QUELLE(S) PÉDAGOGIE(S) VOI(EN)T LE JOUR DANS LES

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QUELLE(S) PÉDAGOGIE(S) VOI(EN)T LE JOUR DANS LES
QUELLE(S) PÉDAGOGIE(S) VOI(EN)T LE JOUR DANS LES
(GRANDES) COMMUNAUTÉS WEB 2.0 D’APPRENANTS DE
LANGUE ?
Anthippi Potolia
INALCO/PLIDAM
Mathieu Loiseau
Université Stendhal, LIDILEM
Katerina Zourou
Université du Luxembourg, FLSHASE/LCMI/DICA-lab
Résumé : La présente contribution s’interroge sur la pédagogie mise en place dans trois grandes
communautés web 2.0 d’apprenants de langue (Livemocha, Busuu, Babbel) et cherche à réfléchir aux
questions suivantes :
• par quels moyens discursifs les concepteurs des communautés mettent en avant les choix
pédagogiques effectués et de quels éléments se servent-ils pour justifier ces choix ? que nous disent les
choix des concepteurs des communautés sur la pédagogie adoptée ?
• au niveau de la modélisation pédagogique (cohérence des parcours proposés et principes régissant
ces parcours en termes de choix didactiques), comment se positionnent les choix en pédagogie vis-àvis des approches méthodologiques récentes (perspective communicative-actionnelle notamment) ?
• quelles conclusions pouvons-nous tirer sur le rapport qu’entretiennent l’investissement en
ingénierie pédagogique et la logique du marché, compte tenu du fait que les communautés sont gérées
par des start-ups cherchant à tirer profit de l’activité des utilisateurs ?
Mots-clés: apprentissage des langues, communauté(s) d’apprenants web 2.0, didactique des langues,
modélisation pédagogique, parcours pédagogique.
Le symposium « WEB SOCIAL ET COMMUNAUTES AUTOUR DES LANGUES ETRANGERES : LA
PART DE L'INFORMEL ET DU FORMEL », coordonné par Katerina Zourou et dont cette
communication faisait partie, a été financé avec le soutien de la Commission européenne. La vidéo de
cette communication est disponible à : http://vimeo.com/channels/218407#25709180
Cette publication n’engage que ses auteurs et la Commission n’est pas responsable de l’usage qui
pourrait être fait des informations qui y sont contenues.
Dejean, C., Mangenot, F., Soubrié, T. (2011, coord.). Actes du colloque Epal 2011 (Échanger pour apprendre en ligne),
université Stendhal – Grenoble 3, 24-26 juin 2011.
1. Introduction
Notre article s’inscrit dans une série de réflexions que nous menons au sujet des
communautés web 2.0 d’apprenants de langue depuis 2010. Les contributions sur lesquelles
cet article se fonde ont été initiées par l’étude Apprentissage des langues : ressources et
réseaux (Dixhoorn et al., 2010) visant à identifier la manière dont les concepteurs de
ressources se servent du web 2.0 pour faciliter et renforcer l’apprentissage des langues ou leur
position comme acteur du domaine. Deux communications ont succédé, la première portant
sur les types de communautés, leurs démarches et rapports au contenu au sein de ces
communautés (Loiseau et al., 2010) et la seconde sur les rôles des acteurs et la pédagogie
véhiculée (Loiseau et al., 2011). Par ailleurs, les démarches de réutilisation des matériels par
les utilisateurs dans ces communautés ont été explorées plus récemment (Zourou et al., 2011).
La présente contribution s’interroge sur la pédagogie mise en place dans ces espaces de
socialisation et d’apprentissage. Par l’appellation « communauté web 2.0 d’apprenants de
langue » nous nous référons aux communautés les plus peuplées au moment de la rédaction
du présent article (juillet 2011), réunissant plus d’un million de membres, et plus
particulièrement à Babbel, (plus d’un million d’utilisateurs, onze langues disponibles), Busuu
(plus de deux millions d’utilisateurs, sept langues disponibles) et Livemocha (plus de neuf
millions d’utilisateurs, 35 langues disponibles)1.
Il serait trop hâtif de traiter les trois communautés uniformément, des différences
importantes existent entre elles (cf. Harrison & Thomas, 2009, Loiseau et al., 2011).
Cependant, nous pouvons retenir un certain nombre de traits caractéristiques, identifiables au
niveau du fonctionnement archétypique de ces communautés. Par exemple, comme nous
l’indiquions dans Loiseau et al. (2011), l’un des dénominateurs communs est de permettre à
l’utilisateur de jouer tantôt le rôle d’apprenant, tantôt celui de tuteur. Chaque communauté
conçoit à sa façon la notion de « parcours d’apprentissage » et dispose de sa propre
représentation de l’enseignement-apprentissage des langues, qui proviennent avant tout du
cadre dans lequel elle évolue. Les modalités d’interaction et les types d’activités proposées
varient d’une plateforme à l’autre mais on retrouve les briques élémentaires suivantes : – la
leçon (ou présentation des notions à acquérir) ; – des exercices structuraux ou calqués sur le
modèle de la leçon, qui sont corrigés automatiquement ; – des exercices de production écrite
et orale, corrigés par les utilisateurs (ceux qui acceptent d’endosser le rôle de tuteur) ; – des
modalités d’interaction synchrones ou asynchrones avec d’autres utilisateurs (tuteurs) dans le
cadre de la séquence en utilisant les outils de communication proposés par la plateforme.
2. Questions de recherche et méthodologie adoptée
Les questions auxquelles nous nous sommes proposé de réfléchir dans cette
communication sont les suivantes :
•
•
par quels moyens discursifs les concepteurs des communautés mettent en avant les choix
pédagogiques effectués et de quels éléments se servent-ils pour justifier ces choix ? Que
nous disent les choix des concepteurs des communautés sur la pédagogie adoptée ?
au niveau de la modélisation pédagogique (cohérence des parcours proposés et principes
régissant ces parcours en termes de choix didactiques), comment se positionnent les choix
en pédagogie vis-à-vis des approches méthodologiques récentes (perspective
communicative-actionnelle notamment) ?
1 Chiffres de mars 2011.
2
Dejean, C., Mangenot, F., Soubrié, T. (2011, coord.). Actes du colloque Epal 2011 (Échanger pour apprendre en ligne),
université Stendhal – Grenoble 3, 24-26 juin 2011.
•
quelles conclusions pouvons-nous tirer sur le rapport qu’entretiennent l’investissement en
ingénierie pédagogique et la logique du marché, compte tenu du fait que les communautés
sont gérées par des start-ups cherchant à tirer profit de l’activité des utilisateurs ?
L’étude proposée ici est amenée à être approfondie à l’avenir et vise à fournir des pistes de
réflexion. Elle se fonde à la fois sur une analyse du discours qui accompagne les démarches
pédagogiques adoptées par chacune des trois communautés et les choix pédagogiques
réellement opérés, en particulier dans les contenus accessibles à tous les utilisateurs, mais
également en contraste avec les offres payantes proposées.
3. Vue sur le discours accompagnant les choix pédagogiques des
concepteurs des communautés
Apprendre dans une communauté web 2.0 est présenté (du moins dans les sites consultés)
comme une démarche qui s’écarte des apprentissages non appuyés par les technologies et des
apprentissages poursuivant des méthodes dites « traditionnelles ». Pour commencer, les
artefacts technologiques sont valorisés et présentés comme indispensables à la demande
croissante des compétences en langue : « in a world hungry for new language skills, and
increasing broadband Internet access and VOIP adoption… » (Livemocha)2. Par ailleurs, les
méthodes dites « traditionnelles » se trouvent à l’opposé des démarches pédagogiques
adoptées par les communautés en question, ici l’exemple de Busuu : « We have personally
suffered from the traditional way to learn a new language which we always found expensive,
difficult and boring3 ».
Selon les concepteurs, apprendre dans une communauté web 2.0 revêt des caractéristiques
originales qui veulent rompre avec la réalité de l’apprentissage des langues avant l’apparition
de ces communautés. Adrian Hilti, co-fondateur de Busuu, estime dans un entretien4 que
« (…) le processus d’apprentissage est fastidieux, ennuyeux et cher (…) Busuu offre un
échange gratuit de langues à travers Internet et fait de l’apprentissage des langues une
activité mobile, flexible, mais surtout interactive ».
À la manière des éditeurs de cédéroms ou de méthodes plus classiques, ces communautés
ont recours à des techniques de communication relativement classiques utilisant des
témoignages d’experts et d’utilisateurs satisfaits pour vanter la qualité et le caractère novateur
des services proposés. Livemocha attribue par exemple à Mark Warschauer (professeur en
sciences de l’éducation et en informatique à l’université de Californie) le commentaire
suivant : « Livemocha offre aux étudiants une expérience linguistique surprenante. Et en plus
vous recevrez le soutien de toute une communauté »5.
La question de proposer un point de vue distancié et argumenté sur « l’expérience
d’apprentissage » offerte par ces communautés dépasse largement le cadre de cette
communication et nécessiterait des analyses supplémentaires. Cependant, pour peu qu’elle
soit abordée ici, elle nous permet de mieux asseoir le décalage entre le discours du péritexte
éditorial de ces communautés et les choix pédagogiques proprement dits que nous étudions
dans cette contribution.
2 http://fr-fr.livemocha.com/pages/about
3 http://www.busuu.com/enc/about
4 http://www.busuu.com/files/press/releases/fr_busuu_com_press_may_08.pdf
5 http://fr-fr.livemocha.com/pages/testimonials/l:fr-fr
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Dejean, C., Mangenot, F., Soubrié, T. (2011, coord.). Actes du colloque Epal 2011 (Échanger pour apprendre en ligne),
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4. Analyse des choix pédagogiques opérés
Rappelons que depuis la publication du Cadre Européen Commun de Référence pour les
langues (CECR, 2001) la tendance dominante dans le domaine de l’enseignementapprentissage des langues est l’approche ou perspective actionnelle qui préconise un
apprentissage par tâches au sein desquelles l’apprenant agit en tant qu’acteur social. Mais
même sans parler d’approche actionnelle (puisque celle-ci correspond vraisemblablement à
une évolution interne de l’approche communicative : Beacco, 2007, Coste, 2009, Bérard,
2009, Puren, 2011)6 et même si depuis les années 90, l’éclectisme a été identifié comme une
pratique dominante (cf. Puren, 1994), la grande majorité des didacticiens s’accorde sur le fait
que depuis le milieu des années 70, l’on considère l'apprentissage des langues comme une
préparation à une utilisation active de la langue pour communiquer (basée sur une approche
par compétences, dont les prémisses peuvent être trouvées dans le renversement didactique
opéré par l’approche notionnelle/fonctionnelle tirant son nom de l’organisation du programme
qu’elle prône (Springer, 1996 : 161)). Au vu de ces éléments quels sont les choix
méthodologiques opérés dans les communautés observées ? Les deux sections suivantes
seront consacrées aux choix opérés : la première au choix en accord et la seconde à ceux en
désaccord avec les grands axes de la didactique des langues en général et de l’autoapprentissage (Barbot & Camatarri, 1999) en particulier (utilisation active de la langue pour
communiquer, apprentissage en contexte, organisation du matériau didactique par actes de
parole ou par tâches, définition préalable des objectifs, etc.)
4.1. Préconisations en accord avec la didactique des langues
Ajustement avec le nivellement du CECR
Parmi les trois communautés, seule Busuu fait une référence explicite aux niveaux du
CECR qui sont appliqués au matériel pédagogique mis à la disposition des apprenants. Cela
peut s’expliquer d’une part par le souci des concepteurs de s’aligner sur un modèle ayant
fonction de référence absolue dans le domaine de langues, et d’autre part par le caractère
européen de Busuu : ses fondateurs (A. Hilti et B. Niesner) sont des Européens ayant leur
siège à Madrid (ce n’est pas le cas de Livemocha, une start-up américaine).
Structuration des contenus pédagogiques
Que ce soit sous forme d’annonce des objectifs fonctionnels au début de chaque unité
pédagogique (Babbel, Figure 17), de définition du public-cible (Livemocha, Figure 1) ou
encore sous forme de schéma reflétant une structuration plus complexe de contenus (Busuu,
Figure 1), les communautés affichent un minimum de cadrage aux apprenants en amont.
De plus, depuis quelques mois seulement, Babbel structure ses contenus pédagogiques par
trimestre dans le but d’aider et d’encadrer les apprenants à organiser et à structurer leur
apprentissage sur l’axe chronologique en se fixant des objectifs par tranche temporelle
(cf. Figure 2).
Du point de vue de la macrostructure des contenus pédagogiques mis à la disposition des
apprenants, nous constatons des découpages multiples qui visent à satisfaire le plus grand
nombre possible d’apprenants, en accord avec leur profil (linéaire : navigation au menu, cf.
Busuu), leur niveau de langue et leurs besoins (navigation à la carte, cf. Babbel).
6 http://www.christianpuren.com/mes-travaux-liste-et-liens/2011e/
7 Toutes les figures sont situées en annexes à la fin du document.
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Quant au niveau micro les trois communautés s’accordent sur l’adoption d’une
structuration progressive, allant de la compréhension à la production (dans le cas de Busuu)
ou bien de l’apprentissage à la production (dans le cas de Livemocha).
Aides à l’ (auto)apprentissage et à l’auto-évaluation
Deux catégories d’aides sont le plus souvent disponibles : la première renvoie à des outils
disponibles directement sur la plateforme. Des exemples de ce type d’aide sont par exemple
les directions méthodologiques à l’(auto)apprentissage fournies par Livemocha et les aperçus
sous forme de tableaux statistiques à mi-parcours ou en fin de parcours (cf. Figure 3).
Un autre type d’aide à la systématisation et à l’organisation de l’apprentissage, sous forme
de logiciel téléchargeable, est proposé par Babbel. Babbel refresh, une application que
l’utilisateur installe sur son ordinateur (ou téléphone portable), est un outil de révision
lexicale. Ce logiciel rappelle à intervalles réguliers le plan d'apprentissage que l'utilisateur
s'est fixé et donne accès à une analyse des progrès effectués, notamment en termes de
vocabulaire appris et/ou à acquérir (cf. Figure 4).
4.2. Préconisations en désaccord avec la didactique des langues
Dans cette section nous nous appuierons sur des exemples concrets tirés des supports
pédagogiques des trois communautés pour illustrer les ruptures que nous avons observées
avec les préconisations des approches pédagogiques récentes (approche communicativeactionnelle notamment). Il est à noter que ces remarques concernent uniquement les contenus
gratuits de Busuu et Livemocha.
Des ressources a-culturelles (« ou des univers culturellement aseptisés »)
Souligné aussi dans un de nos articles précédents (Zourou et al., 2011), l’un des défauts des
contenus constatés parmi les communautés analysées (ici l’exemple de Livemocha, la seule
proposant un éventail de trente-cinq langues) provient du fait que les contenus pour toutes les
langues résultent de la version anglaise, qui est vraisemblablement la première élaborée.
Calqués sur les spécificités morphologiques de l’anglais, ces contenus présentent des lacunes
une fois adaptés à des langues utilisant des marques morphologiques de genre pour les noms
et adjectifs. Par exemple, dans les premières leçons de russe, les apprenants sont confrontés à
l’énoncé – она старая (« elle est vieille ») –, sans jamais proposer « il est vieux » – он
старый – ou les mécanismes existant en russe pour obtenir l’un à partir de l’autre.
Ces mécanismes de traduction des supports rendent également les supports a-culturels
étant donné que les photos utilisées dans les supports sont identiques quelle que soit la langue
(ici l’exemple de Busuu, cf. Figure 5).
Une progression rompant avec celle préconisée par le CECR
Dans l’exemple de la Figure 6 qui est loin d’être le seul rencontré, il existe un décalage
assez important entre deux unités du même cours. Alors que l’unité 8 est dédiée à des
éléments fonctionnels (directions, l’heure, donner des directions, etc.) qui relèvent d’un
niveau A1 du CECR, dans l’unité suivante (unité 9, cf. Figure 6) l’apprenant est non
seulement confronté à des éléments strictement grammaticaux mais effectue aussi et surtout
un « bond » dans son apprentissage dans la mesure où les éléments en question relèvent du
niveau C1 du CECR (formation du passé simple).
Une conception traditionnelle et behavioriste de l’apprentissage
En décalage avec le discours (promotionnel) des concepteurs qui prétendent rompre avec
une approche traditionnelle de l’apprentissage (voir section 0), la théorie d’apprentissage
omniprésente dans les exercices des trois communautés étudiées est le behaviorisme. En effet,
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Dejean, C., Mangenot, F., Soubrié, T. (2011, coord.). Actes du colloque Epal 2011 (Échanger pour apprendre en ligne),
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qu’il s’agisse de d’actes de parole simples (saluer, dire et demander comme on va) ou d’un
vocabulaire hors contexte (le plus souvent thématique) c’est à force de répétition des mêmes
items (écouter et répéter, sélectionner en L2 l’item affiché sur son écran en L1, remettre dans
l’ordre les lettres d’un mot ou d’une expression) que l’apprentissage est censé se construire
(cf. Figure 7). Il en va de même pour les « activités » ouvertes (donc non-autocorrectives) que
l’apprenant est invité à soumettre pour évaluation auprès de la communauté. Dans le cas de
l’exemple de la Figure 7 tiré de Livemocha, plutôt que de proposer à l’apprenant une activité
de production orale en relation avec l’acte de la description (décrire un membre de sa famille,
un ami, une personne rencontrée dans la rue et qui a attiré son attention, etc.) c’est une
juxtaposition de phrases sans cohésion ni cohérence que ce dernier doit réciter à voix haute.
Quant aux « activités » ouvertes de production écrite, nous constatons un phénomène
similaire. En effet, on ne propose aucunement une production écrite au sens plein du terme
mais une traduction de phrases à soumettre à la communauté, type d’« activité » qui reflète de
façon caractéristique la représentation que se font les concepteurs des communautés étudiées
de l’apprentissage d’une langue étrangère (voir par exemple Figure 11).
Un décalage important entre l’input et l’output
Nous avons vu en 0 que les trois communautés de notre corpus d’étude optent pour une
structuration de leurs contenus en accord a priori avec les préconisations méthodologiques
des approches actuelles (vocabulaire – sorte de phase de pré-écoute ou de pré-lecture – dialogue exercices d’écriture exercices de production orale révision). Cependant
lorsque l’on regarde d’un peu plus près cette structuration, l’on se rend compte
immédiatement de la rupture entre d’une part la partie compréhension (orale et/ou écrite) et
d’autre part la partie production (écrite et/ou orale). En d’autres termes, les éléments que l’on
propose à la compréhension (vocabulaire, dialogues8) portent de manière quasi-exclusive – et
comme nous l’avons vu en 0 – sur la mémorisation – à force de répétition – de mots ou
d’expressions isolés. En revanche, une fois dans la partie production (exercices d’écriture,
exercices de production orale), outre la traduction ou la récitation à voix haute (cf. également
supra en 0) – exercices certes peu pertinents en termes didactiques mais du moins difficiles à
effectuer à l’issue d’un apprentissage basé uniquement sur la mémorisation de mots ou
expressions hors contexte – des activités de production écrite et/ou orale relativement
ouvertes sont parfois proposées (par exemple : « Décrivez cinq personnes différentes en
utilisant un mot descriptif positif et négatif : une femme, un homme, un garçon, un fille et
vous »).
La question qui se pose alors en toute légitimité est de savoir par quels moyens un
apprenant qui n’a pas d’autres ressources à sa disposition que celles proposées par les sites en
question peut-il parvenir à accomplir les activités de production préconisées par les
concepteurs de ces communautés.
5. Offres payantes
Les lacunes constatées dans les offres ci-dessus ne peuvent pas être étendues
systématiquement à tout le contenu proposé par les communautés : outre Babbel, qui est de
toute façon payante, les autres communautés consultées proposent des contenus gratuits mais
également des contenus payants, souvent bien plus aboutis en termes de modélisation
8 Ces dialogues (inexistants dans Livemocha) ne sont d’ailleurs que des transcriptions écrites, donc des
compréhensions écrites (suivies d’une traduction dans la L1 de l’apprenant) dont la version orale –
compréhension orale – (notamment dans le cas de Busuu) n’est accessible que dans la version payante des sites.
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Dejean, C., Mangenot, F., Soubrié, T. (2011, coord.). Actes du colloque Epal 2011 (Échanger pour apprendre en ligne),
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pédagogique. Chacune a sa propre stratégie quant à l’articulation des contenus gratuits et
payants.
Dans le cas de Busuu, les contenus gratuits peuvent être décrits comme une version
lacunaire des contenus payants. En effet, les contenus payants définissent une progression
réutilisant les « briques » élémentaires des contenus gratuits, mais auxquels sont ajoutés des
informations méta-linguistiques sous formes de fiches (cf. Figure 8), des enregistrements
sonores pour les dialogues ou encore des podcasts audio.
De son côté Livemocha a adopté une solution radicalement différente. Les cours proposés
gratuitement n’ont rien de commun avec les cours payants (intitulés actifs). Ces supports sont
bien plus en accord avec les préceptes de la didactique des langues. Sans aller jusqu’à
procéder par tâche, les phrasebooks laissent la place à des dialogues avec supports audio et
vidéo (avec sous-titres optionnels) ainsi que la possibilité d’avoir accès à des
« éclaircissements culturels » (malheureusement ces supports ne sont pas traduits dans toutes
les L1 potentielles de l’apprenant, cf. Figure 9).
Contrairement aux supports gratuits, les cours de la gamme « active » comportent des
points grammaticaux, en plus du vocabulaire (cf. Figure 10), présentent des exercices de
renforcement moins calqués sur les cours, des activités de compréhension de textes écrits et
enfin les exercices de production n’en ont pas que le nom. En lieu et places d’exercices de
lecture et de production de phrases rarement articulées entre elles, les exercices proposent
parfois ici d’enregistrer des dialogues en suivant un script ou de rédiger de réels textes.
Malgré tout, outre les traductions approximatives ou inexistantes des consignes et autres
questions (cf. Figure 9), les supports en eux-mêmes souffrent d’imperfections classiques des
cédéroms et autres applications d’ALAO de générations antérieures (Antoniadis et al., 2005).
On peut citer, par exemple, la possibilité de feedback erronés du fait de processus
d’évaluation comparant les productions des apprenants avec une unique solution acceptée.
Dans la Figure 12, la phrase considérée incorrecte par le système dans un exercice de remise
en ordre des mots d’une phrase, ne l’était pas9 : le système attendait de l’utilisateur la
séquence de mots « Este es el mejor café del mundo » (« ceci est le meilleur café du monde »
en opposition à « ce café est le meilleur du monde », phrase produite par l’apprenant, deux
formulations qui hors contexte d’énonciation sont appropriées).
La différence flagrante entre la qualité des supports pédagogiques des versions gratuites
(behavioristes, utilisant la langue hors-contexte) et payantes (d’inspiration communicative) de
Livemocha, associée à la moindre cohérence d’une offre Busuu gratuite tronquée
d’explications essentielles explicitent le modèle commercial freemium10, utilisé par les deux
communautés. En effet, les utilisateurs peuvent faire partie intégrante des communautés sans
pour autant s’acquitter d’un droit d’entrée (Loiseau et al., 2011) et ont accès à des supports
pédagogiques de moindre qualité, mais ils peuvent accéder à de meilleurs contenus en
rétribuant financièrement les entreprises proposant l’intégralité des services. En effet, bien
que mettant à disposition de l’intégralité de la communauté des outils, les entreprises fondent
leur offre commerciale sur la fourniture de contenus pédagogiques (qui ne tranchent pas avec
les offres existantes).
6. Conclusion
La position commerciale de ces communautés d’apprentissage des langues est ambivalente
quand celles-ci utilisent un modèle commercial de gratuité dit freemium. En effet, le fait que
la différence entre l’offre gratuite et l’offre payante réside uniquement dans la qualité des
9 La phrase a été attestée par un locuteur natif de l’espagnol.
10 Le modèle freemium et d’autres modèles économiques de la gratuité sont présentés ici : http://bit.ly/Guillaud.
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Dejean, C., Mangenot, F., Soubrié, T. (2011, coord.). Actes du colloque Epal 2011 (Échanger pour apprendre en ligne),
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supports pédagogiques place le contenu au centre de l’apprentissage (nous avons montré, dans
la première partie de l’article, d’importantes lacunes des offres gratuites et proposé des
éléments de comparaisons avec des offres payantes de meilleure qualité). La viabilité d’un tel
modèle dépend en partie du fait que les contenus gratuits s’avèrent insuffisants par rapport
aux attentes d’un nombre significatif d’apprenants, certains d’entre eux choisissant de payer
pour accéder à un meilleur contenu. L’offre gratuite pourrait alors être considérée comme
destinée à attirer assez d’utilisateurs pour que la proportion d’apprenants choisissant de
souscrire à l’offre payante suffise pour générer les profits attendus par l’entreprise (voir par
exemple la multiplication des langues offertes en version gratuite chez Livemocha).
Toutefois, l’analyse des contenus et leur positionnement au centre de l’offre commerciale
ne doivent pas nous couper de la globalité de l’offre. En effet, bien que les partenariats avec
des grands noms de l’édition de ressource d’apprentissage des langues (Collins, MacMillan,
Pearson, Pons, etc.) soient l’objet de promotion pour les sites, ceux-ci mettent également en
exergue l’importance de la communauté. Nous avons montré que les ressources en ellesmêmes (même payantes) ne sont pas spécialement différentes de systèmes de générations
précédentes, en revanche la quasi-garantie de voir chacune de ses productions corrigée par
plusieurs utilisateurs avec lesquels il est possible d’échanger sur ses difficultés constitue à
notre sens le véritable atout de ces communautés. Elles profitent en cela d’un effet de réseau :
plus il y a d’utilisateurs, plus il y a de possibilités d’interactions avec des locuteurs natifs ou
plus compétents en langue cible et plus il y a de chances d’obtenir des corrections.
Les communautés décrites ne dépendent donc pas uniquement d’un modèle freemium, mais
également d’un modèle dit « d’échange de travail »10. Dans ce cas précis, le travail proposé
par les utilisateurs concerne la traduction du site et surtout la correction des productions (cf.
Zourou et al., 2011 pour les mécanismes par lesquels cet effet réseau est encouragé), qui font
partie du service global qui leur est fourni par le site. La focalisation sur ces deux
composantes majeures des modèles économiques des sites considérés permettent alors
d’isoler les deux aspects centraux de l’offre à savoir, le contenu (modèle freemium) et la
profusion de tuteurs (modèle « échange de travail »).
À l’heure où ces différents acteurs se tournent peu à peu vers la certification (cf. Figure 13)
et vers des clients institutionnels (cf. Figure 13), une question est de savoir comment ces
modèles économiques vont évoluer. Ceux-ci influenceront-ils les supports pédagogiques
proposés ou les offres vont-elles se centrer peu à peu sur le service fourni par la
communauté ?
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Puren, Ch. 2011. « Mises au point de/sur la perspective actionnelle ». Publication exclusive
pour le site http://www.christianpuren.com.
Puren, Ch. 1994. La didactique des langues à la croisée des méthodes. Essai sur l'éclectisme.
Coll. Essais, CRÉDIF-Didier.
Springer, C. 1996. La didactique des langues face aux défis de la formation des adultes.
Autoformation et Enseignement Multimedia. Ophrys.
Zourou, K., Loiseau, M., Potolia, A. 2011, à paraître. « Exploring the role of social dynamics
in OER reuse: the case of structured web 2.0 language learning communities ».
Annexes : figures
Figure 1 - Exemples de structuration des contenus pédagogiques dans Livemocha (gauche, en haut),
Babbel (gauche, en bas) et Busuu (droite)
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Dejean, C., Mangenot, F., Soubrié, T. (2011, coord.). Actes du colloque Epal 2011 (Échanger pour apprendre en ligne),
université Stendhal – Grenoble 3, 24-26 juin 2011.
Figure 2 - Répartition des modules par trimestre dans Babbel
Figure 3 - aides à l’auto-apprentissage et à l’auto-évaluation dans Babbel (gauche, en bas) et Livemocha
Figure 4 - Exemple de liste de vocabulaire accessible depuis l'application côté client Babbel refresh
Figure 5 - Image illustrant le remerciement en italien, allemand, espagnol et turc (Busuu)
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Dejean, C., Mangenot, F., Soubrié, T. (2011, coord.). Actes du colloque Epal 2011 (Échanger pour apprendre en ligne),
université Stendhal – Grenoble 3, 24-26 juin 2011.
Figure 6 - Progression pour l’italien dans Livemocha
Figure 7 - Exemple de leçon et exercices dans Babbel et d'exercice de « production » orale dans Livemocha
(à droite, en bas)
Figure 8 - Exemple de ressources supplémentaires proposées dans la version payante de Busuu
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Dejean, C., Mangenot, F., Soubrié, T. (2011, coord.). Actes du colloque Epal 2011 (Échanger pour apprendre en ligne),
université Stendhal – Grenoble 3, 24-26 juin 2011.
Figure 9 - Dialogue dans Livemocha active spanish (et note culturelle correspondante)
Figure 10 - Leçon de grammaire Livemocha active spanish
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Dejean, C., Mangenot, F., Soubrié, T. (2011, coord.). Actes du colloque Epal 2011 (Échanger pour apprendre en ligne),
université Stendhal – Grenoble 3, 24-26 juin 2011.
Figure 11 - Comparaison des énoncés des exercices de production (Livemocha active spanish)
Figure 12 - Rétroaction erronée fournie par Livemocha
Figure 13 - Diplôme Busuu et ouverture de Livemocha aux clients institutionnels
Notices biographiques
AnthippiPotolia est docteure en sciences du langage : didactique des langues (Université de
la Sorbonne nouvelle - Paris III). Elle est chargée de cours en didactique des langues et du
français langue étrangère à l'INALCO, à l’Université Paris-Est Marne-la-Valée et à l’IUFM
de Paris. Ses recherches portent sur l’écrit d’écran en analyse du discours et en didactique des
langues. Elle participe actuellement aux travaux du réseau européen « Language learning and
social media : 6 key dialogues ».
Courriel : [email protected]
Adresse : INALCO/PLIDAM, 49bis avenue de la Belle Gabrielle - 75012 Paris
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Dejean, C., Mangenot, F., Soubrié, T. (2011, coord.). Actes du colloque Epal 2011 (Échanger pour apprendre en ligne),
université Stendhal – Grenoble 3, 24-26 juin 2011.
Mathieu Loiseau a soutenu en 2009 sa thèse portant sur l'indexation pédagogique de textes.
Il a depuis participéà divers projets s'intéressant à la conception de ressources informatiques
pour l'enseignement et l'apprentissage, ainsi qu'à l'analyse des pratiques et usages autour des
TIC.
Courriel : [email protected]
Site : http://mathieu.loiseau.free.fr
Adresse : université Stendhal - Grenoble 3. BP 25 38040 Grenoble Cedex 9
Katerina Zourou est chercheure post-doctorale à l'université du Luxembourg et ses
recherches portent sur les modalités de fonctionnement collectif instrumenté pour les
langues. Elle est depuis 2010 la coordinatrice et la responsable scientifique du vaste réseau
européen « Language learning and social media : 6 key dialogues » (14 partenaires). CV et
publications : http://www.dica-lab.org/index.php/people/post-doc/zourou
Courriel: [email protected]
Adresse: Université du Luxembourg, Campus Walferdange, LCMI, Route de Diekirch, L7201 Luxembourg
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