"Léon l`Africain" de Amin Maalouf
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"Léon l`Africain" de Amin Maalouf
1 À propos du lexique d'Amin Maalouf dans Léon l'Africain Hubert Tullon 1. Au départ des remarques qui vont suivre se trouve l'observation recueillie auprès de différents informateurs d’un certain embarras ponctuellement éprouvé à la lecture de Léon l'Africain d'Amin Maalouf1. De sommaires investigations ont, si besoin était, mis hors de cause la structure narrative comme la syntaxe du texte. Inversement, elles ont régulièrement soulevé des tracas lexicaux. De fait, un examen un peu attentif du roman permet d'y isoler plusieurs sous-ensembles lexicaux se situant en marge de l'usage standard et que l'on peut soupçonner de dérouter un lecteur non averti. On prendra successivement en considération ces sous-ensembles afin d'essayer de déterminer l'effet produit par leur entremêlement. 2. Parmi eux, le premier et plus évident candidat est le lexique lié au contexte historique, géographique et culturel des évènements de l'autobiographie imaginaire d'un personnage au demeurant bien réel. Les mots empruntés à l'arabe ou bien encore à d'autres langues de l'aire musulmane, comme le turc et le persan, s'y taillent la plus belle part et il n'est guère de pages où il n'en apparaisse. Ces emprunts sont de deux ordres que distingue leur traitement typographique2. 2.1. En effet, d’un côté, Maalouf recourt largement à des vocables dès longtemps acclimatés en français et relatifs à telle ou telle donnée matérielle ou institutionnelle de la culture arabo-musulmane. Ces mots, essentiellement des noms, se fondent dans l’ensemble du texte sans marque particulière qui signale leur origine, – à la réserve de leur référent. Ainsi en est-il, par exemple, de "cadi" (172), "caravane" (154), "couscous" (163), "dinar" (93), "dirham" (91), "djinn" (90), "hégire" (13), "henné" (14), "janissaire" (126), "kohol" (14), "muezzin" (92), "mufti" (118), "sultan" (57), "uléma" (89), "vizir" (56)… Il n'est pas question de dresser ici une liste exhaustive de ces mots. On peut cependant remarquer qu'à côté de ceux dont l'emploi est, en quelque sorte, inévitable du fait qu'ils n'ont pas d’équivalent endogène en français, – comme "kohol" ou "hégire" –, un certain nombre d'autres sont susceptibles d'être concurrencés par des mots appartenant à ce fond de la langue et dont ils apparaissent comme de simples variantes exotiques, propres à donner au récit sa couleur 1 Jean-Claude Lattès, Paris, 1986. Les chiffres entre parenthèses réfèrent à la pagination de l'édition du Livre de Poche, n° 6359, Paris, tirage 05/1995. 2 La typographie de l'édition de référence sera donc rigoureusement respectée dans nos citations, notamment en ce qui concerne le style des caractères (romains vs italiques). Elles seront encadrées de guillemets droit ("[…]"), les guillemets angulaires (« […] ») reprenant ceux de l'Auteur et les guillemets recourbés (“[…]”) étant réservés à notre propre usage. 2 locale : c'est le cas de "sultan", par exemple, qui, ici ou là, se verra substituer "roi" ou "souverain" (162) mais aussi de "uléma", repris à quelques lignes d'intervalle par "docteur de la Loi" (118). Au reste ce genre de “traductions” est particulièrement fréquent dans le domaine de la religion, où elles sont contrebalancées par l'emploi de majuscules initiales, de nature à constituer un signal clair de la spécificité, ici de la sacralité, des référents : "le Jugement", le "Livre", "le Prophète", le "Très-Haut" (77), "le Témoignage" (117), "le Messager de Dieu" (119)3… 2.2. Toutefois on observe à côté de ce fond commun d'emprunts intégrés à la langue tout un autre pan de vocabulaire aux origines analogues, mais constituant autant de néologismes en français où c'est Maalouf qui les introduit. Il le fait sous forme de transcriptions signalées comme telles par la substitution d'italiques aux romaines du corps du texte et qui sont généralement accompagnées, au moins dans leur première occurrence, d'une traduction ou d'un commentaire explicatif : "le saint mois de ramadane", "aux derniers jours de chaabane, juste avant le début du mois saint" (13), "la maruziya : de la viande de mouton préparée avec un peu de miel" (18), "dans sa longue jubba de soie aux manches flottantes, son écharpe, le taylassan, élégamment enroulée autour de ses épaules" (28), "la Fatiha, première sourate du Livre" (109)… Si la fréquence d'emploi de la plupart de ces emprunts est sensiblement moindre que celle des précédents, – les référents évoqués étant souvent très spécifiques, comme le montrent quelques-uns des exemples cités –, leur nombre, en revanche, est assurément plus considérable. Ils contribuent ainsi, pour une part non négligeable, à communiquer sa couleur locale au récit, à la fois par leur forme phono-orthographique, mise en valeur par la typographie et qui est généralement plus proche de celle de l'étymon que dans le cas des emprunts intégrés, et par le caractère pittoresque de leur référent4. Au reste, il arrive que les commentaires accompagnant ces emprunts soient l'occasion de développements assez détaillés qui éclairent des pans entiers d'un univers de référence hétérogène à celui du lecteur contemporain. C'est, par exemple, le cas avec "le fakkak" dont la fonction n'appelle pas moins de vingt-cinq lignes d'explications la resituant dans le contexte de la Reconquista (75). Cependant on remarque à plusieurs reprises la détermination du narrateur à relier ces réalités à celles observables ailleurs ou en d'autres temps, en se fondant particulièrement sur l'étymologie : ainsi rappelle-t-il l'existence en regard du "fakkak" musulman d'un "« alfaqueque mayor »" chrétien (75) ou bien explique-t-il que le "« mudéjar »" des Castillans n'est que le produit de la déformation de "« domestiqué », « mudajjan »" en arabe (78). De même il soupçonne dans le "« nukl »" grenadin, cette sorte d'amuse-gueule qui accompagne 3 À ces traductions se rattachent celles de formules coraniques émaillant le discours. Par exemple, dans la bouche du mufti venu d'Oran : "« […] Dieu soit loué […] Dieu l'enveloppe de Sa prière et de Son salut […] »" (119). Ou sous la plume même du narrateur : "Dieu parfume sa mémoire" (35). 4 À ce type d'emprunts on peut rattacher, symétriquement à ce qui était observé dans la note précédente, les transcriptions de formules coraniques, également accompagnées d'une traduction ou d'un commentaire explicatif (29, 105…), sauf à ce que leur fréquence assure leur compréhension dans l'usage français contemporain (107, 118…). 3 le vin, un héritier du "« nucleus »" des anciens Romains (25). Par où ces emprunts, au-delà de l'exotisme, suggèrent également le métissage culturel dont la société andalouse était le lieu, elle qui, entre les fêtes musulmanes, célébrait aussi la Saint-Jean des chrétiens ou "Mihrajan" (70), le "début de l'année persane" ou "Nayrouz" (71) et "l'Assir, début de l'automne" (71)5. 2.3. Les noms propres cependant se situent un peu en marge du système opposant clairement des emprunts intégrés dans la langue et des emprunts néologiques. Ces désignateurs rigides (et, marginalement, les adjectifs de relation qui en sont dérivés) se présentent tantôt sous la forme qui est traditionnellement la leur en français ("Le Caire […] Fès […] Grenade" (9), "grenadin" (9), "l'Alhambra" (57)…) avec toutes les adaptations phonologiques et orthographiques résultant d'une longue histoire, et tantôt comme de simples transcriptions ("le Fassi […] le Zayyati" (9), "el-Mers" (114), "Oum Jounaiba", "les Beni Zeroual" (203)…). Mais, ici, les unes ne se distinguent pas des autres sur le plan typographique, toutes s'intégrant au fil du texte dans le style de caractères dominant, avec pour seule marque distinctive celle des majuscules initiales liée à leur statut de nom propre ou de dérivé d’un tel nom. Quant à la motivation étymologique qui les soutient fréquemment, même transparente, elle est rarement explicitée6. Sous ce dernier rapport, on relèvera néanmoins quelques singularités. Il s'agit, d'une part, de deux appellations traduites / transcrites de l'arabe – en l'occurrence, le "pays de l'Andalous" (18) opposé au "pays des Roum" (90) – et dont le statut particulier est signalé par l'italique même qui affecte respectivement le toponyme de la première et l'ethnonyme de la seconde. Le choix de ces désignations pour distinguer la partie de la péninsule ibérique (encore ou récemment) sous domination musulmane des royaumes catholiques se justifie par ce qu'il traduit le point de vue de locuteurs exprimant leur attachement à une patrie menacée ou déjà perdue. D'ailleurs elles laissent la place à celles purement géopolitiques d'"Andalousie" et de "Castille" dès le moment où le contexte discursif est moins marqué au coin de l'affectivité : ainsi quand Khâli, de retour d'une ambassade en Orient, livre à son neveu à peine adolescent sa première leçon de sciences politiques et, prenant ses distances avec la nostalgie du paradis perdu qui submerge ses compatriotes et avec leurs illusions sur l'aide à attendre des souverains musulmans, reconnaît, en privé, le caractère irrévocable de la perte de cette patrie (126-127). D'autre part, il s'agit du sort réservé aux surnoms institutionnalisés qui, en arabe, s'adjoignent aux anthroponymes ou se substituent à eux : leur transcription n'est éclairée d'un commentaire ou d'une traduction que pour autant que l'importance du personnage le justifie, 5 Soit, en bonne étymologie, la Fête du pressurage, disons des vendanges. A contrario, on pourrait citer, du côté des toponymes, "Aïn el-Asnam, la Source des Idoles" (155) ou bien "« Les Cent Puits »" (156) dont le nom arabe n'est pas même transcrit. Et du côté des anthroponymes, quelques sobriquets comme "Astaghfirullah […] « J'implore-le-pardon-de-Dieu ! »" (39) ou bien "Abou-Khamr, « le père Alcool »" (43). 6 4 par exemple quand ils impliquent le narrateur-héros ; ainsi de la désignation d'un homme ou d'une femme par le biais du nom de son premier-né : "[…] j'étais le premier fils et de s'entendre appeler « Abou-l-Hassan », mon père bombait imperceptiblement le torse" (13) ; "Oum-el-Hassan, la mère d'el-Hassan" (17). Il en est de même pour les divers surnoms que reçoit ce narrateur, soit par sa filiation, soit en raison des circonstances de sa vie ; ils apparaissent dès le prologue du roman, certains traduits d'autres directement transcrits : "Moi, Hassan fils de Mohamed le peseur… On m'appelle aussi le Grenadin, le Fassi, le Zayyati […]." (9). Mais tous reparaîtront quelques dizaines de pages plus loin en double version, à la fois transcrits et traduits ou commentés : "[Mon père] avait en effet hérité de son propre père une importante charge municipale, celle de mitterrand principal, avec pour fonction de peser les grains et de s'assurer de l'honnêteté des pratiques commerciales ; c'est ce qui valut aux membres de ma famille le surnom d'al-Wazzan, le peseur, que je porte toujours7 ; […] et dans les actes officiels on ajoutait « al-Zayyati », du nom de ma tribu d'origine, « al-Gharnati », le Grenadin, et lorsque je m'éloignais de Fès on me désignait également par « al-Fassi », référence à ma première patrie d'adoption […]." (49). Enfin, il convient de réserver un sort particulier à trois anthroponymes récurrents dotés d'une signification limpide pour un arabophone même si elle n'est jamais clairement explicitée à l'intention des lecteurs qui ne le sont pas. Ils se signalent, en outre, par leur caractère second – ils “re-nomment” ceux qu'ils identifient – et dessinent, en filigrane donc, une constellation autour du héros-narrateur : “Warda” est le nom donné par le père du narrateur à la captive chrétienne dont l'amour lui vaudra tant d'avanies (14) ; aussi bien ce nom est-il celui de la rose et il n'est nul besoin de souligner sa charge symbolique. Or, à une génération d’intervalle, la jeune esclave noire offerte au narrateur par le seigneur de Ouerzazat porte, elle aussi, un nom d’emprunt : "« Nous l'appelons8 Hiba. »" (163), déclare celui qui est chargé de la remettre ; ce nom est la transcription du nom arabe du cadeau ; là non plus, la motivation du nom propre n'est jamais positivement indiquée, même si celle-ci est, avec insistance, projetée sur la chaîne syntagmatique : "« Cette jeune esclave est le cadeau du seigneur pour ton poème […] Nous l'appelons Hiba. » Il prit la bride et me la posa dans la main. Je la tirai, les yeux levés, incrédules. Mon cadeau sourit." (163). "Hiba. Même si la terre d'Afrique ne m'avait offert que ce cadeau, elle aurait mérité pour toujours ma nostalgie." (167)9. Où l'on voit le fils mettre ses pas dans les traces du père, au moins en ce qui concerne sa vie privée : fleur de Castille ou don de l'Afrique, ces deux étrangères ne 7 François Mitterrand avait, en son temps, avancé l'interprétation évoquée ici de son patronyme, sans emporter la conviction des philologues. Reliée au surnom arabe hérité par le héros-narrateur de Léon l'Africain, elle suggère clairement une parenté au moins onomastique entre deux personnages, sujets à des titres divers de l'histoire et de la fiction. Cette affinité ne sera que plus sensible après l'épisode romain de l'existence de Léon, qui a surtout pour effet de faire de lui un Médicis, c'est-à-dire, par excellence, un Florentin : épithète appliquée régulièrement, fût-ce de manière métaphorique, au Président français. Au reste, l'épigraphe du roman, empruntée à YEATS, et les ambigüités inhérentes à la narration à la 1ère personne n'interdisent nullement d'étendre cette généalogie imaginaire à l'auteur lui-même. 8 C'est nous qui soulignons. 9 C'est nous, encore, qui soulignons. 5 démentiront jamais l'amour qui leur sera porté, respectivement jusqu'à sa mort par le père, jusqu'à la mort symbolique de la séparation définitive par le fils. Après quoi, leur rôle échu, chacune s'en retournera d'où elle est venue. Par ailleurs, “Khâli” est le nom dont le narrateur dit avoir "toujours appelé" "[son] oncle maternel, Abou-Marwân" (19), et ce nom ne signifie rien d'autre en arabe que “mon oncle maternel”, même s'il est constamment traité comme un nom propre en français. Cette transformation dans le passage d'une langue à l'autre signe, nous semble-t-il, l'importance du personnage de l'oncle à différents égards : père nourricier du narrateur après la répudiation de sa mère, c'est lui qui initiera le jeune homme aux affaires du monde et dont la mort même vaudra à ce dernier ses premières responsabilités d'adulte, avant qu’il ne s'impose finalement comme (beau-)père post mortem. Ainsi ces “renominations” prennent-elles le héros-narrateur entre deux modèles paternels : celui du père biologique, dont le poids se manifeste dans la vie privée, et celui du père idéal, qui oriente la vie publique. Au reste, et pour en revenir à notre problématique initiale, l'ensemble du lexique allogène ne semble en rien constituer un obstacle même pour un lecteur non-natif : les emprunts intégrés appartiennent dès longtemps au fond de la langue et ont d'ailleurs généralement des équivalents dans les autres langues non arabes, particulièrement européennes ; quant aux emprunts néologiques, ils sont le plus souvent accompagnés des éclaircissements nécessaires. Certes, les noms propres posent des problèmes particuliers, mais même si certains dessinent des réseaux implicites sur la base de leur motivation étymologique en arabe, ils fonctionnent avant tout comme des désignateurs rigides. 3. Cependant le texte de Maalouf est également émaillé de mots endogènes ou d'acceptions de tels mots s’écartant de l'usage standard, même si cela ne donne pas lieu au moindre marquage typographique. 3.1. Pour une part, ils semblent destinés à doubler la couleur locale d'une couleur historique. Certes ils sont alors en nombre assez restreint, mais suffisant pour donner10 une coloration archaïque sensible au texte. Il s'agit, bien entendu et tout d'abord, de mots comme "fuste" (87), "gabeleur" (88), "galée" (91), "espingardier" (191)… Aucun n'est attesté, sauf contexte didactique, au-delà de la Renaissance et on ne pourra trouver leur sens précis11 que dans des dictionnaires prenant en compte cet état de la langue. Du moins, le contexte de leur emploi suffit-il généralement, à défaut d’ouvrages spécialisés dont la consultation n’est peutêtre pas la préoccupation première d’un lecteur de roman, à identifier grosso modo le champ lexical auquel ils appartiennent. Au reste, entre ces mots sortis de l’usage et ceux qui sont encore vivants, il existe toute une série de degrés intermédiaires : depuis 10 Ou souligner, si l'on tient compte de certaines particularités de la syntaxe, particulièrement formulaire. Respectivement, “long bateau de plat bord naviguant à la voile et à la rame”, “collecteur de certains droits et taxes – ici : employé de l’octroi”, “grand navire de guerre méditerranéen”, “soldat servant une espingarde – sorte de baliste”. 11 6 "esquinancie"12 (139), dont le T.L.F. relève une occurrence chez GIDE dans les années 30 mais qui paraît bien rare après les premières décennies du XIXe siècle, jusqu’à "gravelle" (113), "fièvre quarte" (156) ou "estafier"13 (168) qu’on trouvera encore dans un dictionnaire d’usage comme Le Nouveau Petit Robert14, fussent-ils munis des appréciations “VIEUX” ou “VIEILLI”. Plus près encore de l’usage actuel sont "calame" (170), disponible quand le contexte historique de la référence l'exige, ou "se gausser" (90) qui s'emploie occasionnellement par plaisanterie. Quant à "havre" (91), à "marâtre" (171) ou à "deviser" (101), ce ne sont respectivement que l'acception dans laquelle les deux premiers sont pris et la construction transitive directe du dernier qui leur donnent une légère, mais indubitable, nuance archaïque15. 3.2. Au reste, le contexte culturel des événements rapportés peut, à l'occasion, être en décalage plus ou moins sensible avec l'organisation des champs lexicaux du français, en synchronie comme en diachronie, et entraîner des restructurations idiosyncrasiques de ces derniers. On en a un bel exemple avec le champ, disons en parler gendarme, des débits de boissons : “café” ou “[salon de] thé” sont exclus pour des raisons historiques évidentes, le recours à eux supposant qu’au préalable l’usage des boissons correspondantes se soit généralisé ; les origines anglo-américaines trop récentes de “bar”, sensibles dans son orthographe même, le disqualifient également. De plus, Maalouf se trouve confronté à la nécessité d’intégrer, fût-ce de manière tacite, l’interdit frappant l’alcool dans la société représentée – lequel amène une différenciation des établissements visés complètement étrangère aux données ayant présidé à la structuration du champ lexical concerné en français. Ce résultat est néanmoins obtenu par la réactivation de deux lexèmes : le vieux "taverne" (115) sera réservé aux lieux où se consomme le vin, probablement sur la base des connotations péjoratives d'établissement populaire plus ou moins bien famé qu'il entraîne avec lui, tandis le désuet mais innocent "buvette" sera réservé aux endroits moins suspects, tels que celui devant la terrasse duquel le père du narrateur fait ostensiblement défiler ses deux femmes, enfin visiblement enceintes, dans le souci de mettre sous les yeux de ses amis les preuves de sa virilité (15). 3.3. À l'opposé de ce travail d'historicisation et d'acculturation de l'expression, dont les connotations sont globalement du côté de la littérarité, on observe cependant, ici ou là, la présence de mots associés à une certaine crudité ou appartenant à un registre familier. Ainsi en est-il de "souteneur" (95) qui, sans être proprement familier, est clairement plus imagé que 12 “Angine”. Respectivement, “lithiase”, “fièvre intermittente dont les accès se renouvellent tous les quatre jours” et “laquais armé”. 14 1993. 15 Au rebours, "libertin" (98) et "frondeur" (201) paraissent, du coup, anachroniques, – l'acception du premier et l'origine même du second étant clairement postérieures à l'époque des faits et ne remontant pas au-delà du XVIIe siècle. 13 7 son synonyme “proxénète” et s’emploie dans des situations moins formelles ; on retrouve les mêmes caractéristiques dans "caser" (171) au sens de “marier”, ou dans "videur" (115) au sens de “personne chargée d’expulser les trublions d’un lieu de plaisir”. Leur caractère souvent métaphorique est aisément perceptible. D’ailleurs les premières attestations de ces mots pris dans ces acceptions ne remontent pas, au mieux, avant la moitié du XVIIIe siècle. Quant à "malfrat" (95), "virée" (114), "arnaque" (132) ou "magot" (133), dont la valeur métaphorique est généralement moins évidente, ils relèvent, eux indubitablement, d'un registre familier qui plonge parfois ses racines dans l'argot et, sauf le dernier, ne sont pas attestés avant le XIXe siècle. Toujours est-il que les uns comme les autres signent une expression très proche de l'oralité quotidienne et projettent sur l'univers représenté les réalités contemporaines. Mais, pour autant, ils ne sont pas, loin de là, le gage d'une compréhension facilitée pour le lecteur non natif. 4. Ainsi constate-t-on que, dans un roman comme Léon l'Africain, ce n'est pas tant la prégnance d'un lexique allogène facteur de couleur locale que celle, sensiblement plus discrète et parfaitement diffuse, de sous-ensemble lexicaux endogènes marqués au coin de la diachronie et (ou) du registre qui constituent les points de résistance au déchiffrement du texte, tantôt pour tous les lecteurs potentiels, tantôt particulièrement pour les non-natifs. D'un autre point de vue, le travail sur le lexique qui se dévoile ainsi traduit l'ambivalence foncière de l'autobiographie fictive d'un personnage historique et spécifie la littérarité du texte.