Le Saut-du-Loup

Transcription

Le Saut-du-Loup
Le Saut-du-Loup
2
Christian Laborie
Le Saut-du-Loup
A
vue
d’œil
3
© Editions De Borée, 2008
© A vue d'œil, 2009, pour la présente édition.
ISBN : 978-2-84666-469-1
www.avuedoeil.fr
A vue d'œil
27 Avenue de la Constellation
B.P. 78264 CERGY
95801 CERGY-PONTOISE CEDEX
Numéro Azur : 0810 00 04 58
(prix d’un appel local)
4
À Julien et à Julie
qui m’ont donné l’idée d’écrire ce roman.
5
6
Avertissement
Les légendes dont l’auteur s’est inspiré dans ce roman ont
trait aux Cévennes. Elles font partie de ce que Pierre Laurence appelle la « mémoire orale » des Cévenols. Elles
concernent des lieux situés à divers endroits de cette région
où se mêlent intimement légendaires toponymique, historique, religieux, et où les superstitions ont toujours été profondément ancrées dans les racines du passé. Toutefois,
pour les besoins de son récit, l’auteur les a toutes concentrées sur un seul lieu, dont le nom lui-même est sorti de son
imagination, et a pris certaines libertés d’interprétation.
7
8
1
Branle-bas
Perchée sur son promontoire, Manuella observait
attentivement ce qui se passait à quelques centaines
de mètres d’elle, l’air amusé.
De là où elle se trouvait, elle ne pouvait rien entendre. Pourtant, elle en était certaine, on parlait d’elle
ou de l’un des membres de sa famille. C’était toujours
la même litanie : chaque fois qu’un drame ou un simple incident se produisait, on s’en prenait aux siens.
Elle restait indifférente, se mettait rarement en colère,
comme par habitude, s’en attristait parfois. A son âge,
la rancune n’était pas encore couleur de haine,
n’ayant pas eu le temps de s’enraciner au plus profond de son être. La distance, qu’elle gardait avec tous
ceux qui mettaient sa famille à l’écart, lui servait de
bouclier contre les ressentiments qu’elle aurait pu
nourrir à leur encontre.
A quinze ans, elle avait déjà subi de nombreux
affronts, rencontré la méfiance, encaissé les injures,
enduré les moqueries. On ne lui pardonnait pas, sans
doute, d’être différente, d’appartenir à un milieu
marginal, d’être de ceux qui ne sont pas comme tout
9
le monde. Elle ne s’en émouvait pas outre mesure. Sa
jeunesse, son insouciance, sa joie de vivre libre dans
un monde qu’elle ne jugeait pas, parce qu’elle ignorait
la méchanceté, parce qu’elle gardait en elle une
grande naïveté et une certaine confiance en l’autre,
l’avaient toujours protégée contre la tentation
d’assouvir un jour sa vengeance.
Ce matin-là, cependant, elle ne pouvait se garder
d’éprouver une réelle satisfaction.
Septembre approchait de son terme. Déjà le ciel
s’effilochait en longues écharpes de brume et
s’émaillait d’ardoise dès que le vent d’ouest reprenait
le dessus. Le soir, la fraîcheur chassait les dernières
chaleurs. En hautes Cévennes, les touffeurs de l’été
s’effacent vite dès que la nuit terrasse le jour et devient
maîtresse du temps.
La plupart des écoliers s’apprêtaient à retrouver le
chemin de l’école. Celle-ci devait accueillir un nouvel
instituteur pour la classe des garçons. Début juillet, en
effet, M. Cabanel, ayant atteint l’âge fatidique de la
retraite, avait fait ses adieux aux enfants du village.
Pour l’occasion, tous les habitants s’étaient rassemblés
dans la cour de la petite école. Il était aussitôt parti
passer ses vacances dans son pays natal, la Vallée
Longue, plus proche du mont Lozère que de
l’Aigoual, dont le toit dominait la commune. Mais il
10
avait promis de revenir dès la fin de l’été pour finir
ses jours parmi tous ceux dont il avait assuré
l’éducation pendant sa longue carrière. Si ses racines
étaient ancrées ailleurs, son cœur demeurait au Sautdu-Loup, où il avait passé plus de trente ans à instruire les esprits et à éveiller les consciences, à force de
leçons patriotiques de morale et d’histoire assénées
chaque matin de classe. Une vingtaine de générations
avaient courbé l’échine sous sa férule de maître autoritaire sans jamais soulever aucune contestation.
Sa collègue, Mlle Letellier, installée à son poste depuis deux ans, s’occupait de la classe des filles et
n’avait qu’un souhait : obtenir une mutation qui
l’éloignerait de cette commune où elle n’avait aucune
attache et où elle ne parvenait pas à établir son autorité. Jeune fille timide, issue d’une famille modeste de
Rochebelle, faubourg minier d’Alès, elle s’était
d’abord réjouie d’avoir été nommée dans une commune rurale de son pays cévenol auquel elle était très
attachée. Mais elle éprouva très vite la nostalgie de la
ville et ne parvint pas à supporter l’autorité de son
collègue qui avait tendance à la gouverner et à lui imposer ses propres directives. Aussi, quand celui-ci fit
ses adieux et qu’elle apprit la nomination d’un nouvel
enseignant sur son poste, elle ressentit un grand soulagement.
11
Toutes les autorités communales s’agitaient dans
la cour de l’école : maire, adjoints, conseillers, garde
champêtre, et même le curé Bonal. Il ne manquait
plus que les gendarmes, qu’on attendait d’un
moment à l’autre. Il leur fallait bien une heure pour
arriver de Florac, la ville la plus proche. Chacun y
allait de ses hypothèses, de ses élucubrations. Tous
étaient une fois encore du même avis :
« C’est un coup des Carballo ! Il n’y a qu’eux pour
faire une chose pareille ! C’est un scandale, une
honte ! »
Derrière la municipalité au grand complet, les
parents d’élèves, les premiers avertis, ne tarissaient
pas non plus de stupéfaction et abondaient dans le
sens de ceux qui avaient déjà condamné sans preuve.
A l’écart, Mlle Letellier semblait désemparée.
« Ne me dites pas que vous n’avez rien entendu !
s’étonnait Robert Comballe, le maire de la commune.
Votre logement se trouve juste au-dessus des salles de
classe. A votre âge, vous n’êtes pas encore sourde !
– Je vous assure que je n’ai rien entendu. La nuit, je
dors. Et j’ai bon sommeil ! »
Le spectacle était affligeant. Les deux salles de
classe étaient complètement saccagées. Les vitres des
fenêtres et les murs étaient barbouillés d’encre rouge
et violette. Les pupitres des élèves étaient renversés,
12
les encriers de porcelaine brisés. Les livres et les
cahiers jonchaient le sol, certains froissés, d’autres déchirés. La carte murale de la France et de ses colonies
pendait misérablement au mur, toute de guingois.
Les livres de la bibliothèque trempaient dans une
mare gluante d’eau et de cendres froides sorties du
poêle à bois. Le propre bureau du maître était renversé, les quatre pieds en l’air, les tiroirs vidés de leur
contenu. Le tableau était rempli d’inscriptions illisibles et de dessins aux formes géométriques auxquels
personne ne fit attention. Les rideaux pendaient aux
fenêtres, lacérés, souillés, à moitié arrachés.
« C’est l’œuvre d’un fou ! s’exclama Martial
Legendre, le premier adjoint.
– Ils devaient être plusieurs pour faire un tel carnage ! émit le second adjoint.
– C’est l’œuvre du diable ! » ajouta le curé qui ne
lâchait pas son bréviaire des mains et faisait le signe
de croix sur son front chaque fois que quelqu’un tentait une explication.
Petit à petit, tout le village, averti de bouche à
oreille, s’était attroupé. Jamais jusqu’à ce jour, on ne
s’en était pris à l’école, le plus noble symbole de la
République et de l’égalité. Dans ce pays encore très
catholique, l’école et l’église étaient toujours les lieux
les plus sacrés et les plus respectés par tous, y compris
13
par les illettrés et par les mécréants. Le curé et le maître d’école étaient les personnes les plus considérées,
avant même le maire qui, lui, n’avait pas que des amis
et devait souvent défendre contre vents et marée ses
idées et ses décisions.
« Quand je vous disais qu’il n’y a plus aucun respect ! se plaignait une brave mère de famille. En s’en
prenant à l’école, c’est à nos enfants qu’on s’en prend.
C’est de la jalousie. Et vous savez très bien qui a fait
ça.
– C’est les manouches.
– Ils n’ont rien à faire ici. Qu’on les chasse ! »
Le ton montait. Le mécontentement grandissait.
Le maire n’avait qu’une peur : que les gendarmes
tardent à arriver et que ses concitoyens, excédés, ne
décident de se rendre à la maison des Carballo pour
leur demander des explications.
« Mes amis, calmez-vous ! Nous n’avons aucune
preuve. Même si je pense comme vous, je ne peux
vous laisser dire et encore moins vous laisser faire.
Rentrez chez vous. Les gendarmes vont arriver d’un
moment à l’autre. Ils mèneront leur enquête et ils arrêteront les coupables. Soyez tranquilles, tout sera
remis en ordre pour le jour de la rentrée des classes. Je
vous en donne ma parole.
– Ce ne sera jamais prêt dans huit jours !
14
– Je mobiliserai tous les moyens dont je dispose.
– Le nouveau maître n’est même pas encore arrivé !
– Ça, ce n’est pas de mon ressort, mais de celui de
M. l’inspecteur d’académie. Je vais aujourd’hui même
envoyer un télégramme à l’Inspection de Mende afin
qu’on me confirme le remplacement de M. Cabanel. »
Manuella s’approcha subrepticement pour mieux
entendre les commentaires. Agile comme une jeune
féline, elle se glissa furtivement d’un arbre à un bosquet, d’un buisson à un fourré, se dissimula enfin derrière un muret, à proximité du préau de la cour. Elle
savait ce qui s’était passé dans l’école et ne pouvait
s’empêcher de s’en réjouir. Elle savourait sa victoire.
Elle qui n’avait jamais mis les pieds dans une salle de
classe et qui aurait tant voulu cependant qu’on lui
donnât les mêmes chances qu’aux autres, elle estimait
que la justice venait enfin d’être appliquée.
Enfant de la route, née au hasard des tribulations
de ses parents, elle n’avait jamais compris pourquoi,
une fois que ceux-ci eurent décidé de se sédentariser,
ils avaient toujours été pris pour des êtres à part, relégués, montrés du doigt tels des pestiférés.
Au Saut-du-Loup, on la connaissait bien, la jeune
Manuella : la gitane, l’appelait-on, ou encore la roumie. Rétive, sauvageonne, elle s’aventurait parfois
15
jusqu’au centre du village. Ses yeux vert amande
jetaient des éclats de diamant. Elle en usait innocemment pour affronter la concupiscence des hommes
prêts à toutes les infidélités. Pure et candide comme
un matin de Création, aussi fraîche qu’une fleur nimbée de rosée, elle attisait déjà la convoitise, engendrait
des désirs malsains, créait des jalousies, provoquait
sans le vouloir. Toujours pieds nus par monts et par
vaux, vêtue de longues robes très amples et échancrées que le vent soulevait par plaisir, elle se savait
belle comme le jour et en usait pour émoustiller le
désir de ceux qui lui adressaient les pires reproches.
C’était pour elle un jeu innocent et non une bravade,
la réponse d’une insoumise à ceux qui tentaient de lui
imposer leur volonté. Ses longs cheveux de jais, amplement déployés au vent rieur, ondulaient sur ses
épaules à la peau délicieusement ambrée et tombaient
en cascades indociles jusqu’au creux de ses reins.
D’un naturel très gai, ne voyant jamais le mal nulle
part, Manuella se moquait bien de ce que les autres
pensaient d’elle. Sa jeunesse, sa beauté, sa liberté
étaient les biens les plus précieux qu’elle possédait et
qu’elle était prête à défendre jalousement contre quiconque essaierait de la mettre en cage. Aussi, jusqu’à
ce jour, malgré le discrédit dont elle et sa famille
étaient l’objet, elle n’avait jamais éprouvé un quel16
conque sentiment de reproche ou d’amertume envers
ceux qui la prenaient pour l’enfant du diable. Elle
savourait la vie sans retenue. Elle buvait à la source
fraîche des fontaines, cueillait les fruits des arbres interdits sans avoir idée de voler son prochain, répondait aux oiseaux en chantonnant des airs qui lui
venaient du fond de l’âme. On la voyait partout, mais
personne jamais ne pouvait l’approcher, encore
moins l’apprivoiser. Elle apparaissait là où on ne
l’attendait pas, disparaissait en un clin d’œil tel un feu
follet, semblait virevolter tel un papillon qui cherche à
se brûler les ailes aux chauds rayons de l’astre solaire.
A la fois nymphe des bois et sylphide des rivières, le
ciel était son toit, le vent son souffle de vie, la nature
sauvage sa mère nourricière.
Fille de la terre, de l’eau et du soleil, elle ne trouvait d’échappatoire à la méchanceté des hommes que
dans l’ignorance de leurs propres noirceurs. Elle ne
voyait que le bon côté des êtres et des choses et ne se
plaignait jamais d’être l’objet de l’intolérance. A la différence qu’on lui reprochait, elle opposait l’indifférence, au mépris elle répondait par l’ignorance.
Rien ne semblait l’atteindre. Rien n’était calculé en
elle. Ses pensées avaient la couleur des eaux cristallines des rivières au printemps, son âme la blancheur
17
des neiges immaculées qui recouvraient le mont
Aigoual au creux de l’hiver.
Personne dans le village n’avait jamais fait l’effort
d’aller vers elle alors que, toute petite déjà, ses pas
l’avaient naturellement conduite vers les autres enfants qui portaient encore en eux la même innocence.
Elle eut très tôt la naïveté de croire que le monde était
ainsi fait, de différences et de barrières infranchissables, d’oppositions et de rejets inéluctables, d’éléments distincts qui ne se mélangent pas et, parfois,
s’opposent et se nient, d’eau et de feu, de chaleur et de
froid intenses. Jamais, à son corps défendant, elle
n’avait remis en cause cet ordre des choses. Vivant à
l’écart, au sein d’une famille qui ne lui faisait pas de
cadeaux, elle s’était forgé le caractère par elle-même,
prenant naturellement ce qui lui semblait bon, profitant des présents que la vie, jour après jour, lui offrait
de meilleur, chassant les noires pensées qui pouvaient
endeuiller inutilement son esprit. Quand elle commettait un acte répréhensible aux yeux des gens bienpensants, elle n’avait pas conscience de faire le mal
pour le mal, car elle ignorait les lois de la convenance
que les autres avaient érigées comme des remparts de
protection envers ceux de sa race.
***
18

Documents pareils