Quand le moi s`identifie à l`autre

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Quand le moi s`identifie à l`autre
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Quand le moi s’identifie à l’autre
: une lecture de Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier
RÉSUMÉ
Lorsque l’on compare sa propre culture à celle de l’autre, les deux termes risquent
d’être perçus comme étant antithétiques : l’autre semble alors se dresser comme un
concurrent, voire comme une menace pour le moi. C’est ce processus coutumier de
formation d’images, souvent sans fondement, qu’a analysé Edward W. Said, dans son
ouvrage l’Orientalisme. Selon ce dernier, si l’Orient est un monde irrationnel, sensuel et
sauvage, c’est parce que l’Occident lui a attribué des valeurs ― fictives ― qui s’opposent à
celles qu’il croit être les siennes : rationalité, spiritualité et civilisation.
Michel Tournier, dans son roman Vendredi ou les limbes du Pacifique, conçoit ainsi
deux personnages « antithétiques », Robinson et Vendredi, dont le premier représente le
civilisé (moi) et le deuxième le sauvage (l’autre), pour décrire l’évolution de la
psychologie de Robinson, qui d’abord méprise et déteste le Vendredi, mais qui ensuite se
prend d’intérêt pour lui, s’y soumet et qui finit, partageant la même âme et les mêmes
traits physiques, par désirer rester uni à lui. A la fin de l’histoire en effet, malgré l’arrivée
fortuite d’un navire anglais à Speranza, vingt-huit ans après son naufrage dans cette île
déserte, Robinson décide de ne pas partir avec ses compatriotes et de rester avec
Vendredi, qu’il considère désormais comme son frère jumeau.
A la différence de Daniel Defoe, chez qui Robinson est le maître et le sauveur de
Vendredi, Tournier met les deux personnages à égalité et abolit ainsi l’idée reçue selon
laquelle la relation entre le civilisé et le sauvage, en l’occurence entre moi et l’autre, serait
régie par une hiérarchie. Or, ce schéma de Defoe reste justement dans le cadre de
l’orientalisme, de cet ensemble de jugements de valeur formé selon l’arbitraire des
Occidentaux (et tout aussi bien par le nôtre). Aux yeux de Tournier, ce ne sera jamais en
cherchant à imposer mes principes à l’autre que sera résolu le problème de la
discrimination ― phénomène souvent insidieusement caché mais qu’implique toute la
pensée orientaliste. C’est, au contraire, en faisant l’effort d’adopter ceux de l’autre et en
essayant de m’identifier à lui, que le problème trouvera sa solution. En proposant de
manière magnifiquement réaliste ― et cela pourtant dans la forme du roman ― l’évolution
dialectique de deux êtres originairement opposés, l’auteur propose une forme inouïe de
morale humanitaire.
Mots-clefs : orientalisme, civilisé, sauvage.