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4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4LIVRES ET IDÉES 4DOSSIER QU’EST-CE QU’UN « BON GOUVERNEMENT » ? ROLAND CAYROL * Le politique, esclave des sondages ? Les hommes politiques sont-ils soumis à la dictature des sondages ? Ne leur accordent-ils pas une importance excessive dans leurs campagnes, leurs programmes, leurs décisions ? Ne devraient-ils pas, plus souvent, braver l’opinion pour faire passer les mesures qui s’imposent ? Il n’y a rien de choquant à ce que dans certains domaines, sociétaux notamment, les responsables tiennent compte des souhaits de la population, tels qu’ils s’expriment à travers les enquêtes. De plus, alors que les idéologies sont en recul, suivre au plus près ces aspirations est plutôt de nature à renforcer la démocratie. Il reste qu’on attend des hommes politiques qu’ils remplissent une mission particulière : celle de guider les citoyens dans un monde perçu comme de plus en plus complexe. Les sondages permettent de construire un tableau de bord pour le décideur : à lui de l’utiliser, sans pour autant s’en contenter, et surtout sans le confondre avec le volant… L e sondeur entend souvent cette affirmation : dans nos démocraties d’opinion, les hommes politiques sont soumis à la « dictature des sondages ». S’ensuivrait une certaine versatilité du politique, un manque de courage des responsables face aux décisions. Passons sur le glissement sémantique permanent : ce ne sont en fait pas les sondages qui sont en cause, mais bel et bien l’opinion. C’est de « dictature de l’opinion » qu’il conviendrait de parler, et non de « dictature des sondages » – ceux-ci n’ont pour fonction que de mesurer l’opinion ; et l’on sait que le thermomètre est souvent pris pour la fièvre qu’il indique. On parle aussi de « dictature de l’audimat », pour évoquer celle de l’audience, comme on s’en prend à « la météo » pour parler du climat… Mais après tout, peu importe que les sondages soient coupables, ou bien l’opinion ; retenons le fond de la critique : les hommes politiques « modernes » seraient devenus les esclaves, disons de l’opinion et de sa mesure permanente par les sondages. dU bon Usage des enqUêtes * Directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques, directeur général de l’institut CSA. P our contrer cette objection, trois séries d’arguments sont souvent Sociétal N° 47 g 1er trimestre 2005 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 4LIVRES ET IDÉES QU’EST-CE QU’UN « BON GOUVERNEMENT » ? évoquées dans le débat public, qui ont leur part réelle de vérité, sans toutefois vider la querelle. celle d’un terrain de basket. Là encore, on ne voit pas au nom de quel principe on pourrait, en démocratie, critiquer la volonté d’un maire de « coller » ainsi aux aspirations de ses mandants. D’abord, le phénomène n’est pas neuf. Il est même vieux comme la démocratie. « Je suis leur chef, donc je les suis », Enfin, on cite souvent des exemples plaisantait-on sous la IIIe République. Ni tendant à montrer que, dans certains les sondages, ni notre époque n’ont cas fameux, des hommes politiques ont inventé la démagogie. L’argument est pris des décisions malgré les études imparable. Dans un système fondé sur d’opinion. On se souvient de Mitterrand, le suffrage, le décideur est nécessairedisant, en pleine campagne électorale, ment conduit à rechercher son opposition à la peine de l’adhésion des électeurs, il mort, alors que les Français doit aller dans leur sens, il dûment sondés y étaient Dans les cas doit chercher à leur plaire ; favorables. Ou de Chirac, où aucun enjeu il y va de sa popularité, donc prononçant la dissolution de de ses chances de réélecl’Assemblée nationale, contre majeur, tion. le conseil de sondeurs, s’appolitique ou puyant pourtant sur des dond’intérêt, n’est Ensuite, il n’y a rien de nées inquiétantes pour le choquant à ce que, sur président quant aux conséà l’œuvre, on des dispositions techniques quences électorales possibles ne voit pas concernant par exemple les de cette décision. pourquoi un domaines sociétaux, les décideurs suivent les souhaits de responsable, un de la dictatUre l’opinion. Lorsque – exemidéologiqUe gouvernement, ples réels – des ministres de à la démocratie ne devrait pas la Justice retiennent, pour la d’opinion rédaction de projets de loi aller dans le es trois arguments ont sur le divorce ou la garde sens souhaité assurément de la force. des enfants, les dispositions par l’opinion, Bien sûr, on peut les relativiqui ont la faveur majoritaire ser. Si la pratique des sondadu public, cela paraît du simtel qu’il est ges n’a certes pas inventé la ple bon sens. L’État est censé recueilli par des démagogie, il reste que la encadrer l’évolution de enquêtes fiables. mesure précise, sophistiquée zla société. Au nom de quel et permanente de l’opinion principe supérieur la Chanpar les sondages pourrait cellerie choisirait-elle, contre bien donner à la démagogie un nouveau les citoyens, certains dispositifs technivisage, et surtout un rythme plus haleques plutôt que d’autres ? Dans les cas tant. C’est pratiquement « en temps où aucun enjeu majeur, politique ou d’inréel » que l’on sait désormais « ce que térêt, n’est à l’œuvre, on ne voit pas pensent les Français » – ou les sympathipourquoi un responsable, un gouvernesants de chaque famille politique – sur ment, ne devrait pas aller dans le sens les enjeux et les problèmes du moment. souhaité par l’opinion, tel qu’il est recueilli par des enquêtes fiables. Si la prise en compte du poids de l’opinion sondée est acceptable dans les cas De même, au niveau local, certains mai« techniques », ceux-ci ne résument cerres ont opté pour des sondages de tes pas la décision politique. Et les cas de « rationalisation des choix budgétaires ». « courage politique », où des décideurs Faisant valoir que tout n’est pas possible, s’opposent clairement à l’opinion, peuparce que pas finançable, des élus ont vent être l’arbre qui cache la forêt – des fait demander à des échantillons reprédécisions isolées, peu significatives. sentatifs de leur population s’ils préféDonc, tout en les retenant, reconnaisraient, par exemple, à budget égal, la sons que nos trois arguments ne règlent construction d’une salle de lecture ou C Sociétal N° 47 g 1er trimestre 2005 pas la question de la « dictature des sondages », ou de la « dictature de l’opinion ». Comment, en effet, ne pas voir, dans le quotidien de la vie politique, le poids croissant des sondages sur les décisions ? Nous nous permettrons ici de narrer deux anecdotes personnelles Un jour, un dirigeant de ce qui s’appelait alors le RPR, en campagne, voulut savoir si la référence au « gaullisme » avait toujours un sens aigu pour une partie de ses électeurs potentiels. L’étude lui révéla que non : si la référence historique au Général du 18 Juin était unanimement respectée, rien, ni dans la sociologie des électorats, ni dans leurs préférences économiques, sociales ou internationales, ne permettait d’établir une vraie différence entre électeurs du RPR et de l’UDF de l’époque. Le sondeur est témoin que l’homme politique en question raya toute référence au gaullisme de son discours public… Sur le champ, il décrocha même son téléphone, et ordonna à son interlocuteur au bout du fil : « On annule le voyage à Colombey ! » L’autre événement concerne de récentes élections municipales. Plusieurs « têtes de listes », de gauche comme de droite, ont proposé au sondeur, après avoir entendu ses commentaires sur des études locales d’opinion : « Puisque maintenant vous connaissez si bien notre ville, accepteriez-vous de figurer sur la liste ? »… Il est également vrai qu’on connaît des arbitrages sur les programmes euxmêmes, au niveau national comme au niveau local, dans lesquels, clairement, des responsables politiques, souvent de haut niveau, ont à l’évidence tenu compte – parfois le plus grand compte – de résultats d’études d’opinion. Il faut donc ici se poser la question : cette influence est-elle choquante, et en quoi ? La réponse passe d’abord par une constatation : une autre « dictature » est en déclin, celle des idéologies, celle des mots en « isme », tout uniment rejetés aujourd’hui par la majorité des citoyens. LE POLITIQUE, ESCLAVE DES SONDAGES ? Les programmes, les catalogues de promesses ne se font plus, essentiellement – en tout cas dans les partis à vocation gouvernementale – , à partir de constructions idéologiques totalisantes. Cela, d’ailleurs, ne « passerait » plus. Les citoyens n’y croient plus. Ils ont renoncé à la politique qui promet le bonheur des gens, à la politique qui « change la vie », à une politique tout entière fondée sur « le socialisme », ou « le libéralisme ». Oui, cette dictature-là est en crise, au profit de la « démocratie d’opinion ». Faut-il le regretter ? Faut-il vraiment se plaindre que nos responsables partisans se préoccupent davantage des aspirations de leurs concitoyens que de rester fidèles à des convictions purement idéologiques ? Un appel à la modestie L e 20 septembre 1990, à Joué-lesTours, dans un discours prononcé devant un séminaire du gouvernement et du Parti socialiste, Michel Rocard, alors Premier ministre, fit grand bruit, et scandale auprès de certains de ses amis. Évoquant les difficultés rencontrées par les gouvernements Mauroy et Fabius de 1981 à 1986, il soulignait qu’aucun gouvernement ne peut, aujourd’hui, se dispenser de « rechercher, avant tout, l’appui de l’opinion ». Il plaidait vigoureusement pour les vertus de la démocratie d’opinion, opposée implicitement à celle des partis, des syndicats, des groupements d’intérêts. « Aujourd’hui, affirmait-il, notre démocratie devient, de plus en plus, un système dans lequel le peuple existe et ne laisse à personne d’autre que lui-même le soin de l’exprimer. » Il n’y a lieu que de s’en féliciter, puisque, confiait le Premier ministre, « nous avons affaire à des citoyens qui sont, collectivement, d’une intelligence que je trouve, chaque jour, confondante » (citations reproduites d’après le journal Le Monde). Il invitait les politiques à se montrer « modestes » et à se libérer de « cette conception, que le léninisme a portée à un degré extrême et dramatique, dans laquelle ils se voient et se vivent toujours comme l’avant-garde consciente et organisée des masses populaires, sachant mieux qu’elles où est leur intérêt ». Mais en même temps, le même citoyen Vouloir satisfaire les besoins des qui, en répondant aux enquêtes, estime citoyens, aller dans le sens de leurs aspisouvent les responsables politiques rations, n’est-ce pas le véritable rôle du « intelligents » et « compétents », attend politique, plutôt que d’imposer des d’eux qu’ils remplissent une mission mesures et des règles censées faire leur éminente dans notre monde bonheur, fût-ce malgré eux ? d’aujourd’hui. Pour résuLa « démocratie d’opinion » mer : nous vivons dans un n’est-elle pas, en définitive, le La « démocratie monde ressenti comme moyen de redonner tout son complexe, soumis aux strasens à l’action politique ? d’opinion » tégies peu déchiffrables des n’est-elle pas grandes entreprises monPlutôt que de s’en prendre à le moyen de diales, des marchés finanla démocratie « sondagière », ciers et des technocrates, ne convient-il pas de se féliredonner tout dans une époque dominée citer d’une évolution qui son sens par la mondialisation, la a conduit de la dictature à l’action marche vers l’Europe, les des idéologies à celle des conflits armés, le potentiel citoyens – les seuls véritables politique ? « choc des civilisations ». arbitres, dans une démocraPlutôt que de Puisqu’ils sont intelligents et tie ? s’en prendre à compétents, et parce qu’ils sont là pour cela, les décila démocratie ne pas deurs politiques sont censés confondre « sondagière », nous expliquer la situation, le tableaU de ne convient-il déchiffrer ce monde opabord et le que, et éclairer notre route, pas de se volant en clarifiant pour nous les féliciter d’une ui, mais une objection enjeux et le sens des déciévolution qui a sérieuse demeure. sions à prendre, pour sortir Lorsqu’on étudie les relade nos difficultés et choisir conduit de la tions que le citoyen entreun avenir pour nos enfants. dictature des tient aujourd’hui avec le idéologies à politique, on s’aperçoit qu’il C’est là que le bât peut bleslui accorde toujours un rôle ser, et la politique ne pas celle des spécifique. être au rendez-vous. Vouloir citoyens ? satisfaire l’opinion, accepter Assurément, il a développé la « démocratie d’opinion », des préventions, voire une se servir des sondages pour certaine défiance, à l’égard des politicomprendre l’état de cette opinion et ciens, de leurs « promesses non ses aspirations, très bien. Mais il ne faut tenues », de leur manière de « se partaévidemment pas confondre le tableau de ger le gâteau », de leur gestion du budbord avec le volant. get-temps de l’action politique, et plus encore de leur incapacité à régler les la vraie place dU problèmes sur lesquels ils ont été élus (à « coUrage politiqUe » commencer par celui du chômage). à es sondages permettent, de fait, de l’évidence, le citoyen, qui déserte de plus construire à tout moment un en plus les urnes, n’a plus qu’une tableau de bord pour le décideur. Non confiance limitée dans la sphère du poliseulement ils expliquent la situation de tique. Il ne veut plus entendre d’engagel’opinion sur un problème donné, mais ments quant à un lointain avenir, ils rendent compte de la complexité de forcément radieux. Et il est volontiers ses structures. à propos de chaque doscritique sur la capacité du politique à sier, la lecture des sondages éclaire le prendre en charge ses difficultés quotipolitique sur les contours de l’adhésion diennes. et des réticences de chaque catégorie (qu’il s’agisse de classe sociale, de sexe, O L Sociétal N° 47 g 1er trimestre 2005 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 4LIVRES ET IDÉES QU’EST-CE QU’UN « BON GOUVERNEMENT » ? de groupe d’âge, de quartier, de région, et en définitive de toute catégorie statistiquement repérable). à l’aide de ce tableau de bord, le politique peut conduire son action en sachant où sont les risques, quelle vitesse est admissible pour le changement, quelle fraction de la population est acquise, laquelle est hostile, laquelle demande à être convaincue. qUand les conseillers veUlent devenir acteUrs O n doit admettre aussi qu’ils y sont parfois incités par certains sondeurs, et certains conseillers (en communication ou en « image », notamment). « Vous ne pouvez pas dire cela », « ce choix est impossible », « l’opinion Le danger est évidemment que le politine vous comprendrait pas » : telles sont que se contente du tableau de bord et quelques-unes des phrases régulièque, refusant le rôle qu’on attend de lui, rement entendues dans les réunions de il renonce à sa mission de travail des politiques. Et il pédagogie et de gestion n’est pas rare de les voir Le sondeur, le d’une situation complexe, à s’incliner devant ces asserconseiller cèdent sa fonction d’éclairage de la tions péremptoires, assénées route, et à la nécessité de « scientifiquement »… parfois aux mettre en exergue les délices de se enjeux des décisions à prenC’est que le sondeur, le faire acteurs dre. conseiller cèdent parfois aux délices de se faire acteurs de de l’histoire. Ce risque existe bien : il est l’histoire. L’humilité de la L’humilité de la clair que certaines décisions production et de l’interpréproduction et de politiques sont prises, concrètation de données fiables tement, en fonction des donserait-elle, parfois, moins l’interprétation nées tirées du seul tableau tentante que l’ivresse de de données de bord. C’est à ce niveau franchir la barrière, et de serait-elle que l’on touche à la question, participer à la décision politidécidément essentielle, du que ? à cela peut s’ajouter le moins tentante « courage politique ». plaisir de constater que le que l’ivresse « moral » d’un homme polide participer Cette notion s’est déplacée : tique semble indexé sur sa il ne s’agit plus de « faire pascote de popularité. Un point à la décision ser » des décisions, de les de plus (à l’intérieur pourpolitique ? faire accepter par l’opinion tant de la marge d’erreur), et parce qu’elles s’imposeraient le voici « regonflé », un de idéologiquement, mais bien de savoir se moins, et la dépression est proche… battre avec elle pour la mettre en face de réalités dont on mesure qu’elle les Si le politique doit se souvenir de son sous-estime, en fonction même de la rôle, le sondeur doit parfois être rappelé prise en compte de ses aspirations. au sien. Il lui faut savoir ne pas se laisser dominer par l’actualité, mettre en perFaute de ce « courage », on doit bien spective ses études, sur le long terme, reconnaître que certains politiques pour tenter en permanence d’interpré– pas tous, pas toujours, assurément – ter et de comprendre les structures de confondant décidément le volant, et les l’opinion et son évolution. phares, avec le tableau de bord, s’essaient platement à « faire la politique de En revanche, dans ce cadre, le rôle des l’opinion », telle qu’elle semble ressortir manieurs de sondages peut, dans le des sondages. dialogue avec le politique et avec la société, être significatif. Lorsque, par exemple, des commentateurs affirment que l’opinion française serait rétive face à toute réforme, il lui faut vérifier cet aphorisme – et, en l’occurrence, en montrer la fausseté. Sociétal N° 47 g 1er trimestre 2005 Il y a plus de trois ans, dans Sociétal1, alors que certains imaginaient la France au bord de l’explosion sociale à propos des retraites, l’auteur de ces lignes, qui n’a certes pas la science infuse, examinait les données d’opinion et notait au contraire : « On a […] l’impression d’une société “prête à se mettre en mouvement “, beaucoup plus que d’une “société bloquée” ; on pourrait, de fait, reproduire le même schéma, pour décrire l’opinion majoritaire, à propos de la santé, de la réforme des services publics ou du système d’éducation. […] Au total donc, le champ ouvert aux promoteurs de réformes paraît large. » Les sondages sont devenus indispensables à la vie démocratique (dans les autres régimes, ils sont le plus souvent interdits). La démocratie d’opinion est un progrès sur la dictature des idéologies. Elle est l’expression moderne de la démocratie. Mais ces enquêtes doivent en permanence être ramenées à leur juste place, par ailleurs éminente : celle de tableaux de bord de l’opinion et de ses structures. Il existe d’autres éléments qui peuvent servir de tableaux de bord (la presse, les grèves, les manifestations, les pétitions…). Au politique de les intégrer tous dans sa réflexion. La déontologie démocratique suppose que le sondage ne confère pas au sondeur une situation de décideur, ni même de commentateur privilégié. Elle suppose aussi que les politiques ne s’appuient pas sur la mesure de l’opinion pour renoncer, de leur côté, à leur mission de décideurs. g 1 n° 34, 4e trimestre 2001.