L`ANPE, instrument de fabrique et de tri de populations

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L`ANPE, instrument de fabrique et de tri de populations
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maattiiqquueess ppaarr lleess ppoolliittiiqquueess ppuubblliiqquueess
Colloque international
Nantes — 13, 14 et 15 juin 2007
A
Atteelliieerr 22 –– PPoolliittiiqquueess ppuubblliiqquueess,, iinnssttiittuuttiioonnss,, aacctteeuurrss
L’ANPE, instrument de fabrique et de tri de populations
problématiques ? Le suivi des chômeurs : entre
accompagnement et coercition
Sophie AVARGUEZ
doctorante en sociologie,
laboratoire Voyages, échanges, confrontations, transformations (VECT),
EA 2983 CNRS, université de Perpignan Via Domitia
[email protected]
L’existence des catégories « chômage » et « chômeur » s’accompagnent de l’existence d’un
débat autour de la distinction entre « vrais » et « faux » chômeurs c’est-à-dire entre chômeurs
« volontaires » et chômeurs « involontaires ». Depuis quelques années et devant l’échec des
politiques publiques de l’emploi à traiter ce problème, ce débat prend des proportions de plus en
plus fortes.
Ce qui justifie le tri entre ces deux catégories, c’est le coût de l’indemnisation des chômeurs et
des politiques publiques mises en œuvre. La chasse aux faux chômeurs est rendue juste et
légitime car elle contribuerait, en contraignant certains chômeurs (les non-vertueux), à favoriser
les autres (les vertueux) et à rétablir ainsi une certaine forme de justice sociale.
À titre d’exemple, une enquête du CEVIPOF. Elle vise à questionner l’adhésion aux discours
sur les méfaits d’un système de protection sociale trop généreux qui aurait pour conséquence une
logique d’assistanat. Les résultats sont les suivants : au niveau national, 59 % des personnes
interrogées estiment que « les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient
vraiment » ; elles sont de 58% pour la Bretagne, 61 % en région Languedoc Roussillon ; le
maximum est observé en Lorraine et en région PACA (66 %) et le minimum en Haute Normandie
(50 %)1 .
Le contexte actuel est celui du traitement individualisé du chômage de masse, sur la base d’une
relation contractuelle, qui vise la responsabilisation du chômeur. Cette configuration s’inscrit dans
le mouvement de modernisation du service public de l’emploi marqué par le spectre du
rapprochement futur avec l’Unédic2 en vue d’instaurer le guichet unique.
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Fourquet J., Le baromètre Politique Français (2006-2007), Régions « ouvertes » versus régions « fermées » : un
clivage spatial non sans influence sur la géographie électorale, 4e vague –février 2007, CEVIPOF, Paris.
2
L’Unedic met en place la réglementation d’Assurance chômage décidée par les partenaires sociaux. L’assurance
chômage remplit quatre missions essentielles : recouvrer les contributions des entreprises et des salariés, inscrire
1
Colloque international – Nantes, 13 14 et 15 juin 2007
« La fabrique de populations problématiques par les politiques publiques »
Cette étude place au centre de l’analyse le suivi des demandeurs d’emploi à l’ANPE. Je pars de
l’hypothèse que c’est au moment où se noue la relation conseiller/chômeur et dans le déroulement
de l’entretien que se manifestent et se cristallisent les discours institutionnels sur le chômage, les
enjeux des politiques publiques de l’emploi et les mécanismes de fabrication et de tri de
populations problématiques. La manière dont les conseillers s’approprient les dispositifs, les
caractéristiques des pratiques de conseil et d’orientation sont en quelque sorte le reflet de la
conception que se fait le discours politique dominant et la société, à un moment donné, du travail
et du chômage.
D’un point de vue méthodologique, ce travail s’appuie sur un corpus d’observation des
situations de travail et sur des entretiens auprès des conseillers à l’emploi. Sont questionnées les
tendances des conseillers à l’emploi qui, par le biais d’un lien individualisé, oscillent dans leurs
pratiques professionnelles entre accompagnement et coercition. Le contexte évoqué
précédemment, doublé d’une volonté institutionnelle de faire le tri entre les « vrais » et les
« faux » chômeurs, conduit au développement de pratiques de contrôle et de sanctions des
demandeurs d’emploi.
Du fait de la thématique transversale de ce colloque « la fabrique de populations problématiques
par les politiques publiques », l’étude présentée ne fait état que d’une seule facette d’une même
médaille. Elle évince les pratiques des conseillers qui s’efforcent de mener à bien leur mission
originelle : l’accompagnement des demandeurs d’emploi, et qui bien souvent entretiennent des
rapports conflictuels avec l’institution à laquelle ils appartiennent du fait de la discordance entre
les normes, les prescriptions et les valeurs véhiculées par l’institution et les leurs. Ce qui est au
centre de l’analyse, c’est en quelque sorte l’idéal-type de ceux qui, à un moment donné, dans une
situation de travail sont amenés à adopter des pratiques de suivi des chômeurs qui sont marquées
par le caractère coercitif voire répressif.
L’histoire nous montre que depuis toujours les chômeurs constituent une catégorie
problématique3 . Si on considère le chômeur comme une personne apte au travail un problème se
pose : celui de la volonté de ces personnes à vouloir travailler. Il y aurait donc des chômeurs
volontaires et des chômeurs involontaires, ceux à qui le travail manque et ceux à qui manque la
volonté de travailler. Par conséquent, il y a ceux qui méritent d’être aidé et ceux qui méritent d’être
sanctionné et dénoncé. Ceux pour qui il est juste d’octroyer un revenu de remplacement et ceux
pour qui le versement de l’aide est injuste. Toute la difficulté des agents du service public de
l’emploi est de faire le tri entre ces deux catégories. En tendance, les résultats des différents
travaux sur le sujet montrent que pour les « vrais » chômeurs, les causes de leur situation sont
considérées comme des causes objectives et exogènes (l’organisation sociale, le marché du travail
par exemple), il faut donc les aider. Pour les « faux » chômeurs, les causes de leur situation sont
considérées comme des causes subjectives et endogènes (des défauts personnels et moraux par
exemple), ils constituent une menace pour la justice sociale, il convient donc de les sanctionner.
Il semblerait que la plupart des conseillers à l’emploi aient intégré le danger que constitue la
figure du faux chômeur. Leurs pratiques professionnelles sont structurées par ce jeu de
différenciation binaire. C’est en mobilisant les modalités contractuelles de la relation et le couple
droits/devoirs que les conseillers tentent à leur échelle, de procéder au tri entre les « vrais »
chômeurs et les « faux » chômeurs.
Pour faire état de la mobilisation subjective au travail des conseillers à l’emploi, je prendrai
appui sur une des mesures phare de la loi de programmation pour la cohésion sociale, le suivi
mensualisé personnalisé (SMP) et son corollaire le projet personnalisé d’accès à l’emploi (PPAE).
les demandeurs d’emploi, les indemniser, favoriser le retour à l’emploi par le biais des ASSEDIC réparties sur
l’ensemble du territoire et qui assurent au plan local l’inscription et le suivi des demandeurs d’emploi, leur
indemnisation, le versement d’aides au retour à l’emploi et le recouvrement des contributions.
3
Salais R., Baverez N., Reynaud B., 1986, L’invention du chômage, PUF, Paris. Topalov C., 1994, Naissance du
chômeur, 1880-1910, Albin Michel, Paris.
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Colloque international – Nantes, 13 14 et 15 juin 2007
« La fabrique de populations problématiques par les politiques publiques »
Les grands principes qui animaient la mise en œuvre du PARE en 2001 sont
réitérés : le rapprochement Assedic et ANPE est renforcé ; on est toujours dans une
logique de contractualisation et l’objectif est toujours d’accélérer le retour à l’emploi et
d’accentuer le contrôle des chômeurs. Quelques modifications sont à signaler : avec le
PARE le suivi se faisait tous les 6 mois avec un conseiller indéterminé. Avec le suivi
mensuel, à compter du quatrième mois d’inscription à l’ANPE, le chômeur est
convoqué tous les mois pour faire le point sur ses recherches d’emploi avec un
conseiller référent.
La subjectivité des conseillers à l’emploi tient une place importante dans les mécanismes de
fabrique et de tri des chômeurs. Lors des entretiens, selon l’attitude du demandeur d’emploi, de sa
manière de se comporter et de parler, autrement dit ce qui relève du savoir être, les agents vont
adopter différentes attitudes, allant de la souplesse à la sévérité.
Ce sont des principes implicites et non formalisés qui génèrent alors les sentiments comme
l’empathie, la confiance, la suspicion, le rejet et qui guident leurs actions et les conduisent à aider
ou sanctionner. Le conseiller doit pouvoir faire à son échelle le tri entre « bons » et « mauvais »
chômeurs. Pour cela il va mobiliser deux critères supposés être objectifs : la motivation et
l’autonomie.
La motivation est définie comme la volonté de travailler ou de re-travailler pour un individu
privé d’emploi ; l’autonomie est définie comme la capacité pour un individu à mener seul ses
recherches d’emploi. Une petite phrase revient souvent dans les entretiens avec les conseillers « tu
as beau être bardé de diplômes, avoir de l’expérience, eh bien si t’es pas motivé et que tu as pas envie
de bosser, on peut rien faire pour toi ! ». Ces critères vont être d’autant plus pris en compte si
l’individu n’a a priori aucune raison d’être au chômage. C’est le cas notamment des chômeurs
recherchant un emploi dans les secteurs en tension ou des chômeurs jeunes, qui, dans la force de
l’âge, ne se donnent pas les moyens de retrouver un emploi ; dans ce cas c’est la paresse qui est
invoquée, à laquelle s’ajoutent un déficit de motivation et un manque d’autonomie dans les
recherches d’emploi.
Une fois ces critères identifiés, le conseiller à l’emploi va tenter de mesurer l’employabilité du
chômeur, terme souvent utilisé mais au contenu très flou.
Il semblerait que l’employabilité soit déterminée par l’autonomie, la motivation, la formation, la
qualification et l’expérience professionnelle. De plus, l’employabilité va être estimée en fonction de
la distance qui sépare le chômeur de l’emploi. Plus précisément, c’est à partir de l’adéquation entre
le profil du demandeur d’emploi et les besoins du marché (le plus souvent à l’échelle locale) que
sont évaluées les chances du chômeur de retrouver un emploi.
Il ne s’agit plus seulement de distinguer les vrais chômeurs des faux chômeurs mais de
différencier les aptes (autrement dit les employables) des inaptes (autrement dit les
inemployables). Il y a donc un processus de tri des chômeurs4 qui s’effectue en plusieurs étapes,
qui conduit à l’exclusion d’une catégorie des demandeurs d’emploi.
Est convoqué simultanément pour procéder à ce second tri (employables/inemployables), des
critères subjectifs qui font appel à des jugements d’ordre comportemental et à l’employabilité
supposée de la personne. Quoi qu’il en soit, c’est en fonction de ces critères et de ce que sont
définis les profils des demandeurs d’emploi et que sont déterminés les conseils et les prescriptions
lors des entretiens. Les « employables » apparaissent comme les clients privilégiés de l’ANPE
tandis que les « inemployables » sont généralement orientés vers des organismes de soustraitance. Ces organismes sous-traitant ont pour objectif non pas de leur retrouver un emploi ou
de leur donner la qualification ou l’expérience qui leur font défaut, mais le plus souvent de leur
4
Benarrosch Y., 2000, « Tri des chômeurs, le nécessaire consensus des acteurs de l’emploi », Travail et Emploi,
DARES, La Documentation Française, n° 81.
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Colloque international – Nantes, 13 14 et 15 juin 2007
« La fabrique de populations problématiques par les politiques publiques »
dispenser les prérequis et les comportements nécessaires pour espérer retrouver un emploi (atelier
CV, atelier lettre de motivation et atelier entretien d’embauche, voire dans certaines agences atelier
« relooking »).
Le recours à l’individualisation des rapports, à la responsabilisation du chômeur, aux notions
d’employabilité, d’autonomie et de motivation trouve sa justification dans une acception plus
générale du chômage qui n’est plus considéré comme un problème sociétal mais comme un
problème individuel. Toute la rhétorique déployée ainsi que les discours politiques eux-mêmes,
relayés par les discours médiatiques, visent à faire admettre que le chômage trouve ses origines
dans des déficiences personnelles et comportementales et non dans des carences sociales ou
économiques d’un système global. Dans les faits, le système fonctionne encore sur l’implicite
selon lequel il existerait une demande de travail qui couvre l’offre, et dans cette perspective, tout
dépend de la motivation, de l’autonomie, de la mobilité géographique et de la bonne volonté de
chacun.
Le processus de tri et d’exclusion organisé sur le plan institutionnel ne laisse que peu
d’alternatives aux chômeurs : soit ils répondent aux exigences de l’institution et acceptent de se
plier aux injonctions normatives, soit ils font le choix de s’en écarter en s’engageant dans une
forme de résistance normative qui les expose au risque d’être radié des fichiers des demandeurs
d’emploi.
En France, depuis la mise en place du PARE et du Suivi Mensuel Personnalisé, le nombre des
radiations n’a pas cessé d’augmenter. Pour l’ANPE, l’augmentation des radiations est le reflet du
meilleur suivi des demandeurs d’emploi voire même de l’efficacité d’un bon conseiller. Les motifs
qui donnent lieu à une procédure de radiation sont multiples. Mais de manière générale, il y a
radiation lorsque le demandeur d’emploi a effectué une faute et ne remplit pas les engagements
pris dans son contrat (chercher activement un emploi, venir aux convocations…).
La radiation, forme ultime de pénalisation des chômeurs s’appuie aussi sur la mobilisation
subjective des conseillers à l’emploi. Il s’agit d’un instrument punitif et coercitif qui permet la
gestion de la liste des demandeurs d’emploi. Nous allons maintenant nous intéresser aux
procédures de radiations générées par les conseillers à l’emploi (et non par le système
informatique) et aux critères retenus par ces derniers, critères qui varient d’un conseiller à l’autre.
Le terme de « mobilisation subjective » recouvre le phénomène suivant : chaque conseiller, en
fonction de la nature de la relation établie lors de l’entretien, va établir son échelle de fautes et de
manquements. Les motifs de justification d’une absence à un rendez-vous peuvent être ou non
pris en considération et faire l’objet ou pas d’une sanction. De même pour le refus d’emploi, le
conseiller peut proposer un emploi au chômeur en lui donnant la possibilité de le refuser sans qu’il
y ait aucune conséquence, soit le mettre devant le choix de ne pas l’accepter, et de risquer un avis
de radiation.
Pour beaucoup, la sanction est la marque d’une certaine justice sociale qu’ils peuvent, à leur
échelle, mettre en œuvre et sur laquelle ils ont une prise. La sanction est mobilisée pour faire
prendre conscience aux demandeurs d’emploi que lorsqu’on est chômeur il y a des droits mais en
contrepartie des devoirs. Ainsi, le rôle du conseiller est d’être vigilant au respect des engagements.
Tout se passe comme si, sanctionner participait à l’éducation du « bon » chômeur et permettait de
lutter contre la passivité, le manque de motivation et l’irresponsabilité de ce dernier. La notion
d’aide se combine alors à celle de contrôle, et elles peuvent toutes deux conduire à la mise en
œuvre de mesures punitives. Le contrôle fait partie intégrante du métier de conseiller, et si
certains disent vivre difficilement le fait de devoir jouer le double rôle (aider et contrôler), d’autres
ne voient pas de dissonance entre ces deux postures.
« Nous, il faut bien vérifier que la personne a fait des démarches de recherche d’emploi, qu’il y a des actes
positifs de recherche d’emploi (qu’il y ait des réponses ou pas) mais surtout, il faut juger que c’est vrai. À ce
moment-là, soit tu t’aperçois que la personne te prend pour un imbécile et elle n’a rien fait, là il y a la GL2
[...]. Moi, j’y trouve du sens si c’est juste. Il y a des personnes qui nous mènent en bateau… Moi, je vais te
4
Colloque international – Nantes, 13 14 et 15 juin 2007
« La fabrique de populations problématiques par les politiques publiques »
dire, je crois qu’il faut bien regarder ce qui a été fait et dit dans les entretiens précédents et bien regarder et
enchaîner par rapport à ça. Et parfois la sanction doit se faire parce que le gars, il n’avance pas. C’est vrai,
dans ce cas, il faut le faire, il faut le faire et la personne le sait très bien. »
Parmi les radiations classiques, un type de radiation va être ici étudié. J’ai choisi de la nommer
« radiation consentie ». Il s’agit d’une forme particulière de radiation puisqu’elle se déroule au
moment de l’entretien. Elle marque un degré plus grand dans l’imposition d’une justice sociale,
puisque dans ce cas le conseiller endosse l’entière responsabilité de la procédure et développe une
argumentation en vue de faire adhérer le chômeur à sa décision. L’échange consiste alors à
convaincre le demandeur d’emploi du bien-fondé de sa radiation, à lui fournir les éléments
explicatifs, et à le persuader du caractère juste de cette dernière afin qu’il l’accepte. Se met alors en
œuvre une négociation entre les deux parties, l’un cherchant à maintenir son statut de chômeur
et l’autre visant à le lui retirer. Souvent, le vocabulaire utilisé masque la réalité de la sanction, on
parle alors de « suspension » et non plus de radiation. Le tour de force du conseiller réside donc
en sa capacité à faire adhérer le chômeur à sa propre exclusion, puisque ce dernier, à la fin de
l’échange, signera les conclusions de l’entretien qui attesteront de sa propre radiation.
Exemple du discours d’un conseiller qui m’explique le bien-fondé de la radiation consentie :
« C’est pas ça, je ne suis pas sur de la justification, mais il fallait que je lui explique pourquoi et qu’il
comprenne et qu’il adhère. Faire adhérer quelqu’un à ce qu’il soit radié, je peux te dire qu’il faut en avancer
des arguments.(...) Après en entretien, je lui dis « Là, vous allez être radié pour 3 à 6 mois, ce n’est pas moi
qui décide de la durée mais mon chef, moi je mets la sanction et lui vous donne les mois que vous
prendrez ; vous pouvez en prendre pour 3 mois mais peut-être aussi pour 6 mois. D’ici là, si vous avez
réfléchi et que vous êtes dans d’autres dispositions, à ce moment-là vous pouvez envisager de vous
réinscrire, mais à ce moment-là, la condition (et je le marque dans les conclusions) c’est que vous êtes en
mesure de me prouver que vous avez été en recherche d’emploi pendant cette période de radiation, sans quoi,
on ne vous réinscrira pas. »
À travers cet acte de travail, la radiation, il est possible de cerner les liens entre le niveau
microscopique et le niveau macroscopique. Ce qui se joue avec le processus de radiation ce n’est
pas seulement l’exclusion d’un chômeur de la liste par un conseiller. En effet, dans la façon dont
l’agent pour l’emploi va gérer la liste, il fabrique d’une certaine manière la société. Il agit en
adéquation avec l’idée qu’il a de ce qu’est « le vivre en société », de ce qu’est « faire société ». Cet
acte est traversé par des débats de normes et de valeurs, des choix effectués dans l’activité de travail
qui symbolisent des choix sociétaux et des principes politiques et moraux.
Conclusion
La conclusion est l’occasion de nuancer cet état des lieux. En se focalisant sur la production et
le tri des populations problématiques par l’ANPE, l’étude met de côté les rapports conflictuels entre
l’ANPE et ses salariés, et également l’ensemble des conseillers qui, dans leur quotidien, s’efforcent
de rester sur une ligne, celle de l’accompagnement des demandeurs d’emploi (un angle d’approche
qui fait actuellement l’objet d’une recherche en cours).
À travers cette étude, on a vu comment les pratiques dites coercitives (contrôle et sanction)
sont guidées et structurées en amont par un cadre législatif spécifique et en aval par la
réappropriation de cadre législatif et donc des politiques publiques par les agents de l’emploi via les
processus de renormalisation. Autrement dit, si les actions, les décisions et les postures des
conseillers sont déterminées par un ensemble de prescriptions formalisées et un cadre
réglementaire en apparence rigide, la part qu’occupent les normes implicites et la subjectivité est
considérable et décisive dans les mécanismes de production et de tri des populations
problématiques. Dans cette perspective, le suivi des chômeurs va être défini en fonction de la
perception que l’agent a de l’employabilité, de la motivation, de l’autonomie, de la faisabilité du
projet du demandeur d’emploi et de sa capacité à accepter les injonctions normatives qui encadrent
la contractualisation de leur relation.
Cette perception différenciée conduit à des cas d’euphémismes, des cas de détournement, voire
même des cas de refus qui peuvent déboucher sur l’exclusion du chômeur du dispositif
5
Colloque international – Nantes, 13 14 et 15 juin 2007
« La fabrique de populations problématiques par les politiques publiques »
institutionnel. Les agents ont le pouvoir d’infléchir, voire de déterminer le contenu d’une politique
donnée alors même que le modèle de neutralité est censé prévaloir et établir une frontière entre ce
qui relève du politique et ce qui relève de l’administratif (dans le recrutement avec la généralisation
du concours, dans l’évolution de carrière, dans le quotidien de travail à travers la notion de service
public)5 . Ainsi le dispositif préexiste bel et bien à l’action mais c’est dans l’interaction que se
définissent les différents modes de traitement du chômeur, que sont mis au jour des arbitrages et
des infléchissements aux dispositifs.
Analyser les pratiques professionnelles des conseillers à l’emploi, leur rapport au travail et à
l’organisation à laquelle ils appartiennent, conduit à interroger la dimension morale et politique qui
fait partie intégrante de leur activité de travail : se mêlent les exigences de neutralité et d’égalité de
traitement posées par l’appartenance au service public de l’emploi avec l’engagement éthique et
politique, l’engagement militant et l’engagement personnel. Ainsi, le principe d’égalité au
fondement de la notion de service public génère dans le quotidien des agents des tensions et des
dilemmes : ils oscillent en effet entre la volonté d’assurer le maintien d’un accueil universel
(imposé par le droit public) et l’ajustement d’un accueil aux personnes reçues qui exclut de fait
une partie des usagers.
Au cœur de ces mécanismes de production et de tri de population problématique, il y a le retour
en force de l’idée de responsabilisation des individus privés d’emploi. Les formes de pénalisation
des chômeurs sont multiples, la radiation étant la forme ultime de responsabilisation punitive des
demandeurs d’emploi. D’autres formes de pénalisation sont à l’œuvre ; elles sont moins visibles et
tout aussi pernicieuses ; elles se trament dans les interactions ordinaires entre chômeurs et
représentants de l’État, au travers notamment des capacités des conseillers à l’emploi lors des
entretiens à jouer sur les différents registres de responsabilisation, et en usant de la persuasion, de
la dissuasion, de la moralisation voire même de la culpabilisation.
Ces mesures coercitives du suivi des chômeurs apparaissent (du moins statistiquement)
efficaces, mais elles sont néanmoins discutables et conduisent à plusieurs pistes de réflexion qu’il
faudrait creuser ; L’individualisation du traitement du chômage conduit au traitement du
chômeur en tant que personne. La tendance aujourd’hui est à la prescription de prestations
diverses (atelier CV, atelier lettre de motivation, Objectif Projet Individuel, Objectif Projet Groupe,
Bilan de Compétences, etc.) au détriment du véritable emploi. Ce qui est privilégié ce sont des
solutions d’attente auxquelles on prête la vertu de réduire la distance à l’emploi. Plus largement,
on assiste aussi à une remise en cause du droit au chômeur à disposer d’un emploi convenable :
pour les employables, la mise au travail doit être rapide en faisant l’économie d’une réflexion sur
les types d’emploi et la qualité d’emploi. Tout se passe comme si la situation de chômeur suffisait à
justifier l’acceptation d’emplois précaires (CDD, Intérim, temps partiels non choisis, contrats aidés,
etc.). Quel rôle joue alors l’ANPE dans la fabrique de ce que l’on nomme aujourd’hui les
travailleurs pauvres ? Ne favorise-t-elle pas les risques de normaliser l’emploi précaire ? N’accroîtelle pas, d’une certaine manière, les inégalités sociales et salariales ? Ne grossit-elle pas les rangs
des exclus et des désaffiliés ?
5
Il serait intéressant d’apporter un regard sur les conditions sociohistoriques des modes de recrutement de la
fonction publique. Bon nombre de structures publiques et d’institutions, et l’ANPE en est un bon exemple, ont
recours aux CDD et aux vacataires qui ne passent pas par le système classique de recrutement par concours. Ces
modes de recrutements peuvent avoir un effet pervers : celui de politiser les profils et de les rendre tributaires des
alternances politiques.
6