Henri Mignon, témoin de la Bataille des Ardennes
Transcription
Henri Mignon, témoin de la Bataille des Ardennes
36 Les Cahiers nouveaux N° 89 Septembre 2014 36-38 Étienne Goos SPW – DGO 4 Direction fonctionnelle et d’appui Gradué Henri Mignon, témoin de la Bataille des Ardennes Henri Mignon est un témoin privilégié de la Bataille des Ardennes. Il a neuf ans quand la contre-offensive allemande débute. Aujourd’hui, septante ans plus tard, il revit la bataille presque quotidiennement en tant que guide pour les vétérans et leurs familles ainsi que pour tous les passionnés d’histoire militaire. Officier d’artillerie à la retraite, monsieur Mignon nous accueille chez lui, en plein centre de Bastogne, pour nous relater cette bataille qui a façonné sa vie entière. « J’ai toujours été impliqué dans la Bataille des Ardennes », nous explique-t-il d’emblée. « Pendant ma carrière dans l’armée belge, je servais déjà de guide pour les vétérans qui venaient revoir les lieux où ils avaient combattu. Depuis ma retraite en 1990, c’est devenu l’activité qui occupe tout mon temps ». M. Mignon propose une visite guidée du champ de bataille. Visite qui peut prendre de un à quatre jours selon les désirs des clients. « Ceux-ci sont à 99 % des Américains. Beaucoup de vétérans, bien qu’évidemment aujourd’hui la plupart nous aient quittés. J’ai notamment accueilli plusieurs fois les soldats de la Easy Company, rendue célèbre grâce à la série télévisée Band of Brothers (Frères d’armes) créée par Steven Spielberg et Tom Hanks. Aujourd’hui, ce sont aussi les enfants et petits-enfants des combattants qui veulent connaître l’histoire ». La visite proposée par M. Mignon débute évidemment par le char Sherman et le monument Patton. Elle comprend également la visite de la caserne, aujourd’hui démilitarisée, mais dont la partie historique est accessible au public. Elle servit, en effet, de quartier général à la 101e Division Aéroportée et c’est là que le Général MacAuliffe prononça son célèbre « NUTS ». « J’enchaîne généralement avec l’incontournable Mardasson et le Bois de la Paix, inauguré à l’occasion du 50e anniversaire de la bataille. Des arbres y portent le nom d’un vétéran américain et des panneaux placés sur le pourtour expliquent ce qu’ont souffert d’autres villes européennes comme Varsovie, Stalingrad, Auschwitz, Avranches, Sainte-Mère-Église pour ne citer qu’elles. Nous passons devant le monument de la Easy Company et visitons ensuite les tranchées qu’elle a occupées Henri Mignon. Photo Étienne Goos, © SPW dans le Bois Jacques. De là, nous nous dirigeons vers le cimetière allemand de Recogne. Le champ de bataille ne se limite pas à Bastogne, mais s’étend sur un vaste triangle marqué par Montjoie au Nord, Echternach au Sud et Dinant à l’Ouest. La visite peut prendre trois jours. » Invasion et occupation 1940. Henri Mignon habite à Dinez, petit village proche d’Houffalize. « Mon père était garde forestier. Nous habitions une petite maison isolée en haut de la colline ». Alors âgé de 4 ans, l’invasion allemande et l’exode qui s’en suit forgent les premiers souvenirs de M. Mignon. « Les plus lointains souvenirs qui me reviennent, ce sont les milliers de familles qui prennent la route. Un convoi incessant 37 de gens qui fuyaient les Allemands. C’est évidemment un moment terrible, mais dans les yeux d’un enfant, ça avait quelque chose de magique ». La machine de guerre allemande balaye les défenses belges en moins de trois semaines. Un calme relatif revient. « L’occupation fut une période assez calme. La présence allemande dans le village se résumait à quelques soldats chargés de l’administration qui tentaient de se faire accepter de la population. Je me souviens les avoir vus parfois assister à la messe le dimanche. Il y avait plus d’agitation quand la rumeur faisait état de l’approche des contrôleurs, qui s’assuraient que les fermiers livraient bien au gouvernement un pourcentage de leur production destinée en partie à l’armée allemande. C’était là l’occasion d’un grand remue-ménage. Mon père sonnait de la trompette pour prévenir les villageois, ce qui permettait aux éleveurs de cacher quelques bêtes dans la forêt. La seule chose qui faisait vraiment peur, c’était la Gestapo. Les hommes de la police secrète passaient dans le village après chaque action de la résistance. Certains étaient interrogés, d’autres arrêtés. Pourtant, pour nous les enfants, la vie était presque normale. Nous allions à l’école et pouvions jouer ». L’ambiance commence à changer fin 43 avec les premières répliques alliées. « À cette époque nous avons commencé à voir passer des centaines de bombardiers B-17 et B-24 en direction de l’Allemagne. Un ballet incessant. Nous avons été témoins de nombreux combats aériens lorsque la chasse allemande se confrontait aux escortes américaines et britanniques. Nous étions fort impressionnés, nous adorions voir les avions combattre. Pour un enfant, c’était un véritable spectacle, dont nous ne saisissions pas toute la portée ». Tout s’accélère à l’été 44. « Nous avons commencé à voir des V1 dans le ciel. Les Allemands ciblaient l’Angleterre avec leur nouvelle arme. Mais l’événement le plus important, ce furent les premières rumeurs, puis des informations fermes : les alliés avaient débarqué en Normandie. La libération était en marche ! » Pourtant cette bonne nouvelle coïncide avec les premières véritables frayeurs. « Les Allemands fuyaient, et les alliés mitraillaient tout ce qui se déplaçait. Je vois encore ce camion allemand arrêté à quelques mètres de la maison. Un Spitfire anglais a plongé et l’a mitraillé. Nous étions passés tout près du désastre ». Les armées alliées progressent et dès septembre c’est la libération. « Nous avons vu débouler une Jeep suivie d’un halftrack (autochenille) qui transportait des soldats ». La libération se fait en douceur. Les Allemands sont en déroute et préfèrent fuir que combattre. « L’armée américaine a défilé dans le village. Les soldats lançaient bonbons, chewing-gum, chocolat, biscuits. C’était une fête permanente. Tout le monde pensait que la guerre était terminée. Partout on célébrait la victoire. La liesse populaire s’est emparée de la région… » Jusqu’à la terrible déconvenue de décembre. « La rumeur disait que les Allemands revenaient. Personne n’y a cru. Puis nous avons entendu les premiers tirs d’obus. La désillusion était totale. Rapidement nous avons vu les soldats américains, si fringants quelques semaines auparavant, repasser dans l’autre sens, sales, blessés, en déroute. Je me souviens être allé à l’école le matin du 17. L’instituteur nous a dit de rentrer, que nous reviendrions un peu plus tard. Nous n’avons pas revu l’école avant un an. C’était le début de l’Offensive Von Rundstedt, que le grand public connait comme la Bataille des Ardennes ». La guerre prend alors une tournure plus sinistre pour la famille Mignon. Leur maison est utilisée par la Wehrmacht comme poste de commandement et de premiers secours. « Nous avons vu arriver les premiers Allemands sur un side-car, comme dans les films. Rapidement ils ont pris possession de la maison. Nous avons remarqué qu’il s’agissait de soldats très jeunes, inexpérimentés, ou bien à l’inverse d’hommes plutôt âgés, usés même, et mal équipés. Il semblait clair qu’ils n’avaient pas envie d’être là. J’ai vu ma mère consoler un jeune soldat qui fondait en larmes. Il regardait passer les bombardiers alliés en route vers l’Allemagne. Il savait que sa famille avait toutes les chances de périr sous le tapis de bombe. Clairement il n’était pas à sa place dans cette bataille. De nombreux soldats gravement blessés sont passés par la maison. Cette fois nous faisions vraiment face aux horreurs de la guerre ». Une autre horreur se profilait pour la famille : l’arrivée d’autres soldats allemands, de sinistre réputation. « Des SS ont rejoint les soldats de l’armée régulière. Même ces derniers se méfiaient de ces jeunes gens arrogants, brutaux et totalement endoctrinés. Ils avaient la priorité sur tout, ils avaient tous les droits. Ils ont exigé que nous quittions la maison. Heureusement, un officier supérieur de la Wehrmacht nous a défendus et nous a autorisés à nous installer dans les combles. Lors de la veillée de Noël, les SS ont bu tout l’alcool qu’ils ont pu trouver. Ils ont ensuite mis la maison à sac, tout brisé, jusqu’aux crucifix. C’est un spectacle qui a profondément choqué mes parents. Ils étaient vraiment effrayants. Un jour, un Thunderbolt américain a été abattu. Le pilote a été capturé. Lui aussi doit la vie aux officiers de la Wehrmacht. Entre les mains des SS, quel sort aurait-il subi ? » En janvier, malgré l’hiver très rude, les troupes américaines reprennent le dessus. « Une fois à portée de l’artillerie alliée, nous avons été soumis à des tirs de harcèlement réguliers. La maison a été touchée trois fois. Ce n’est que bien des années plus tard, pendant ma carrière dans l’artillerie, que j’ai compris que la position isolée de la maison en faisait un point de mire idéal pour le réglage des canons ». Le dernier drame de la guerre devait hélas encore frapper. Le 15 janvier au matin, les Allemands disparaissent de la maison. « Ils avaient emporté toute l’eau du puits. Mon père est donc sorti chercher de la neige fraîche pour la fondre et préparer une boisson chaude. Juste à ce moment un obus est tombé à quelques mètres de lui. Un shrapnel lui a déchiré la poitrine. Il a eu la force incroyable de revenir jusque la maison et de nous embrasser tous. Sans dire un mot, il s’est ensuite écroulé mort. Quelle ironie de tomber sous le feu américain alors que l’ennemi avait déjà quitté la maison ». Cet événement tragique marque la fin de la guerre pour la famille Mignon. « Quelques minutes plus tard, les Américains sont arrivés et nous ont fait évacuer. 38 01 1147 de ces bornes balisent la route suivie par les troupes américaines depuis les plages de débarquement en Normandie jusque Bastogne. 02 Le nombre de victimes varie très fort suivant les sources, mais le chiffre le plus souvent retenu est de 20 000 morts américains, 20 000 morts allemands et 3 500 civils, soit un total arrondi de 45 000 morts. Fatigue et souffrance étaient le lot des G.I., même en dehors des combats, 10 janvier 1945. © US ARMY La maison était en feu, nous ne nous en étions même pas rendu compte. Toute la famille a embarqué dans une Jeep. Je suis monté sur le capot et nous avons roulé ainsi jusque Dinez. Devant l’insistance de ma mère, les G.I. ont accepté d’emporter la dépouille de mon père ». L’heure de la reconstruction La famille Mignon a tout perdu. Leur maison est en ruines, ils n’ont rien pu emporter. Ils s’installent chez la grand-mère. « La solidarité s’est organisée. Nous avions le droit d’aller à la cuisine de l’armée. Je me souviens de notre surprise devant le pain blanc américain. La Croix-Rouge nous a aussi aidés en fournissant des vivres, des meubles, des matelas. Malgré les difficultés, ce fut une période très heureuse pour les enfants. Nous étions libres, nous n’allions pas à l’école, et nous pouvions jouer avec tout ce que la guerre avait laissé : pièces d’artillerie, véhicules, et, au péril de nos vies, des obus qui n’avaient pas explosé ». Quatre mois plus tard, la guerre en Europe est terminée. Vient alors le temps de la reconstruction. « Ce fut assez lent. De nombreuses villes étaient réduites à néant. Houffalize n’était qu’un champ de ruines à la suite des bombardements alliés qui ciblaient les routes. On ne parlait pas encore de frappes chirurgicales à l’époque. Tout manquait : la main-d’œuvre comme les matières premières. La ville est restée à l’état de camp de réfugiés pendant de nombreuses années. Rien que rétablir les routes, l’eau et l’électricité a pris trois ou quatre ans. En 1950, la vie n’avait pas encore repris normalement pour tout le monde. Les villes les plus touchées étaient encore en chantier. C’est à cette époque qu’on a vu les premiers travailleurs étrangers. D’abord les prisonniers allemands, puis des réfugiés polonais et italiens. Ma mère a retrouvé une source de revenus en offrant logis et couvert à ces ouvriers ». Le patrimoine de la mémoire Le Mardasson est le monument le plus célèbre, et le plus imposant, quand on évoque la mémoire de la Bataille des Ardennes. Il représente l’étoile américaine à cinq branches sur laquelle sont gravés les noms des 50 états de l’Union. Il présente également un résumé de la bataille. Il est flanqué d’une crypte dont un peu de terre a été emmenée à la Maison Blanche. « La population voulait marquer le coup » raconte M. Mignon. « Il fallait faire quelque chose pour se rappeler de la bataille et honorer les combattants. Les travaux du Mardasson ont débuté en 1946, alors que les infrastructures n’étaient pas encore reconstruites. Il a été inauguré en 1950 devant une foule énorme. Ainsi qu’un important contingent de vétérans de la bataille. Beaucoup voyaient Bastogne pour la première fois. Ils ont combattu dans les tranchées, dans la forêt, dans les villages environnant mais n’avaient jamais vu la ville ». « Le patrimoine lié à la Bataille des Ardennes est plus que conséquent » continue-t-il. « Dans chaque village on trouve une plaque commémorative en l’honneur des soldats alliés qui y ont combattu. Les monuments les plus récents sont en l’honneur de tous les soldats, y compris les Allemands, donc. C’est une belle chose que de se souvenir que nos ennemis ont également souffert. À Bastogne on ne peut pas passer à côté du char Sherman, du buste de McAuliffe ou du monument Patton. On y trouve également plusieurs bornes de la Voie de la Liberté qui part de Utah Beach en Normandie pour rejoindre le Mardasson.01 On notera aussi le monument de Baugnez-Malmedy qui commémore le crime de guerre du 17 décembre 44 quand 84 prisonniers américains sont massacrés. Devant certaines maisons, vous retrouverez des pièces d’artillerie ou des tourelles de chars ». Bastogne, en fin de compte, est une ville un peu américanisée. On y célèbre par exemple le Memorial Day, le jour férié américain dédié aux soldats tombés au front. « Un juste retour des choses » conclut M. Mignon, « c’est bien l’armée américaine qui a libéré Bastogne et sa région au prix de nombreuses vies ». L’Offensive von Rundstedt débute le 16 décembre 1944. Ironiquement le Feldmarschall Gert Von Rundstedt est opposé à cette contre attaque qu’il juge irréalisable en raison des moyens limités qui restent à l’armée allemande. Son objectif est double : reprendre le port d’Anvers d’une part, afin d’empêcher les alliés de l’utiliser pour ravitailler leurs armées, et séparer les troupes américaines et britanniques d’autre part afin de forcer une paix à l’ouest. Elle dure jusqu’au 30 janvier 45 quand les troupes allemandes sont repoussées au-delà de leurs positions de départ. Elle fait près de 45 000 morts et disparus.02