1 Recueil Dalloz 2000 p. 673 Coupable et

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1 Recueil Dalloz 2000 p. 673 Coupable et
Recueil Dalloz 2000 p. 673
Coupable et irresponsable
Philippe Brun, Professeur à la Faculté de droit et d'économie de l'Université de Savoie
1 - La solution consacrée ici par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation (1) fera
assurément date, si ce n'est pour sa portée pratique, du moins à raison de la nouvelle lecture
qu'elle invite à faire de l'art. 1384, al. 5, c. civ.
La responsabilité des commettants du fait de leurs préposés avait toujours été conçue, tant en
doctrine qu'en jurisprudence, comme une « garantie » offerte aux victimes, qui avait vocation
à se superposer à la responsabilité personnelle du préposé, et non à s'y substituer (2). C'est
précisément ce schéma que l'Assemblée plénière fait voler en éclats.
2 - Des propriétaires de rizières en Camargue avaient chargé une société spécialisée de
procéder à des épandages d'herbicides sur leurs parcelles. Les opérations furent effectuées
par hélicoptère et, sous l'effet du vent, une propriété voisine fut atteinte par les produits
toxiques qui y endommagèrent des végétaux.
Les juges du fond avaient fait droit à l'action en réparation du propriétaire, dirigée tant contre
la société chargée de l'épandage sur le fondement de l'art. 1384, al. 5, c. civ., que contre son
préposé en vertu de l'art. 1382. Celui-ci se pourvut alors en cassation, invoquant
expressément l'arrêt très remarqué du 12 oct. 1993 par lequel la Chambre commerciale avait
paru exclure la responsabilité du préposé en l'absence de faute personnelle (3).
3 - La portée exacte de cette décision demeurait cependant controversée : la thèse du
revirement (4) avait été contestée sur la base d'arguments à notre avis très convaincants,
(5). On ne pouvait donc
et de nature en tout cas à ébranler les convictions les plus fermes
guère tenir le revirement pour certain et indiscutable, d'autant que les décisions rendues
ultérieurement, et citées parfois au soutien de l'une ou de l'autre des interprétations, n'étaient
(6). La deuxième Chambre civile avait même manifestement pris le
pas très probantes
contre-pied de la jurisprudence Sté des parfums Rochas, en précisant dans un arrêt du 19
(7), que la responsabilité personnelle du préposé n'est
nov. 1998, passé presque inaperçu
pas subordonnée à la démonstration à son encontre d'une faute détachable de ses fonctions.
C'est cette divergence de jurisprudences, ajoutée aux incertitudes sus-évoquées, qui justifie
l'intervention de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation.
4 - La Haute juridiction censure, sur les conclusions de l'avocat général Kessous et au double
visa des art. 1382 et 1384, al. 5, c. civ., la décision de la Cour d'appel de Nîmes qui avait
retenu en l'espèce la responsabilité personnelle du préposé, et précise que « n'engage pas sa
responsabilité à l'égard des tiers le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui
lui a été impartie par son commettant ».
5 - On ne saurait consacrer plus clairement l'idée d'une (quasi) « immunité » du préposé
défendue par une doctrine particulièrement autorisée (8). Mais, si le principe d'une telle
immunité est indubitablement admis (I), la formule somme toute bien laconique de l'arrêt
rapporté ne permet pas d'en déterminer avec certitude la mesure exacte (II).
I - Le principe d'une immunité au profit du préposé
6 - De cet arrêt, il résulte incontestablement que la responsabilité des commettants, pourtant
édictée à l'origine au profit des seules victimes, bénéficie aussi désormais au préposé. Sans
1
doute ne faut-il pas exagérer la portée pratique de cette métamorphose de l'art. 1384, al. 5
(A). Mais justement, un tel constat conduit à concentrer l'analyse sur la valeur intrinsèque du
principe posé, qu'on hésite à approuver sans réserve (B).
A - La métamorphose de l'art. 1384, al. 5
7 - Que l'art. 1384, al. 5, ait été conçu à l'origine comme une garantie de solvabilité offerte
aux victimes n'est pas douteux et la doctrine est unanime sur ce point (9). On en déduisait,
fort logiquement, que la responsabilité du commettant n'avait nullement pour effet d'exclure
celle du préposé. Aussi bien, la victime pouvait-elle très bien choisir de n'actionner que le seul
préposé sur le fondement de l'art. 1382, et ce dernier n'était alors pas fondé à invoquer la «
garantie » du commettant (10). De même, fallait-il admettre que ce dernier, lorsqu'il avait
été condamné à indemniser la victime sur le fondement de l'art. 1384, al. 5, pouvait, en
principe, se retourner contre le préposé fautif sans que cette faute ait à revêtir un caractère
particulier de gravité (11).
8 - Les auteurs n'ont pas manqué de dénoncer l'excessive rigueur de cette solution pour le
préposé (12). Il faut bien reconnaître cependant que la responsabilité personnelle de ce
dernier était en réalité très largement privée de portée depuis longtemps déjà, sous l'effet
conjugué d'une jurisprudence avant tout soucieuse d'assurer au profit des victimes l'efficacité
(13), et surtout du droit des assurances qui, refusant à l'assureur du
de l'art. 1384, al. 5
commettant le bénéfice du recours subrogatoire contre le préposé, paralyse en fait l'action
(14).
récursoire du commettant dans l'immense majorité des cas
Dans ces conditions, on est tenté de considérer que la solution retenue ici par l'Assemblée
plénière ne fait qu'entériner une évolution qui s'était déjà opérée dans les faits. Pourtant, s'il
est incontestable qu'au plan de l'action récursoire du commettant, la portée pratique du
présent arrêt sera faible, on aurait tort nous semble-t-il de s'en tenir à cette constatation et
de minimiser le changement profond de perspectives qu'implique d'un point de vue plus
général la solution nouvelle.
9 - On ne peut manquer de souligner en premier lieu, à quel point cette solution bouleverse
(malmène ?) les principes classiques de la responsabilité civile : cette immunité conférée au
(15), du moins comme une curiosité
préposé apparaît sinon comme une véritable première
en la matière et, en tout cas, comme une brèche ouverte dans l'art. 1382. Indépendamment
du jugement que l'on peut porter sur ses mérites (16), il faut insister sur l'ampleur des
changements qu'elle entraîne : pourra-t-on enseigner longtemps encore, en évoquant la
(17), que s'il est possible
fameuse décision du Conseil constitutionnel du 22 oct. 1982
d'envisager des cas de responsabilité sans faute, l'ordre juridique ne saurait en revanche
admettre des cas de faute sans responsabilité ? L'exception admise, ici, pourrait bien d'ailleurs
en appeler d'autres...
10 - On ne doit pas sous-estimer ensuite, s'agissant cette fois des conséquences les plus
immédiates de l'arrêt rapporté, le fait que la victime ne disposera plus en règle générale de
deux répondants potentiels, mais d'un seul. Le domaine de l'obligation in solidum du
commettant et du préposé devrait désormais être réduit aux seuls cas où ce dernier a
outrepassé les limites de sa mission, sans que son acte réponde pour autant à la définition de
l'abus de fonctions (18). Un tel bouleversement de perspectives pourrait bien n'être pas
toujours anodin pour la victime (19).
11 - La troisième série de conséquences qu'est susceptible d'entraîner ce revirement, moins
immédiatement perceptible peut-être, mais assurément importante, concerne la nature et
surtout le fondement de la responsabilité des commettants.
Ne faut-il pas considérer ainsi qu'avec cette règle de l'immunité du préposé, la responsabilité
du commettant va cesser d'être une responsabilité indirecte pour devenir une responsabilité
directe (20) ? Pareille évolution s'apparenterait à celle qu'a connue l'art. 1384, al. 4, avec la
jurisprudence issue de l'arrêt Fullenwarth, admettant que la responsabilité parentale puisse
être engagée indépendamment de tout acte illicite de l'enfant ( (21). Une telle conséquence
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ne s'induit il est vrai pas directement de l'arrêt rapporté : c'est une chose en effet de dire que
la faute du préposé n'entraîne pas en principe sa responsabilité ; c'en est une autre de
considérer que la faute du préposé n'est plus une condition de la responsabilité du
commettant.
Il reste que cette mutation profonde pourrait bien s'opérer, à plus ou moins long terme,
compte tenu notamment du fondement très spécifique que la présente décision invite à
donner à la responsabilité des commettants. De fait, il faut bien avoir à l'esprit que la solution
consacrée par l'Assemblée plénière suppose que l'on envisage désormais l'art. 1384, al. 5,
comme « un moyen d'imputer à l'entreprise la charge des risques qu'elle crée par son activité
» (22). Seul ce type de considérations peut en effet expliquer sinon justifier l'effacement de
la responsabilité du préposé, son « absorption » (23) par celle exclusive du commettant.
Mais on comprend aisément alors que dans une telle configuration, le détour par la
responsabilité du préposé n'est plus nécessaire et devient même totalement superflu.
12 - De telles perspectives invitent d'ailleurs à s'interroger sur le domaine de la règle nouvelle
: si l'immunité accordée ici au préposé est justifiée, mutatis mutandis, par l'idée de risque
profit, peut-elle encore se concevoir lorsque l'art. 1384, al. 5, est appliqué en dehors de toute
relation de travail, à l'occasion notamment d'un service rendu ponctuellement et
bénévolement ?
Il faut bien reconnaître en tout cas que le principe énoncé ici par la Cour de cassation n'a
véritablement de sens que lorsque le commettant est une entreprise, alors que la Haute
juridiction ne formule aucune réserve de ce type.
N'encourt-elle pas dès lors le grief d'ignorer le polymorphisme du lien de subordination qui,
quoi qu'on en dise, n'est pas réductible à la relation entreprise/salarié ?
Mais c'est anticiper l'appréciation critique du principe consacré par la Cour de cassation.
B - Appréciation critique
13 - C'est, à notre avis, à juste titre qu'a été dénoncée l'injustice à laquelle pouvait conduire
l'application de la solution traditionnelle. L'idée même que le préposé, agissant pourtant pour
le compte du commettant, soit susceptible de supporter finalement seul la charge de la
réparation, à raison de la plus anodine des fautes, est évidemment bien peu justifiable.
Toutefois, de l'aveu même des partisans de la solution nouvelle, on a déjà largement conjuré
en pratique ce risque d'iniquité (24), et il est permis dès lors de se demander si un remède
aussi radical s'imposait vraiment, et même s'il n'est pas susceptible de s'avérer pire que le
mal.
14 - Force est, en tout cas, de constater que tous les arguments invoqués en faveur du
revirement ne sont pas irréfutables. On a ainsi fait valoir que « l'immunité » du préposé
s'imposait au nom de la nécessité de traiter identiquement le contentieux délictuel et le
contentieux contractuel, la jurisprudence ne retenant la responsabilité personnelle du préposé
(25).
du débiteur contractuel qu'en cas de faute extérieure au contrat
Cet argument ne nous paraît pas décisif : même si la jurisprudence a tendance à appliquer
l'art. 1384, al. 5, à des situations contractuelles, pour des raisons d'ailleurs bien connues
(26), on ne peut contester que la responsabilité contractuelle que le « commettant » est
susceptible d'encourir en qualité de débiteur et sa responsabilité délictuelle procèdent de deux
logiques très différentes. C'est par un abus de langage que l'on parle de responsabilité
contractuelle du commettant du fait de son préposé, et même plus généralement de
responsabilité contractuelle du fait d'autrui (27). Lorsque le dommage dont il est demandé
réparation procède de l'inexécution d'un contrat, le « commettant » est responsable non pas
en cette qualité, mais en tant que débiteur, du fait de cette inexécution, peu important à cet
égard que celle-ci soit imputable au débiteur lui-même ou à un de ses préposés. On comprend
alors que seule une faute extérieure au contrat justifie la responsabilité personnelle du
préposé. Or ce schéma ne se retrouve évidemment pas lorsque l'on se situe dans le domaine
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extra contractuel : la faute du préposé est ici en principe la sienne propre, cela parce que le
commettant n'a lui-même aucune relation « privilégiée » avec la victime. Autant dire que la
nécessité d'une telle éviction de la responsabilité du préposé par celle du commettant ne
s'impose pas avec la même évidence qu'en matière contractuelle.
Plus fondamentalement, la solution consacrée par la Cour de cassation nous paraît se heurter
à deux objections (28), plus ou moins décisives il est vrai, selon la portée qui sera donnée à
l'immunité du préposé (29).
15 - On ne peut manquer d'observer, d'abord, que pour améliorer la situation du préposé la
Haute juridiction prend le risque de compromettre celle de la victime. Les hypothèses dans
lesquelles cette dernière doit impérativement se tourner vers le préposé pour être indemnisée
ne sont certes pas les plus courantes, mais la présente espèce (où le commettant faisait
l'objet d'une procédure collective à laquelle la victime n'avait pas déclaré sa créance) montre
bien qu'elles ne sont pas purement théoriques. La victime ne risque-t-elle pas en définitive de
faire injustement les frais de cette généreuse attention dont bénéficie ici le préposé (30) ?
16 - Ensuite et surtout, la solution consacrée ici par l'Assemblée plénière procède, il faut bien
le reconnaître, d'une singulière approche de l'organigramme de l'entreprise : nier par principe
la responsabilité personnelle du préposé qui demeure dans les limites de sa mission, c'est
aussi nier son libre-arbitre. Est-il besoin de rappeler pourtant que le lien de préposition ne
suppose nullement l'exercice de fonctions subalternes ? La qualité de préposé est ainsi
couramment attribuée à des salariés qui assument des fonctions de direction, tels les
directeurs d'agence bancaire, voire à des membres de professions libérales (31).
Que de tels salariés, qui sont loin d'être de simples exécutants, bénéficient ainsi, au plan de la
responsabilité civile, d'une totale immunité dès lors qu'ils sont demeurés dans les limites de
leur mission, peut paraître choquant. Est-il vraiment déraisonnable de considérer, comme les
juges du fond en l'espèce, qu'un pilote d'hélicoptère, salarié d'une entreprise spécialisée dans
le traitement des cultures, se doit d'évaluer les risques d'un épandage de produits toxiques
par grand vent et que, faute de s'être abstenu dans de telles circonstances, il engage sa
responsabilité personnelle ?
Sans doute le salarié dispose t-il souvent d'une marge de manoeuvre réduite, et risque-t-il de
subir la pression de son employeur (32). Mais ne faut-il pas cependant admettre, sur le
modèle d'un concept pénaliste bien connu, une sorte de théorie des « clefs à molettes (ou
pales d'hélicoptères !) intelligentes » (33) ?
C'est bien là une des objections essentielles qu'encourt nous semble-t-il la solution consacrée
par l'Assemblée plénière : celle de borner l'immunité du préposé aux limites de la mission qui
lui a été impartie, sans égard pour la gravité de la faute commise, ni pour la nature des
fonctions exercées qui pourtant sont loin d'astreindre toujours « à une obéissance aveugle et
(34).
passive »
Même si l'on ne nourrit pas d'illusions excessives sur les vertus prophylactiques de la
responsabilité civile, il est permis de s'interroger sur la valeur symbolique de cet « effacement
» (35) du préposé, à l'heure où en d'autres domaines on réclame plutôt, à tort ou à raison,
l'avènement de la responsabilité personnelle (36).
En réalité, plus que l'idée même d'une immunité du préposé, c'est l'ampleur que semble
vouloir lui donner la Haute juridiction qui laisse sceptique. Il est vrai toutefois que la
formulation du présent arrêt ne permet guère d'en connaître la mesure exacte.
II - La mesure de l'immunité accordée au préposé
17 - L'irresponsabilité du préposé n'est évidemment pas totale : elle ne vaut, précise la Haute
juridiction, que si celui-ci « n'excède pas les limites de la mission qui lui a été impartie par son
commettant ». Mais quel est le sens exact de cette formule somme toute bien laconique ? La
réponse est loin d'être évidente et l'on en est réduit à échafauder des hypothèses.
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Dans une première approche, qui aurait le mérite de la clarté, on peut-être tenté d'assimiler
l'excès des limites de la mission à l'abus de fonctions (A). Une telle interprétation, qui ne
manquerait pas de produire des effets dévastateurs ne peut toutefois et fort heureusement
être tenue pour certaine. Il faut donc envisager les autres lectures possibles de cette limite
assignée par la Haute juridiction à l'immunité du préposé (B).
A - Assimilation du dépassement de la mission à l'abus de fonctions
18 - Une telle interprétation de l'arrêt est évidemment tentante, et c'est même la première
qui vient à l'esprit. Le fait pour le préposé d'« excéder les limites de sa mission » ne revient-il
pas à « abuser de ses fonctions » ? L'excès n'est-il pas l'autre nom que l'on donne à l'abus ?
Les hauts magistrats n'ont d'ailleurs guère été sensibilisés aux subtilités sémantiques en
l'occurrence : l'avocat général n'a ainsi pas jugé utile de distinguer la notion d'abus de
fonctions et celle de faute personnelle à laquelle s'était référée la Chambre commerciale dans
son arrêt précité du 12 oct. 1993... Il n'est dès lors pas impossible que pareille confusion soit
(37).
opérée entre l'excès des limites de la mission et l'abus de fonctions
19 - Les conséquences d'une telle assimilation seraient considérables. Dans cette
configuration, en effet, il n'existerait plus de sphère commune de responsabilité du préposé et
du commettant. A défaut d'abus de fonctions exonératoire de la responsabilité du
commettant, ce dernier serait seul tenu à réparation, le préposé devant de son côté seul
répondre des actes dommageables réunissant les caractères de l'abus de fonctions. Mais cette
dernière situation ne se rencontrera que très exceptionnellement, compte tenu de la définition
très stricte que la jurisprudence retient de cette notion. On sait que depuis 1988 (38), le fait
pour le préposé de se placer hors de ses fonctions est une condition autonome de
l'exonération du commettant. C'est dire que tous les actes du préposé ne répondant pas à
cette condition d'extranéité objective par rapport aux fonctions n'engageraient désormais que
la responsabilité du seul commettant, même lorsque le préposé aurait agi à des fins
totalement étrangères à ses attributions. Ainsi le préposé qui, apprenant son licenciement,
assassine son chef de service (39) ne serait plus exposé à aucune responsabilité
personnelle, pas plus au stade de l'obligation à la dette de responsabilité qu'à celui de la
contribution.
Des conséquences aussi aberrantes pourraient être évitées, nous objectera-t-on peut-être, si
l'on consent à reconsidérer la définition de l'abus de fonctions et à assouplir les conditions de
l'exonération du commettant. Certes, mais ce sera la victime qui fera alors les frais de cette
mansuétude...
Il faut s'en convaincre : restreindre le domaine de la responsabilité personnelle du préposé
aux seuls cas d'abus de fonctions est une idée à bannir (40). Mais quels autres critères
peuvent être envisagés ?
B - Les autres critères envisageables
20 - On peut certes imaginer une multitude de critères, mais fondamentalement il s'agit
toujours de choisir entre deux approches : soit on considère que la responsabilité personnelle
du préposé doit dépendre du caractère plus ou moins étroit du lien entre la faute et les
fonctions, soit on estime qu'il faut avoir égard à la gravité de la faute.
21 - C'est incontestablement à la première de ces approches que se rattachait la solution de
l'arrêt Sté des parfums Rochas, dont on a pu relever la parenté avec les solutions du droit
administratif (41). L'Assemblée plénière semble bien également se placer dans cette
perspective, même si l'absence de référence à la notion de « faute personnelle » n'est
peut-être pas fortuite (42). Reste, évidemment, à déterminer plus précisément la limite
au-delà de laquelle le préposé engage sa responsabilité personnelle. On doit sans doute
considérer que ce dernier excède les limites de sa mission lorsque son acte dommageable
trahit la recherche d'un intérêt personnel et plus généralement la poursuite d'objectifs
étrangers à ceux de l'entreprise (43). Un tel critère conduit assurément à retenir, à
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l'inverse, la responsabilité du seul commettant lorsque la faute du préposé, quelle que soit sa
gravité, apparaît comme l'accomplissement maladroit de la tâche qui lui a été confiée. Le
problème est que l'on ne manquera pas de rencontrer d'innombrables situations
intermédiaires, et cette zone commune de responsabilité du commettant et du préposé aux
contours incertains (44) pourrait bien devenir le siège d'un contentieux oiseux et
intempestif.
22 - Ne faut-il pas se résoudre, dans ces conditions, à privilégier une solution plus simple, qui
consisterait à se fonder sur la gravité de la faute commise par le préposé pour délimiter le
domaine de sa responsabilité personnelle (45) ?
Il s'agirait plus précisément de s'inspirer de la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour
de cassation qui subordonne la responsabilité du salarié à l'égard de l'employeur à la preuve
d'une faute lourde, en retenant d'ailleurs de cette dernière notion une conception
(46). Transposer cette exigence en la matière permettrait nous
particulièrement stricte
semble-t-il d'éviter de vaines discussions et un contentieux inopportun sur le domaine de la
responsabilité personnelle du préposé. Sans doute la commission d'une faute très grave
peut-elle avoir été favorisée par le commettant et il serait injuste de faire supporter au seul
(47). Mais il suffirait de tenir compte de ce
préposé la charge de la réparation dans ce cas
(48).
rôle éventuel d'instigateur fautif au stade du recours
D'ailleurs, et d'une manière plus générale, il eût peut-être été préférable, comme on l'a
suggéré (49), de ne minorer la responsabilité personnelle du préposé qu'au seul stade du
(50).
recours contributoire, sans la restreindre à l'égard des tiers
Mais telle n'est manifestement pas l'orientation choisie par l'Assemblée plénière. Est-il permis
de regretter à tout le moins que la Haute juridiction n'ait pas d'emblée assorti une solution
aussi audacieuse et révolutionnaire d'un critère plus précis ?
Mots clés :
RESPONSABILITE CIVILE * Responsabilité du fait d'autrui * Responsabilité du commettant du
fait de son préposé * Salarié * Mission
(1) JCP 2000, II, n° 10295, concl. R. Kessous, et note M. Billiau ; Resp. civ. et assur., mai
2000, Chron. n° 11, par H. Groutel ; Dr. et patrimoine, mai 2000, p. 107, obs. F. Chabas.
(2) V. not., Aubry et Rau, Droit civil français, t. VI-2, Responsabilité délictuelle, Litec, 8e éd.,
par N. Dejean de la Bâtie, n° 107, p. 253 ; H., L., J. Mazeaud, Leçons de droit civil, t. II, vol.
I, Obligations, Montchrestien, 9e éd., par F. Chabas, n° 476, p. 507 ; B. Starck, H. Roland et
L. Boyer, Obligations, t. I, Responsabilité délictuelle, Litec, 5e éd., n° 940, p. 394 ; F. Terré,
P. Simler et Y. Lequette, Les obligations, Précis, Dalloz, 7e éd., n° 798, p. 735 ; Cass. 2e civ.,
6 févr. 1974, D. 1974, Jur. p. 409, note P. le Tourneau.
; RTD civ. 1994, p. 111, obs.
(3) Bull. civ. IV, n° 338 ; D. 1994, Jur. p. 124, note G. Viney
P. Jourdain ; Defrénois 1994, p. 812, obs. J.-L. Aubert ; JCP 1995, II, n° 22493, note F.
Chabas ; sur cette décision et ses suites, V. aussi : B. Puill, Les fautes du préposé : s'inspirer
des solutions du droit administratif ?, JCP 1996, I, n° 3939 ; S. Fournier, La faute personnelle
du préposé, Petites affiches, 23 juill. 1997 ; G. Auzero, L'application de la notion de faute
personnelle détachable des fonctions en droit privé, Dalloz Affaires 1998, p. 502.
(4) G. Viney, note préc. ; P. Jourdain, obs. préc.
(5) F. Chabas, note préc., qui a relevé notamment qu'en l'espèce le commettant était
lui-même fautif ; V. aussi, J.-L. Aubert, obs. préc.
(6) V. not., Cass. 1re civ., 30 oct. 1995, Bull. civ. I, n° 383 ; JCP 1996, I, n° 3944, n° 13,
6
obs. G. Viney ; RTD civ. 1996, p. 636, obs. P. Jourdain ; D. 1995, IR p. 276 , à propos de
la responsabilité d'une sage-femme, salariée d'une clinique : le débat avait été placé sur le
terrain de l'art. 1147 c. civ. ; V. aussi les autres décisions, citées par l'avocat général
Kessous, concl. préc., qui pour la plupart n'ont pas été rendues dans le cadre de la
responsabilité des commettants.
(7) Petites affiches, 15 mars 2000, note F. Rinaldi. On s'étonne qu'une telle décision n'ait pas
eu les honneurs du Bulletin...
(8) G. Viney, note préc. ; P. Jourdain, obs. sous Cass. com., 12 oct. 1993, préc.
(9) V. les auteurs cités, supra, note 2 ; les travaux préparatoires du code civil en attestent
d'ailleurs clairement : V. ainsi le discours de Tarrible devant le Corps législatif, Fenet, Recueil
complet des travaux préparatoires du code civil, t. XIII, p. 489.
(10) Cass. 2e civ., 6 févr. 1974, préc.
(11) V. très nettement en ce sens, Cass. 2e civ., 20 mars 1979, D. 1980, Jur. p. 29, note C.
Larroumet ; V. aussi, rappelant qu'un tel recours est en principe intégral, Cass. 1re civ., 25
nov. 1992, Bull. civ. I, n° 293 ; RTD civ. 1993, p. 372, obs. P. Jourdain .
(12) V. not. M.-T. Rives-Lange, Contribution à l'étude de la responsabilité des maîtres et
commettants, JCP 1970, I, n° 2309.
(13) On songe, notamment, aux décisions qui ont favorisé l'action contre le commettant, en
admettant que l'action pût être engagée contre ce dernier sans que le préposé fût lui même
mis en cause : sur cette jurisprudence, V. G. Viney, note préc., p. 126, et les décisions citées
par cet auteur notes 10 à 12.
(14) C. assur., art. L. 121-12, al. 3.
(15) La jurisprudence limite, en effet, en vertu d'un raisonnement comparable, la
responsabilité personnelle des dirigeants sociaux. V. sur cette jurisprudence, G. Auzero, art.
préc.
(16) V. infra, B.
(17) D. 1983, Jur. p. 189, note F. Luchaire ; Gaz. Pal. 1983, 1, p. 60, obs. F. Chabas.
(18) V. infra, II.
(19) Outre que celle-ci peut avoir intérêt, comme le démontre la présente espèce (V. infra, n°
15), à se tourner vers le préposé, il n'est pas exclu qu'elle se trouve parfois confrontée, du fait
de la règle nouvelle, à des difficultés de choix du « bon » responsable, à moins qu'elle ne se
résolve systématiquement et par précaution à assigner les deux répondants potentiels.
(20) V. en ce sens, obs. F. Chabas, Dr. et patrimoine, mai 2000, p. 108 ; V. plus
généralement sur cette question, C. Saint-Pau, La responsabilité du fait d'autrui est-elle
devenue une responsabilité personnelle et directe ?, Resp. civ. et assur., oct. 1998, Chron. n°
22, spéc. n° 6. Pour un point de vue original, considérant que la responsabilité des
commettants est une responsabilité directe, V. B. Starck, H. Roland et L. Boyer, op. cit., n°
928, p. 390.
(21) Cass. ass. plén., 9 mai 1984, D. 1984, Jur. p. 525, concl. J. Cabannes, et note F. Chabas
; JCP 1984, II, n° 20255, note N. Dejean de la Bâtie.
(22) G. Viney, note préc., p. 128.
(23) P. Jourdain, obs. sous Cass. com., 12 oct. 1993, préc.
7
(24) G. Viney, note préc., p. 126.
(25) D. Rebut, J.-Cl. Civil, Responsabilité du fait d'autrui, Fasc. 143, 1998, n° 70 ; rappr. G.
Viney, note préc., p. 128.
(26) Du moins lorsqu'elles tiennent à ce que le juge pénal statuant sur l'action civile n'est pas
autorisé à faire application des règles de la responsabilité contractuelle : V. G. Viney,
Introduction à la responsabilité, LGDJ, 1995, n° 170. Dans les autres cas, l'impérialisme de
l'art. 1384, al. 5, ne peut guère trouver d'explication rationnelle...
(27) D. Tallon, L'inexécution du contrat : pour une autre présentation, RTD civ. 1994, p. 223,
spéc. n° 17 ; P. Rémy, La responsabilité contractuelle : histoire d'un faux concept, RTD civ.
1997, p. 323, spéc. n° 33 .
(28) Nous ne voyons en revanche, et contrairement à M. Billiau (note préc., n° 11), pas
d'inconvénients particuliers qui s'attacheraient à la solution retenue lorsque l'acte
dommageable du préposé est constitutif d'une infraction pénale : d'une part, le présent arrêt
ne fait évidemment nullement obstacle à la responsabilité pénale du préposé. D'autre part, et
sur le plan civil cette fois, la solution nouvelle revient à interdire l'action contre le préposé qui
est demeuré dans les limites de sa mission, et à imposer à la victime d'agir contre le
commettant : il n'y a là aucune « abrogation » de l'art. 2 c. pr. pén.). Si cette immunité
soulève des objections, elles ne sont pas spécifiques, nous semble-t-il au cas où l'action civile
est exercée devant le juge pénal, sauf à reconnaître que l'irresponsabilité civile du préposé qui
a commis une infraction est a priori plus choquante.
(29) V. infra, II.
(30) On est tenté, a priori, de justifier cette sollicitude particulière par la fragilité de sa
situation au regard de l'assurance. De fait, s'agissant d'une responsabilité encourue dans le
cadre de son activité professionnelle, le préposé ne saurait être couvert par une assurance de
responsabilité de type classique (chef de famille). Toutefois, cette considération n'est pas
forcément décisive dans la mesure où l'assurance de responsabilité civile « exploitation » à
souscrire par l'employeur désigne souvent semble-t-il comme assuré non seulement le
commettant, mais aussi le préposé, de sorte que la responsabilité personnelle de ce dernier
est susceptible d'être couverte par cette assurance, sans qu'il soit nécessaire de mettre en
oeuvre l'art. 1384, al. 5...
(31) Cass. crim., 5 mars 1992, Bull. crim., n° 101 ; JCP 1993, II, n° 22013, note F. Chabas ;
D. 1993, Somm. p. 24, obs. J. Penneau .
(32) En ce sens, G. Viney, note préc.
(33) V. invoquant en la matière la célèbre théorie des « baïonnettes intelligentes », A .
Sériaux, Droit des obligations, PUF, 2e éd., n° 123, p. 441.
(34) Cass. 2e civ., 22 nov. 1978, Bull. civ. II, n° 246.
(35) R. Kessous, concl. préc.
(36) On songe à la question de la responsabilité personnelle des magistrats...
(37) V. évoquant également cette possibilité, M. Billiau, note préc. ; H. Groutel, chron. préc. ;
F. Chabas, obs. préc. ; V. d'ailleurs, accréditant cette hypothèse, les conclusions précitées de
l'avocat général, JCP 2000, II, n° 10295, spéc. p. 747.
(38) Cass. ass. plén., 9 mai 1988, D. 1988, Jur. p. 513, note C. Larroumet ; RTD civ. 1989, p.
89, obs. P. Jourdain.
(39) En ce sens, cité par M. Billiau, note préc. : Cass. crim., 25 mars 1998, Bull. crim., n°
8
113, qui écarte dans un tel cas l'exonération du commettant.
(40) V. en ce sens, M. Billiau, note préc., n° 8 ; comp. H. Groutel, chron. préc., qui redoute,
non sans raison il est vrai, que la consécration d'une notion distincte de l'abus de fonctions
soit source de difficultés d'appréciation. L'assimilation des deux notions n'est peut-être pas la
seule solution envisageable : V. B.
(41) V. les auteurs cités, supra, note 3.
(42) On peut se demander si cette omission ne manifeste pas la volonté des hauts magistrats
d'aligner la définition de l'excès des limites de la mission sur la définition de l'abus de
fonctions...
(43) V. là-dessus, M. Billiau, note préc., n° 9.
(44) Que l'on songe aux difficultés suscitées par la notion de faute personnelle en droit
administratif... V. not. sur ce point, G. Auzero, art. préc.
(45) V. déjà en ce sens, M.-T. Rives-Lange, art. préc. ; rappr. G. Auzero, art. préc. ; H.
Groutel, chron. préc. ; comp. G. Viney, note préc., qui considère qu'il ne faut pas s'en tenir à
la gravité de la faute, et qui propose de définir la faute personnelle du préposé comme « celle
à laquelle le commettant ne pouvait pas normalement s'attendre ». La référence à la gravité
de la faute n'est d'ailleurs pas absente en l'espèce des conclusions de l'avocat général, mais
cette considération vient semble-t-il s'ajouter à celles tenant au lien entre l'acte et les
fonctions : V. concl. préc., JCP 2000, II, n° 10295, spéc. p. 747.
(46) Cass. soc., 27 nov. 1958, D. 1959, Jur. p. 20, note R. Lindon. La Chambre sociale exige
en réalité que la faute soit intentionnelle : V. sur ce point, G. Auzero, art. préc.
(47) En ce sens, G. Viney, note préc.
(48) Il est admis en effet que le recours du commettant n'est pas intégral si celui-ci s'est
rendu coupable d'une faute : V. sur ce point, N. Dejean de la Bâtie, op. cit., n° 107, p. 255.
(49) J. Flour et J.-L. Aubert, Les obligations, vol. II, Le fait juridique, 8e éd., n° 222, p. 214.
(50) Dans un tel schéma, le recours du commettant serait limité aux cas de faute d'une
certaine gravité. Aussi et surtout, le préposé pourrait toujours être actionné par la victime,
sans être admis à lui opposer une quelconque immunité, mais aurait la faculté d'appeler le
commettant en garantie ou de recourir pour le tout contre lui après avoir indemnisé la
victime.
Recueil Dalloz © Editions Dalloz 2011
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