éloge de l`arme nucléaire - Revue militaire canadienne

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éloge de l`arme nucléaire - Revue militaire canadienne
LES OPINIONS
ÉLOGE DE L’ARME NUCLÉAIRE
par Louis A. Delvoie
S
elon une des opinions les plus courantes de la
seconde moitié du XXe siècle, l’abolition ou
l’élimination des armes nucléaires était un bien
absolu ou un objectif éminemment désirable. Le
souvenir ou les images de Hiroshima et de Nagasaki
ont fait partie de la mémoire collective de plusieurs
générations successives. La littérature consacrée à la puissance
destructrice des bombes nucléaires et thermonucléaires était
souvent pénible à supporter et suscitait des sentiments d’horreur et
de répulsion. On finit par considérer ces armes comme
intrinsèquement diaboliques. Il était hors de question qu’une
personne saine d’esprit et moralement décente puisse avoir une
opinion contraire sous peine de faire partie de cette minorité qu’on
appelait les « Docteurs Folamour », vrais émules de ce savant
dément brillamment interprété par Peter Sellers et qui envisageait
avec délectation la perspective d’un scénario à mi-chemin entre la
bataille d’Armageddon et le Crépuscule des dieux.
La force de cette idée reçue ou de cette sagesse collective, et
la ferveur de son acceptation suffisaient généralement à intimider
les dissidents qui se repliaient sur des arguments portant sur les
difficultés pratiques d’un désarmement nucléaire complet, sur les
problèmes de sa vérification, sur les obstacles techniques qui
empêchaient de « faire rentrer le génie nucléaire dans la bouteille »
dont on l’avait laissé sortir. En dehors des cercles et journaux
ésotériques de ceux que l’ancien premier ministre Trudeau
appelait avec mépris les « comptables nucléaires », il n’y avait
guère de débats valables sur les mérites de l’arme nucléaire. Peu
de politiciens, de journalistes et d’universitaires étaient prêts à
admettre publiquement qu’il pourrait y avoir un revers à la
médaille nucléaire, comme à toute autre médaille. Et, de fait, il y
a un revers à cette médaille.
Dans les milieux du contrôle de l’armement à l’époque de la
guerre froide, on entendait souvent la boutade suivante:
« Abolissons les armes nucléaires et rendons le monde sûr pour
la guerre conventionnelle. » Cette phrase renferme sous forme
raccourcie trois vérités importantes qui méritent considération.
La première de ces vérités rappelle que les principales guerres
conventionnelles sont devenues de plus en plus destructrices et
meurtrières entre les milieux du XIXe et du XXe siècles. La guerre
civile américaine (1860-1865), que l’on considère souvent comme
la première guerre utilisant une technologie moderne, a coûté la
vie à 600 000 personnes. La Première Guerre mondiale (19141918) a causé la mort d’environ 15 millions de gens. La Deuxième
Guerre mondiale a emporté 80 millions de vies, dont celles de
20 millions de Russes et de 20 millions de Chinois qu’on oublie
trop souvent en Occident. Le spectre de millions morts en temps
de guerre n’est pas propre à l’âge nucléaire puisqu’il était la réalité
de l’époque d’avant l’ère nucléaire.
La deuxième vérité est que le monde a échappé à une autre
guerre entre les grandes puissances tout au long de la seconde
moitié du XXe siècle. Ce n’était pas par absence de conflits et
d’événements qui, à une époque d’armes purement conventionnelles (indépendamment de leur caractère meurtrier),
auraient pu déclencher une troisième guerre mondiale. En effet,
chacun des épisodes suivants aurait pu servir de casus belli :
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le blocus de Berlin en 1948,
la crise de Suez en 1956,
l’invasion de la Hongrie par l’URSS en 1956,
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la crise des missiles à Cuba en 1962,
le bombardement du Vietnam du Nord par les États-Unis,
l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’URSS,
la guerre israélo-arabe de 1973,
l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en 1979.
Si aucun de ces événements n’a déclenché une nouvelle
guerre mondiale, on le doit surtout à l’existence des armes
nucléaires et à l’effet de dissuasion que leur possession et leur
déploiement ont provoqué sur les actions des principales
puissances tout au long de la guerre froide. Bien que les théories
sur la dissuasion nucléaire soient nombreuses et complexes, les
gouvernements des grandes puissances ont tiré de l’existence de
l’arme nucléaire une leçon que l’historien Paul Kennedy exprime
avec une simplicité éloquente : « Il est clair aujourd’hui que le
lancement de la bombe atomique sur Hiroshima et sur Nagasaki en
1945 marque un tournant dans l’histoire militaire du monde et
pose désormais la question de la survie de l’humanité en cas de
guerre nucléaire entre grandes puissances1. »
La troisième vérité est le fait que les guerres civiles et les
guerres entre pays ont tué des centaines de milliers de gens dans la
seconde moitié du XXe siècle. Il suffit de se rappeler les horreurs
de la guerre d’indépendance en Algérie, de la guerre du Vietnam,
de celle entre l’Iran et l’Irak, des guerres civiles au Soudan, en
Afghanistan, au Rwanda et au Sri Lanka. Les carnages de ces
guerres résultaient cependant en bonne partie de l’emploi d’armes
allant des machettes et des mitrailleuses jusqu’aux obusiers et aux
hélicoptères de combat; l’arme nucléaire n’est responsable
d’aucune de ces tueries. Au contraire, sa force dissuasive a permis
d’éviter le carnage bien pire qu’aurait provoqué une troisième
guerre mondiale entre les grandes puissances.
Il y en a qui, bien que prêts à reconnaître les mérites de la
dissuasion nucléaire dans le contexte de la guerre froide,
considèrent cependant que ce concept est obsolète depuis la fin de
cette guerre froide. Ils ne prêtent pas suffisamment attention à
l’histoire des relations internationales et aux réalités de la politique
mondiale. La fin d’une structure relativement stable de
compétition et de conflits politico-idéologiques entre l’Est et
l’Ouest ne signifie pas la disparition d’intérêts divergents et de
luttes de pouvoir entre les principaux acteurs politiques et
militaires de la scène mondiale. Des pays tels que les États-Unis,
la Russie et la Chine continueront de promouvoir leurs propres
intérêts et risquent par le fait même d’entrer en collision. Le cas
échéant, la dissuasion nucléaire servira encore d’influence
modératrice dans leurs relations mutuelles et freinera utilement
des ambitions trop hégémoniques.
La dissuasion nucléaire ne limite cependant pas son influence
aux relations entre les grandes puissances. Elle peut aussi s’avérer
extrêmement salutaire dans des conflits de moindre envergure. La
guerre du Golfe de 1991 en est un bon exemple. À mesure que
cette guerre progressait, l’inquiétude grandissait dans les pays et
les populations de la région et parmi les partenaires de la coalition
conduite par les États-Unis devant le danger de l’utilisation par
l’Irak d’armes chimiques. Cette crainte s’est finalement avérée
sans fondement. Pourquoi? Les rapports des services de
renseignement et d’inspection avaient établi hors de tout doute la
présence de telles armes en Irak et la capacité de ce pays de s’en
servir comme en fait foi le nombre de missiles SCUD lancés par
l’armée irakienne (avec des cônes de charge conventionnels)
contre l’Arabie saoudite et Israël. Les dirigeants irakiens se
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trouvaient dans une situation militaire désespérée et n’avaient eu
aucun scrupule à utiliser des armes chimiques dans la guerre
contre l’Iran et dans la campagne de répression contre les Kurdes
du nord de l’Irak. Pourquoi alors ne les ont-ils pas utilisées dans
ce cas? À défaut de toute preuve solide du contraire, l’explication
la plus logique est que les dirigeants iraquiens ne pouvaient pas
être certains que les États-Unis ne riposteraient pas avec des armes
nucléaires. Ce que le président Sadam Hussein et ses collègues
savaient en revanche parfaitement bien, c’est que les États-Unis en
avaient la capacité, n’avaient jamais souscrit à la politique de ne
pas utiliser en premier l’arme nucléaire et qu’une riposte nucléaire
de leur part aurait dévasté l’Irak. Somme toute, la dissuasion
nucléaire américaine a plus que probablement empêché la
catastrophe humaine et environnementale qu’aurait causée
l’emploi d’armes chimiques par l’Irak.
Tout ceci ne signifie pas qu’il n’y a plus de solides raisons de
contrôler les armes nucléaires. Il faut travailler énergiquement à la
conclusion d’accords sur le contrôle des armes afin de renforcer la
stabilité stratégique par la réduction des stocks d’armes nucléaires
et l’élimination de systèmes d’armement intrinsèquement
déstabilisateurs. De même faut-il s’efforcer de limiter la
prolifération des armes nucléaires, surtout dans les régions du
monde où elles risquent d’attiser l’instabilité ou là où les
conditions politiques ou technologiques ne peuvent pas garantir de
solides protections contre leur utilisation effective. L’élimination
ou l’abolition complète des armes nucléaires est, cependant une
tout autre question. Même si l’on pouvait démontrer que cet
objectif est réalisable en pratique, faudrait-il nécessairement le
poursuivre? Le bilan de la dissuasion nucléaire comme moyen
d’éviter des guerres de grande envergure avec les calamités
humaines qui s’ensuivent est impressionnant. Devrait-on prendre
une fois encore le risque de « rendre le monde plus sûr pour une
guerre conventionnelle »?
Louis A. Delvoie, ancien sous-ministre adjoint (politiques) au QGDN, est
chercheur principal au Centre for International Relations de l’université
Queen’s.
NOTES
1.
Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Paris, Payot, 1991, p. 403.
DÉBATTRE DE LA PROFESSION MILITAIRE
par le major David Last, Ph.D.
C
eux qui ont entendu les discours prononcés lors de
la cérémonie de remise des diplômes au Collège
militaire royal du Canada, en mai de cette année, ont
pris connaissance d’une partie d’un débat
remarquable et qui se poursuit depuis longtemps.
La chose était remarquable parce que, bien que le
CMR soit sans aucun doute le cœur de l’éducation militaire au
Canada, c’est l’essence même de la profession militaire qui y était
mise en question. C’est un débat qui dure depuis longtemps parce
que ces questions sont aussi vieilles que la profession militaire et
qu’elles ont aussi des réponses spécifiquement canadiennes. Mais,
ces réponses sont en train de changer à mesure que le monde
devient de plus en plus petit. Même si un militaire porte le drapeau
canadien en épaulette, peut-être surtout parce qu’il porte un
drapeau canadien, peut-il se permettre d’être autre chose qu’un
citoyen du monde au service de l’humanité ? Mais peut-il l’être et
continuer quand même à s’appeler un soldat ?
Mon intention ici est de résumer une partie du débat et
d’inviter ceux qui désirent apporter des commentaries sur
l’essence de la profession militaire et sur la manière dont on
devrait s’y préparer à y prendre part. Jusqu’à maintenant, la liste
des dignes protagonistes inclut des éducateurs, des militaires et des
personnalités connues.
Dans le discours qu’il prononça lors de cette remise de
diplômes, le recteur du CMR, John Cowan, Ph.D., soutint que ceux
qui refusent d’accorder aux militaires le statut de professionnels le
font d’ordinaire explicitement ou implicitement parce que, selon
eux, les armées ne servent pas de but social supérieur. Les militaires
se voient accusés par ces critiques d’être des parasites sociaux, des
agents de guerres destructrices et de dépenses égoïstes et mal
justifiées qui font concurrence à des objectifs sociaux plus utiles1.
(Je pourrais ajouter que, lorsque des officiers supérieurs ou des
chefs d’état-major de la défense prennent leur retraite et acceptent
un emploi à haut salaire auprès de groupes de pression de la défense
ou de sociétés commerciales qui vendent des armes à des États du
Tiers-Monde, ils peuvent renforcer l’impression que le code
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d’éthique militaire est au service non du pays mais de l’intérêt
personnel.) Le recteur Cowan a rejeté cette image du militaire
intéressé et manquant de professionnalisme et a conclu que les
officiers canadiens appartenaient bien en toute légitimité et en toute
fierté à une profession en vertu de trois raisons. Comme les autres
corps professionnels, ils ont leur propre système d’autodiscipline,
ils doivent maîtriser un ensemble complexe de connaissances
spécifiques et ils servent le but social supérieur de garantir la
sécurité des valeurs fondamentales, des droits et de la liberté des
citoyens.
Le débat se poursuivit et s’incarna dans la personne des deux
récipiendaires de diplômes honorifiques de cette année. Le
lieutenant-général Henri Tellier est un ancien combattant décoré
lors de la Deuxième Guerre mondiale, un commandant courageux
au combat qui a aussi consacré soixante ans de sa vie au service du
public dans la Croix-Rouge canadienne tout en poursuivant une
carrière de soldat professionnel pendant 33 ans. On remit au
général Tellier un doctorat honorifique en sciences militaires.
Quant à Jody Williams, elle a travaillé pendant 10 ans comme
simple citoyenne à la campagne internationale pour faire interdire
les mines antipersonnel. Cette campagne a conduit à l’adoption
d’un traité international bannissant l’usage de ce genre de mines,
traité que le gouvernement canadien a appuyé avec enthousiasme.
Jody Williams s’est en outre méritée le prix Nobel de la paix en
1997. Le discours passionné qu’elle adressa aux nouveaux
diplômés et aux membres du corps professoral du Collège
militaire royal du Canada remit en question la nature des études de
la guerre et les fondements de la profession militaire. Il est évident
que, si on veut la paix, on se prépare pour la paix. Elle a
mentionné élogieusement la contribution de Robert Lawson, un
diplômé du CMR, à la campagne et souligné l’apport que la
profession militaire peut apporter à faire du respect des lois
internationales la base de la résolution pacifique des disputes. Elle
a reçut un doctorat honorifique en droit, tout comme ce fut le cas
en mai 2000 pour Madame Louise Arbour, juge à la Cour suprême.
Lors de la remise des diplômes de cette année-là, Madame la juge
Arbour critiqua l’OTAN pour ne pas avoir arrêté les inculpés de
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crimes de guerre et exhorta les nouveaux diplômés à faire respecter
les lois internationales. Le général Tellier et Jody Williams
incarnent deux symboles de ce débat qui va au cœur de l’essence
du pouvoir et du rôle de la profession militaire. C’est précisement
le genre de débat que les militaires devraient poursuivre.
La « puissance brute » est une force coercitive, une capacité
de fracasser des choses, de tuer des gens et de gagner dans une
bataille. La mission de l’Armée américaine, « combattre et gagner
de façon décisive les guerres des États-Unis », est l’exemple même
de la puissance brute. Mais la plupart des conflits n’aboutissent
pas à une bataille. L’histoire de la civilisation peut se décrire
comme un triomphe graduel de l’ordre et de l’autorité de la loi. Et
les militaires y ont leur rôle à jouer. Une bonne partie de la
puissance se retrouve dans le réseau des règles officielles et
officieuses et de relations qui régissent les interactions entre les
individus, les groupes et les États. La « puissance douce » consiste
à construire et à utiliser ces réseaux d’usages reconnus, de règles
et de relations afin de préserver et d’accroître la sécurité et de
mieux atteindre d’autres objectifs. Les militaires professionnels
devraient-ils s’efforcer de comprendre tant la manière « brute »
que la manière « douce » d’atteindre les objectifs de sécurité
nationale, ou devraient-ils plutôt concentrer leurs efforts
professionnels à être prêts à exercer la puissance brute toutes les
fois que c’est nécessaire?
Dans un chapitre du livre Contemporary Issues in
Officership2, je soutenais que les officiers professionnels doivent
comprendre que la violence peut se faire par de nouveaux moyens.
La paix, les conflits et la guerre sont intimement liés et, si les
militaires se concentrent seulement à gagner les guerres avec la
toute dernière technologie (puissance brute), ils seront mal
préparés pour beaucoup de ce que leur profession exige d’eux. La
guerre évolue, et la profession militaire doit évoluer au même
rythme. Le général Roméo Dallaire, un diplômé de l’Imperial
Defence College du Royaume-Uni, demeure convaincu que
l’éducation à la guerre était une préparation insuffisante pour les
défis qu’il a rencontré au Rwanda. Le Canada a une place spéciale
dans l’évolution de l’éducation militaire, précisément parce que le
pays compte tellement sur la « puissance douce » et les relations
spéciales pour sa sécurité et la poursuite de ses intérêts. De plus,
le Canada a un intérêt direct à répandre la doctrine de la puissance
douce et de la sécurité commune. Plus les États adhéreront aux
normes de résolution non violente des conflits et à celles des lois
internationales, mieux ce sera. Éduquer les gestionnaires
professionnels de la violence est un bon début. Certains pourraient
prétendre avec cynisme que, même si le Canada planifiait avoir
recours à la « puissance brute » pour sa propre sécurité, enseigner
aux autres pays à se fier à une « puissance douce » serait sans
doute une bonne politique. Cependant cet argument interprète mal
la nature de la « puissance douce » qui permet aux Français et aux
Allemands, aux Américains et aux Canadiens de vivre en sécurité
à l’abri de violences réciproques en dépit des guerres du passé.
En guise de coup d’envoi à ce qui devrait devenir un débat
continu, on trouvera ci-après les commentaires d’un officier de
carrière qui croit fermement que les militaires doivent mettre
l’accent sur leur capacité à faire la guerre. Ceux qui ne partagent
pas cette opinion ne sont pas nécessairement des pacifistes : il est
possible d’être d’accord quant à la nécessité d’avoir des forces
armées solides afin d’assurer la sécurité même si l’on est en
désaccord quant à la meilleure façon de former la profession afin
d’y parvenir. Des débats de même nature ont lieu dans d’autres
professions. On trouve chez les médecins des partisans de la
promotion de la santé publique et d’autres se battent directement
contre la maladie. Il y a en droit des champions des libertés
individuelles et des militants pour une justice sociale. Ces
exemples sont certes simplistes, et j’espère que les lecteurs
relèveront le défi de se lancer dans un débat tout en nuances quant
au caractère de la profession militaire. L’Institut de leadership des
Forces canadiennes et la School of Policy Studies de l’université
Queen’s seront, en octobre 2002 à Kingston, les hôtes d’une
conférence internationale parrainée par le Séminaire interuniversitaire sur les Forces armées et la société. Intitulée
« Institution, profession et leadership militaires : les grands
changements et défis du XXIe siècle »3, cette conférence
continuera le débat, et les actes en seront disponibles. J’aimerais
remercier le lieutenant-colonel Schnelle pour ses commentaries et
j’attends avec impatience de lire d’autres contributions au débat.
NOTES
1. C’est ce que soutient l’historien William H. MacNeill dans The Pursuit of Power,
University of Chicago Press, 1982.
2. La major David Last, « Educating Officers : Post-modern Professionals to Control
and Prevent Violence », par le lieutenant-colonel Bernd Horn, éd., Contemporary Issues
in Officership: A Canadian Perspective, Toronto, Canadian Institute of Strategic
Studies, 2000, p. 9-40.
3. Voir le lien au site Web de la conférence à partir de la page Web du CMR, ou
directement à http://www.rmc.ca/academic/conference/iuscanada/
DES MILITAIRES ET NON DES
« PROFESSIONNELS POST-MODERNES »
par le Lieutenant Colonel David Schnelle
J’
ai trouvé bien réfléchi et provocant le chapitre du
major Last intitulé « Educating Officers: Post-modern
Professionals to Control and Prevent violence »
[Éduquer les officiers : des professionnels post-modernes
pour contrôler et prévenir la violence]. Je suis un grand
admirateur des forces armées tant britanniques que
canadiennes, et j’ai essayé de me tenir au courant de la littérature
professionnelle contemporaine au sujet de ces deux organisations
militaires. Beaucoup d’éléments de l’article de Last portaient à
réflexion, et j’aimerais faire plusieurs remarques afin de
contribuer au débat. Mes commentaires s’articulent autour de
l’idée centrale qui veut que la fonction des militaires est de faire la
guerre et qu’on doit s’efforcer par tous les moyens de les y
préparer. Faire moins serait abandonner ses responsabilités de
formateur et de leader dans la profession des armes.
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Le major Last soutient que les idées au sujet de la guerre et
de sa raison d’être ont changé en Occident. Je soupçonne
cependant, que ce changement est passager et qu’il se limite à
l’Europe de l’Ouest. Sans doute, s’agit-il en partie du résultat de la
prospérité économique et de la perception qu’il n’y avait plus de
menace étrangère contre l’Europe au cours de la dernière
décennie. À certains égards, il en va de même aux États-Unis.
Toutefois, la guerre des Malouines, les obligations militaires
britanniques en Irlande du Nord, l’engagement de forces terrestres
de combat dans la guerre du Golfe, le déploiement des Marines
britanniques en Afghanistan et le maintien de la conscription
militaire dans beaucoup de pays occidentaux, me laissent tous
croire que les divers États n’ont pas renoncé à la guerre. La
tendance occidentale à avoir des forces armées professionnelles et
plus petites est autant une question de baisse du taux de natalité,
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d’incapacité de déterminer une menace précise et de progrès de la
technologie qu’une question de changement dans les attitudes
envers la guerre.
Les guerres mondiales ne furent pas une aberration unique à
l’Europe; elles s’inscrivaient dans un schème de guerres entre
États qui existait depuis longtemps et qui se poursuit depuis 1945.
La guerre irano-irakienne, les guerres entre l’Inde et le Pakistan,
les guerres entre Israël et les États arabes, les conflits tant dans la
péninsule coréenne qu’en Indochine ainsi qu’un multitude d’autres
conflits entre États et à l’intérieur des États ont fait de la guerre
une chose commune depuis la fin de la Deuxième Guerre
mondiale. La guerre est omniprésente. Dans l’élite culturelle, il
existe une classe de beaux parleurs qui rejettent la guerre en tant
qu’outil acceptable de gouvernement; je soupçonne toutefois que
de telles vues sont surtout le propre des intellectuels occidentaux.
Je suis en accord avec une pensée stratégique qui inclut la
prévention de la guerre. L’arrière-grand-père de ma fille a
combattu pendant la Première Guerre mondiale, son grand-père a
combattu pendant la Deuxième Guerre mondiale, son grand-oncle,
membre des Marines, fut tué à la bataille de Chosen Reservoir
pendant la Guerre de Corée. Plusieurs des hommes de sa famille,
tant consanguine que par alliance, ont pris part à la guerre du
Vietnam, et son père est un militaire de carrière. Quel être doué de
raison ne désirerait pas la paix? Toutefois, réussir à prévenir une
guerre est toujours une entreprise incertaine même lorsque les
choses s’y prêtent.
Le major Last affirme que les guerres ont évolué et que, par
conséquent, le rôle du militaire professionnel devrait changer. Ma
perception de l’histoire des forces armées britanniques,
américaines et, dans une moindre mesure, canadiennes est que
toutes trois ont une longue tradition de guerres de frontières ou
d’empire aussi bien que de participation à des guerres mondiales
contre des puissances industrielles occidentales. Une lecture de
River War de Winston Churchill porte à penser que le monde dans
lequel s’inscrivait le « champ de bataille » à Omdurman est très
près du monde post-moderne dans lequel l’« espace de combat » à
Kabul se situe. L’expérience militaire canadienne dans l’Ouest
canadien avec les Indiens Cree, la rébellion de Riel, la guerre des
Boers et les complexités politiques de la guerre de Corée, me font
croire que la guerre, les conflits et la « paix », comme les militaires
canadiens devraient les comprendre, sont des phénomènes
historiques qui perdurent. Le Small Wars du militaire britannique
Caldwell et le Small Wars Manual du United States Marine Corps
rédigé pendant l’entre-deux-guerres aux États-Unis (1919 et
1941), offrent beaucoup de renseignements et donnent une
perspective historique qui est aussi utile aujourd’hui qu’elle l’était
lorsque leur encre était encore fraîche. N’a-t-on pas quelquefois
tendance à rendre le présent plus complexe qu’il ne l’est et à
simplifier le passé? J’ai bien peur qu’on ne déforme la complexité
du présent en réduisant la complexité historique du passé.
Toutes ces discussions autour de « notions de mise en
commun de la sécurité » dans un monde « post-moderne » me
semble une illusion en commun dont l’Occident a été victime
depuis le traité de Westphalie. À la fin du XIXe siècle, le pacifiste
Norman Angell a prédit avec assurance qu’une guerre entre les
États industrialisés occidentaux deviendrait presque impossible à
cause de l’interdépendance économique et de la démocratie. Les
événements de 1914 ont montré qu’il avait tort. Comment
pourrait-on se donner plus de sécurité en rejetant l’idée que la
guerre est possible? Tout au long de presque 200 ans de guerres
indiennes, l’Armée américaine refusa constamment de croire qu’il
y aurait un autre conflit armé avec les Indiens. Elle ne s’est pas
préparée pour une longue lutte. Elle n’a pas établi de doctrine, n’a
pas organisé de forces, n’a pas entraîné de soldats ou produit de
chefs qui soient capables de faire face à la menace explicite des
Indiens des Plaines et des Montagnes de l’Ouest américain.
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L’Armée ne s’est pas préparée pour des opérations de longue
haleine parce qu’elle n’a pas été capable de refléter et d’articuler
la réalité historique de son époque et, par conséquent, elle n’était
pas vraiment prête à combattre efficacement dès le début des
hostilités. Il fallut payer un prix élevé pour ce manque de
préparation à la guerre comme l’a démontré la défaite de la
Seventh Cavalry à la bataille de Little Bighorn.
La remarque de John Keegan selon laquelle « les guerriers
occidentaux » devraient, pour être victorieux sur les champs de
bataille de l’avenir, s’inspirer d’autre chose qu’uniquement les
traditions occidentales de combats prête à caution. Carnage and
Culture: Landmark Battles in the Rise of the West, le livre le plus
récent du professeur Victor Davis Hanson, montre que, partout où
on a tenté de s’en prendre à l’Occident avec des façons primitives
de faire la guerre, on n’a pas réussi à obtenir une victoire militaire
par la force des armes. Les film Blackhawk Down et, plus
récemment, We Were Soldiers donnent une bonne idée de la
puissance des armes occidentales. Évidemment, la volonté
politique est une toute autre question. Faute de volonté nationale,
aucune victoire n’est possible.
Le major Last cite les mises en garde de Michael Howard au
sujet de l’abus de l’histoire militaire qui risque de conduire à la
« fabrication de mythes »; mais la compréhesion de l’histoire peut
contribuer à la cohésion des troupes. La maxime de Napoléon
voulant que « le moral est au materiel ce que trois est à un » est
encore valide. L’histoire est certes utile à la compréhension de
valeurs comme le courage, l’honneur et le devoir. N’y a-t-il rien de
valable à cela? De plus, seule une étude de l’histoire militaire peut
révéler les leçons éternelles du combat. Quelles furent les bonnes
décisions au combat? Quelles furent celles qui coûtèrent des vies et
entraînèrent la défaite des armées? Un esprit « post-moderne » est
beaucoup trop rapidement prêt à délaisser la sagesse du passé pour
se lancer à la poursuite « d’idées plus en harmonie » avec le présent.
Je trouve difficile d’accepter le point de vue de Last selon qui
« les officiers ne devraient pas être formés en fonction du roman
technologique d’un champ de bataille cybernétique idéalisé ». Je
suis le commandant d’un centre de formation de l’Armée
américaine. L’entraînement pour une guerre moderne est d’une
grande complexité. Les habiletés de chaque soldat sont difficiles à
maintenir, et on les entraîne en fonction des menaces
technologiques auxquelles ils auront potentiellement à faire face. Il
s’agit là d’une responsabilité tant pratique que morale, car c’est le
sang de citoyens américains qui est alors en jeu. Les armées ne
devraient-elles pas s’entraîner en fonction de ce que leur permettent
leurs équipements et leurs capacités? Entraîner des armées
modernes pour le combat exige une dépense énorme de temps et
d’énergie intellectuelle. La première priorité de l’officier de
carrière est de s’assurer que ses soldats sont prêts pour la guerre.
Cette priorité repose sur la technologie, les techniques de campagne
et la tactique. Les officiers doivent recevoir le niveau d’éducation
qui leur donnera la capacité intellectuelle de comprendre les armes,
la technologie, les techniques de campagne, la tactique, la
dynamique humaine, la cohésion d’unité, la psychologie du stress
et ainsi de suite. Ceci fait nettement partie des exigences de la
profession d’officier. Évidemment, à mesure qu’un officier avance
dans sa carrière, qu’il accède aux grades supérieurs et commande
de grandes organisations, il faut absolument qu’on lui donne une
connaissance des grandes questions de sécurité nationale. En fin de
compte, quel genre d’éducation aiderait donc un officier de carrière
à accomplir les tâches d’un gestionnaire de la violence? Je crois que
la responsabilité professionnelle des militaires est d’axer
l’éducation sur la préparation à la guerre.
Les vues exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne réflètent pas
nécessairement celles de l’Armée américaine ni du gouvernement des ÉtatsUnis d’Amérique.
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