Federico Fellini Romance
Transcription
Federico Fellini Romance
Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 5 Jean-Paul Manganaro Federico Fellini Romance P.O.L 33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 7 à Odette, à Gilles, à Jérôme, à Pierre, à David, à Françoise, à Nellotte, à Nathalie, à Laurent à Stefanos tout particulièrement, à tous ceux qui m’ont aidé Paris-Athènes-Patmos-Avola Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 9 INTRODUCTION Comme une caresse infinie, la ligne noire suit un dessin et le modèle : la ligne noire du tissu suit la couleur et le tissu de la chair, dessinant, par contraste entre clair et sombre, un clair-obscur, une palpitation dans la nuit de la ville, dans la nuit des hommes. Comme une caresse infinie de la nuit, le décolleté appelle un frisson : c’est le vent, un vent de saison, la lumière, une lumière qui ne passe plus par les yeux, mais par la chair elle-même, l’eau, une eau lustrale qui est là pour confondre et unifier : la figure se dresse, sa puissance envahit. Il y a une profusion dans le destin de cette image, une portée qui efface tout ce qui est petitesse, ce qui est misère au monde, elle est corne d’abondance : c’est un chant qui s’achève en hurlement roucoulé : elle est talc et parfum, elle est miasme et chaleur, glu et marbre, elle met l’esprit en désastre, elle largue l’inconscient vers ce qu’il a, en lui, de plus attendri, de plus en attente. Cette image se répète, sans pourtant être obsédante, elle est dans sa force calme, dans sa douceur farouche ; sans cesse, elle est redite. Le décolleté invite aux abandons, aux errances et aux flottaisons de la chair, avant même que de penser à l’esprit : c’est là, à cette source, que l’esprit vient de la chair, il en emprunte la forme et l’odeur, se glisse et se niche au creux de ses masses. Opulence qui apaise les détresses, les affres, éveille la douceur qui est en nous, en accorde à l’unisson les 9 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 10 FEDERICO FELLINI ROMANCE rythmes et les temps : c’est une ivresse, un état qui n’appartient que rarement à l’humain, puisque – paraît-il – il le refoule et n’ose pas s’en souvenir. Le décolleté – dessin de l’étoffe qui caresse le dessin des seins – est aussi une histoire d’enfant : histoire peu racontée de lèvres, de joues caressées la nuit par un drap de coton, rêche, ou un drap liquide de soie, scènes enfouies de l’enfance, si près de chacun cependant, à portée de main, à portée de joue, de lèvre, du souvenir heureux, baiser. Il y a quelque chose de puissant dans la caresse de cette morbidezza, de cet extérieur de la chair qui seul se livre dans tout ce qu’il confond, qu’il foule en confusion. Image de nuit, nocturne, du temps de la nuit ou de la nuit des temps, profondeur sans histoire, vestige et présence, kyrielle et comptine, longue nuit de l’homme, enfouissement. Caresse immense de la nuit, dans la nuit, caresse des yeux caressés. * Le cinéma a tenté de tout nous apprendre. Comment se tenir debout et marcher, comment se tourner, comment regarder dans un miroir, comment s’approcher des autres et des choses, comment les regarder, comment regarder en général. Il a essayé de nous apprendre à tenir un discours, à garder le silence, à fuir ou à se dérober, à trouver ce qu’il y avait à trouver et à chercher ce que nous souhaitions chercher et trouver. Chaque metteur en scène, chaque acteur, a marqué ce savoir à peine secret du film d’une empreinte qui lui était propre : à chacun d’eux a fini par être assigné un mode particulier, révélateur, qui constitue son style. S’ils nous ont parfois montré comment penser les choses, comment regarder le plaisir ou l’effort de cette pensée, tous ceux qui ont fabriqué le cinéma ont en commun de nous avoir appris les manifestations qui entourent l’amour, comme si, au fond, là résidait l’essentiel de ce qu’il y avait à raconter, la raison majeure qui justifiait de se risquer à produire et engager des énergies, à les mettre en jeu, en mouvement, et qui légitimait la reproduction des anciennes fonctions liées au tragique et au comique, la tentative de restituer des émotions perdues. Aucun film n’échappe à cette règle, elle est le moteur de toute volonté de créer, de donner une âme à ces ombres qui 10 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 11 INTRODUCTION bougent et parlent, mimant quelque chose qui apparaît alors comme fondamental, impossible à nier, quitte à le contredire. Ainsi, apparemment loin des lois, loin des familles et des écoles, le cinéma nous plongeait dans ces savoirs-là : draguer, séduire, exciter, et puis, surtout, embrasser à l’infini, en fermant les yeux et en offrant sa chair, embrasser dans la confiance et la tendresse, dans l’arrogance et le mépris. Peut-être l’un des parcours non dits de l’œuvre de Fellini est-il la réappropriation et le redéploiement des représentations de ce savoir. La raison en serait simple : dans la cinématographie italienne, personne, si l’on excepte quelques plongées de Rossellini, ne l’a encore entrepris. Avec Ossessione, Visconti va dans ce sens, mais n’exploite pas complètement le motif emprunté à l’étranger – bien que l’adaptation et la reterritorialisation de l’intrigue soient justes, si ce n’est la lenteur et la passion pour l’équivoque qui l’écartent d’emblée de la netteté du modèle américain. D’un autre point de vue, les motifs « néoréalistes » de Rossellini constituent autant d’événements à chaud, trop liés à l’immédiat, pour qu’on y perçoive la possibilité même de ce savoir plus ancien qui aime tant prendre et perdre son temps ; demeure, en revanche, la « nouveauté » de ses films, qui ne sera pas inutile pour Fellini. Plus loin, en amont, les fables de Fregoli comme les postures de Cabiria de Pastrone renvoient à des moments révolus, oubliés de la filmographie exsangue, institutionnelle et provinciale de vingt ans de culture monarco-clérico-fasciste. L’Italie est une république trop récente et sa population doit encore s’affranchir des vieilles images composées sous l’égide des poètes « officiels » – Carducci ou D’Annunzio, entre autres 1 –, qui lui ont fourni un modèle retors de sentiments et de passions ; et s’affranchir d’une dictature culturelle qu’elle a malgré tout élue et suivie jusque dans son apparente destruction. La révélation de 1. Deux poètes dont la théâtralité est manifeste : D’Annunzio est d’ailleurs le père de Cabiria de Pastrone (1914), Carducci pourrait être le père putatif de La Couronne de fer de Blasetti (1941), qui clôt une époque du cinéma italien au moment même où Fellini aborde le cinéma, et quelques scènes du tournage de ce film jouent un rôle important dans sa mythologie cinématographique. 11 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 12 FEDERICO FELLINI ROMANCE cette « apparence » qui résiste aux changements est l’un des motifs sous-jacents de l’œuvre de Fellini, elle donne sa couleur aux thèmes du réel, elle offre un corps farouche à tout ce qui s’inscrit de neuf dans les trames, dans les mouvements et les portraits de son œuvre. Il n’y a pas un décor, un visage, une réplique qui ne redise – comme un écho, comme une malédiction en fin de compte comique – ce passé chargé de striures sur la chair et l’esprit des gens. C’est ce qui apparaîtra dans la dernière œuvre de Pasolini, Salò, où est clamée, sans complaisance, la capacité organique propre à l’Italie à croupir dans son fascisme. Réapprendre à se tenir debout et marcher, à se tourner, à regarder dans un miroir, à s’approcher des autres et des choses, à les regarder, à rencontrer ses souvenirs, à retrouver des histoires. Et apprendre la « modernité » de la ville qui avait manqué aux expériences anciennes – grâce aux villes détruites des films de Rossellini, Rome ou Berlin, devenues les banlieues affolées du premier néoréalisme –, la réapprendre, depuis la banlieue de Rimini, qui n’est, après tout, qu’un diminutif de Rome, tout comme Rome est un augmentatif de Rimini. Réapprendre enfin l’amour, soit par des histoires traversées de grandes détresses, soit, une fois l’affolement passé, par l’analyse minutieuse de ce en quoi un corps, de femme, d’homme, d’autres corps qui se ressemblent, s’inscrivent, ce en quoi ils dessinent des pulsions, des instincts, des mots. C’est ainsi que Fellini retrace ou redit l’architecture d’un corps social pris dans des rythmes, des musiques, des mouvements qui ont changé, et qui doit donc réapprendre les règles et les rites qui le régissent et le gouvernent. Dans son travail, il y a en permanence une confrontation des choses qui relève de l’exploitation d’antinomies fécondes : l’ancien, ou l’antique, mis en présence de ce qu’il croit nouveau, découvre que ce nouveau était déjà en lui, depuis un temps qu’il ne peut plus calculer, mesurer. Il ne s’agit pas d’une analyse de soi, mais d’une révélation, inassimilable à une prise de conscience : une révélation dont le personnage qui l’éprouve ne saurait que faire, qui peut-être l’embarrasse, mais qu’il ne peut se priver de raconter, de réciter. C’est alors que la reprise et la redite de motifs anciens recréent des énergies et se reconstituent en une image nouvelle. 12 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 13 INTRODUCTION * S’agit-il d’une image historique, d’une image sociale, quoi d’autre ? Si on la compare, même superficiellement, aux images, quasi contemporaines, de Visconti ou d’Antonioni, on voit qu’elle diffère immédiatement de l’image historicisante du premier, qui traîne dans les salons de toutes les décadences narrées, ou de l’image fortement concentrée et rationalisée du deuxième. C’est que l’image de Fellini est d’abord une image affective. Il ne suffit pas de vouloir représenter une image de l’Italie à un moment donné : cette image, Fellini le sait, n’existe pas. Il faut la chercher, la trouver, il faut la créer, l’inventer ; il en est ainsi de lui-même, de sa propre biographie : Je n’ai pas une mémoire faite de souvenirs. En fait, il m’est beaucoup plus naturel d’inventer mes souvenirs, aidé par une mémoire de souvenirs qui n’existent pas. […] Je crois avoir presque tout inventé. […] C’est un penchant naturel. Je me suis inventé une jeunesse, une famille, des relations avec les femmes et avec la vie. J’ai toujours inventé. Ce besoin irrépressible d’inventer provient du fait que je ne veux rien d’autobiographique dans mes films. […] Je suis tout et rien. Je suis ce que j’invente 1. Il sait aussi que d’autres sont en quête de cette image de l’Italie et que celle-ci est toujours différente d’un auteur à l’autre. Il ne cesse de répéter, comme un motif obsédant, dans presque tous ses entretiens, la nécessité de retracer l’Italie, quelque chose de particulier à l’Italie : Notre cinéma est un cinéma coupable parce qu’il n’a rien raconté vraiment de l’Italie. De même, l’Italie est un pays complètement méconnu à cause de sa littérature. Rome a été un peu racontée. Naples aussi, mais d’une manière folklorique. La Sicile est toujours vue à travers ses histoires truculentes de Mafia. Quant au reste de l’Italie où, tous les cinquante kilomètres, 1. F. Fellini, Je suis un grand menteur. Entretien avec D. Pettigrew, L’Arche, 1994, p. 13-14. 13 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 14 FEDERICO FELLINI ROMANCE il y a des témoignages d’une autre culture, d’autres mythes, d’autres rites, personne n’en parle 1. Nous les cinéastes, nous n’avons rien dit, ou presque rien, de l’Italie. Notre pays est un univers inconnu 2. Depuis toujours, une de mes ambitions a été de pouvoir raconter […] des histoires de mon pays 3. Cette image doit dépasser le stade de la représentation : elle doit se déployer à partir d’une réflexion simple, complexifiée au fur et à mesure à travers des implications, des interférences, des mélanges. Audelà d’une image fidèle des années 1960, ce cinéma se pose la question de savoir comment cette image devient tout à coup possible dans ces années-là, sans en faire toute une histoire, en cherchant sa trace répétée, son dessin, en une sorte de défouissement. Où va-t-elle, quel est son devenir possible, que peut-on en faire, en quoi est-elle création, que laisse-t-elle derrière elle ? Sur quelles matières va-t-elle s’inscrire, s’ordonner, où va-t-elle dérouter ? En quoi cette image n’est plus une abstraction, mais se travaille comme une matière et lance un appel évident à quelque chose qui déborde l’expérience vécue. Il en est ainsi de la « phosphorescence » d’Anita Ekberg dans la scène de la fontaine de La Dolce Vita : l’image affective rêvée. Non pas au sens où elle aurait été rêve ou rêverie. Elle n’est pas davantage une image de rêve, selon le cliché que les cultures et l’époque édictent. C’est quelque chose à quoi personne n’aurait pu penser, ni rêver, sous cette forme-là, prise dans cet ensemble qui l’exalte et lui fait ombre, lui donne sa couleur sous cet éclairage qui en exprime la construction complexe, énonce les modes de sa création et la révèle enfin comme étant désormais une évidence de notre présent, d’un présent indéfinissable et sans contours, un ravissement confiant auquel on aurait pu penser et 1. Ibid., p. 117-118. 2. C. Costantini, Conversation avec F. Fellini, Denoël, 1995, p. 41. 3. J. Risset, « Discesa agli inferi con qualche bagliore di paradiso – Conversazione », in L’incantatore. Scritti su Fellini, Milano, Libri Scheiwiller, 1994, p. 102. 14 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 15 INTRODUCTION rêver, quelque chose d’ordinaire et de commun à tous et pourtant extraordinaire : « Quelque chose qui ressemble à une mémoire qui devance la mémoire 1 ». 1. Citation de F.F. reportée in J. Risset, op. cit., p. 79 et p. 111, in Cahiers du cinéma, n° 474 (1993), p. 68-70. Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 17 LES APPARENCES DU RÉEL : RACONTER Ce que je sais, c’est que j’ai envie de raconter. Franchement, raconter me semble le seul jeu qu’il vaille la peine de jouer. F. Fellini, Fare un film, p. 168 [258-259] 1. 1. F. Fellini, Fare un film, Torino, Einaudi, 1980 ; les chiffres entre crochets renvoient aux traductions françaises quand elles existent ; ici : Faire un film, Seuil, 1996. Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 19 I FEDERICO FELLINI : FORMATIONS ET ÉBAUCHES. QUELQUES NOTES SUR LE NÉORÉALISME LE REGARD DE ROSSELLINI. LA COLLABORATION ENTRE FELLINI ET ROSSELLINI. UNE FORCE À CAPTER DANS L’ŒUVRE ET DANS LA POÉTIQUE DE ROSSELLINI. DU CINÉMA ITALIEN. L’univers de l’image et les problèmes liés à sa mise en forme percent très tôt dans la biographie artistique de Fellini, d’abord comme jeu d’enfance : […] quand j’étais enfant, je fabriquais tout seul des marionnettes. Je commençais par les dessiner sur du carton, puis je les découpais, j’assemblais enfin les têtes avec la pâte à modeler ou avec du coton imbibé de colle. En face de chez nous il y avait un grand gaillard avec une barbe rousse, il était sculpteur […]. Il me vit un jour tout seul dans mon coin en train de barbouiller et il m’apprit à utiliser l’enduit liquide et la pâte à modeler. Je fabriquais aussi mes couleurs en écrasant des briques et en les réduisant en poussière. […] il y avait […] des menuisiers […], j’aimais aussi passer du temps dans leur atelier et j’en emportais des planchettes de bois tendre. En somme, quand j’y repense, j’ai l’impression que la fantaisie a toujours été liée, pour moi, au travail artisanal. […] Aucun autre jeu ne m’a jamais autant passionné que les marionnettes, les couleurs et les constructions en 19 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 20 FEDERICO FELLINI ROMANCE carton mince, ces planches de dessins en perspective qu’on découpait et collait. […]. J’aimais aussi m’enfermer pendant des heures dans le cabinet de toilette, me poudrer et me déguiser avec des moustaches en étoupe, des barbes, de grands sourcils méphistophélesques, et de grands favoris dessinés avec du bouchon brûlé 1. Dessin, découpage, montage, grimage, prospection, collage : il y a déjà, en raccourci, quelques-unes des fonctions essentielles à la fabrication du cinéma ; le goût pour le dessin le conduit à une maîtrise assurée de l’esquisse caricaturale, grâce à laquelle il ouvre, en 1937, en compagnie d’un ami, Demos Bonini, une « boutique du portrait », appelée « Febo », d’après les initiales de ses fondateurs. En 1944, cette expérience débouche sur l’ouverture, à Rome, avec quelques amis, du « The Funny Face Shop », fréquenté surtout par les soldats américains qui se laissaient caricaturer ou photographier à partir de montages déjà prêts. Fellini n’abandonnera jamais ce travail autour du dessin et de la caricature, c’est même à travers cette activité, apparemment ludique, qu’il va donner forme à la suite des intuitions et des ébauches qui, peu à peu, vont constituer les vrais scénarios de ses films, plus proches de « storyboards » que de textes canoniquement transcrits. À cette activité se juxtapose un trajet d’écriture très particulier qui, devenant plus prenant que le dessin ou la caricature, le conduira presque imperceptiblement à écrire des scénarios : à Rimini, il collabore ponctuellement à des journaux humoristiques ou satiriques – les revues les plus importantes de cette première période étant La Domenica del Corriere, Il 420 et L’Avventuroso –, dans des pages souvent destinées également aux enfants. C’est à Rome que, dès 1939, Fellini entame sa carrière de journaliste. Il écrit d’abord pour des hebdomadaires relativement connus liés au monde du spectacle, recouvrant aussi bien le théâtre que le cinéma, Rugantino, Cineillustrato, Cinemagazzino et le quotidien Il Piccolo. Mais c’est surtout à travers la collaboration au 1. F. Fellini, Fare un film, op. cit., p. 41-42 [89-90]. 20 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 21 LES APPARENCES DU RÉEL : RACONTER Marc’Aurelio, le journal humoristique le plus célèbre 1, qu’il met en place de véritables séries de motifs satiriques, d’humeur, plus encore que d’humour : leur « esprit d’ironie systématique », qui est une importante source populaire d’inspiration comique, finit par recouper un certain anarchisme emprunté à la culture familiale, capable d’ouvrir sur « un “ailleurs” où se réfugier pour fuir le langage totalitaire 2 » et ordinaire imposé par la dictature fasciste. C’est de là que vient chez Fellini un humour ouvert à l’émerveillement, dont on sent qu’il opère aussi à l’intérieur de scénarios écrits pour d’autres, Rossellini par exemple, et qui résiste même dans les films les plus sombres, prêt à saisir le côté paradoxal des choses. Dessin caricatural et écriture marquent tout de suite, chacun à sa façon, une attitude, non exactement de critique ou de méfiance, mais de distance, vis-à-vis de la transposition cinématographique du néoréalisme. Le propos n’est nullement de s’investir dans une situation conflictuelle vis-à-vis du réalisme, et pas davantage d’œuvrer au sein d’une problématique qui tend souvent à une résolution manichéiste de l’ensemble des questions que ne cessent de soulever le réalisme et ses enjeux ; ni même, comme on a pu le penser, d’adhérer à quelques avatars du pirandellisme, lequel implique une analyse apparemment « ouverte » des réalités qui nous informent, souvent résolue à travers l’humorisme ou l’ironie froidement négativiste 3. La question est d’abord celle d’une confrontation directe avec l’immédiateté poétique et technique souhaitée par le néoréalisme. D’une part, parce que 1. Ces premières écritures de jeunesse de Fellini pour le Marc’Aurelio sont publiées in F. Fellini, Racconti umoristici, rassemblés par Cl. Carabba, Torino, Einaudi, 2004. 2. I. Calvino, « L’irresistibile satira di un poeta stralunato », in La Repubblica, 6 mars 1984. 3. C’est plutôt M. Antonioni qui prend partiellement en charge cet héritage dans la culture cinématographique italienne. Le thème des applications possibles du réel et de ses intrications avec la réalité est au centre des recherches du photographe dans le très beau Blow-up, de 1967, une année d’écriture pour Fellini, qui travaille au scénario d’Il viaggio di G. Mastorna et au livre La mia Rimini. 21 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 22 FEDERICO FELLINI ROMANCE l’apprentissage de Fellini se fait à travers Rossellini et, en partie, à travers Cesare Zavattini – ce dernier apporte, dans une culture qui se veut populaire, l’élan d’un nouveau genre d’humour intimiste veiné d’ironie surréaliste et d’une grande sensibilité aux phénomènes sociaux –, mais d’autre part, en raison d’une pression culturelle, idéologique et politique inhérente au néoréalisme, avec laquelle il faut, à cette époque, régler ses comptes. Cette pression détermine des champs de force et d’imposition contre tout ce qui risquerait de s’écarter d’une élaboration étroitement surveillée, comme le fut souvent celle du néoréalisme, jusque dans des territoires culturellement non italiens. Il s’agit plus précisément de minorer l’école néoréaliste elle-même, trop rigoriste et catégorique – ce que Rossellini n’a d’ailleurs pas hésité à faire ; de minorer le néoréalisme à travers des lignes de fuite qui vont se dessiner dans la réalisation poétique de Fellini. Souvent ces lignes de fuite se constituent en leitmotive qui reviennent dans l’œuvre pour en scander des visibilités, des fonctionnements, des glissements, des repérages nouveaux. Elles se rassemblent souvent dans la mise en forme de ce que l’on pourrait appeler des « traits » – traits d’esprit, traits de caractère, de réflexion sociale ou politique –, dont certains commencent à signifier, grâce au don de précurseur de Fellini, la toute proche perversion du cinéma italien vers ce que l’on a plus tard appelé la « comédie à l’italienne ». Ces traits étaient déjà, en quelque sorte, des formes de l’esprit particulier de la culture italienne, et Fellini, différemment et avant d’autres, a su les laisser surgir, les faire voir. * Les tout premiers rapports de Fellini avec le cinéma remontent à la mobilisation des humoristes du Marc’Aurelio pour la création de gags destinés aux films du comique piémontais Erminio Macario, dirigés par un vétéran du spectacle, Mario Mattoli. Fellini a soutenu qu’il avait débuté comme « nègre », c’est-à-dire comme collaborateur occulte de Cesare Zavattini. Sa présence au sein du clan Zavattini sera de courte durée, mais c’est là qu’il fait la rencontre de Piero Tellini, avec lequel il 22 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 23 LES APPARENCES DU RÉEL : RACONTER collabore à l’écriture d’une dizaine de films 1. Toutefois, l’histoire de Fellini scénariste ne débute réellement qu’avec le théâtre de « varietà » et la rencontre, en 1939, de l’un des acteurs comiques les plus populaires de l’époque, Aldo Fabrizi, pour qui Fellini et Ruggero Maccari élaborent des gags rassemblés sous le titre « Ci avete fatto caso ? » (L’avez-vous remarqué ?) : l’actualité y est évoquée de façon comico-critique et constitue l’un des numéros obligés des acteurs d’« avanspettacolo ». La collaboration artistique avec Fabrizi, transformée très vite en amitié, s’élargit au domaine cinématographique, et Fellini semble avoir écrit les scénarios de trois films à succès de l’acteur 2. Mais « le témoignage majeur du couple Fellini-Fabrizi dans l’après-guerre demeure Il Delitto di Giovanni Episcopo, tourné par Alberto Lattuada au cours de l’hiver 1946-1947 3 ». On tient là, entre Fabrizi, Magnani et Lattuada, les fils des débuts de Fellini dans le cinéma : lorsque Rossellini a besoin d’engager Fabrizi pour le rôle de don Giuseppe Morosini dans Roma città aperta, il a recours à Fellini pour obtenir que Fabrizi, très célèbre et très populaire, accepte de jouer dans un film incertain et dont le budget est encore pratiquement inexistant 4. 1. Entre autres, Documento Z3 d’Alfredo Guarini (1942) et Il Delitto di Giovanni Episcopo (1947) d’Alberto Lattuada. Le texte de référence pour les informations sur Fellini est l’ouvrage de Tullio Kezich, Fellini, Milano, Camunia, 1987. Les renseignements concernant le long cheminement de Fellini vers le cinéma sont réunis dans le IIIe chapitre, « Avanti (nel cinema) c’è posto », p. 81-115. 2. Il s’agit d’Avanti c’è posto en 1942, Campo de’ Fiori en 1943, dans lequel jouent Anna Magnani et Peppino De Filippo, que l’on retrouvera dans Luci del varietà et Le Tentazioni del dottor Antonio, et enfin L’Ultima Carrozzella, également en 1943, où il rencontre Leo Catozzo, qui assurera le montage de plusieurs de ses films. 3. T. Kezich, op. cit., p. 98. 4. La rencontre entre Rossellini et Fellini a lieu au « The Funny Face Shop » : nombreux sont ceux qui considèrent que cette rencontre est la scène originaire de la fondation du néoréalisme, et son récit est devenu un topos de la mythologie néoréaliste, incluant variantes et contradictions. Fellini lui-même ne relate pas cet événement dans Fare un film et, dans tous ses entretiens, il reste très discret, privilégiant la signification profonde de la rencontre. 23 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 24 FEDERICO FELLINI ROMANCE * Comment a lieu la rencontre avec Rossellini ? Quelles que soient les restrictions qu’il y apportera par la suite, la première partie du travail de Fellini, de Luci del varietà jusqu’à Le Notti di Cabiria, s’inscrit dans les attentes du néoréalisme. Il s’agit bien du néoréalisme italien, historique, engagé dans quelque chose qui, depuis le tournage des deux films de Rossellini, Rome ville ouverte et Paisà, a revêtu un caractère fortement politisé, marquant une vision du monde faite de résistances à une histoire achevée du fascisme et de ses collaborations. Le mérite de Rossellini n’est pas simplement d’avoir su le premier opérer cette cassure, mais d’avoir pris les mesures nécessaires pour réaliser un nouveau cinéma auquel vont adhérer et se former plusieurs cinéastes. Le choix d’acteurs comme Anna Magnani 1 et Aldo Fabrizi, par exemple, dans une optique rigoureusement italienne, et plus tard d’Ingrid Bergman et de George Sanders, qui confirme les croisements d’une même optique, répond à des options méthodiques concernant le travail de la mise en scène de la réalité, telle que l’entend un metteur en scène qui, par la fiction, veut rendre compte d’un événement du réel : il ne s’agit pas tant de filmer les choses comme elles sont censées apparaître, mais de les faire advenir en les organisant en une action 2. Sur ce rapport de 1. Hommage à ce nom : « la » Magnani est, du point de vue cinématographique, le personnage le plus immédiat et sensible d’une époque qui, de Rossellini à Pasolini et à tant d’autres, mais aussi avant et après eux, a été formulée sous le signe de sa « romanité » d’abord, puis de son « italianité ». Pour Rossellini, pour cet auteur dont l’interrogation sur la femme est capitale, Anna Magnani est, comme plus tard Ingrid Bergman, le symbole le plus précis d’une féminité qui pose question. Pour Fellini – nous aurons l’occasion d’y revenir à propos de Fellini-Roma (1972) –, elle est, non pas un symbole, mais le « sentiment » de quelque chose qui ne peut qu’être donné à voir, dans sa timide assurance faite de pudeur, et non dans son histoire, mais dans l’enveloppement de son essence totale, devenue soudain mystérieuse. 2. La « naturalité » de l’acte filmique a fondé toute une croyance, une mythologie et une littérature souvent assez mièvres sur l’improvisation dans le cinéma néoréaliste. Par ailleurs, l’abondance de la bibliographie concernant le néoréalisme nous laisse l’embarras 24 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 25 LES APPARENCES DU RÉEL : RACONTER Rossellini au tournage et à la provocation de la scène, à sa « révélation », Fellini a souvent raconté sa première appréhension : Je le rencontrai quelque temps plus tard à la Scalera Film, sur un set où j’étais entré en me trompant de porte. Dans une grande pièce vide, dans un petit coin tout au fond, il y avait Rossellini avec des projecteurs allumés et des personnes qui ne bougeaient pas, l’une d’entre elles étant agenouillée. Je me suis approché et j’ai vu un petit enclos contenant du sable, des herbes et des insectes. Il était en train de tourner un documentaire sur les insectes et, dans un silence presque d’église, il essayait de les faire sauter en se servant de petits bouts de bois 1. Ce que, dans la simplicité de la scène décrite, Fellini perçoit, c’est le pragmatisme forcené du travail de Rossellini, qui provoque le surgissement nécessaire d’un effet particulier du réel : non pas sa déformation, mais sa constitution, son enchaînement, sa description, sa mise en forme à partir du minimum d’« objectivité » dont la réalité permet de disposer, essayant d’en tirer ensuite tout le profit narratif possible et sachant d’emblée que seule l’image, en dehors de tout autre langage, doit dire sa propre totalité. D’un point de vue technique, Rossellini du choix. Nous ne citerons qu’un texte polémique sur les fonctions et sur les personnages qui ont contribué à la fabrication et à l’exploitation de la problématique de la cinématographie néoréaliste : R. Borde et A. Bouissy, Le Néo-réalisme italien. Une expérience de cinéma social, Lausanne, Clairefontaine, 1960. Pour ce qui est de Roberto Rossellini, s’il est, là aussi, impossible d’être exhaustif, quelques textes s’imposent : R. Rossellini, Le Cinéma révélé, Flammarion, 1984, avec l’introduction d’A. Bergala, « Roberto Rossellini et l’invention du cinéma moderne », ibid, p. 7-32 ; R. Rossellini, Quasi un’autobiografia, a cura di Stefano Roncoroni, Milano, Mondadori, 1987 ; M. Serceau, Roberto Rossellini, Paris, Les éditions du Cerf, coll. « 7e Art », 1986 ; A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Les éditions du Cerf, 2000, et plus particulièrement les passage suivants : « Le réalisme cinématographique et l’école italienne de la Libération », p. 257-286, « Défense de Rossellini », p. 347-358, « Europe 51 », p. 359-361. 1. R. Cirio, Il mestiere di regista. Intervista con Federico Fellini, Milano, Garzanti, 1994, p. 94. La « Scalera film » fut, entre 1938 et 1949, une importante maison de production. 25 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 26 FEDERICO FELLINI ROMANCE repère les capacités mécaniques inhérentes à la situation qu’il est en train de filmer et qui la transforment en un récit spécifique du filmage. Dans l’exemple rapporté, il y a déjà comme le noyau de la réalité d’un milieu – qui pourrait tout aussi bien être social – raconté par le biais d’individualités isolées et singulières, de fragments de l’« humain » qui se rassemblent en intentions sociales, où la force et la puissance (le bien) résultent d’un débat dans lequel l’individu affronte les aspects négatifs des situations. De nombreux récits à propos de Rossellini décrivent cette manière de tourner, qui ne précède pas l’acte esthétique, mais dont la mise en forme déterminée a posteriori en fait une catégorie nouvelle, une catégorie de la nécessité, un mode nouveau de fonctionnement et de pertinence. * Dans cette rencontre, c’est l’appréhension d’une méthode qui frappe. Et s’il est vrai que Fellini n’est au départ que l’un des rouages importants de l’appareil du néoréalisme rossellinien, il n’en est pas moins vrai que l’échange s’élabore sur le mode d’un apprentissage qui va devenir fondamental : comment tourner un film, comment le film se fait lui-même, quel est l’apport réel du metteur en scène, comment faire fonctionner cette machinerie qui implique également une violence administrative. C’est de là que naît le croisement de plusieurs discours de fond relatifs au travail cinématographique, y compris celui de la production – problème fondamental dans l’engagement créatif de Fellini, sur lequel il reviendra de manière polémique à plusieurs reprises : C’est en le voyant au travail que j’ai cru découvrir pour la première fois, avec une clarté soudaine, qu’il était possible de faire du cinéma dans le même rapport personnel, direct, immédiat avec lequel un écrivain écrit ou un peintre peint. La machine que l’on a derrière son dos, cette espèce de Babel de voix, d’appels, de déplacements, de grues, de projecteurs, de trucages, d’aides, de porte-voix qui m’avait paru si tyrannique, si débordante, si abusive quand, en ma qualité de scénariste, j’étais convoqué au studio 26 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 27 LES APPARENCES DU RÉEL : RACONTER pour assister à une prise de vues ou pour refaire un dialogue ; tout ce tohubohu laborieux, digne d’un régiment en manœuvres, qui m’avait toujours caché, et comme voilé, le contact direct avec l’expression, chez Rossellini était annulé, effacé, poussé vers le fond, réduit à un simple cadre bruyant et nécessaire d’une zone franche où l’artiste de cinéma compose ses images, tout comme un dessinateur trace ses dessins sur la feuille blanche 1. Les témoignages de Fellini concernant celui qui ne fut pas son maître à penser, mais qui lui permit d’appréhender une manière d’affronter le problème de la constitution d’un film, sont repris dans tous ses entretiens et ne diffèrent guère les uns des autres. Il met à chaque fois l’accent sur des petits détails apparemment insignifiants, mais qui attestent du fait que cet apprentissage s’est effectué, pour ainsi dire, à la dérobée. Il suffit à ce propos de lire les pages qui décrivent le désarroi de Fellini le jour du tournage de son premier vrai film, Lo Sceicco bianco 2, pour se rendre compte qu’il est impossible de raconter ce qui se passe tant que l’on reste extérieur à la matière de l’acte de création, et que les savoirs acquis ne fonctionnent qu’à partir du moment où on les met en relation avec cette action, comme un souvenir qui revient en mémoire. Fellini évoque souvent cette fonction : Rossellini m’a appris beaucoup de choses, mais presque plus du point de vue psychologique. Il a été un vrai maître, au sens où il m’a fait comprendre que l’on pouvait même diriger avec simplicité toute la machinerie qu’il y a dans une prise de vues cinématographique, toute l’organisation logistique, les rapports avec l’argent, avec le producteur, l’organisation et puis donner des 1. F. Fellini, Intervista sul cinema, a cura di Giovanni Grazzini, Roma-Bari, Laterza, 1983, p. 54 (tr. fr. de N. Frank, Fellini par Fellini, Flammarion, « Champs ContreChamps », 1987, p. 58-59). 2. Plusieurs textes rapportent ce récit ; nous en citons quelques-uns : F. Fellini, Fare un film, op. cit., p. 48-53 [100-106]) ; F. Fellini, « Un esordio difficile », in Lo Sceicco bianco, Milano, Cappelli, 1969, Garzanti, 1980, p. 5-15 ; T. Kezich, Fellini, op. cit., 1987, p. 180-185. 27 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 28 FEDERICO FELLINI ROMANCE ordres à cent personnes à la fois, la chiourme, l’équipage, non seulement les acteurs, mais tous les autres […] Tout cela je l’ai appris instinctivement de Rossellini et je crois que c’est sa grande leçon. […] J’ai vu sa grâce, son élégance, la certitude et même l’indifférence, et je crois que j’ai vraiment assimilé tout ça […] en faisant semblant de ne pas y être pour en fait y être. […] Le seul qui parvenait à capter vraiment le moment existentiel de ce qui arrivait et qui ne se répéterait pas, ou de toute façon à le rendre comme tel à l’image cinématographique, c’était vraiment lui avec son talent particulier. […] C’était sa négligence apparente qui créait une atmosphère secrète, magique. […] Grâce à un contact mystérieux et à la coïncidence d’une caméra présente au moment opportun, un événement devenait essentiel et était enregistré pour toujours. Paisà est plein de ces moments d’éternité de l’art, saisis par l’œil que seuls les grands peintres et les grands narrateurs réussissent à avoir 1. Et encore : Je ne crois pas qu’il m’ait influencé profondément dans le sens que l’on donne d’habitude à ce mot. Je lui reconnais, à mon égard, une paternité comme celle d’Adam : une sorte de lointain aïeul dont nous sommes tous descendus. […] Rossellini a favorisé mon passage d’une période de brouillard, aboulique, circulaire, au stade du cinéma. Ce fut une rencontre importante, les films que j’ai tournés avec lui ont été importants : à la manière d’un destin, cependant, sans qu’il y ait de ma part une volonté ou une lucidité. J’étais disponible pour une entreprise, et lui, il était là 2. Ceci tient au fait que Fellini n’aborde pas le cinéma par la mise en scène, mais par l’intermédiaire d’une activité qui occupe déjà une place importante dans sa vie, l’écriture sous diverses formes, à laquelle s’ajoute le dessin. Une pensée secrète lui fait traverser trois dimensions, apparemment très différentes les unes des autres, qui finissent par converger dans 1. R. Cirio, op. cit., p. 129-133. 2. F. Fellini, Fare un film, op. cit., p. 47 [97]. Cf. aussi F. Fellini, Je suis un grand menteur, op. cit., p. 41-43. 28 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 29 LES APPARENCES DU RÉEL : RACONTER le travail auquel il se soumet. Dans l’ordre chronologique évoqué : la photographie et le dessin caricatural 1, l’écriture de saynètes pour l’un des journaux satyriques les plus en vogue de cette période, le Marc’Aurelio, le métier occasionnel de journaliste pour diverses revues où il tient la rubrique des spectacles : Le cinéma était donc pour quelque chose dans mon arrivée à Rome : j’avais vu tant de films américains où les journalistes étaient des personnages fascinants ! Je ne me souviens plus des titres, plusieurs années ont passé, il est certain que je fus si impressionné par la manière dont ces journalistes vivaient que je décidai de devenir journaliste moi aussi. J’aimais leur pardessus et leur façon de porter le chapeau, repoussé en arrière 2. C’est donc en tant que scénariste qu’il accède au cinéma, un travail qui, après quelques hésitations dues aux activités qui le mobilisent à son arrivée à Rome – sans métier précis, il sait alors seulement ce qu’il ne veut pas faire –, l’occupera relativement longtemps. Scénariste, avec Amidei, de Rome ville ouverte et de Paisà – ainsi qu’assistant à la mise en scène pour ces deux films –, c’est également sous l’influence de Rossellini qu’il élaborera une manière propre de transcrire les scénarios proche de celle de Rossellini lui-même : Jusqu’alors, j’écrivais des scénarios pour les autres 3. J’ai commencé à utiliser [les bouts de papiers] avec Paisà et avec Rossellini. […] Il était très timide [avec les acteurs] et c’est moi qu’il envoyait avec les petits papiers 4. Après Paisà, j’ai écrit pour Rossellini, en collaboration avec Tullio Pinelli, les sujets d’Il Miracolo et de La Contessa di Monte-Cristo 5. 1. Cf. F. Fellini, Fare un film, op. cit., p. 66-74 [123-134]. 2. Ibid, p. 43 [92]. 3. F. Fellini, Je suis un grand menteur, op. cit., p. 41-43. 4. R. Cirio, op. cit., p. 141. 5. C. Costantini, op. cit., p. 70. 29 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 30 FEDERICO FELLINI ROMANCE * L’influence de Rossellini peut-elle réellement être limitée à l’ensemble de ces témoignages du bonheur de découvrir une relative facilité dans la perception et dans l’accomplissement de soi ? N’y a-t-il rien qui, de l’esthétique du premier, serait passé dans l’imaginaire visuel du second ? Peut-être peut-on réfléchir sur trois motifs, condensés dans un seul film de Rossellini, Allemagne année zéro. D’abord le travelling doublé d’un panoramique par lequel l’auteur pénètre dans la ville de Berlin, en longeant l’espace, en le laissant se raconter lui-même, non plus dans une appréhension documentaire ou touristique, ou à travers le cliché des triomphes hitlériens, mais dans sa douleur calcinée de chose écrasée, détruite. Si l’on y songe, émane déjà de cette scène la puissance d’un savoir qui nous dit l’avenir de cette ville ; et se remodèle une mythologie qui confirme dans notre présent d’autres destructions, de Jéricho à Sodome, de Babylone à Carthage. Travelling et panoramique renvoient également à la complexité de l’un des grands thèmes propres au néoréalisme rossellinien : l’errance et le vagabondage comme constitution d’une nouvelle poétique des territoires et des villes, une poétique de la modernité initiée par la flânerie erratique de Baudelaire et qui va prendre en charge la description des terrains vagues et des banlieues, jusqu’au chant final de Pasolini. Travelling et panoramique parcourent et traversent en tous sens l’esprit et le corps des villes, l’esprit et le corps des hommes, dont ils proposent une nouvelle description qui nous réapprend à imaginer les choses. Ainsi, Fellini décrira à plusieurs reprises et toujours différemment le corps de Rome, y découvrant les hiéroglyphes et les inscriptions qui dessinent la contemporanéité de la ville. Et il a su transcrire, sous une forme qui lui est particulière, la signification de ces traversées dans des alignements, des traînées, des lignes de saisissement. Autre grand motif rossellinien : filmer l’errance à la recherche des lectures possibles qu’appellent les traces inscrites sur les murs, sur les vies. Toujours dans Allemagne année zéro, Edmund Möschke, l’enfant, déambule longuement dans les ruines de Berlin, longe des lignes, se 30 Gab Fellini 1:Fellini_001_512 30/04/09 10:56 Page 31 LES APPARENCES DU RÉEL : RACONTER penche sur des zones d’ombre et de lumière, traverse des dessins, peutêtre le dessin de sa vie qu’il ne comprend plus, qu’il n’arrive plus à lire, qui s’encadre déjà comme la projection de sa mort dans un carré d’ombre contrasté. Rossellini projette ici la préfiguration de ce qu’il adviendra de l’enfant, de sa chute du monde. Entre-temps, il aura filmé la pensée de celui qui pense, qui se pose dans l’attente de cette pensée révélatrice, comme dans un voyage, même si ce voyage aboutit à une libération singulière. Motifs que Fellini reprendra, à sa manière : Rossellini a été l’inventeur du cinéma fait à l’air libre, au milieu des gens, dans les circonstances les plus imprévisibles. C’est en l’accompagnant pour tourner Paisà que j’ai découvert l’Italie. C’est de lui que j’ai pris l’idée du film comme voyage, aventure, odyssée 1. C’est le sens du voyage qui doit commencer pour pouvoir ensuite le raconter 2. 1. Ibid., p. 70. 2. R. Cirio, op. cit., p. 140.