Communication écrite
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Communication écrite
Appareiller un membre absent à la naissance : Fonction de la prothèse Benoît Walther Membre de l’Assédea Association d’étude et d’aide aux enfants agénésiques INTRODUCTION Tout d’abord, merci de me permettre de faire une communication dans le cadre de ce colloque. J’interviens comme membre d’une association de personnes souffrant de malformations congénitales de membres et de parents confrontés à cette réalité pour leur enfant : l’Assédea (Association d’étude et d’aide aux enfants agénésiques). L’agénésie est le nom médical de l’amputation congénitale. Voici une affiche illustrant notre état d’esprit, réalisée par notre graphiste : Comme vous le voyez, nous essayons de communiquer une image positive et dynamique de ce handicap ; notre rôle n’est pas de nous substituer au personnel médical qui entoure les familles, mais de fournir une écoute, de proposer des activités et de susciter des réunions ou des sorties avec les enfants. Je souhaite porter à votre attention, ce sont certaines spécificités de ce handicap qui peuvent alimenter, selon moi, une réflexion sur le thème de cette journée. Je suis moi‐même né avec une agénésie du pied gauche, c’est‐à‐dire l’absence de ce membre à la naissance et j’ai commencé à être appareillé lorsque j’étais encore nourrisson. Au cours de mon histoire personnelle, plusieurs phases se sont succédées. Pendant deux décennies, tout d’abord, c’est la volonté de cacher mon handicap qui a dicté les choix de mes parents et mes propres choix. Puis, en devenant adulte, j’ai ressenti la nécessité de m’ouvrir sur ce sujet. Partant, je me suis interrogé : > Le corps d’un enfant qui naît avec un membre absent est‐il complet ? > Selon quelle(s) conception(s) du corps ? > A quel moment et par quels vecteurs, lui viennent les signes de sa déficience ? > Quelle(s) fonction(s) est / sont conférée(s) aux prothèses dans les cas d’agénésie ? > Par qui et dans quel but ? Bien entendu, je me suis posé la question de mon rapport à la norme – d’autant plus aux moments‐clés de la construction de mon identité. Mais tel est sans doute le lot de bien des individus, pour de nombreuses raisons. Plus spécifiquement et plus techniquement, je me suis demandé comment pouvait se formuler la réalité sensorielle de l’agénésie ; je me suis demandé s’il existait une manière de relater le corps vécu des personnes présentant une amputation ou une malformation congénitale, car je me suis aperçu, au fil de mon développement, d’une dichotomie entre la manière dont je percevais mon corps et la manière dont mon entourage le percevait. Vous comprenez que je n’interviens pas ici comme spécialiste ou comme chercheur – je suis musicien de profession – mais comme membre d’association, comme témoin et comme cas. Mes sources sont principalement les témoignages que j’ai recueillis par le biais de l’Assédea ainsi que ma propre expérience. Notre association estime qu’entre 80 à 100 naissances sont concernées, par année, en France. Davantage d’enfants naissent avec une agénésie des membres supérieurs qu’avec une agénésie des membres inférieurs en France : la législation française reconnaît l’IMG pour toute malformation détectée sur les membres inférieurs. En revanche, il faut que les deux membres supérieurs soient touchés au niveau des épaules pour que l’IMG puisse être proposée. Je procède maintenant à une rapide définition des termes que je vais utiliser dans cette communication. Je commencerai par décrire, en me fondant sur mon expérience et celle partagée au sein de l’association, le schéma corporel des agénésiques et la manière dont une prothèse peut le modifier ; puis je m’interrogerai, en relatant plus directement mon histoire personnelle, sur le mensonge comme vecteur d’insertion sociale et professionnelle ; enfin, je parlerai de la manière dont la prothèse est éprouvée par les agénésiques, en rapport avec la ou les fonction(s) qui lui est / lui sont conférée(s). PREMIERE PARTIE > Agénésiques : quel schéma corporel ? N.B. : ce que je vais affirmer provient de l’analyse faite de mes propres sensations, alimentée par divers témoignages et échanges avec d’autres agénésiques et avec certains amputés traumatiques, dans mon cercle de connaissances. Dans l’illustration qui suit, j’ai utilisé le dessin pour montrer la manière dont je suppose que sont innervés différents moignons, suivant que les nerfs aient été sectionnés de manière consécutive à une opération chirurgicale d’amputation ou que l’innervation se soit formée in utero en même temps que l’extrémité agénésiée. De moi‐même, je peux dire que je me sens entier. La sensation que j’ai de mon propre corps de me renvoie pas à une sensation d’incomplétude. La sensation de complétude physique se distingue nettement pour moi du sentiment d’incomplétude que j’ai eu par ailleurs. Je dirais également que la sensation que j’ai de mon corps symétrique. Cette symétrie dans la manière dont je sens mes deux jambes et leurs deux extrémités est, de facto pour moi, compatible avec le fait que je sente deux extrémités de forme différente. Les agénésiques, quelque soit le niveau de leur amputation congénitale ou la nature de leur malformation, possèdent bien toutes leurs extrémités, même si ce que l’on peut voir de leur corps peut a priori contredire cette réalité et inviter à les assimiler à des amputés traumatiques. Autre constante en matière d’agénésie, nous n’avons pas la sensation, encore moins la douleur du membre fantôme consécutive à l’acte chirurgical de l’amputation, au cours de laquelle des nerfs sont sectionnés. Nos nerfs ne continuent pas d’envoyer au cerveau des messages en provenance d’un membre désormais absent. Il n’y a pas d’avant, car il n’y a pas eu de moment de l’amputation ou de corps autre qui aurait préexisté à celui que nous avons. Je suppose donc le schéma corporel des agénésiques, à ce stade de ma connaissance du sujet, indemne (pas d’accident subi) et entier (perception sensorielle d’un corps complet). Evidemment, la perception sociale de ces corps est très différente. Ces affirmations resteraient à être confrontées au témoignage d’autres agénésiques, ce qui n’a pas encore eu lieu au sein de l’Assédea. Dans les cas d’agénésie, le cerveau, s’agissant d’enfant qui grandissent avec une prothèse, peut développer des capacités propres (une zone dédiée, peut‐être ?) à l’usage de la prothèse. En cas d’agénésie de l’avant‐bras, une prothèse myoélectrique peut être utilisée : les contractions des muscles de l’extrémité du bras agénésié sont convertis, par le biais de capteurs, d’une puce électronique et de moteurs, en mouvements d’une main prothétique. Pour la description que je vais faire à présent, je m’appuie sur le témoignage d’une ergothérapeute de l’équipe du centre Marc Sautelet à Villeneuve d’Ascq, spécialisé en matière d’agénésie de membres, qui a exposé son activité devant l’assemblée générale 2012 de l’Assédea. L’approche de la prothèse pour les enfants suivis dans ce centre est la suivante : > D’abord, les ergothérapeutes parlent de la prothèse, informent, aussi bien l’enfant que les parents. > Ensuite, ils montrent à l’enfant cette main, non pas au bout de leur bras, mais posée en face d’eux. > Suivent des séances où l’enfant utilise des capteurs posés sur son avant‐bras pour transmettre, en contractant ses muscles, des informations de mouvement à la main prothétique. Il prend connaissance par la vue des conséquences mécaniques de ses mouvements. > Quatrième étape, la main est montée sur une emboîture adaptée à l’enfant et prêtée pour une période d’essai. Ensemble, l’équipe médicale et les parents observent comment l’enfant se sert ou non de sa prothèse et décident ensuite si cet appareillage est pertinent ou non pour l’enfant. Ce processus n’est pas unifié au plan national : il est pratiqué dans ce centre spécialisé. Un ancien patient de ce centre, aujourd’hui adulte, était montré en vidéo au cours de l’exposé de cette ergothérapeute. Il se servait de sa prothèse de façon extrêmement naturelle dans diverses situations de la vie quotidienne. Le processus d’appropriation de la prothèse semblait se révéler aussi parfait que possible. En réponse à cet exposé, au cours de la même assemblée générale, d’autres personnes adultes présentant le même handicap, mais n’utilisant pas de prothèses, indiquaient n’avoir pas suivi ce processus d’appropriation progressive de la prothèse étant enfants. L’une d’elles disait avoir voulu s’y essayer à l’adolescence, mais s’être détournée de l’usage d’une prothèse, parce que l’objet restait pour elle un corps étranger. De multiples témoignages de parents, enfin, nous indiquent, en permanence dans la vie de notre association, que leurs enfants, quand il s’agit de jouer, se débrouillent parfaitement sans prothèse et font exactement comme les autres enfants. Beaucoup de parents nous font part de leur étonnement : ils « découvrent », nous disent‐ils, ce sont leurs terme, « non pas un handicap », mais « plein de capacités ». L’enfant fait simplement les choses différemment. Il y a selon moi une force dans cet apprentissage du monde, cet apprentissage différent : l’enfant ignore d’abord qu’il est différent. Il fait ce qu’il a décidé de faire comme il le peut. Il n’a pas immédiatement conscience de sa déficience. Seule compte pour lui la manière dont il vit son corps qui, avant d’être différent, est en premier lieu le sien. DEUXIEME PARTIE > La part du mensonge dans l’insertion sociale Je repose ici une des questions de ma problématique : le corps des agénésiques est‐il complet ? La réponse dépend de la conception du corps que l’on adopte. Je propose d’en distinguer deux : le corps vécu et le corps perçu. > Par « corps vécu » (par les agénésiques), je parle du corps tel qu’ils se le représentent d’après leurs sensations, l’expérience qu’ils en ont depuis leur naissance, au cours de leur croissance et au gré de leurs activités adultes (sexualité, activités professionnelles, sportives, exposition de soi, etc). > Par « corps perçu » (par les autres), j’entends l’ensemble des signes reçus par les agénésiques en provenance de leur entourage, familial, amical, scolaire, professionnel, etc, qui contribuent à la construction d’une image de eux‐même à travers la perception des autres. Chronologiquement, dans l’histoire du corps perçu, la perception des parents occupe une place première. Ce que ressentent les parents face à ces naissances différentes paraît déterminant pour la construction psychique des agénésiques, l’idéal étant d’éviter que le choc de l’annonce de la malformation ou de sa découverte en salle d’accouchement ne se transforme en un traumatisme difficile à surmonter. En effet, il y a une infinité de réactions possibles devant cet inconnu : le désarroi, la surprise, l’incertitude, les sentiments contradictoires, l’angoisse… Pendant longtemps, l’agénésie se découvrait à la naissance, sans préparation des parents, ni du personnel médical présent au moment de l’accouchement. C’est ce qui s’est passé dans mon cas et dans beaucoup d’autres dont j’ai eu connaissance. Dans cette situation, chaque parent, que l’agénésie ait été ou non détectée avant la naissance, est face à lui‐même. Pour comprendre la profondeur des remises en cause que les parents peuvent subir au moment de ce choc, il me semble utile de rappeler que l’agénésie a été du ressort jadis de la tératologie ‐ l’étude des monstres. C’est‐à‐dire que la naissance d’un corps incomplet ou malformé à la naissance bousculait la notion d’humanité même. Les parents de notre association indiquent être ou avoir été confrontés à des questions et à des choix parfois très difficiles auxquels rien ne les préparait directement. C’est pourquoi une partie d’entre eux se rapprochent de notre association : pour recueillir une expérience vécue sur un sujet inconnu pour eux. Exemple de choix parental difficile : décider de l’amputation ou non d’une extrémité trop malformée pour permettre un appareillage. Le coureur Oscar Pistorius est né avec une agénésie des deux péronés. Cette agénésie osseuse hypothéquait la possibilité pour lui de se servir de ses pieds : fallait‐il les amputer pour permettre le port de prothèses ? Ses parents ont construit leur réponse à cette question et nous connaissons très largement aujourd’hui les exploits sportifs de cet athlète paralympique qui coure avec des prothèses. Dans ce cas précis, il n’a pas été question de mensonge pour l’insertion sociale. Je renvoie au livre l’autobiographie d’Oscar Pistorius, Courir après un rêve (Editions L’Archipel). Toutefois, le cas se présente (mon cas, par exemple), où les parents craignent que leur enfant ne soit par trop perçu comme handicapé et, pour cela, mis au ban de la société. J’ai pu constater une fois adulte que mon cas n’était pas isolé. Les parents choisissent de cacher autant que possible l’agénésie, dès la petite enfance, pour protéger leur enfant des regards. Mentir pour me permettre de réussir socialement : c’était le parti‐pris, assumé, de mes parents. Ils ont déployé, et moi à leur suite, pendant longtemps, des stratégies d’évitement du regard sur mon agénésie. Exemple de stratégie d’évitement : porter des pantalons en toute occasion. Vous me voyez sur la photographie qui suit, à la plage avec mon père. Je précise que ce cliché ne date pas de 1926, mais bien de 1986 et que nous sommes bien en été ! Dans mon cas, l’appareillage permettait d’obtenir une marche fluide (je ne boite pas). De cette réussite technique fut tirée l’occasion de dissimuler durablement mon handicap ; cette dissimulation est devenue une habitude pour moi, jusqu’au début de l’âge adulte. J’étais dispensé de sport au motif (faux) d’asthme, j’évitais de me retrouver avec des camarades dans des situations où je pressentais que je ne pourrai pas me cacher, etc. La fonction sociale de la prothèse a dépassé en importance sa fonction pratique ; l’utilité pratique de ma prothèse était asservie à son utilité sociale. Par ailleurs, en matière d’agénésie, l’enfant naît avec le handicap, mais pas avec le langage qui lui servira à le décrire. Les mots, l’enfant doit les acquérir. Le camouflage, ce que j’appelle ici « le mensonge » mais on pourrait aussi dire « le secret » crée un ensemble de comportements qui s’étend à tous les pans de la vie du concerné : se soustraire à ce qui pourrait révéler le handicap, c’est faire un usage contraignant du langage et de son corps. Cette volonté ‐ cacher à tout prix ‐ peut concerner d’autres types de handicap, naturellement. TROISIEME PARTIE > La prothèse éprouvée Je me replace maintenant du point de vue du corps vécu. D’autres questions se posent : la prothèse fait‐elle partie de mon corps ou non ? Quelle part occupe‐t‐elle dans mon identité ? Dans les témoignages que j’ai pu recueillir, je relève différentes attitudes possibles par rapport à la prothèse et différents choix prothétiques (ou non‐prothétiques) dans les possibilités d’appareillage existant aujourd’hui. Le visuel ci‐après les décrit. Je distingue les utilisateurs de prothèses de ceux qui n’en utilisent pas. La question du port de la prothèse ou non est importante : nous recevons beaucoup de demandes émanant de parents sur les retours d’expériences en cette matière. Je distingue également les membres supérieurs des membres inférieurs, les prothèses esthétiques des prothèses fonctionnelles. A propos de l’« usage du corps tel qu’il est », je souhaite l’exemple d’un d’adulte qui se sert, en cuisine, de sa main et de son avant‐bras tels qu’ils sont : Grégory Cuilleron ; je vous renvoie pour en savoir plus à notre magazine Saisir (numéro double 2011/2012, disponible gratuitement sur simple demande auprès de l’Assédea : [email protected]) et en particulier au témoignage de la mère de Grégory Cuilleron, à la fin du magazine. Le rapport à la prothèse et les choix qui sont faits en matière prothétique participent à la construction identitaire de l’agénésique : comment me vois‐je ? comment souhaité‐je que les autres me voient (ou voient mon enfant) ? Quelles possibilités techniques vais‐je privilégier dans mes choix ? Les prothèses sont de plusieurs ordres et, dans l’éventail des techniques aujourd’hui disponibles, ces prothèses sont performantes quelle que soit la fonction qu’on souhaite leur attribuer. Quand la fonction doit être avant tout sociale, la prothèse se fait totalement réaliste, mais au prix de choix vestimentaires et d’attitudes corporelles qui ne doivent pas révéler la prothèse. La prothèse fonctionnelle s’éloigne de l’apparence naturelle du membre pour suivre une problématique proche de celle du design : comment rendre beau un objet assumant une fonction visible ? Les géants de l’industrie prothétique (Otto Bock, Ossür) se préoccupent surtout des prothèses fonctionnelles, mais proposent des gammes de produits qui cherchent autant à rejoindre l’apparence que la fonctionnalité d’un membre référent, avec un certain nombre d’options permettant d’en adapter l’aspect des composantes de la prothèse aux souhaits du patient (bruts ou couverts, etc). CONCLUSION Suivant le point de vue que l’on adopte, de celui du corps vécu ou de celui du corps perçu, les questions de la complétude du corps des agénésiques, de la pertinence d’un appareillage et de sa fonction ne se formulent pas de la même façon, ni ne trouvent les mêmes réponses concrètes. A mon sens ‐ c’est là aussi le discours de mon association ‐ les chances de réussite d’un appareillage, c’est‐à‐dire d’inclusion effective de la prothèse dans la vie de l’agénésique, sont à leur maximum quand l’intégrité fondamentale de leur corps est prise en compte. Sur ce point, notre association se bat contre les lectures faites de l’agénésie à travers le filtre de l’amputation traumatique, à la fois dans les représentations et dans les traitements, car il arrive que cette assimilation soit une source d’importants malentendus. Je formulais cette question à propos du design : comment rendre beau un objet assumant une fonction visible ? Je voudrais ouvrir mon propos en élargissant cette question : comment rendre beau un sujet assumant un handicap visible ? Je me réfère ici à une démarche de communication à laquelle je prends part. L’agence de communication E&H Lab ‐ E&H pour Esthétique et Handicap ‐ travaille à des campagnes qui entendent rendre plus acceptable l’image du corps handicapé, notamment dans des grandes entreprises ou bien des communes. Je termine en remerciant la philosophe Alexandra Soulier pour son aide et en vous remerciant pour votre attention.