Quand le moi s`identifie à l`autre
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Quand le moi s`identifie à l`autre
March 2 0 0 4 ―2 2 1― Quand le moi s’identifie à l’autre : une lecture de Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier RÉSUMÉ Lorsque l’on compare sa propre culture à celle de l’autre, les deux termes risquent d’être perçus comme étant antithétiques : l’autre semble alors se dresser comme un concurrent, voire comme une menace pour le moi. C’est ce processus coutumier de formation d’images, souvent sans fondement, qu’a analysé Edward W. Said, dans son ouvrage l’Orientalisme. Selon ce dernier, si l’Orient est un monde irrationnel, sensuel et sauvage, c’est parce que l’Occident lui a attribué des valeurs ― fictives ― qui s’opposent à celles qu’il croit être les siennes : rationalité, spiritualité et civilisation. Michel Tournier, dans son roman Vendredi ou les limbes du Pacifique, conçoit ainsi deux personnages « antithétiques », Robinson et Vendredi, dont le premier représente le civilisé (moi) et le deuxième le sauvage (l’autre), pour décrire l’évolution de la psychologie de Robinson, qui d’abord méprise et déteste le Vendredi, mais qui ensuite se prend d’intérêt pour lui, s’y soumet et qui finit, partageant la même âme et les mêmes traits physiques, par désirer rester uni à lui. A la fin de l’histoire en effet, malgré l’arrivée fortuite d’un navire anglais à Speranza, vingt-huit ans après son naufrage dans cette île déserte, Robinson décide de ne pas partir avec ses compatriotes et de rester avec Vendredi, qu’il considère désormais comme son frère jumeau. A la différence de Daniel Defoe, chez qui Robinson est le maître et le sauveur de Vendredi, Tournier met les deux personnages à égalité et abolit ainsi l’idée reçue selon laquelle la relation entre le civilisé et le sauvage, en l’occurence entre moi et l’autre, serait régie par une hiérarchie. Or, ce schéma de Defoe reste justement dans le cadre de l’orientalisme, de cet ensemble de jugements de valeur formé selon l’arbitraire des Occidentaux (et tout aussi bien par le nôtre). Aux yeux de Tournier, ce ne sera jamais en cherchant à imposer mes principes à l’autre que sera résolu le problème de la discrimination ― phénomène souvent insidieusement caché mais qu’implique toute la pensée orientaliste. C’est, au contraire, en faisant l’effort d’adopter ceux de l’autre et en essayant de m’identifier à lui, que le problème trouvera sa solution. En proposant de manière magnifiquement réaliste ― et cela pourtant dans la forme du roman ― l’évolution dialectique de deux êtres originairement opposés, l’auteur propose une forme inouïe de morale humanitaire. Mots-clefs : orientalisme, civilisé, sauvage.