qui permet de pousser la cohomologie cyclique du groupe quantique (qui se calcule, c’est la cohomologie de Gelfand-Fuchs) dans la cohomologie cyclique de notre espace non commutatif. Il se fait alors que le caractère du triplet spectral est dans l’image de
cette application caractéristique, et alors tout se calcule explicitement grâce à la cohomologie de Gelfand-Fuchs, au
moyen de polynômes universels analogues à ceux qui apparaissent dans les théorèmes d’indice classiques.
Retour à la physique
C’est là qu’a lieu, de façon inattendue, un retour à la physique, via les algèbres de Hopf. Les calculs des physiciens
en théorie quantique des champs reposent sur des méthodes de développement perturbatifs où les termes sont des
intégrales divergentes, qui nécessitent une renormalisation. Ces techniques de renormalisation font apparaître la
combinatoire des diagrammes de Feynmann. Des formules empiriques dites de Bogoliubov-Parashiuk ramènent
le calculs de diagrammes compliqués à des diagrammes plus simples. Or en 1998, le physicien Dirk Kreimer
découvre que ces formules qui n’étaient a priori que de simples recettes, traduisent l’existence d’un objet mathématique, qui n’est autre qu’une algèbre de Hopf ou groupe quantique. C’est là que Connes rencontre Kreimer, et ils
découvrent ensemble que l’algèbre de Hopf de Kreimer et celle de Connes-Moscovici sont essentiellement les
mêmes. Autrement dit, ce sont les mêmes règles de symétries quantiques qui régissent d’une part les calculs de théorie quantique des champs (permettant de calculer, par des méthodes perturbatives, des quantités physiquement
observables), d’autre part les calculs de géométrie non commutative (donnant explicitement l’indice d’opérateurs
transversalement elliptiques sur des feuilletages).
Un pas de plus a ensuite été franchi par Connes et Kreimer pour comprendre l’origine mathématique de cette algèbre
de Hopf et son rôle dans le processus de renormalisation : ce processus n’est autre que la décomposition de Birkhoff,
et ceci établit un lien direct et très simple avec le problème de Riemann-Hilbert. Ainsi, ce qui était au départ recette
empirique, justifiée par l’expérience physique, est maintenant relié à un des grands problèmes des mathématiques,
et non des moindres puisque le problème de Riemann-Hilbert est le 21ième de la liste des 23 problèmes proposés par
David Hilbert au congrès international de Paris en 1900.
Enfin, dans sa collaboration récente avec Matilde Marcolli, Alain Connes a trouvé la signification mathématique de
cette correspondance de Riemann-Hilbert : cette dernière est reliée à la théorie de Galois motivique, introduite par
Grothendieck. Elle fait apparaître un groupe de symétrie dont Pierre Cartier avait conjecturé l’existence sous le nom
de « groupe de Galois cosmique » et qui est donc de nature arithmétique. Ainsi la géométrie non commutative relie
la physique à la théorie des nombres. On entrevoit ainsi le lien entre ces deux univers mystérieux, celui des particules élémentaires et celui des nombres premiers, qui ont toujours fasciné Alain Connes.
Pierre JULG
Université d’Orléans et CNRS
UMR 6628-MAPMO
BP 6759
45067 Orléans Cedex 2
[email protected]
L’auteur remercie Alain Connes d’avoir relu son texte et de lui avoir suggéré quelques améliorations. Il remerci également Claire Anantharaman de lui avoir permis d’utiliser les posters qu’elle avait conçus en vue de la Journée
Portes Ouvertes de l’Université d’Orléans.
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