Vendredi ou les limbes du Pacifique : une étude des intertextualités

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Vendredi ou les limbes du Pacifique : une étude des intertextualités
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Vendredi ou les limbes du Pacifique :
une étude des intertextualités
Mémoire présenté par ZHENG Li
pour l’obtention du mastère ès lettres
sous la direction de M. le professeur
QIAN Peixin
Département de Français
Université des Etudes Internationales de Shanghai
Mai 2009
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Remerciements
Le présent travail n’aurait pas vu le jour sans le soutien des professeurs et
des amis, à qui je dois exprimer une profonde reconnaissance. Je tiens à
remercier d’abord M. le professeur QIAN Peixin, qui a dirigé mon travail
avec beaucoup de rigueur et de patience, et dont les conseils sont précieux
pour moi.
Je voudrais aussi exprimer toute ma gratitude à Olivier David, à la fois un
professeur et un grand ami, qui m’encourage toujours et m’a aidé chaque fois
qu’un problème épineux surgissait dans mes recherches.
Je ne saurais oublier tous les professeurs de SISU, qui m’impressionnent
par leur érudition, leur intelligence et leur esprit de sérieux. Ils serviront de
modèle dans mes études à l’avenir.
Enfin, mes remerciements sincères s’adressent également à toute ma
famille et à tous mes amis. Sans leur soutien et encouragement, je n’aurais pas
pu surmonter toutes les difficultés pendant les deux années de master.
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中文摘要
法国作家米歇尔 图尼埃的处女作《礼拜五:太平洋上的灵薄狱》是对小说《鲁
滨逊漂流记》的改写。改写一方面引入了新的内涵和主题,一方面在不同层次的文本
之间建立起交错复杂的关系网络。这为我们从互文性的角度来研究这部小说提供了可
能性。
法国文学理论家热奈特将广义的文本间性(互文性)分为前文本性、副文本性、
狭义互文性等几类。在此基础上,我们相应地分析了小说的体裁源流、标题特点以及
小说中人物姓名的重复三个方面。这些分析加深了我们对小说的理解,同时又使我们
在具体的作品中理解互文性的作用方式。
通过这一研究,我们发现互文性的种种应用使作者有能力构建一个开放的、允许
不同阐释的想象空间。而这一切的实现始终离不开读者的参与活动。
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Résumé
Vendredi ou les limbes du Pacifique a réécrit l’histoire de Robinson
Crusoé en modifiant son thème et introduisant des pensées contemporaines
dans ce mythe littéraire. Une telle réécriture tisse un réseau de relations entre
les textes de différents niveaux et conduit donc à une étude des intertextualités
de ce roman inaugural de Michel Tournier.
Nous nous inspirons du travail de Gérard Genette qui a défini plusieurs
types de relations entre les textes : hypertextualité, paratextualité, et
intertextualité au sens restreint, etc. Sur la base de cette classification, nous
analysons surtout le genre mythique, le titre et les noms de personnage
réitérés de ce roman, non seulement pour approfondir notre connaissance de
celui-ci, mais aussi pour éclairer le fonctionnement des intertextualités dans
un texte précis.
Par ce travail, nous trouvons que la pratique des intertextualités permet à
l’auteur de construire un monde imaginaire ouvert et susceptible
d’interprétations différentes, dont la réalisation repose sur la participation
indispensable du lecteur.
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Table des Matières
REMERCIEMENTS
RESUME
INTRODUCTION......................................................................................................................................5
CHAPITRE 1 MYTHE ET HYPERTEXTUALITE.................................................................................7
1.1.
LA ROBINSONNADE ET L’HYPERTEXTUALITE ..................................................................................7
1.2.
LES CARACTERISTIQUES DU MYTHE ET L’EFFET HYPERTEXTUEL ......................................................8
1.2.1.
Identifiabilité du mythe.........................................................................................................8
1.2.2.
Différentiabilité du mythe ...................................................................................................10
1.3.
DE ROBINSON CRUSOE A VENDREDI OU LES LIMBES DU PACIFIQUE ..................................................11
1.3.1.
Les pratiques hypertextuelles.............................................................................................. 11
1.3.2.
La transvalorisation du Vendredi ........................................................................................13
CHAPITRE 2
2.1.
TITRE, PREFACE ET PARATEXTUALITE .............................................................15
TITRE ET PARATEXTUALITE ..........................................................................................................15
2.1.1.
Un statut autonome paratextuel du titre ..............................................................................15
2.1.2.
Les titres de la robinsonnade ..............................................................................................16
2.1.3.
Vendredi dans le titre..........................................................................................................17
2.1.4.
Où sont les limbes du Pacifique ? .......................................................................................19
2.1.5.
Le mystère du « ou » ..........................................................................................................19
2.1.6.
La réception du titre...........................................................................................................23
2.2.
PREFACE ET PARATEXTUALITE .....................................................................................................24
2.2.1.
Le statut de la préface ........................................................................................................24
2.2.2.
Vendredi ou les limbes du Pacifique a-t-il une préface ?......................................................25
2.2.3.
Les fonctions de la préface du Vendredi ..............................................................................26
CHAPITRE 3
3.1.
NOM DE PERSONNAGE REITERE ET INTERTEXTUALITE..............................30
NOM DE PERSONNAGE EN TANT QUE NOM PROPRE ........................................................................31
3.1.1.
Distinction entre nom commun et nom propre .....................................................................31
3.1.2.
Robinson et Vendredi : nom propre et nom commun ? .........................................................32
3.1.3.
Nom de personnage : plutôt un signe qu’un indice ..............................................................33
3.1.4.
La signification des noms des personnages de Tournier.......................................................33
3.2.
NOM DE PERSONNAGE EN TANT QUE CITATION ..............................................................................36
3.2.1.
La pertinence de la répétition du nom de personnage..........................................................36
3.2.2.
Le nom-citation et deux systèmes sémiologiques .................................................................37
3.2.3.
« La constellation des valeurs de répétition »......................................................................38
3.3.
LE NOM ET LE STATUT DU PERSONNAGE .......................................................................................42
3.3.1.
Trois types de personnage ..................................................................................................42
3.3.2.
Le statut sémiologique du personnage ................................................................................45
CONCLUSION ........................................................................................................................................49
BIBLIOGRAPHIE...................................................................................................................................51
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Introduction
Ce n’est pas par hasard si nous étudions Vendredi ou les limbes du Pacifique sous
l’angle de l’intertextualité. D’une part, pour ce roman inaugural de Michel Tournier, un
réseau de relations intertextuelles existe à l’extérieur comme à l’intérieur de cette œuvre.
Avant de devenir une écriture en elle-même, elle est d’abord une réécriture du Robinson
Crusoé de Daniel Defoe ; l’idée est déjà venue chez Tournier lorsqu’il faisait les études
d’ethnologie : « il faut faire un nouveau Robinson Crusoé en tenant compte des
acquisitions de l’ethnographie1 ». Entreprise appréciée et reconnue par Raymond Queneau,
membre du comité de lecture de Gallimard, qui a considéré cette œuvre comme «un
‘remake’ de Robinson Crusoé par quelqu’un qui a lu Freud, Sartre et Lévi-Strauss2. » Dans
un but d’introduire la métaphysique au récit, le roman renoue par ailleurs avec « les
ambitions des genres épiques, allégoriques et mystiques disparus3. » D’où une structure qui
s’articule à plusieurs niveaux : la correspondance entre la prophétie et la réalité,
l’alternance entre le récit objectif à la troisième personne et le discours subjectif à la
première personne. Une grande toile de liens se fait donc voir tout au long de l’histoire.
Etant donné ces relations variées, l’intertextualité constituerait une perspective
pertinente et efficace pour étudier le roman de Tournier. Mais depuis longtemps, les efforts
substantiels s’étant plutôt portés sur l’analyse comparée entre le texte et son pré-texte, les
autres relations susceptibles de se tisser dans ce roman ainsi que le mécanisme de leur
production ont été négligées. Cette situation s’explique en partie par la notion mal définie
de l’intertextualité.
Inventé par Julia Kristeva dans les années 1950 et à la fois lié au concept poétique, aux
phénomènes littéraires et à la méthode critique, le terme intertextualité se compose de deux
parties : le préfixe « inter » et la racine « texte ». L’étymologie du terme, au lieu d’élucider
sa définition, ne cesse de susciter l’interrogation : Qu’est-ce que le texte ? Quels genres de
relations sont établis entre les textes ? A quel niveau ces relations existent-elles ?... Les
réponses variées à ces questions nous donnent autant de liberté que de difficulté pour
intégrer cette notion dans une étude concrète : soit, on prend l’intertextualité pour un
1
2
3
Cité par A. Bouloumié, Michel Tournier Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, 1991, p. 15
Ibid., p. 223
A. Bouloumié, Michel Tournier Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, 1991, p. 151
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rapport général de la littérature avec le monde et avec elle-même, qui serait ainsi la raison
d’être et la force génératrice de la littérature selon Julia Kristeva et Roland Barthes ; soit,
on porte le regard sur la formalisation et la catégorisation de l’intertextualité, comme l’a
fait Gérard Genette ; soit encore, on prête plus d’intérêt à la réception du texte où
l’intertextualité constitue un carrefour de plusieurs sens ; soit enfin, on s’occupe de l’auteur
quant à sa production où se voit l’anxiété causée par les influences de ses prédécesseurs,
selon Harold Bloom.
De ce fait, il faut d’abord déterminer un repérage de l’intertextualité sur lequel
reposera notre étude du roman de Tournier. Nous suivrons la définition de Genette qui
préfère le terme transtextualité à celui d’intertextualité : « tout ce qui le (le texte) met en
relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes4. » Sous cette condition, il divise les
relations trans(inter)textuelles en cinq types : l’intertextualité au sens restreint, la
paratextualité, la métatextualité, l’hypertextualité et l’architextualité, une catégorisation qui
va encadrer toute notre étude.
Mais notre travail ne suivra pas « un ordre approximativement croissant d’abstraction,
d’implication et de globalité5 » comme l’a montré Genette. En revanche, nous aimerions
commencer par l’hypertextualité pour arriver à l’intertextualité (au sens restreint) en
passant par la paratextualité, c’est-à-dire du dehors du roman progressivement vers son
sein. Cela correspond en fait à un processus épistémologique : l’hypertextualité entre les
robinsonnades préexistant dans nos connaissances influencera la paratextualité et
l’intertextualité qui se succèdent au cours de la réception du roman. Dans ce processus,
nous nous appuierons sur l’œuvre de Michel Tournier pour catégoriser les types de
relations intertextuelles et en analyser les fonctionnements. Nous cherchons à répondre aux
différentes interrogations : Comment une relation trans(inter)textuelle intervient-elle dans
le roman ? Quel élément du roman sert-il la production d’une certaine relation ? Comment
fonctionne-t-il ? Ce travail nous permettra, nous l’espérons, de comprendre d’un côté la
production des intertextualités dans l’œuvre et, de l’autre, la construction du roman sur la
base de notre point de départ : l’intertextualité.
4
5
G. Genette, Palimpsestes, Ed. du Seuil, 1982, p.7
Ibid., p.8
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Chapitre 1 Mythe et hypertextualité
1.1.
La Robinsonnade et l’hypertextualité
Au cours de la lecture de Vendredi de Tournier, on y trouvera sans peine le patrimoine
de Robinson Crusoé de Defoe, car l’écriture de Tournier est en effet une réécriture. En
l’occurrence, on aura tendance à demander : pourquoi est-ce l’aventure de Robinson que
Michel Tournier choisit de réécrire ? Si cette réécriture n’est pas innocente, comment
l’histoire originale de Robinson profite-elle à l’écriture et à la lecture de l’histoire
postérieure ?
Pour répondre à ces questions, nous devons d’abord tenir compte que Michel Tournier
n’est ni le premier ni le dernier à écrire à partir de Robinson Crusoé. L’œuvre de Defoe a
donné naissance à une série de productions que nous qualifions de « robinsonnades » ou
« mythes de la robinsonnade. » (voir la liste suivante) :
Daniel Defoe : Robinson Crusoé (1719)
Johann David Wyss : Le Robinson suisse (1812)
James Fenimore Cooper : Le Robinson du Pacifique (1835)
Jules Verne : L’Île mystérieuse (1874)
Jules Verne : L’École des Robinsons (1882)
Jules Verne : Deux ans de vacances (1888)
Saint-John Perse : Images à Crusoé (1904)
Jean Giraudoux : Suzanne et le Pacifique (1921)
Michel Tournier : Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967)
Michel Tournier : Vendredi ou la Vie sauvage (1971)
J.M.G. Le Clézio : Le Chercheur d’or (1985)
Umberto Eco : L’île du jour d’avant (1994)...
L’histoire de Robinson Crusoé semble se doter d’une grande capacité à fédérer les
imaginaires et sa structure profonde transcende les différentes adaptations successives. Et
cette transcendance marque toutes les œuvres postérieures d’une hypertextualité définie par
Gérard Genette : « (j’entends par là) toute relation unissant un texte B (que j’appellerai
hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr hypotexte) sur lequel il se
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greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire6. »
Pour rendre compte de cette relation, Genette se réfère presque instinctivement aux
genres mythiques qui lui serviront des exemples pertinents. D’autres évidences ont aussi
démontré que le phénomène hypertextuel fréquente les mythes gréco-romains ou chrétiens,
et même touche certaines œuvres plus modernes mais « mythifiées » dans quelque sens,
comme les histoires de Robinson et de Don Juan qu’on réécrit sans cesse. Si selon le
mythocritique, « le mythe, réceptible sous diverses formes à la fois réductible et extensible,
paraît doté d’une capacité transtextuelle optimale 7 », ce genre contient certainement
quelques caractéristiques qui renforceront l’effet hypertextuel et qui méritent une étude
plus détaillée.
1.2.
Les caractéristiques du mythe et l’effet hypertextuel
Dans Palimpsestes, Genette précise ce qu’est l’hypertexte : « J’appelle donc
hypertexte tout texte dérivé d’un texte antérieur par transformation simple (nous dirons
désormais transformation tout court) ou par transformation indirecte : nous dirons
imitation8. » Nous pouvons conclure de là que l’hypertexte doit à la fois s’approcher et se
distinguer de l’hypotexte. L’effet hypertextuel dépend donc surtout de deux éléments : (1)
la différentiablité de l’hypertexte par rapport à son précédent, et (2) l’identifiabilité de
l’hypotexte dans son successeur. Nous n’avons qu’à examiner comment le mythe rend
l’effet hypertextuel optimal à travers sa performance sur ces deux plans.
1.2.1. Identifiabilité du mythe
Voyons d’abord le plan de l’identifiabilité auquel le mythe offre un grand avantage. Au
moins deux raisons peuvent l’expliquer. Premièrement, selon la définition, un mythe est
« une histoire qui se passe au commencement et qui fournit, en même temps, un schéma
d’une efficacité permanente pour comprendre un grand nombre de situations historiques9. »
Et cette efficacité provient encore du fait que le mythe est une histoire fondamentale qui,
6
7
8
9
G. Genette, Palimpsestes, Ed. du Seuil, 1982, p. 11-12
Ivanne Rivalland, Mythe et hypertextualité, http://www.fabula.org/atelier.php?Mythe_et_hypertextualit%26eacute%3B
G. Genette, Palimpsestes, Ed. du Seuil, 1982, p. 14
Arlette Bouloumié, Michel Tournier Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Gallimard, 1991, p.183
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par une économie maximale des syntagmes (la seule apparition d’un nom propre suffira),
assurera l’identification d’un hypotexte dans un hypertexte même d’un seul coup d’œil.
Donc la série robinsonnade se reconnaîtra par l’histoire d’un salut après une privation
accidentelle et d’une structure dichotomique entre l’immigré et l’indigène. Alors dans
Vendredi ou les limbes du Pacifique, les noms et la relation des personnages sont déjà
capables d’associer ce roman au texte original de Defoe, sans parler les intrigues réitérées
(le naufrage, la vie solitaire sur une île déserte) qui renforce plus ce lien.
Dans ce sens, le mythe doit largement sa place fondamentale au fait qu’il constitue
souvent une réponse à une grande question préoccupant à la fois l’homme et le monde.
Nous trouverons dans la généalogie d’un mythe une modalité générale de la production
d’une question et de sa réponse. Si Robinson Crusoé s’adresse à l’inconscient de l’auteur
sur la question relationnelle entre l’homme civilisé et le sauvage, le monde naturel et la
civilisation, le roman de Tournier n’est pas allé au-delà de cette dimension, mais a
seulement répondu la question d’une autre manière. C’est juste la corrélation entre la
réponse et la question—c’est-à-dire que lorsque la question prend une nouvelle
formulation, la réponse aura un autre sens—qui garantit la constance du noyau
mythologique et ainsi son identification.
Deuxièmement, comme l’hypertextualité ne fonctionnera pas sans la participation du
lecteur, l’identifiabilité signifie une facile perception de l’hypotexte dans l’hypertexte. Si
Tournier dit : « Mes livres doivent être reconnus—relus—dès la première lecture10 », il
implique en fait que son texte (hypertexte) devrait donner facilement accès à un texte
connu (hypotexte). Mais la connaissance d’un hypotexte dépend des niveaux d’éducation
et de lecture. Pour obtenir un effet hypertextuel optimal, il faut recourir à un texte le plus
largement partagé par un public.
Le mythe, en tant qu’histoire fondamentale qui s’enracine dans la mémoire culturelle
et l’inconscient collectif, est depuis longtemps connu par le plus grand public de la culture
où il figure. Sa connaissance passe même quelquefois à l’extrême : même si l’on n’a pas lu
Robinson Crusoé, on connaît bien ce qu’il raconte. Cet avantage du mythe de Robinson
bénéficie à la fois au lecteur et à l’auteur. D’un côté, il peut préparer au lecteur un horizon
d’attente pendant la lecture ; d’un autre côté, il permet à l’auteur d’employer un syntagme
10
Cité par Arlette Bouloumié, Michel Tournier Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Gallimard, 1991, p.184-185
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minimal à l’aide d’une connaissance du mythe inférant le non-dit.
D’ailleurs, pour le mythe lui-même, chaque fois qu’il se présente dans un hypertexte,
son identité « mythique » est renforcée. Mais sur ce plan, il y a une distinction entre mythe
traditionnel et « mythe littéraire ». Différents du mythe traditionnel dont l’identité
mythique se prend dans une source ethno-religieuse préhistorique, le « mythe littéraire »
n’était au début qu’un texte individuellement conçu (par exemple, Robinson Crusoé).
Comment un tel texte peut-il devenir une histoire fondatrice ? En fait, comme le souligne
Lévi-Strauss, « les œuvres individuelles sont toutes des mythes en puissance, mais c’est
leur adoption sur le mode collectif qui actualise, le cas échéant, leur ‘mythisme’11. » A
travers les reprises et modifications individuelles successives, le texte original Robinson
Crusoé a acquis « une dimension collective débordant l’individualité de la reprise » qui lui
donne enfin une identité mythique. C’est donc dans la récurrence de l’hypotexte dans les
hypertextes qu’est né le « mythe littéraire ». En retour, l’identifiabilité de ce dernier
garantit et facilite le fonctionnement de l’hypertextualité.
1.2.2. Différentiabilité du mythe
Bien que l’hypotexte doive être identifiable dans l’hypertexte, ce dernier ne peut être
totalement identique au premier. Des changements doivent s’imposer aux niveaux
différents de la narration, du récit et de l’histoire. En général, plutôt que raconter d’une
autre manière la même histoire, on préfère souvent relater une autre histoire sur la base de
celle d’auparavant, comme chez Tournier qui ajoute de nouveaux épisodes et un
dénouement tout à fait original à l’histoire de Defoe. En fait, c’est en les différences entre
l’hypotexte et l’hypertexte que résident la légitimité et l’originalité d’une réécriture ; cette
différentiabilité est ainsi capitale pour la validité de l’hypertextualité.
Lieu privilégié de l’hypertextualité, le mythe a aussi pour propriété immanente la
différentiabilité. Doté d’une identifiabilité constante, le mythe doit toutefois maintenir sa
vitalité dans le mouvement de la transmission et de la transformation. Selon Lévi-Strauss,
« le caractère mythique d’un texte est dégagé par l’usure des niveaux probabilistes du récit
qui appartiennent en propre à chaque conteur, usure dégageant les niveaux structurés
11
Ivanne Rivalland, Mythe et hypertextualité, http://www.fabula.org/atelier.php?Mythe_et_hypertextualit%26eacute%3B
10
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stables qui reposent sur des fondations communes12. » L’étude a aussi prouvé que dans le
passage d’une tradition orale à un régime écrit, un mythe ne pouvait survivre dans
l’histoire sans ses propres transformations. On en a même conclu trois modes
transformatrices : « la reprise du sens du mythe dans un nouveau contexte culturel de
réception, la réorganisation de l’architecture narrative du mythe, la réécriture ludique du
mythe13. » Il est évident que pour un mythe, la différentiation est à la fois son besoin
inhérent et sa condition d’existence, qui donnerait une espace de manœuvre étendue à
l’hypertextualité.
Mais cette différentiabilité du mythe, selon l’exigence de l’identifiabilité, ne peut
s’agir que dans les limites de l’identité mythique. Nous disons par conséquent que le mythe
vit toujours dans un jeu dialectique des variables et des constantes : le noyau constant de
l’histoire fondamentale (dans la robinsonnade, un civilisé, un sauvage, une vie solitaire
dans un lieu isolé) reste intact, alors que les autres éléments varient pour obtenir des sens
propres à chaque transformation. C’est juste de cette tension entre l’identifiabilité et la
différentiabilité du mythe que l’hypertextualité procure sa capacité extraordinaire de
transplantation et de greffe.
1.3.
De Robinson Crusoé à Vendredi ou les limbes du Pacifique
1.3.1. Les pratiques hypertextuelles
L’analyse plutôt générale explicite les intérêts portés par le mythe à l’hypertextualité.
Ils peuvent expliquer partiellement pourquoi l’auteur a choisit de réécrire l’aventure de
Robinson puisque celui-ci est un mythe littéraire. De plus, l’auteur, qui rêvait d’être
philosophe avant d’être écrivain, cherche toujours à faire passer de la métaphysique dans le
roman. Et pour lui, ce passage « devait être fourni par le mythe », « un édifice à plusieurs
étages qui reproduisent tous le même schéma, mais à des niveaux d’abstraction
croissante14 », déjà connu et facilement reconnu par tout le monde. De toute évidence,
12
Ivanne Rivalland, Mythe et hypertextualité, http://www.fabula.org/atelier.php?Mythe_et_hypertextualit%26eacute%3B
Ibid., résumé par Wunenburger
14
Arlette Bouloumié : Michel Tournier Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Gallimard, 1991, p.184. Le romancier
précise ailleurs qu’« à un niveau supérieur, le mythe c’est toute une théorie de la connaissance ; à un étage plus élevé
11
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Robinson Crusoé est un mythe dont le schéma se répète le long de l’histoire littéraire et ses
personnages réapparaissent de génération en génération, au lieu d’être prisonniers de
l’œuvre où ils apparaissent. Dans ce processus, l’hypertextualité et le mythe s’entraident à
la perfection de sorte à fournir à la création du romancier une grande scène et de nombreux
accessoires.
Mais si le mythe de Robinson offre à l’hypertextualité un espace et de riches matières
de transformation, comment s’effectue concrètement son passage du Defoe au Tournier ?
Ayant déjà distingué la transformation simple (transformation tout court) de la
transformation indirecte (imitation), Genette classifie encore les pratiques hypertextuelles
selon des critères structurels et fonctionnels. Voyons le tableau ci-dessous qui lui servira de
carte pour l’exploration de l’hypertextualité :
transformation
Imitation
ludique
satirique
sérieux
Parodie
Travestissement
Transposition
(Chapelaine décoiffé)
(Virgile travesti)
(Le Docteur Faustus)
Pastiche
Charge
Forgerie
(l’Affaire Lemonie)
(A la manière de...)
(la suite d’Homère)15
Pour Genette, le roman de Tournier appartient à la catégorie de la transposition, une
transformation sérieuse. Par rapport aux autres pratiques hypertextuelles qui se limitent
plutôt dans des aspects restreints ou des textes brefs, la transposition, au contraire, peut
s’investir dans des œuvres de vastes dimensions et mettre en place divers procédés
transformationnels. Alors ceux-ci peuvent relever soit des « transpositions en principe (et
en intention) purement formelles » soit des « transpositions ouvertement et délibérément
thématiques16 ».
Pourtant, ce classement n’est pas une taxinomie hiérarchique rigoureuse et presque
toutes les transpositions singulières relèvent à la fois de plusieurs des opérations. Comme
l’a dit Genette, « le Vendredi de Michel Tournier ressortit à la fois (entre autres) à la
transformation thématique (retournement idéologique), à la transvocalisation (passage de la
première à la troisième personne) et à la translation spatiale (passage de l’Atlantique au
encore, cela devient moral, puis métaphysique, puis ontologique...sans cesser d’être la même histoire. »
F. Ploquin, L. Hermeline, D. Rolland : Littérature française, Hachette Livre 2000, p.240
15
G. Genette, Palimpsestes, Ed. du Seuil, 1982, p. 37
16
Ibid., p.238
12
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Pacifique)17. » La liste des procédés se prolongera mais les transpositions telles que le
changement d’océan, ou le retardement du naufrage dans le temps n’a pas de réelle
fonction thématique. C’est en fait une transformation thématique, plus précisément la
transvalorisation, qui nous intéressent le plus dans notre étude.
1.3.2. La transvalorisation du Vendredi
La transvalorisation désigne une dévalorisation ou un mouvement à sens inverse de
valorisation ou un transfert de valeurs, surtout sur les personnages. C’est-à-dire que
l’hypertexte dévalorise celui qui est valorisé ou bien on valorise celui qui est négligé dans
l’hypotexte. Si Robinson Crusoé présente un processus d’intégration ou d’initiation qui se
passe au milieu d’une opposition des valeurs (Robinson—Vendredi), la transvalorisation
hypertextuelle consisterait alors à alterner les deux parties de l’opposition dans ce même
processus. Donc Robinson n’est plus le maître de Vendredi ; au contraire, ce sera Vendredi
qui initie Robinson.
Cette transvalorisation est représentée d’abord par la modification de la structure du
récit. Le roman de Defoe peut se diviser facilement en deux parties correspondant aux
deux phases de l’aventure de Robinson : « avant Vendredi » et « avec Vendredi ». Mais
l’organisation thématique chez Tournier est plus compliquée18. On peut établir soit une
division binaire comme chez Defoe, soit une division ternaire selon la progression de la
métamorphose de l’île ou de Robinson (l’île niée—l’île administrée—l’île solaire ou bien
Robinson tellurique—Robinson éolien—Robinson solaire), soit encore une division en
quatre parties en suivant les interventions du log-book.
De toute façon, le plus remarquable chez Tournier, c’est l’explosion de la grotte à
partir de laquelle son histoire se sépare radicalement de celle de Defoe. De ce fait, Vendredi
de Tournier peut se diviser en « avant l’explosion » et « après l’explosion ». En suivant
presque la même piste que l’histoire de Defoe, la première phase insiste plus sur
l’identifiabilité de l’hypotexte, alors que l’originalité de l’hypertexte ressort plus nettement
après l’explosion puisque rien dans l’histoire de Defoe ne peut annoncer le déploiement
17
G. Genette, Palimpsestes, Ed. du Seuil, 1982, p.237
On discute beaucoup de l’organisation du roman de Tournier dans l’ouvrage d’A. Bouloumié, Michel Tournier
Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, 1991, p.38-44
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d’initiatives de Tournier dans la deuxième phase.
Mais la conversion de Robinson et l’alternance des statuts de deux personnages ne
sont pas accomplies d’un seul coup—pas plus que la transformation de la structure
thématique. En fait, c’est dans les microstructures que la transvalorisation progresse.
Celle-ci ne cesse d’accumuler les nuances, même dans la première phase où dominent les
« imitations », pour enfin arriver à un changement qualitatif. Par exemple, si Robinson
mène toujours une vie civilisatrice dans les deux romans, il le fait comme un antidote
contre la folie après la dépression chez Tournier, non plus « comme la conduite normale
d’une créature préservée par la providence et guidée par la lecture de la Bible19 » chez
Defoe. La vie décente et laborieusement chrétienne de Robinson de Tournier est même
allée jusqu’à un « simulacre névrotique d’administration », avec la rédaction d’une charte
et d’un code pénal, ainsi que l’établissement des édifices symboliques.
En ce cas, la transvalorisation hypertextuelle se réalise aussi par la transmotivation
(charger la même conduite d’un autre motif) et par un procédé d’exagération (caricaturer
telle ou telle activité). Si les premiers épisodes du roman de Tournier révèlent, selon
Genette, « un Robinson déjà partagé entre la volonté de civiliser Speranza et diverses
tentations de retour à une sensibilité élémentaire », ils représentent aussi les procédés
hypertextuels qui prouvent encore une fois la dialectique entre l’identifiabilité et la
différentiabilité du mythe. C’est bien celle-ci qui sert de locomotive à la progression des
états d’âme de Robinson et au fonctionnement de l’hypertextualité.
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G. Genette, Palimpsestes, Ed. du Seuil, 1982, p. 421
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Chapitre 2 Titre, préface et paratextualité
G. Genette, d’abord dans Palimpsestes, puis plus en détail dans Seuils, aborde un type
de texte particulier qui regroupe « titre, sous-titre, intertitres ; préfaces, postfaces,
avertissements, avant-propos, etc.20 » sous le nom du paratexte.
En fait, ce terme, désignant « un certain nombre de productions qui accompagnent et
renforcent le texte proprement dit », pose immédiatement le problème sur le rapport entre
le texte et le paratexte, car « on ne sait pas toujours si l’on doit ou non considérer qu’elles
(ces productions) lui appartiennent ou pas, mais qui en tout cas l’entourent et le prolongent,
précisément pour le présenter21. » C’est-à-dire qu’un paratexte, capable d’être lu tout seul,
a pour objectif d’« assurer (au texte) sa présence au monde, sa réception et sa
consommation22. »
Ceci dit, la modalité de la production de la paratextualité nous reste encore étrangère.
Donc nous choisirons ici le titre et la préface « prétendue » (car le statut de cette préface
nécessite encore une justification) du roman de Tournier, en vue d’éclairer comment une
relation peut s’établir entre un texte et un paratexte.
2.1.
Titre et paratextualité
2.1.1. Un statut autonome paratextuel du titre
Il n’y a pas de doute que le titre entretient une relation étroite avec le texte qu’il
intitule, mais il est le plus souvent considéré comme une partie accessoire de ce dernier. En
général, le titre peut remplir quatre fonctions essentielles23 :
(1) La fonction d’identification : le titre, comme un nom, une carte d’identité ou de
visite, constitue un « signe différentiel », permettant d’identifier une œuvre dans son
20
21
22
23
G. Genette, Palimpsestes, Ed. du Seuil, 1982, p.9
G. Genette, Seuils, Ed. du Seuil, 1987, p.7
Ibid., p.7
V. Jouve, La poétique du roman, ARMAND COLIN, 2001, p.14-16
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