« La richesse de l`identité passe par le métissage »

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« La richesse de l`identité passe par le métissage »
« La richesse de l’identité
passe par le métissage »
Carrefour géographique, l’espace
caribéen se définit
aussi par une diversité culturelle que
souligne notamment
un paysage linguistique extrêmement
riche et complexe.
Interview de Daniel Maximin, Conseiller à la maison pour les arts et la culture
ministère de l’éducation nationale, par Antony Dufraisse
au
Daniel Maximin
Né en Guadeloupe, il est poète (L’invention des désirades,
Présence africaine, 2000), romancier (L’isolé soleil, Seuil, 1987 ;
Tu, c’est l’enfance, Gallimard, 1987) et essayiste (Les Fruits du
cyclone : une géopolitique de la Caraïbe, seuil, 2006). Après avoir
été enseignant, éditeur et producteur à France Culture, il compte
parmi les responsables du Festival de la Francophonie.
Quelles sont, dans la Caraïbe, les cultures en présence ?
TDC n° 920
La Caraïbe
15/09/2006
Daniel Maximin. Observons une première chose tout à fait décisive : parce qu’elle
a été l’objet de toutes les convoitises, cette région intermédiaire entre les deux
immenses Amériques n’a jamais été colonisée par un seul et unique empire européen, mais par plusieurs ; d’où sa diversité. Les cultures que l’on peut cerner
sont donc évidemment liées à l’origine des colonisateurs : anglaise, espagnole
et française. De ce point de vue, la Caraïbe est plurielle. Trois entités se laissent
aisément circonscrire. Il y a, d’abord, la Caraïbe anglophone. On pourrait dire
que c’est la véritable Caraïbe, dans la mesure où les îles anglophones s’étirent du
nord au sud. Ici se manifeste très fortement une conscience d’archipel. L’entité
hispanophone est quant à elle beaucoup plus condensée. D’un côté, il y a Cuba
et, de l’autre, Saint-Domingue. Préside, dans ce cas précis, une conscience presque continentale – à cause, bien sûr, des liens très puissants qui unissent ces îles
au continent sud-américain. Reste enfin, à travers les Antilles, Haïti et la Guyane,
l’entité francophone, dont la particularité, et non des moindres, est la dimension
créole, plus présente ici que nulle part ailleurs. Malgré les apparences, ce n’est
pas tant, soulignons-le, le critère linguistique qui compte dans ce découpage
schématique mais bien le facteur géopolitique. Ce tableau esquissé, n’allons pas
croire non plus que ces entités seraient hermétiques les unes aux autres. En dépit
de la dispersion géographique et des différences historiques, des fils conducteurs relient entre elles ces entités…
L’insularité par exemple ?
D. M. Absolument. On ne saurait bien comprendre la Caraïbe sans éprouver les
effets de cette insularité, dont la spécificité première est qu’elle s’accompagne
d’une conscience d’archipel. Je m’explique. Si, géographiquement, les îles forment des isolats, enfermées qu’elles sont par les eaux, on ne peut pas dire pour
autant qu’elles vivent en vase clos, au contraire. La mer constitue une sorte de
passerelle, un pont vers l’île voisine. Cette proximité des îles les unes par rapport
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aux autres, cet imaginaire de la terre à l’horizon est porteur d’espérance. Contrairement à une idée reçue,
l’insularité ne génère pas une identité close, quand bien même elle suppose indépendance et autonomie
politique. Il n’y a ni isolement ni clôture des îles sur elles-mêmes, mais ouverture, interaction, échange
au sein d’une conscience d’archipel. Celle-ci se traduit également dans le partage des cataclysmes.
Cyclones, tremblements de terre, volcanisme et raz de marée sont le lot de cette région. De fait, donc,
l’identité caribéenne se trouve constamment aux prises avec les forces géologiques de la nature. La Caraïbe, de par cette disposition géographique et climatologique, cohabite donc avec les quatre éléments.
Cohabitation qui n’est pas sans susciter, dans l’horizon mental commun, un fatalisme aussi bien qu’une
fragilité. Si j’ose une image, la Caraïbe est une arche de Noé ; l’eau, la terre, l’air et le feu s’y retrouvent
dans leurs expressions paroxystiques.
La mer, vous l’évoquiez à l’instant. Mais quelle place occupe-t-elle ?
D. M. Dans l’imaginaire ? Une double place. Vous avez l’océan Atlantique, dont on sait qu’il a charrié vers
cette région tout un long cortège de violences. Par là sont arrivés, d’Afrique, les esclaves et, avec ce
commerce inhumain, la désolation. Mais de là, ne l’oublions pas, viennent aussi les cyclones dévastateurs.
Et puis de l’autre côté se trouve la mer des Caraïbes ; mer d’accueil comme on pourrait dire terre d’accueil. Cette double face dit bien, encore une fois, la nature éminemment paradoxale des Caraïbes. Lieu
de désolation et de dénuement extrême, où la douleur a été multiple et démultipliée, mais aussi espace
qui, par sa puissance naturelle de vitalité, par sa fertilité hospitalière, s’apparente, sinon au paradis, à tout
le moins à un refuge, à un abri. Prison et paradis à la fois, c’est là le visage de la Caraïbe, façonné par
l’histoire et la géographie. C’est là, aussi, tout le paradoxe de l’insularité.
Au plan artistique, y a-t-il un mode de création privilégié dans la Caraïbe ?
D. M. Historiquement, les arts du corps et la littérature ont une importance considérable. Le chant, la
danse, le récit oral, conte et poésie mêlés, en sont autant d’illustrations. Grâce à cela, en effet, l’esclave a
pu maintenir l’humain en lui. Les arts corporels sont originels pour la simple et bonne raison que, dans le
dénuement où l’esclavage tenait l’homme, seul le corps pouvait être source de création et de résistance.
Les arts plastiques, qui nécessitent la médiation d’un matériel quelconque, n’ont été que plus tardifs. La
création aura donc, d’abord, passé par le corps. C’était un moyen d’atténuer, autant que faire se peut, la
condition d’esclave.
Pour en venir maintenant à la littérature, son originalité réside principalement dans le métissage des
formes. L’histoire littéraire récente de la Caraïbe se trouve être un lieu de confrontation, de rencontre.
Un lieu de passage, une sorte de creuset où se fait une condensation d’éléments disparates. La création
littéraire et poétique est, et a toujours été, réappropriation, par exemple des courants européens, du romantisme au surréalisme. L’ailleurs et l’autrement s’y rejoignent pour renaître différemment. La Caraïbe
ne saurait se tenir dans le registre de l’imitation. En permanence, elle se situe dans une modernité des
réinterprétations. Par nature même, la Caraïbe ne peut se couler dans le classicisme, qui est l’expression
de formes figées. Elle n’a d’existence que dans le métissage, qui est dépassement, déploiement, enrichissement. C’est donc, à proprement parler, un processus de créolisation fécond qui préside ici à toute
création, littéraire, musicale ou autre.
Ce métissage créatif peut-il faire office de modèle pour la mondialisation ?
D. M. En un sens, oui. Une remarque s’impose cependant : derrière cette problématique très concrète
du métissage, il faut aussi discerner l’idée que tout exode n’aboutit pas fatalement à la disparition.
Cette survivance, cette espèce d’assomption qui est le fond même du métissage contredit la conception
européenne qui se fonde sur le rappel permanent de l’origine, du socle, et par laquelle l’identité trouve
sa source dans ce qui fait souche. Conception d’ailleurs issue des monothéismes de la Méditerranée. La
richesse caribéenne de l’identité passe par le métissage, c’est-à-dire par la circulation, le mouvement et
l’échange. La Caraïbe ne saurait exploiter un passé figé, une origine idéalisée ; elle les transfigure. Ainsi
la mémoire du monde et des choses n’en est-elle que plus vivante.
Savoir +
Maximin Daniel. Les Fruits du cyclone : une géopolitique de la Caraïbe. Paris, Seuil, 2006.
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