Responsabilité et solidarité : Etat libéral, Etat-Providence, Etat

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Responsabilité et solidarité : Etat libéral, Etat-Providence, Etat
Responsabilité et solidarité : Etat libéral, Etat-Providence, Etat réseaux.
Jean-Louis Genard1
(in Soulet M.H. (éd), La solidarité à l'heure de la globalisation, Fribourg, Academic Press
Fribourg, 2007).
Dans la grammaire de la responsabilité2 ainsi que dans divers articles, j’ai tenté de montrer l’intérêt
théorique d’aborder la responsabilité dans une optique qui s’approcherait de la théorie des
conventions3 ou de ce que L.Thévenot et L. Boltanski ont appelé un « investissement de forme »4,
en y ajoutant toutefois une dimension linguistique appuyée qui, elle, se revendiquerait davantage de
l’appel lancé par Habermas dans Sociologie et théorie du langage5.
J’ai ainsi proposé de rapporter historiquement la responsabilité à un tournant dans ce qu’on pourrait
appeler « l’interprétation de l’action », ou plus généralement, dans l’interprétation de « ce qui se
passe ». On peut aisément admettre que toutes les cultures ont cherché à répondre à cette question et
y ont, de fait, apporté des réponses très diverses, au travers desquelles se sont structurés leurs
rapports au monde, aux autres, à eux-mêmes, se sont modelés leurs environnements institutionnels.
Sans entrer dans leur description et leur analyse historique, on peut ainsi évoquer, au fil du temps,
différents modèles d’interprétation de l’action ou de « ce qui se passe » : destin, souillure, hasard,
fortune, déterminisme astral, péché originel, grâce, providence, inconscient, mythe, caractère,
accident, loi des séries,… et responsabilité.
Une théorie de la modernité.
A partir des hypothèses développées dans La grammaire de la responsabilité se profile une théorie
de la modernité. Celle-ci se trouve en effet ancrée sur l’émergence de l’interprétation
responsabilisante de l’action, une interprétation qui va s’imposer lentement au travers d’une lutte
difficile avec d’autres modèles d’interprétation de l’action alors dominants, en l’occurrence
principalement les modèles théologiques du péché originel, de la grâce ou de la Providence et le
modèle du déterminisme astral hérité de l’aristotélisme. Cette lutte durera jusqu’au 18e siècle. Mais
le siècle des Lumières ne sanctionnera pourtant pas le triomphe définitif du modèle
responsabilisant. Au contraire, il consacrera l’émergence de nouveaux concurrents, étayés cette fois
sur les différentes sciences humaines en train de naître, et qui, toutes, selon des modalités diverses,
proposeront des modèles renvoyant l’interprétation de l’action vers des modèles déterministes plus
ou moins forts, proposant ainsi de l’homme l’image d’un « doublet empirico-transcendantal »,
1
Jean-Louis GENARD est philosophe et docteur en sociologie. Directeur de l’Institut Supérieur d’Architecture de la Communauté Française « La
Cambre » à Bruxelles, il est également chargé de cours à l’Université Libre de Bruxelles et aux Facultés universitaires Saint-Louis. Il dirige le GRAP,
groupe de recherches en administration publique, attaché à l’ULB. Il a publié plusieurs ouvrages comme auteur ou comme éditeur : Sociologie de
l’éthique (L’Harmattan, 1992), Les dérèglements du droit (Labor, 1999), La Grammaire de la responsabilité (Cerf, 2000), Les pouvoirs de la culture
(Labor, 2001), La motivation dans les services publics (avec T. Duvillier et A. Piraux, L’Harmattan, 2003), Enclaves ou la ville privatisée (avec P.
Burniat, La Lettre volée, 2003), Santé mentale et citoyenneté, (avec J. De Munck, O. Kuty, D. Vrancken, et alii, Academia, Gand, 2004), Qui a peur
de l’architecture ? Livre blanc de l’architecture contemporaine en communauté française de Belgique (avec P. Lhoas, La Lettre Volée, La Cambre,
2004), Expertise et action publique (avec St. Jacob, Presses de l’Université libre de Bruxelles, 2004)… ainsi que de très nombreux articles. Ses
travaux portent principalement sur l’éthique, la responsabilité, le droit, les politiques publiques, la culture, l’art et l’architecture.
2
J.L. GENARD, La grammaire de la responsabilité, Humanités, Cerf, Paris, 1999.
3
Ch. BESSY et O. FAVEREAU, Economie des conventions et institutions, http://forum.u-paris.fr//telecharger/seminaires/ecoinst/EI231003 (conculté
en novembre 2005)
4
L. BOLTANSKI et L. THEVENOT, De la justification, Gallimard, Paris, 1991.
5
J. HABERMAS, Sociologie et théorie du langage, A. Colin, Paris, 1995.
1
comme l’écrira M. Foucault en s’inspirant de l’antinomie kantienne du déterminisme et de la
liberté, ou de son dualisme « phénoméno-nouménal ».
A suivre les avatars de l’interprétation responsabilisante de l’action dans ses relations conflictuelles
avec ses concurrentes se dégageraient donc deux modernités. Une première qui irait du moyen-âge
au siècle des Lumières où s’impose l’interprétation responsabilisante de l’action, l’image de
l’homme autonome et rationnel qu’illustrera le cogito cartésien. Mais à partir du 18e siècle, une
seconde où l’interprétation responsabilisante de l’action se trouve contestée par de nouveaux
concurrents étayés par les savoirs psychopathologiques, médicaux, sociologiques, statistiques…
A présenter les choses de cette façon, on court évidemment le risque de verser dans une sorte
d’historicisme des idées. Bien entendu, la réalité est moins simple et plus dialectique. Si émerge
l’interprétation responsabilisante de l’action, c’est que, sans doute, ses conditions d’émergence se
trouvaient déjà à l’œuvre dans des dispositifs sociaux qui vont en permettre l’explicitation. Et, à
l’inverse, si elle s’impose lentement, c’est aussi parce qu’elle s’incruste dans des dispositifs sociaux
qui, la présupposant, vont sans cesse contribuer à en avérer la pertinence. Quelques exemples
illustreront mon propos.
Ainsi, l’émergence de ce que j’appelle l’interprétation responsabilisante de l’action va-t-elle
contribuer à la transformation de nombreux dispositifs sociaux centraux. En particulier, on va
assister à un processus de « subjectivisation » du droit, pour reprendre l’expression de M. Villey6.
Abandonnant sa dominante objectiviste héritée de l’Antiquité, le droit va en venir progressivement
à calquer sa logique sur celle de la responsabilité. La sémantique, de la volonté, de l’intention…
vont s’y imposer. Le droit traitera désormais de « vol » bien plus que de « chose volée ».
L’anthropologie s’en trouvera également modifiée orientant l’essentiel de ses réflexions vers les
conditions de l’autonomie, la raison bien sûr mais aussi la volonté, terme que ne connaissait par
exemple pas le grec des grands philosophes de l’Antiquité7. Les anciennes pratiques religieuses
elles-mêmes connaîtront des réorientations : la place de l’intention et de l’examen de conscience
occuperont une position centrale dans la confession. Toute une série de pratiques s’appuieront
désormais sur l’engagement, le consentement, le consensus,… comme le mariage, l’acquisition de la
citoyenneté urbaine, le contrat, le serment…
Les tensions entre modèles concurrents donneront lieu à des disputes comme celle, durant la
première modernité, concernant le statut des sorcières (considérées comme sujets de droit et à ce
titre punissables) et des possédées (pénétrées de l’extérieur sans y porter de responsabilité). Ou
comme les innombrables querelles qui traverseront la seconde modernité entre les interprétations
responsabilisantes des multiples anomies et les interprétations déresponsabilisantes qu’en
proposeront les différentes sciences humaines : le délinquant bien sûr, mais aussi le vagabond, le
fou… Les divergences interprétatives donnant lieu à des « traitements sociaux » différents. La
prison ou l’hôpital psychiatrique. La répression ou la prévention. La moralisation ou la thérapie. La
tension majeure aujourd’hui étant celle que génèrent les découvertes actuelles des neurosciences par
rapport au modèle de l’acteur autonome, j’y reviendrai brièvement.
La dimension linguistique.
Dans la grammaire de la responsabilité, suivant en cela la suggestion de J. Habermas dans
Sociologie et théorie du langage, j’ai également suggéré que l’ancrage de l’interprétation
6
Voir J.L. GENARD, op. cit., p. 55s.
7
Voir H. ARENDT, La vie de l’esprit II, Le vouloir, PUF, Paris, 1983.
2
responsabilisante de l’action se situait au cœur de certaines de nos structures linguistiques les plus
essentielles. J’y ai attiré l’attention sur deux d’entre elles : d’une part la grammaire des pronoms
personnels, d’autre part, celle des modalités.
a) Sans entrer dans les détails, je rappellerai tout d’abord que la responsabilité est à la fois faculté de
commencer, obligation de répondre de ses actes à l’autre, obligation de répondre de l’autre, qu’elle
peut aussi se concevoir de manière collective… Historiquement, l’émergence de l’interprétation
responsabilisante de l’action sera d’abord celle d’une responsabilité pensée comme faculté de
commencer, d’une responsabilité envisagée à la première personne (Je). Mais ce que je me
reconnais à la première personne, je dois également l’accorder à l’autre. Cet autre qui est celui à qui
je dois répondre de mes actes : comme l’entérinera rapidement le droit, la responsabilité-Je est
commutative. Ma liberté, ma faculté de commencer s’arrête là où commence celle de l’autre (Tu
commutatif)).
Mais l’autre n’est pas seulement ma propre réversibilité, il est aussi une obligation pour moi comme
l’a souligné E. Lévinas (Tu). Cette responsabilité-Tu, comme obligation de répondre de l’autre ne
s’inscrira pas dans le droit de la première modernité, bien que cela ait été l’occasion de débats.
Ceux-ci furent toutefois tranchés au travers de l’opposition entre droits parfaits et imparfaits, ces
derniers, liés précisément aux exigences de bienveillance, de sollicitude… n’entraînant aucune
obligation légale, aucun droit d’exiger non plus de la part des bénéficiaires potentiels. Alors que la
responsabilité-Je s’inscrivait dans le droit, en y intégrant sa dimension commutative, la
responsabilité-Tu se trouvait renvoyée vers la morale et ce n’est qu’avec l’Etat social que cette
question acquit une dimension politico-juridique.
Mais la responsabilité peut quitter la dimension du singulier. Elle peut être pensée et assumée
(Nous) ou imputée (Vous) collectivement. Elle peut enfin être renvoyée vers des traitements
impersonnels (Il, Eux…), comme ce sera le cas avec les systèmes assuranciels.
b) la deuxième structure linguistique essentielle pour saisir les diverses accentuations et
métamorphoses de la responsabilité est ce que les linguistes appellent la grammaire des
modalités.
Dans la théorie classique, existent trois modalités : la nécessité, la possibilité et l’impossibilité.
Celles-ci s’énoncent à l’aide de ce que les linguistes appellent des auxiliaires de modalité. Parmi
ceux-ci, on en distingue habituellement deux principaux : devoir et pouvoir ; et deux secondaires :
vouloir et savoir. Chacun de ces verbes pouvant évidemment connaître des variantes. Ainsi, peut-on
également exprimer la modalité du groupe « savoir », à l’aide de verbes ou locution comme
« croire », « être conscient »… Ainsi, le verbe « pouvoir », peut-il également se dire « être capable
de ».
Les linguistes toujours proposent une catégorisation de ces auxiliaires selon les axes suivants :
Modalisations
Virtualisantes
Actualisantes
Objectivantes
Devoir
Savoir
Subjectivantes
Vouloir
Pouvoir
Il existe une relation fondamentale entre cette grammaire et la responsabilité. Sans entrer dans le
détail, on peut aisément se convaincre que répondre à la question « est-il responsable de cela ? »,
revient en réalité à se poser des questions comme « devait-il ou non faire cela ? », « a-t-il réellement
voulu cela ? », « savait-il ce qu’il faisait ? », « pouvait-il faire autrement ? », cette dernière question
3
pouvant d’ailleurs –nous aurons à y revenir- se comprendre en deux sens « avait-il la possibilité ? »
et « était-il capable ? », la première renvoyant plutôt à un pouvoir « objectif », la seconde à un
pouvoir « subjectif ».
Se référer à cette grammaire formelle peut être très éclairant pour saisir d’autres accentuations
possibles de la responsabilité. Sans entrer dans des explications théoriques complexes, j’en donnerai
des illustrations. Ainsi, l’imputation de responsabilité peut-elle par exemple se focaliser sur les
seules dimensions virtualisantes et vérifier les intentions de l’acteur. C’est ce que proposait la
morale kantienne, morale du devoir et de la (bonne) volonté, et ce que faisait prioritairement le droit
classique. Mais elle peut également se focaliser sur les modalisations actualisantes : peu importe
l’intention, ce qui importe c’est le résultat et tout compte fait l’acteur « aurait pu éviter… », « aurait
dû savoir… ». L’extension actuelle de la responsabilité sans faute s’appuie sur une conception
objective de la responsabilité découplée de l’évaluation de l’intention et de nombreux procès
contemporains en arrivent à des condamnations selon le principe du défaut de précaution. L’intérêt
heuristique de se référer à cette grille s’éclairera notamment dans la suite du texte au travers des
références qui y seront faites aux concepts de capacité et de capacitation.
Trois strates étatiques et leurs formes de responsabilité correspondantes.
Si le propos de départ de la Grammaire de la responsabilité se situait prioritairement sur le terrain
d’une anthropologique philosophique mêlée de sociologie, il invitait à multiplier les incursions dans
d’autres domaines dont quelques intuitions laissaient clairement penser que des interprétations à
partir du canevas rapidement rappelé ici pouvaient y apporter des éclaircissements significatifs.
Cette conviction s’est trouvée renforcée par une invitation initiée par Fr. Ost à participer à des
séminaires, un colloque et, ensuite une publication consacrée au thème La responsabilité, face
cachée des droits de l’homme8, dont le propos était de suggérer une relecture du droit, de ses
tensions récentes comme de ses évolutions historiques à partir de la responsabilité.
L’idée de proposer, à partir de la question de la responsabilité, une interprétation des
transformations du politique, se trouvait par ailleurs encouragée par la ré-irruption du vocabulaire
de la responsabilité au sein même du discours politique, en l’occurrence celui de l’Etat « social
actif ».
Dans le cadre de travaux développés principalement à propos de l’évolution des politiques
publiques en matière de santé mentale9, j’ai eu, avec d’autres, l’occasion de réfléchir à l’évolution
des formes d’intervention étatique. De ces réflexions collectives se sont imposées trois formes
d’Etat, correspondant à trois types dominants de droits. C’est cette typologie que je souhaiterais
reprendre ici, mais sous l’angle de la responsabilité cette fois. Pour qu’il n’y ait pas de
mécompréhension de mon propos, je tiens à préciser d’emblée que les différentes formes étatiques
qui se dégageront ici forment en réalité des strates qui, à la fois, se succèdent historiquement mais,
au travers des dispositifs qu’elles déposent chacune, laissent leurs traces et donc se superposent
autant qu’elles se succèdent.
Par ailleurs, mes développements demeureront relativement superficiels, insistant principalement
sur les mutations des relations entre responsabilité et solidarité.
L’Etat libéral et la responsabilité-Je.
8
F. OST, H. DUMONT, S. VANDROOGENBROECK (éd), La responsabilité, face cachée des droits de l’homme, Bruylandt, Bruxelles, 2005.
9
J. DE MUNCK, J.L. GENARD, O. KUTY, D. VRANCKEN et alii, Santé mentale et citoyenneté, les mutations d’un champ de l’action publique,
Academia, Gent, 2004.
4
La première forme étatique s’appuie sur ce que l’on a coutume d’appeler les droits-libertés qui
constituent l’essentiel des premières déclarations universelles des droits de l’homme. Ces droits
s’identifient à des possibilités physiques et intellectuelles qui sont accordées aux citoyens, telles les
libertés de réunion, de culte ou d’opinion. Accorder de telles libertés signifie, selon le principe du
libéralisme politique, interdire à l’Etat d’imposer un seul système de représentation ou un seul
« style de vie » dans les domaines couverts par ces libertés. Ces libertés ouvrent donc pour l’acteur
des espaces d’autonomie. L’accentuation se porte à l’évidence sur la responsabilité Je dont on a vu
qu’elle s’était inscrite dans le droit et avait fondé le processus de subjectivisation ou de moralisation
du droit dont parle M. Villey.
L’Etat est là considéré dans sa forme minimale. Moins il intervient dans les domaines couverts par
les libertés, mieux ces libertés sont garanties. A certaines réserves près toutefois, celles qui touchent
à la sécurité d’une part, aux bonnes mœurs de l’autre. L’Etat libéral est un Etat-gendarme ou
sécuritaire.
Dans sa dimension sécuritaire d’abord, cette restriction peut s’interpréter comme la traduction
institutionnelle du principe de commutativité que supporte traditionnellement l’accentuation Je de la
responsabilité. Ce que je me reconnais à moi-même, je dois le reconnaître également à l’autre. La
liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres.
L’interprétation de la dimension « bonnes mœurs » nous renvoie quant à elle plutôt vers la
grammaire des modalités. Comme c’était le cas des morales de l’époque, par exemple la morale
kantienne, l’accentuation est mise sur les modalités intentionnelles de l’action le devoir et le
vouloir, ceux-ci étant référés à un ensemble de valeurs substantielles qui restreignent l’étendue des
libertés. La définition classique que donne Montesquieu de la liberté politique est à cet égard très
parlante : « pouvoir faire ce qu’on doit vouloir ». Le « pouvoir faire » des libertés publiques que
doit garantir l’Etat se trouve circonscrit dans les limites moralisantes du « devoir vouloir ».
Quant à la question des modalisations actualisantes, elle est « traitée » au travers d’une
segmentation capacitaire des citoyens dont les effets se vérifient très largement dans le droit, et
notamment au niveau des droits-participations qui s’ajoutent aux droits-libertés et qui s’appuient sur
une différenciation forte entre citoyens « capables » et « incapables ». Cette distinction est pensée
selon des termes objectivistes et renvoyée à des « indicateurs » sociaux comme la fortune, la
situation sociale, le sexe… Sont par exemple considérés comme incapables, les domestiques, les
fous, les femmes, les personnes dépendantes économiquement… Quant à l’image de l’individu
« capable », elle se trouve clairement associée à celle d’une responsabilité-Je, celle de l’acteur
autonome qui, en fonction de ses ressources sociales et subjectives (sa raison guidant sa volonté),
est en mesure de choisir, de prendre des initiatives… bref jouit d’une « faculté de commencer » à
partir de laquelle se pense d’ailleurs une société civile dont le prototype est le marché.
Dans ce contexte, la question de la solidarité à l’égard des pauvres ou des indigents n’est pas laissée
de côté, mais elle n’apparaît pas comme une question principalement politique. Comme je l’ai
esquissé plus haut, les 17e et 18e siècles avaient vu naître des disputes entre théoriciens du droit sur
le statut juridique à accorder à la sollicitude, à la bienveillance ou à la charité. Sans entrer dans le
détail, la question y était notamment de savoir si ces valeurs pouvaient faire l’objet d’une
inscription juridique au sens où elles fonderaient des droits des individus de s’en prévaloir pour
« exiger » l’assistance. La réponse fut clairement négative. Elle fut à l’origine de la distinction dure
entre droits « parfaits » et imparfaits », les premiers relevant du droit, les seconds demeurant
circonscrits au champ des obligations morales. Bref, au droit la commutativité de la responsabilité
5
Je-Tu et l’obligation de répondre de ses actes, à la morale la responsabilité-Tu, celle qui ne se
contente pas de répondre à l’autre mais qui se propose de répondre de l’autre.
L’Etat-Providence et la responsabilité-Nous.
La deuxième strate étatique est celle de l’Etat social ou de l’Etat-Providence. Elle est associée à ce
qu’on appelle traditionnellement les droits-créances. Droits qu’ont les citoyens d’obliger l’Etat à
leur garantir l’accès à un certain nombre de biens, de services, de valeurs… leur permettant de vivre
une existence conforme aux exigences de dignité. Là où les droits-libertés supposaient un retrait de
l’Etat, les droits-créances en encouragent, voire en exigent l’intervention dans de nombreux
domaines qui ne manqueront d’ailleurs pas d’en entraîner l’extension progressive. Droits à
l’éducation, à la santé, au logement… relèvent de ce type de droits.
L’institution de ces droits-créances obéit très clairement à un principe de collectivisation de la
responsabilité, et, plus précisément encore, à l’institutionnalisation d’une responsabilité-Nous, y
compris dans des espaces régis auparavant par une responsabilité-Je. Les travaux de J. Donzelot, P.
Rosanvallon et Fr. Ewald10 ont par exemple montré en quoi les dispositifs assuranciels qui ont vu le
jour dès le 19e siècle entendaient réguler des domaines, en particulier celui des accidents de travail
qui couraient le risque de conduire à une inflation des procédures judiciaires. A une régulation
recourant à un droit s’appuyant sur l’imputation individuelle de responsabilité, il s’agissait de
substituer une régulation assurancielle instaurant un principe de solidarité basé sur la
collectivisation des risques. C’était donc à l’irruption dans la sphère politique d’un modèle de
responsabilité Nous qu’on assistait. Cette responsabilité collective s’actualisait notamment dans le
principe de l’impôt, en particulier lorsque celui-ci se construisait selon un principe de progressivité
des taux marginaux.
Au-delà de l’introduction de sa figure « Nous », la responsabilité y recevait quelques accentuations
nouvelles. D’une part, elle assumait clairement une portée prospective. Là où le droit entendait
réprimer des actes passés, les systèmes assuranciels entendaient anticiper des risques. Il ne
s’agissait plus là de répondre d’actes commis mais de prévenir des éventualités indépendamment
d’ailleurs de tout contexte d’imputation. Les risques d’accident de travail, de chômage, de
maladie… seront couverts indépendamment de toute considération de responsabilité de celui qui est
l’objet de la couverture ou de toute faute qui aurait entraîné cette situation.
Par ailleurs, cette collectivisation de la responsabilité fut rendue possible, comme l’a montré
notamment A. Desrosières11, au travers du développement de l’appareil statistique. C’était bien
d’une politique des grands nombres qu’il était question. L’institutionnalisation de cette
collectivisation de la responsabilité se faisait sous l’horizon objectivant de l’homme moyen,
instaurant une sorte de balancement constant entre la figure du Nous et les figures objectivantes, et
donc potentiellement déresponsabilisantes, du Ils ou du Eux. L’Etat social, en particulier dans ses
périodes de crise, aura constamment à souffrir de cette tension, la dimension collectivement
responsabilisante du Nous se perdant dans les dispositifs impersonnels et objectivants de la
redistribution. On l’accusera de déresponsabilisation, à la fois par rapport à l’impôt et par rapport à
ses effets sur les bénéficiaires qui deviennent, dira-t-on, des « assistés ».
Les mutations de la responsabilité dans l’Etat-réseaux.
10
Voir principalement Fr. EWALD, Histoire de l’Etat-Providence, « Biblio Essais », LP12, Le livre de poche, Paris, 1996 et J. DONZELOT,
L’invention du social, Seuil, Paris, 1994.
11
A. DESROSIERES, La politique des grands nombres, histoire de la raison statistique, La Découverte, Paris, 1993.
6
Ce que j’ai, avec d’autres, appelé l’Etat-réseaux est, d’une certaine façon, né de la crise de l’EtatProvidence. Mais ses racines sont en réalité nombreuses et plurielles et il n’est pas dans mon propos
d’en proposer ici une analyse exhaustive. J’évoquerai simplement le processus de libéralisation des
styles de vie né dans les années 60, la montée de l’éthique de l’authenticité et le processus
d’esthétisation de la vie quotidienne qui libérera des attentes subjectivantes, allant jusqu’à
transformer profondément un capitalisme qui, en même temps qu’il se globalisera, accusera une
forme managériale12 et culturelle13. S’il fallait nommer les droits qui en sont caractéristiques, peutêtre est-ce l’expression droits-autonomie qui s’imposerait.
Quant aux formes de responsabilité qui y émergent, plusieurs accentuations peuvent s’y déceler.
J’en évoquerai quelques-unes.
1°) Alors que la référence explicite à la responsabilité n’était en rien caractéristique de l’EtatProvidence (on parlait bien davantage de « solidarité », terme que l’on taxe aujourd’hui volontiers
de paternalisme), la crise de ce dernier s’est au contraire exprimée de manière tout à fait explicite
dans le vocabulaire de la responsabilité. Et cela par diverses voies. Ainsi l’a-t-on accusé de
« déresponsabiliser » les acteurs, d’en faire des assistés ou, plus encore, d’induire l’émergence de
citoyens dépendants, voués à attendre de l’Etat qu’il résolve leurs difficultés. La montée du néolibéralisme dans les années 80 en appelait à un retour vers moins d’Etat et critiquait sévèrement les
niveaux d’imposition, parlant par exemple en Belgique de « rage taxatoire ». A l’inverse, le principe
d’activation des dépenses sociales s’appuyait explicitement sur l’impératif de « responsabiliser »
leurs bénéficiaires, en testant leur disponibilité pour le marché de l’emploi au travers par exemple
de stratégies sollicitant de leur part investissement dans des « projets », négociations de « contrats »
de formation…
De quelle responsabilité est-il en fait question au travers de ces usages des termes
« déresponsabilisation » et « responsabilisation » ? Très évidemment d’une responsabilité-Je qu’il
s’agirait de réactiver contre les effets pervers de la responsabilité-Nous qu’avait mis en avant l’EtatProvidence. En analysant les dispositifs et les pratiques que l’Etat social met en place aujourd’hui,
on observe comment s’établissent de nouvelles relations entre ces deux formes de responsabilité, et
comment l’accentuation de la responsabilité-Je peut en venir à conditionnaliser l’accès aux droits
instaurés au nom d’une responsabilité collective.
Bref, le contexte actuel nous laisse penser que les multiples appels à la responsabilisation
individuelle se font au prix d’une mise en question de la responsabilité collective.
Cette intuition se trouve d’ailleurs confortée lorsqu’on observe que ce même vocabulaire de la
responsabilité occupe une place centrale dans le discours managérial. Contrairement aux modèles
de gestion antérieurs, paternalistes, bureaucratiques ou autres…, le néo-management en appelle en
effet à l’autonomie et à la capacité d’initiative, bref à la responsabilité des managers bien sûr, mais
des travailleurs également. Des demandes qui, d’ailleurs, dissimulent le plus souvent une exigence
d’absolue disponibilité et une soumission à la pression d’un univers où règne une concurrence sans
retenue.
2°) Mais en en restant à cette critique classique, peut-être ne saisit-on pas pleinement les
métamorphoses que connaît aujourd’hui la responsabilité. Les effets du déclin ou de l’estompement
des références normatives initiés dans les années 60, couplés à l’émergence de l’image d’un
12
L. BOLTANSKI et E. CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
13
J.L. GENARD, Les pouvoirs de la culture, Labor, Bruxelles, 2001.
7
individu autonome, tenu de se prendre en charge lui-même peuvent être éclairés davantage si on se
reporte à ce que j’ai appelé la grammaire des modalités. Là où certains auteurs ont cru pouvoir
déceler simplement un « crépuscule des devoirs »14, j’aurais tendance, en me référant précisément à
cette grammaire, à percevoir plutôt un glissement d’une responsabilisation-moralisation, centrée
sur un vouloir guidé par le devoir, vers une responsabilisation-capacitation, centrée sur les
compétences et les capacités (savoir et pouvoir). Il peut paraître paradoxal, à première vue, que
l’affaiblissement des références normatives née dans les années 60 ne se soit pas accompagné d’un
affaiblissement de la pression à la responsabilité exercée sur les individus, au point que
A.Ehrenberg ait pu parler, à propos des années 90, de « sur-responsabilisation de soi »15. Ce
paradoxe disparaît dès lors qu’on l’interprète sous l’horizon d’un glissement au niveau des
modalisations de la responsabilité. L’individu incertain est un individu sur lequel pèsent de
multiples attentes de réussite (professionnelle, personnelle, familiale…) qui le renvoient non pas à
des modèles déterminés, à l’identification à des rôles clairement définis, mais plutôt à une capacité
de « se prendre en charge », de « s’en sortir »… dans un univers de fluidification des normes et des
rôles. Cet individu sera évalué en fonction de ses « capacités » à assumer cela. Si on observe la
presse du conseil psychologique dont on connaît l’extraordinaire succès aujourd’hui, on y découvre
à chaque page le vocabulaire du « potentiel » ou des « potentialités » qu’il s’agirait de développer,
d’extérioriser ou d’enrichir. Les objectifs de formation s’expriment de plus en plus dans le
vocabulaire des compétences et des capacités. A la suite de A. Sen, la réflexion politique assigne
pour mission à l’Etat de garantir et de développer les « capacités » des individus. Bref, l’individu se
trouve aujourd’hui placé face à une responsabilisation « capacitaire ».
Comme on l’a vu, le vocabulaire de la capacité avait occupé une place importante dans l’arrièreplan juridique de l’Etat libéral, opposant citoyens capables et incapables, cette distinction renvoyant
elle-même à des critères objectivables. Le processus de démocratisation et d’extension de la
citoyenneté semblait avoir assuré le refoulement de cette distinction. Elle paraît toutefois resurgir
aujourd’hui. Non pas, en opérant un partage objectivé et définitif entre citoyens pleinement
détenteurs de droits et citoyens de second rang, mais en assignant aux politiques publiques la tâche,
au travers des politiques sociales, et sans éviter les risques de stigmatisation, de restituer ou de
développer chez ceux qui en sont dépourvus ou insuffisamment pourvus ces capacités subjectives
qui vont les rendre aptes à « faire avec », à « s’en sortir » dans la vie.
A une responsabilisation-moralisation se substituerait donc une responsabilisation-capacitation.
Celle-ci trouverait à s’étayer sur de multiples dispositifs allant de la redéfinition des objectifs
éducatifs et scolaires (non pas des savoirs mais des savoir-être attestant de l’autonomie), aux
nouvelles formes de gestion des ressources humaines y compris au sein de la fonction publique (où
le modèle rationnel-légal s’incarnant, à suivre Weber, dans la bureaucratie administrative, cède le
pas à l’image d’un fonctionnaire responsable, capable de faire preuve d’autonomie), en passant par
les multiples dispositifs de formation à l’autonomie que suggère la presse du conseil ou qu’illustre
le développement du coaching, ou encore par l’évolution des modèles thérapeutiques vers des
stratégies comportementalistes qui visent très clairement à la restitution de capacités et de
compétences (avec pour conséquence le rejet des publics, les toxicomanes par exemple, dont on
soupçonne qu’ils ne pourront atteindre à l’autonomie).
L’évolution des politiques sociales s’inscrirait donc dans un contexte bien plus large. Elles en
viendraient à penser l’aide sociale non plus selon le modèle de l’accès à des biens faisant l’objet de
droits inconditionnels (modèle de l’Etat-Providence), selon un partage fort entre privé et public
14
G. LIPOVETSKY, Le crépuscule du devoir, Gallimard, Paris, 1992.
15
A. EHRENBERG, La fatigue d’être soi, Poche Odile Jacob, n°27, Paris, 2000.
8
(mais dans un contexte d’environnement normatif encore largement substantiel), mais plutôt sous le
modèle d’un accompagnement s’appuyant sur un travail de subjectivation dans lequel la
distanciation entre privé et public tend à s’estomper16.
3°) Par ailleurs, le déplacement de la lecture de la responsabilité vers les modalisations actualisantes
tend assez naturellement à amplifier la responsabilité de ceux qui « auraient pu » ou « pouvaient
savoir », ou encore « auraient dû savoir ». L’anticipation des conséquences devient donc un élément
essentiel dans la construction de l’action, et bien sûr dans celle des politiques publiques. La montée
en force du principe de précaution peut être interprété dans ce contexte, comme d’ailleurs la
multiplication de procès de « responsables » d’entreprises, de services publics… en cas d’accidents,
de catastrophes. Bref, ces modèles d’interprétation de l’action qui permettaient de court-circuiter la
question de la responsabilité, se trouvent de plus en plus refoulés cédant la place à des processus
d’imputation de responsabilité basés essentiellement sur la mise en évidence rétrospective des
modalisations actualisantes (il aurait pu, il aurait dû savoir). Rappelons-nous à quel point la récente
catastrophe naturelle du tsunami a pu susciter des interprétations attirant l’attention sur le fait que
l’installation de systèmes de veille « auraient pu » éviter le pire.
Toutefois, cette montée en force des modalisations actualisantes dans l’interprétation de l’action se
révèle peut-être avec le plus de force dans la perception quotidienne que construisent de leur
pratique les policiers ou les acteurs sociaux de proximité. Confrontés constamment à la
désaffiliation, à la misère profonde… mais en même temps souvent aussi à leur propre impuissance,
ils développent de plus en plus des attitudes de stress liées précisément au sentiment que sachant,
ils devraient pouvoir. L’impuissance est là vécue comme intolérable, et cela alors même que se
manifeste chez ces mêmes acteurs une très grande tolérance à l’égard du « droit à vivre autrement ».
Ainsi, le policier qui se trouve démuni, impuissant, manifestera-t-il son irritation aux services
psychiatriques d’urgence qui estimeront que le cas n’a rien de psychiatrique. Les exemples
pourraient être multipliés qui attesteraient de glissements dans les pratiques de travail social.
Bref, le déplacement de l’accentuation de l’interprétation des responsabilités vers les modalisations
actualisantes tend à orienter davantage le travail social à la fois vers une acceptation plus tolérante
de la multiplicité des « styles de vie », mais en même temps à le construire de plus en plus sous un
horizon d’anticipation des risques. Un sentiment où prévaut sans doute le poids de la conscience
morale, mais où l’éventualité de procès n’est nullement absente, comme l’attestent d’ailleurs
l’évolution des procès contre des « accidents » médicaux ou chirurgicaux, ou encore contre des
« accidents » survenant dans les milieux éducatifs.
4°) Sans qu’il y ait de lien de cause à effet, l’Etat-réseaux s’est construit en même temps que les
savoirs physiologiques se développaient à une vitesse exponentielle : carte génétique, connaissance
individualisée du génome, développement de la connaissance du cerveau et d’une pharmacologie de
plus en plus performante, manipulations génétiques… Ces découvertes dont les sciences humaines
n’ont pas encore saisi toute la portée ne seront pas sans affecter la responsabilité. Sans doute ces
découvertes obligeront-elles à reposer sur de tout nouveaux frais la question de la responsabilité, et
le statut de l’homme comme doublet empirico-transcendantal.
J’avais montré que le modèle responsabilisant d’interprétation de l’action avait eu constamment à
lutter contre des modèles concurrents, cette lutte prenant des accents plus forts sur certaines scènes
sociales comme, par exemple, l’opposition des sorcières et des possédées dans la première
modernité, ou celle entre l’interprétation par la délinquance ou la maladie notamment mentale
16
D. VRANCKEN, Le crépuscule du social, Quartier Libre, Labor, Bruxelles, 2002.
9
durant la seconde (pensons à l’opposition entre prison et hôpital psychiatrique ou aux querelles
récentes à propos de la figure du toxicomane, malade ou délinquant, notamment). Il se pourrait que
l’opposition majeure qui se dessine aujourd’hui se focalise autour des découvertes des
neurosciences. Ces découvertes risquent en effet de problématiser de manière inédite la tension
empirico-transcendantale qui caractérise, comme je l’ai suggéré, le sujet contemporain.
Contrairement à l’habitus bourdieusien (et bien sûr aux autres modèles de déterminisme social) ou à
l’inconscient freudien (et aux autres modèles de déterminisme psychologique) qui se rapportent
globalement à des construits culturels, les neurosciences renvoient quant à elles à des déterminismes
naturels. Là pourrait peut-être se dessiner une troisième modernité anthropologique.
Ceci est d’autant plus vrai que ces découvertes sont très loin de se limiter à des avancées théoriques.
Tout au contraire, elles débouchent sur des dispositifs opérationnels, allant de la pharmacologie aux
manipulations génétiques. Et ces différents dispositifs technologiques incarnent en quelque sorte
matériellement l’hétéronomie. Comment en effet se penser encore comme sujet autonome17 lorsque
l’on sera le résultat d’une manipulation génétique ? Comment se positionner par rapport à notre
capacité d’autonomie lorsque celle-ci est tout entière assurée par une cuirasse pharmacologique ?
Ce sont là des questions inédites dont nous commençons seulement à percevoir la pertinence et
l’importance et qui constituent d’ailleurs pour les sciences humaines des défis qui devraient être
bien plus centraux qu’ils ne le sont aujourd’hui.
Au niveau de l’action publique et des formes de responsabilité qui leur sont sous-jacentes, se posera
notamment la question des effets de l’extension des savoirs à la fois sur la responsabilité de
l’individu à l’égard de lui-même et de ce qu’il fait, mais aussi celle des conséquences qu’il y aura
lieu d’en tirer au niveau des politiques publiques. Ainsi, la connaissance fine de la carte génétique
conduira-t-elle inévitablement à une sur-responsabilisation individuelle de l’acteur qui devra
désormais construire son style de vie sous l’horizon de la connaissance et de l’anticipation des
risques. Une sur-responsabilisation qui pourrait bien entendu avoir des effets sur les droits d’accès
aux prestations sociales. Autrement dit, risque bien de se profiler l’image d’un individu sous une
surveillance qui sera à la fois auto-surveillance et surveillance sociale, l’enjeu en étant l’accès aux
dispositifs de la solidarité collective et/ou l’obligation de soins.
Comme on le voit encore ici, ce sont des évolutions au niveau des modalisations actualisantes de la
responsabilité, de nouveaux contextes de savoir et de pouvoir sur soi qui risquent fort d’être
générateurs de nouvelles exigences : « tu savais et tu pouvais, donc tu devais ».
5°) Il serait réducteur de réfléchir l’émergence de l’Etat-réseaux en se limitant à observer la montée
d’une responsabilité individuelle aux dépens de la responsabilité collective. Les propos précédents
montrent d’ailleurs que les choses sont moins simples et qu’il serait totalement abusif de parler
simplement, à propos des politiques publiques actuelles, d’un reflux des droits-créances. Entre les
dispositifs de l’Etat-Providence se créent plutôt des modèles de compromis qui, selon les domaines,
peuvent prendre des tours spécifiques et qu’il s’agirait donc d’analyser dans détail.
Par ailleurs, le contexte actuel fait également émerger de nouvelles accentuations de la
responsabilité-Nous. Deux d’entre elles me semblent significatives.
a) La première accentuation est liée des formes de droit qui se sont développées ou explicitées en
même temps que se développaient les sociétés connexionnistes et l’Etat-réseaux. Je ne puis les
développer de manière très détaillée dans un article aux dimensions forcément limitées et c’est la
17
Voir notamment J. HABERMAS, L’avenir de la nature humaine, Gallimard, Paris, 2002.
10
raison pour laquelle je me contenterai de les évoquer : ce sont d’une part les droits à ambition
cosmopolitique et de l’autre ceux des générations futures.
Les premiers s’incarnent par exemple dans l’altermondialisme, mais s’agissant d’Etat-réseaux, on
en trouve la marque dans les tentatives de prise en charge de questions de justice internationale au
sein des législations nationales (on se souvient, en Belgique, des questions soulevées par la
problématique de la compétence universelle des tribunaux belges aptes à recevoir des plaintes pour
des atteintes aux droits de l’homme partout dans le monde et, au départ du moins, à l’égard de
n’importe qui) ou encore dans les réserves qui s’imposent à l’égard de la coopération avec des Etats
ne respectant pas les droits de l’homme…
Quant aux droits des générations futures, ils ont ceci de particulier qu’ils envisagent une dimension
prospective, mais non utopique, de la responsabilité qui nous impose en réalité des devoirs à l’égard
de ceux qui nous succéderont sur la planète.
Sans entrer, je le répète, dans le détail d’un commentaire, ces nouvelles versions de la responsabilité
collective ont en commun de fonder un dépassement de la responsabilité-Nous qui était au cœur de
l’Etat-Providence en faisant sauter les limites qui les justifiaient et qui étaient celles de l’EtatNation.
b) La deuxième accentuation va en quelque sorte en sens inverse de la précédente. Là où celle-là
gagnait en extension, celle-ci redéfinit le Nous en restriction. Encore une fois, je serai ici
extrêmement bref. J’évoquerai simplement, et à titre illustratif, deux éléments : le développement
des droits culturels d’une part, la segmentation des dispositifs assuranciels de l’autre.
Certains droits culturels se retrouvent bien entendu parmi les droits-libertés (la liberté d’opinion par
exemple) ou les droits-créances (le droit à l’éducation par exemple), mais les droits culturels dont il
est question ici sont ceux qui visent à préserver l’autonomie, et quelquefois l’existence même, d’une
culture supposée menacée. Souvent ces droits ont été pensés comme des droits collectifs, c’est-àdire des droits accordés davantage à un Nous qu’aux différents Je qui le composent.
Quant à la segmentation des dispositifs assuranciels, elle résulte notamment du développement des
savoirs et techniques statistiques qui permettent désormais de calculer une différenciation des
risques selon les publics. Cette évolution a permis de mettre en place des systèmes assuranciels qui
se sont distanciés de leur perspective décontextualisante initiale (on présuppose de manière fictive
que chacun court les mêmes risques, ce qui permet de globaliser la logique assurancielle, c’était le
principe de l’Etat-prividence) pour se rapprocher de logiques s’appuyant sur la segmentation des
populations (on crée des classes de risques correspondant à des conditions d’assurance
différenciées). Les assurance privées ont fortement évolué en ce sens, mais les logiques
décontextualisées d’accès de l’Etat-Providence se trouvent actuellement confrontées à cette
question, comme lorsque des priorités d’accès aux soins sont mesurées en fonction de critères liés
au mode de vie (le tabagisme pour l’accès aux traitements lourds par exemple).
6°) Enfin, le dernier point sur lequel je souhaiterais insister a trait à l’actuelle montée de la société
civile et des associations, ainsi qu’à la multiplication des demandes de passage vers une démocratie
davantage participative, moins limitée aux seules instances de la représentation politique
traditionnelle. C’est ce que Callon, Lascoumes et Barthes ont bien décrit dans l’ouvrage Agir dans
un monde incertain18. Les droits qui se trouvent en arrière-plan de ces revendications sont les
18
M. CALLON, J. LASCOUMES et Y. BARTHES, Agir dans un monde incertain, Seuil, Paris, 2001.
11
droits-participations. Ceux-ci n’ont pas encore été évoqués dans leur rapport à la responsabilité.
D’une certaine façon, ils peuvent se comprendre comme sanctionnant une responsabilité collective
(Nous) mais résultant somme toute des exigences de répondre de ses actes à l’autre, c’est-à-dire de
la commutativité Je-Tu. Cette commutativité présuppose un espace d’interlocution où se posent les
questions et où se donnent les réponses, ce qui, au niveau politique, est le propre de l’espace public,
comme, au niveau judiciaire, c’est la fonction du tribunal. Les critiques dont la démocratie
représentative est l’objet aujourd’hui traduisent le sentiment qu’ont les citoyens d’être les victimes
d’une capture de la responsabilité politique par leurs représentants, mais aussi par les
fonctionnaires, les experts, ou, sans doute plus encore, les logiques médiatiques. La montée de la
société civile est aussi celle d’une demande de nouvelle responsabilisation politique qui, au travers
des dispositifs d’une démocratie procédurale, créerait les conditions de la formation d’une coresponsabilité des acteurs par rapport à l’implémentation des politiques publiques les concernant.
Cette co-responsabilité ne serait pas celle d’une responsabilité collective référée à une communauté
préexistante, mais bien celle de la co-construction d’une responsabilité collective se faisant dans
l’action conflictuelle-coopérative des acteurs concernés. L’horizon du Nous n’est donc pas ici celui
d’une entité collective déjà là, à l’image de la Nation qui a à s’imposer des devoirs à l’égard de ses
membres, ou de la classe qui entend faire valoir ses droits au nom de l’intérêt général, mais celui de
communautés en train de se faire à l’occasion de questions concernant ceux qui y prendront part,
des communautés qui naissent à partir d’intérêts divergents obligés de se rencontrer, de s’affronter,
de se concilier, à cette occasion.
Qu’elle se construise à partir de Je ou de Nous qui entendent donner de la voix, cette coresponsabilité se constitue autour de l’affirmation ou de la revendication d’intérêts particuliers
prétendant monter en généralité, mais prêts également à rencontrer les obstacles que représentent
des intérêts adverses. Cette logique est bien entendu différente de celle qui, dans l’Etat-Providence,
entendait faire valoir un intérêt général dépassant d’emblée les intérêts particuliers, comme c’était
particulièrement le cas au niveau par exemple des politiques urbanistiques lorsque les politiques
publiques y étaient menées de manière technocratique au nom de l’intérêt général.
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