Federico Fellini Romance

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Federico Fellini Romance
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Jean-Paul Manganaro
Federico Fellini
Romance
P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
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à Odette,
à Gilles, à Jérôme, à Pierre,
à David, à Françoise,
à Nellotte, à Nathalie, à Laurent
à Stefanos tout particulièrement,
à tous ceux qui m’ont aidé
Paris-Athènes-Patmos-Avola
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INTRODUCTION
Comme une caresse infinie, la ligne noire suit un dessin et le modèle :
la ligne noire du tissu suit la couleur et le tissu de la chair, dessinant, par
contraste entre clair et sombre, un clair-obscur, une palpitation dans la
nuit de la ville, dans la nuit des hommes. Comme une caresse infinie de
la nuit, le décolleté appelle un frisson : c’est le vent, un vent de saison,
la lumière, une lumière qui ne passe plus par les yeux, mais par la chair
elle-même, l’eau, une eau lustrale qui est là pour confondre et unifier :
la figure se dresse, sa puissance envahit. Il y a une profusion dans le destin de cette image, une portée qui efface tout ce qui est petitesse, ce qui
est misère au monde, elle est corne d’abondance : c’est un chant qui
s’achève en hurlement roucoulé : elle est talc et parfum, elle est miasme
et chaleur, glu et marbre, elle met l’esprit en désastre, elle largue
l’inconscient vers ce qu’il a, en lui, de plus attendri, de plus en attente.
Cette image se répète, sans pourtant être obsédante, elle est dans sa
force calme, dans sa douceur farouche ; sans cesse, elle est redite. Le
décolleté invite aux abandons, aux errances et aux flottaisons de la
chair, avant même que de penser à l’esprit : c’est là, à cette source, que
l’esprit vient de la chair, il en emprunte la forme et l’odeur, se glisse et
se niche au creux de ses masses. Opulence qui apaise les détresses, les
affres, éveille la douceur qui est en nous, en accorde à l’unisson les
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rythmes et les temps : c’est une ivresse, un état qui n’appartient que
rarement à l’humain, puisque – paraît-il – il le refoule et n’ose pas s’en
souvenir. Le décolleté – dessin de l’étoffe qui caresse le dessin des
seins – est aussi une histoire d’enfant : histoire peu racontée de lèvres,
de joues caressées la nuit par un drap de coton, rêche, ou un drap
liquide de soie, scènes enfouies de l’enfance, si près de chacun cependant, à portée de main, à portée de joue, de lèvre, du souvenir heureux,
baiser. Il y a quelque chose de puissant dans la caresse de cette morbidezza, de cet extérieur de la chair qui seul se livre dans tout ce qu’il
confond, qu’il foule en confusion. Image de nuit, nocturne, du temps
de la nuit ou de la nuit des temps, profondeur sans histoire, vestige et
présence, kyrielle et comptine, longue nuit de l’homme, enfouissement.
Caresse immense de la nuit, dans la nuit, caresse des yeux caressés.
*
Le cinéma a tenté de tout nous apprendre. Comment se tenir debout et
marcher, comment se tourner, comment regarder dans un miroir, comment s’approcher des autres et des choses, comment les regarder, comment regarder en général. Il a essayé de nous apprendre à tenir un discours, à garder le silence, à fuir ou à se dérober, à trouver ce qu’il y avait
à trouver et à chercher ce que nous souhaitions chercher et trouver.
Chaque metteur en scène, chaque acteur, a marqué ce savoir à peine secret
du film d’une empreinte qui lui était propre : à chacun d’eux a fini par être
assigné un mode particulier, révélateur, qui constitue son style. S’ils nous
ont parfois montré comment penser les choses, comment regarder le plaisir ou l’effort de cette pensée, tous ceux qui ont fabriqué le cinéma ont en
commun de nous avoir appris les manifestations qui entourent l’amour,
comme si, au fond, là résidait l’essentiel de ce qu’il y avait à raconter, la raison majeure qui justifiait de se risquer à produire et engager des énergies,
à les mettre en jeu, en mouvement, et qui légitimait la reproduction des
anciennes fonctions liées au tragique et au comique, la tentative de restituer des émotions perdues. Aucun film n’échappe à cette règle, elle est le
moteur de toute volonté de créer, de donner une âme à ces ombres qui
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INTRODUCTION
bougent et parlent, mimant quelque chose qui apparaît alors comme fondamental, impossible à nier, quitte à le contredire. Ainsi, apparemment
loin des lois, loin des familles et des écoles, le cinéma nous plongeait dans
ces savoirs-là : draguer, séduire, exciter, et puis, surtout, embrasser à
l’infini, en fermant les yeux et en offrant sa chair, embrasser dans la
confiance et la tendresse, dans l’arrogance et le mépris.
Peut-être l’un des parcours non dits de l’œuvre de Fellini est-il la
réappropriation et le redéploiement des représentations de ce savoir. La
raison en serait simple : dans la cinématographie italienne, personne, si
l’on excepte quelques plongées de Rossellini, ne l’a encore entrepris.
Avec Ossessione, Visconti va dans ce sens, mais n’exploite pas complètement le motif emprunté à l’étranger – bien que l’adaptation et la
reterritorialisation de l’intrigue soient justes, si ce n’est la lenteur et la
passion pour l’équivoque qui l’écartent d’emblée de la netteté du
modèle américain. D’un autre point de vue, les motifs « néoréalistes » de
Rossellini constituent autant d’événements à chaud, trop liés à l’immédiat, pour qu’on y perçoive la possibilité même de ce savoir plus ancien
qui aime tant prendre et perdre son temps ; demeure, en revanche, la
« nouveauté » de ses films, qui ne sera pas inutile pour Fellini.
Plus loin, en amont, les fables de Fregoli comme les postures de Cabiria de Pastrone renvoient à des moments révolus, oubliés de la filmographie exsangue, institutionnelle et provinciale de vingt ans de culture
monarco-clérico-fasciste. L’Italie est une république trop récente et sa
population doit encore s’affranchir des vieilles images composées sous
l’égide des poètes « officiels » – Carducci ou D’Annunzio, entre
autres 1 –, qui lui ont fourni un modèle retors de sentiments et de passions ; et s’affranchir d’une dictature culturelle qu’elle a malgré tout
élue et suivie jusque dans son apparente destruction. La révélation de
1. Deux poètes dont la théâtralité est manifeste : D’Annunzio est d’ailleurs le père
de Cabiria de Pastrone (1914), Carducci pourrait être le père putatif de La Couronne de
fer de Blasetti (1941), qui clôt une époque du cinéma italien au moment même où Fellini aborde le cinéma, et quelques scènes du tournage de ce film jouent un rôle important dans sa mythologie cinématographique.
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cette « apparence » qui résiste aux changements est l’un des motifs
sous-jacents de l’œuvre de Fellini, elle donne sa couleur aux thèmes du
réel, elle offre un corps farouche à tout ce qui s’inscrit de neuf dans les
trames, dans les mouvements et les portraits de son œuvre. Il n’y a pas
un décor, un visage, une réplique qui ne redise – comme un écho,
comme une malédiction en fin de compte comique – ce passé chargé de
striures sur la chair et l’esprit des gens. C’est ce qui apparaîtra dans la
dernière œuvre de Pasolini, Salò, où est clamée, sans complaisance, la
capacité organique propre à l’Italie à croupir dans son fascisme.
Réapprendre à se tenir debout et marcher, à se tourner, à regarder
dans un miroir, à s’approcher des autres et des choses, à les regarder, à
rencontrer ses souvenirs, à retrouver des histoires. Et apprendre la
« modernité » de la ville qui avait manqué aux expériences anciennes
– grâce aux villes détruites des films de Rossellini, Rome ou Berlin, devenues les banlieues affolées du premier néoréalisme –, la réapprendre,
depuis la banlieue de Rimini, qui n’est, après tout, qu’un diminutif de
Rome, tout comme Rome est un augmentatif de Rimini. Réapprendre
enfin l’amour, soit par des histoires traversées de grandes détresses, soit,
une fois l’affolement passé, par l’analyse minutieuse de ce en quoi un
corps, de femme, d’homme, d’autres corps qui se ressemblent, s’inscrivent, ce en quoi ils dessinent des pulsions, des instincts, des mots.
C’est ainsi que Fellini retrace ou redit l’architecture d’un corps social
pris dans des rythmes, des musiques, des mouvements qui ont changé,
et qui doit donc réapprendre les règles et les rites qui le régissent et le
gouvernent. Dans son travail, il y a en permanence une confrontation
des choses qui relève de l’exploitation d’antinomies fécondes : l’ancien,
ou l’antique, mis en présence de ce qu’il croit nouveau, découvre que
ce nouveau était déjà en lui, depuis un temps qu’il ne peut plus calculer, mesurer. Il ne s’agit pas d’une analyse de soi, mais d’une révélation,
inassimilable à une prise de conscience : une révélation dont le personnage qui l’éprouve ne saurait que faire, qui peut-être l’embarrasse, mais
qu’il ne peut se priver de raconter, de réciter. C’est alors que la reprise
et la redite de motifs anciens recréent des énergies et se reconstituent
en une image nouvelle.
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INTRODUCTION
*
S’agit-il d’une image historique, d’une image sociale, quoi d’autre ? Si
on la compare, même superficiellement, aux images, quasi contemporaines, de Visconti ou d’Antonioni, on voit qu’elle diffère immédiatement de l’image historicisante du premier, qui traîne dans les salons de
toutes les décadences narrées, ou de l’image fortement concentrée et
rationalisée du deuxième. C’est que l’image de Fellini est d’abord une
image affective. Il ne suffit pas de vouloir représenter une image de
l’Italie à un moment donné : cette image, Fellini le sait, n’existe pas. Il
faut la chercher, la trouver, il faut la créer, l’inventer ; il en est ainsi de
lui-même, de sa propre biographie :
Je n’ai pas une mémoire faite de souvenirs. En fait, il m’est beaucoup plus
naturel d’inventer mes souvenirs, aidé par une mémoire de souvenirs qui
n’existent pas. […] Je crois avoir presque tout inventé. […] C’est un penchant naturel. Je me suis inventé une jeunesse, une famille, des relations
avec les femmes et avec la vie. J’ai toujours inventé. Ce besoin irrépressible
d’inventer provient du fait que je ne veux rien d’autobiographique dans mes
films. […] Je suis tout et rien. Je suis ce que j’invente 1.
Il sait aussi que d’autres sont en quête de cette image de l’Italie et
que celle-ci est toujours différente d’un auteur à l’autre. Il ne cesse de
répéter, comme un motif obsédant, dans presque tous ses entretiens, la
nécessité de retracer l’Italie, quelque chose de particulier à l’Italie :
Notre cinéma est un cinéma coupable parce qu’il n’a rien raconté vraiment de l’Italie. De même, l’Italie est un pays complètement méconnu à
cause de sa littérature. Rome a été un peu racontée. Naples aussi, mais d’une
manière folklorique. La Sicile est toujours vue à travers ses histoires truculentes de Mafia. Quant au reste de l’Italie où, tous les cinquante kilomètres,
1. F. Fellini, Je suis un grand menteur. Entretien avec D. Pettigrew, L’Arche, 1994,
p. 13-14.
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il y a des témoignages d’une autre culture, d’autres mythes, d’autres rites,
personne n’en parle 1.
Nous les cinéastes, nous n’avons rien dit, ou presque rien, de l’Italie.
Notre pays est un univers inconnu 2.
Depuis toujours, une de mes ambitions a été de pouvoir raconter […]
des histoires de mon pays 3.
Cette image doit dépasser le stade de la représentation : elle doit se
déployer à partir d’une réflexion simple, complexifiée au fur et à
mesure à travers des implications, des interférences, des mélanges. Audelà d’une image fidèle des années 1960, ce cinéma se pose la question
de savoir comment cette image devient tout à coup possible dans ces
années-là, sans en faire toute une histoire, en cherchant sa trace répétée, son dessin, en une sorte de défouissement. Où va-t-elle, quel est son
devenir possible, que peut-on en faire, en quoi est-elle création, que
laisse-t-elle derrière elle ? Sur quelles matières va-t-elle s’inscrire, s’ordonner, où va-t-elle dérouter ? En quoi cette image n’est plus une abstraction, mais se travaille comme une matière et lance un appel évident
à quelque chose qui déborde l’expérience vécue.
Il en est ainsi de la « phosphorescence » d’Anita Ekberg dans la
scène de la fontaine de La Dolce Vita : l’image affective rêvée. Non pas
au sens où elle aurait été rêve ou rêverie. Elle n’est pas davantage une
image de rêve, selon le cliché que les cultures et l’époque édictent. C’est
quelque chose à quoi personne n’aurait pu penser, ni rêver, sous cette
forme-là, prise dans cet ensemble qui l’exalte et lui fait ombre, lui
donne sa couleur sous cet éclairage qui en exprime la construction complexe, énonce les modes de sa création et la révèle enfin comme étant
désormais une évidence de notre présent, d’un présent indéfinissable et
sans contours, un ravissement confiant auquel on aurait pu penser et
1. Ibid., p. 117-118.
2. C. Costantini, Conversation avec F. Fellini, Denoël, 1995, p. 41.
3. J. Risset, « Discesa agli inferi con qualche bagliore di paradiso – Conversazione »,
in L’incantatore. Scritti su Fellini, Milano, Libri Scheiwiller, 1994, p. 102.
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INTRODUCTION
rêver, quelque chose d’ordinaire et de commun à tous et pourtant
extraordinaire : « Quelque chose qui ressemble à une mémoire qui
devance la mémoire 1 ».
1. Citation de F.F. reportée in J. Risset, op. cit., p. 79 et p. 111, in Cahiers du cinéma,
n° 474 (1993), p. 68-70.
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Ce que je sais, c’est que j’ai envie de
raconter. Franchement, raconter me semble
le seul jeu qu’il vaille la peine de jouer.
F. Fellini, Fare un film, p. 168 [258-259] 1.
1. F. Fellini, Fare un film, Torino, Einaudi, 1980 ; les chiffres entre crochets renvoient
aux traductions françaises quand elles existent ; ici : Faire un film, Seuil, 1996.
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I
FEDERICO FELLINI : FORMATIONS ET ÉBAUCHES. QUELQUES NOTES SUR LE NÉORÉALISME
LE REGARD DE ROSSELLINI. LA COLLABORATION ENTRE FELLINI ET
ROSSELLINI. UNE FORCE À CAPTER DANS L’ŒUVRE ET DANS LA POÉTIQUE DE ROSSELLINI.
DU CINÉMA ITALIEN.
L’univers de l’image et les problèmes liés à sa mise en forme percent
très tôt dans la biographie artistique de Fellini, d’abord comme jeu
d’enfance :
[…] quand j’étais enfant, je fabriquais tout seul des marionnettes. Je
commençais par les dessiner sur du carton, puis je les découpais, j’assemblais enfin les têtes avec la pâte à modeler ou avec du coton imbibé de colle.
En face de chez nous il y avait un grand gaillard avec une barbe rousse, il
était sculpteur […]. Il me vit un jour tout seul dans mon coin en train de
barbouiller et il m’apprit à utiliser l’enduit liquide et la pâte à modeler. Je
fabriquais aussi mes couleurs en écrasant des briques et en les réduisant en
poussière. […] il y avait […] des menuisiers […], j’aimais aussi passer du
temps dans leur atelier et j’en emportais des planchettes de bois tendre. En
somme, quand j’y repense, j’ai l’impression que la fantaisie a toujours été
liée, pour moi, au travail artisanal. […] Aucun autre jeu ne m’a jamais
autant passionné que les marionnettes, les couleurs et les constructions en
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carton mince, ces planches de dessins en perspective qu’on découpait et collait. […]. J’aimais aussi m’enfermer pendant des heures dans le cabinet de
toilette, me poudrer et me déguiser avec des moustaches en étoupe, des
barbes, de grands sourcils méphistophélesques, et de grands favoris dessinés avec du bouchon brûlé 1.
Dessin, découpage, montage, grimage, prospection, collage : il y a
déjà, en raccourci, quelques-unes des fonctions essentielles à la fabrication du cinéma ; le goût pour le dessin le conduit à une maîtrise assurée
de l’esquisse caricaturale, grâce à laquelle il ouvre, en 1937, en compagnie d’un ami, Demos Bonini, une « boutique du portrait », appelée
« Febo », d’après les initiales de ses fondateurs. En 1944, cette expérience débouche sur l’ouverture, à Rome, avec quelques amis, du « The
Funny Face Shop », fréquenté surtout par les soldats américains qui se
laissaient caricaturer ou photographier à partir de montages déjà prêts.
Fellini n’abandonnera jamais ce travail autour du dessin et de la caricature, c’est même à travers cette activité, apparemment ludique, qu’il va
donner forme à la suite des intuitions et des ébauches qui, peu à peu,
vont constituer les vrais scénarios de ses films, plus proches de « storyboards » que de textes canoniquement transcrits.
À cette activité se juxtapose un trajet d’écriture très particulier qui,
devenant plus prenant que le dessin ou la caricature, le conduira
presque imperceptiblement à écrire des scénarios : à Rimini, il collabore
ponctuellement à des journaux humoristiques ou satiriques – les revues
les plus importantes de cette première période étant La Domenica del
Corriere, Il 420 et L’Avventuroso –, dans des pages souvent destinées
également aux enfants. C’est à Rome que, dès 1939, Fellini entame sa
carrière de journaliste. Il écrit d’abord pour des hebdomadaires relativement connus liés au monde du spectacle, recouvrant aussi bien le
théâtre que le cinéma, Rugantino, Cineillustrato, Cinemagazzino et le
quotidien Il Piccolo. Mais c’est surtout à travers la collaboration au
1. F. Fellini, Fare un film, op. cit., p. 41-42 [89-90].
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Marc’Aurelio, le journal humoristique le plus célèbre 1, qu’il met en
place de véritables séries de motifs satiriques, d’humeur, plus encore
que d’humour : leur « esprit d’ironie systématique », qui est une importante source populaire d’inspiration comique, finit par recouper un certain anarchisme emprunté à la culture familiale, capable d’ouvrir sur
« un “ailleurs” où se réfugier pour fuir le langage totalitaire 2 » et ordinaire imposé par la dictature fasciste. C’est de là que vient chez Fellini
un humour ouvert à l’émerveillement, dont on sent qu’il opère aussi à
l’intérieur de scénarios écrits pour d’autres, Rossellini par exemple, et
qui résiste même dans les films les plus sombres, prêt à saisir le côté
paradoxal des choses.
Dessin caricatural et écriture marquent tout de suite, chacun à sa
façon, une attitude, non exactement de critique ou de méfiance, mais de
distance, vis-à-vis de la transposition cinématographique du néoréalisme. Le propos n’est nullement de s’investir dans une situation
conflictuelle vis-à-vis du réalisme, et pas davantage d’œuvrer au sein
d’une problématique qui tend souvent à une résolution manichéiste de
l’ensemble des questions que ne cessent de soulever le réalisme et ses
enjeux ; ni même, comme on a pu le penser, d’adhérer à quelques avatars du pirandellisme, lequel implique une analyse apparemment
« ouverte » des réalités qui nous informent, souvent résolue à travers
l’humorisme ou l’ironie froidement négativiste 3. La question est
d’abord celle d’une confrontation directe avec l’immédiateté poétique
et technique souhaitée par le néoréalisme. D’une part, parce que
1. Ces premières écritures de jeunesse de Fellini pour le Marc’Aurelio sont
publiées in F. Fellini, Racconti umoristici, rassemblés par Cl. Carabba, Torino,
Einaudi, 2004.
2. I. Calvino, « L’irresistibile satira di un poeta stralunato », in La Repubblica, 6 mars
1984.
3. C’est plutôt M. Antonioni qui prend partiellement en charge cet héritage dans la
culture cinématographique italienne. Le thème des applications possibles du réel et de
ses intrications avec la réalité est au centre des recherches du photographe dans le très
beau Blow-up, de 1967, une année d’écriture pour Fellini, qui travaille au scénario d’Il
viaggio di G. Mastorna et au livre La mia Rimini.
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l’apprentissage de Fellini se fait à travers Rossellini et, en partie, à travers Cesare Zavattini – ce dernier apporte, dans une culture qui se veut
populaire, l’élan d’un nouveau genre d’humour intimiste veiné d’ironie
surréaliste et d’une grande sensibilité aux phénomènes sociaux –, mais
d’autre part, en raison d’une pression culturelle, idéologique et politique inhérente au néoréalisme, avec laquelle il faut, à cette époque,
régler ses comptes. Cette pression détermine des champs de force et
d’imposition contre tout ce qui risquerait de s’écarter d’une élaboration
étroitement surveillée, comme le fut souvent celle du néoréalisme,
jusque dans des territoires culturellement non italiens. Il s’agit plus précisément de minorer l’école néoréaliste elle-même, trop rigoriste et
catégorique – ce que Rossellini n’a d’ailleurs pas hésité à faire ; de minorer le néoréalisme à travers des lignes de fuite qui vont se dessiner dans
la réalisation poétique de Fellini.
Souvent ces lignes de fuite se constituent en leitmotive qui reviennent
dans l’œuvre pour en scander des visibilités, des fonctionnements, des
glissements, des repérages nouveaux. Elles se rassemblent souvent dans
la mise en forme de ce que l’on pourrait appeler des « traits » – traits
d’esprit, traits de caractère, de réflexion sociale ou politique –, dont certains commencent à signifier, grâce au don de précurseur de Fellini, la
toute proche perversion du cinéma italien vers ce que l’on a plus tard
appelé la « comédie à l’italienne ». Ces traits étaient déjà, en quelque
sorte, des formes de l’esprit particulier de la culture italienne, et Fellini,
différemment et avant d’autres, a su les laisser surgir, les faire voir.
*
Les tout premiers rapports de Fellini avec le cinéma remontent à la
mobilisation des humoristes du Marc’Aurelio pour la création de gags
destinés aux films du comique piémontais Erminio Macario, dirigés par
un vétéran du spectacle, Mario Mattoli. Fellini a soutenu qu’il avait
débuté comme « nègre », c’est-à-dire comme collaborateur occulte de
Cesare Zavattini. Sa présence au sein du clan Zavattini sera de courte
durée, mais c’est là qu’il fait la rencontre de Piero Tellini, avec lequel il
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collabore à l’écriture d’une dizaine de films 1. Toutefois, l’histoire de
Fellini scénariste ne débute réellement qu’avec le théâtre de « varietà »
et la rencontre, en 1939, de l’un des acteurs comiques les plus populaires de l’époque, Aldo Fabrizi, pour qui Fellini et Ruggero Maccari
élaborent des gags rassemblés sous le titre « Ci avete fatto caso ? »
(L’avez-vous remarqué ?) : l’actualité y est évoquée de façon comico-critique et constitue l’un des numéros obligés des acteurs d’« avanspettacolo ». La collaboration artistique avec Fabrizi, transformée très vite en
amitié, s’élargit au domaine cinématographique, et Fellini semble avoir
écrit les scénarios de trois films à succès de l’acteur 2. Mais « le témoignage majeur du couple Fellini-Fabrizi dans l’après-guerre demeure Il
Delitto di Giovanni Episcopo, tourné par Alberto Lattuada au cours de
l’hiver 1946-1947 3 ». On tient là, entre Fabrizi, Magnani et Lattuada,
les fils des débuts de Fellini dans le cinéma : lorsque Rossellini a besoin
d’engager Fabrizi pour le rôle de don Giuseppe Morosini dans Roma
città aperta, il a recours à Fellini pour obtenir que Fabrizi, très célèbre
et très populaire, accepte de jouer dans un film incertain et dont le budget est encore pratiquement inexistant 4.
1. Entre autres, Documento Z3 d’Alfredo Guarini (1942) et Il Delitto di Giovanni
Episcopo (1947) d’Alberto Lattuada. Le texte de référence pour les informations sur
Fellini est l’ouvrage de Tullio Kezich, Fellini, Milano, Camunia, 1987. Les renseignements concernant le long cheminement de Fellini vers le cinéma sont réunis dans le
IIIe chapitre, « Avanti (nel cinema) c’è posto », p. 81-115.
2. Il s’agit d’Avanti c’è posto en 1942, Campo de’ Fiori en 1943, dans lequel jouent
Anna Magnani et Peppino De Filippo, que l’on retrouvera dans Luci del varietà et Le
Tentazioni del dottor Antonio, et enfin L’Ultima Carrozzella, également en 1943, où il
rencontre Leo Catozzo, qui assurera le montage de plusieurs de ses films.
3. T. Kezich, op. cit., p. 98.
4. La rencontre entre Rossellini et Fellini a lieu au « The Funny Face Shop » : nombreux sont ceux qui considèrent que cette rencontre est la scène originaire de la fondation du néoréalisme, et son récit est devenu un topos de la mythologie néoréaliste,
incluant variantes et contradictions. Fellini lui-même ne relate pas cet événement dans
Fare un film et, dans tous ses entretiens, il reste très discret, privilégiant la signification
profonde de la rencontre.
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*
Comment a lieu la rencontre avec Rossellini ? Quelles que soient les
restrictions qu’il y apportera par la suite, la première partie du travail
de Fellini, de Luci del varietà jusqu’à Le Notti di Cabiria, s’inscrit dans
les attentes du néoréalisme. Il s’agit bien du néoréalisme italien, historique, engagé dans quelque chose qui, depuis le tournage des deux
films de Rossellini, Rome ville ouverte et Paisà, a revêtu un caractère
fortement politisé, marquant une vision du monde faite de résistances à
une histoire achevée du fascisme et de ses collaborations. Le mérite de
Rossellini n’est pas simplement d’avoir su le premier opérer cette cassure, mais d’avoir pris les mesures nécessaires pour réaliser un nouveau
cinéma auquel vont adhérer et se former plusieurs cinéastes. Le choix
d’acteurs comme Anna Magnani 1 et Aldo Fabrizi, par exemple, dans
une optique rigoureusement italienne, et plus tard d’Ingrid Bergman et
de George Sanders, qui confirme les croisements d’une même optique,
répond à des options méthodiques concernant le travail de la mise en
scène de la réalité, telle que l’entend un metteur en scène qui, par la fiction, veut rendre compte d’un événement du réel : il ne s’agit pas tant
de filmer les choses comme elles sont censées apparaître, mais de les
faire advenir en les organisant en une action 2. Sur ce rapport de
1. Hommage à ce nom : « la » Magnani est, du point de vue cinématographique, le
personnage le plus immédiat et sensible d’une époque qui, de Rossellini à Pasolini et à
tant d’autres, mais aussi avant et après eux, a été formulée sous le signe de sa « romanité » d’abord, puis de son « italianité ». Pour Rossellini, pour cet auteur dont l’interrogation sur la femme est capitale, Anna Magnani est, comme plus tard Ingrid Bergman, le symbole le plus précis d’une féminité qui pose question. Pour Fellini – nous
aurons l’occasion d’y revenir à propos de Fellini-Roma (1972) –, elle est, non pas un
symbole, mais le « sentiment » de quelque chose qui ne peut qu’être donné à voir, dans
sa timide assurance faite de pudeur, et non dans son histoire, mais dans l’enveloppement de son essence totale, devenue soudain mystérieuse.
2. La « naturalité » de l’acte filmique a fondé toute une croyance, une mythologie et
une littérature souvent assez mièvres sur l’improvisation dans le cinéma néoréaliste. Par
ailleurs, l’abondance de la bibliographie concernant le néoréalisme nous laisse l’embarras
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Rossellini au tournage et à la provocation de la scène, à sa « révélation », Fellini a souvent raconté sa première appréhension :
Je le rencontrai quelque temps plus tard à la Scalera Film, sur un set où
j’étais entré en me trompant de porte. Dans une grande pièce vide, dans un
petit coin tout au fond, il y avait Rossellini avec des projecteurs allumés et
des personnes qui ne bougeaient pas, l’une d’entre elles étant agenouillée.
Je me suis approché et j’ai vu un petit enclos contenant du sable, des herbes
et des insectes. Il était en train de tourner un documentaire sur les insectes
et, dans un silence presque d’église, il essayait de les faire sauter en se servant de petits bouts de bois 1.
Ce que, dans la simplicité de la scène décrite, Fellini perçoit, c’est le
pragmatisme forcené du travail de Rossellini, qui provoque le surgissement nécessaire d’un effet particulier du réel : non pas sa déformation,
mais sa constitution, son enchaînement, sa description, sa mise en
forme à partir du minimum d’« objectivité » dont la réalité permet de
disposer, essayant d’en tirer ensuite tout le profit narratif possible et
sachant d’emblée que seule l’image, en dehors de tout autre langage,
doit dire sa propre totalité. D’un point de vue technique, Rossellini
du choix. Nous ne citerons qu’un texte polémique sur les fonctions et sur les personnages
qui ont contribué à la fabrication et à l’exploitation de la problématique de la cinématographie néoréaliste : R. Borde et A. Bouissy, Le Néo-réalisme italien. Une expérience de
cinéma social, Lausanne, Clairefontaine, 1960. Pour ce qui est de Roberto Rossellini, s’il
est, là aussi, impossible d’être exhaustif, quelques textes s’imposent : R. Rossellini, Le
Cinéma révélé, Flammarion, 1984, avec l’introduction d’A. Bergala, « Roberto Rossellini
et l’invention du cinéma moderne », ibid, p. 7-32 ; R. Rossellini, Quasi un’autobiografia, a
cura di Stefano Roncoroni, Milano, Mondadori, 1987 ; M. Serceau, Roberto Rossellini,
Paris, Les éditions du Cerf, coll. « 7e Art », 1986 ; A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?,
Paris, Les éditions du Cerf, 2000, et plus particulièrement les passage suivants : « Le réalisme cinématographique et l’école italienne de la Libération », p. 257-286, « Défense de
Rossellini », p. 347-358, « Europe 51 », p. 359-361.
1. R. Cirio, Il mestiere di regista. Intervista con Federico Fellini, Milano, Garzanti, 1994,
p. 94. La « Scalera film » fut, entre 1938 et 1949, une importante maison de production.
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repère les capacités mécaniques inhérentes à la situation qu’il est en
train de filmer et qui la transforment en un récit spécifique du filmage.
Dans l’exemple rapporté, il y a déjà comme le noyau de la réalité d’un
milieu – qui pourrait tout aussi bien être social – raconté par le biais
d’individualités isolées et singulières, de fragments de l’« humain » qui
se rassemblent en intentions sociales, où la force et la puissance (le
bien) résultent d’un débat dans lequel l’individu affronte les aspects
négatifs des situations.
De nombreux récits à propos de Rossellini décrivent cette manière de
tourner, qui ne précède pas l’acte esthétique, mais dont la mise en forme
déterminée a posteriori en fait une catégorie nouvelle, une catégorie de
la nécessité, un mode nouveau de fonctionnement et de pertinence.
*
Dans cette rencontre, c’est l’appréhension d’une méthode qui
frappe. Et s’il est vrai que Fellini n’est au départ que l’un des rouages
importants de l’appareil du néoréalisme rossellinien, il n’en est pas
moins vrai que l’échange s’élabore sur le mode d’un apprentissage qui
va devenir fondamental : comment tourner un film, comment le film se
fait lui-même, quel est l’apport réel du metteur en scène, comment faire
fonctionner cette machinerie qui implique également une violence
administrative. C’est de là que naît le croisement de plusieurs discours
de fond relatifs au travail cinématographique, y compris celui de la production – problème fondamental dans l’engagement créatif de Fellini,
sur lequel il reviendra de manière polémique à plusieurs reprises :
C’est en le voyant au travail que j’ai cru découvrir pour la première fois,
avec une clarté soudaine, qu’il était possible de faire du cinéma dans le
même rapport personnel, direct, immédiat avec lequel un écrivain écrit ou
un peintre peint. La machine que l’on a derrière son dos, cette espèce de
Babel de voix, d’appels, de déplacements, de grues, de projecteurs, de trucages, d’aides, de porte-voix qui m’avait paru si tyrannique, si débordante,
si abusive quand, en ma qualité de scénariste, j’étais convoqué au studio
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pour assister à une prise de vues ou pour refaire un dialogue ; tout ce tohubohu laborieux, digne d’un régiment en manœuvres, qui m’avait toujours
caché, et comme voilé, le contact direct avec l’expression, chez Rossellini
était annulé, effacé, poussé vers le fond, réduit à un simple cadre bruyant et
nécessaire d’une zone franche où l’artiste de cinéma compose ses images,
tout comme un dessinateur trace ses dessins sur la feuille blanche 1.
Les témoignages de Fellini concernant celui qui ne fut pas son maître
à penser, mais qui lui permit d’appréhender une manière d’affronter
le problème de la constitution d’un film, sont repris dans tous ses
entretiens et ne diffèrent guère les uns des autres. Il met à chaque
fois l’accent sur des petits détails apparemment insignifiants, mais qui
attestent du fait que cet apprentissage s’est effectué, pour ainsi dire, à
la dérobée. Il suffit à ce propos de lire les pages qui décrivent le désarroi de Fellini le jour du tournage de son premier vrai film, Lo Sceicco
bianco 2, pour se rendre compte qu’il est impossible de raconter ce qui
se passe tant que l’on reste extérieur à la matière de l’acte de création,
et que les savoirs acquis ne fonctionnent qu’à partir du moment où on
les met en relation avec cette action, comme un souvenir qui revient en
mémoire. Fellini évoque souvent cette fonction :
Rossellini m’a appris beaucoup de choses, mais presque plus du point de
vue psychologique. Il a été un vrai maître, au sens où il m’a fait comprendre
que l’on pouvait même diriger avec simplicité toute la machinerie qu’il y a
dans une prise de vues cinématographique, toute l’organisation logistique, les
rapports avec l’argent, avec le producteur, l’organisation et puis donner des
1. F. Fellini, Intervista sul cinema, a cura di Giovanni Grazzini, Roma-Bari, Laterza,
1983, p. 54 (tr. fr. de N. Frank, Fellini par Fellini, Flammarion, « Champs ContreChamps », 1987, p. 58-59).
2. Plusieurs textes rapportent ce récit ; nous en citons quelques-uns : F. Fellini, Fare
un film, op. cit., p. 48-53 [100-106]) ; F. Fellini, « Un esordio difficile », in Lo Sceicco
bianco, Milano, Cappelli, 1969, Garzanti, 1980, p. 5-15 ; T. Kezich, Fellini, op. cit., 1987,
p. 180-185.
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ordres à cent personnes à la fois, la chiourme, l’équipage, non seulement les
acteurs, mais tous les autres […] Tout cela je l’ai appris instinctivement de
Rossellini et je crois que c’est sa grande leçon. […] J’ai vu sa grâce, son élégance, la certitude et même l’indifférence, et je crois que j’ai vraiment assimilé
tout ça […] en faisant semblant de ne pas y être pour en fait y être. […] Le
seul qui parvenait à capter vraiment le moment existentiel de ce qui arrivait et
qui ne se répéterait pas, ou de toute façon à le rendre comme tel à l’image
cinématographique, c’était vraiment lui avec son talent particulier. […]
C’était sa négligence apparente qui créait une atmosphère secrète, magique.
[…] Grâce à un contact mystérieux et à la coïncidence d’une caméra présente
au moment opportun, un événement devenait essentiel et était enregistré pour
toujours. Paisà est plein de ces moments d’éternité de l’art, saisis par l’œil que
seuls les grands peintres et les grands narrateurs réussissent à avoir 1.
Et encore :
Je ne crois pas qu’il m’ait influencé profondément dans le sens que l’on
donne d’habitude à ce mot. Je lui reconnais, à mon égard, une paternité
comme celle d’Adam : une sorte de lointain aïeul dont nous sommes tous
descendus. […] Rossellini a favorisé mon passage d’une période de
brouillard, aboulique, circulaire, au stade du cinéma. Ce fut une rencontre
importante, les films que j’ai tournés avec lui ont été importants : à la
manière d’un destin, cependant, sans qu’il y ait de ma part une volonté ou
une lucidité. J’étais disponible pour une entreprise, et lui, il était là 2.
Ceci tient au fait que Fellini n’aborde pas le cinéma par la mise en
scène, mais par l’intermédiaire d’une activité qui occupe déjà une place
importante dans sa vie, l’écriture sous diverses formes, à laquelle s’ajoute
le dessin. Une pensée secrète lui fait traverser trois dimensions, apparemment très différentes les unes des autres, qui finissent par converger dans
1. R. Cirio, op. cit., p. 129-133.
2. F. Fellini, Fare un film, op. cit., p. 47 [97]. Cf. aussi F. Fellini, Je suis un grand menteur, op. cit., p. 41-43.
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le travail auquel il se soumet. Dans l’ordre chronologique évoqué : la photographie et le dessin caricatural 1, l’écriture de saynètes pour l’un des
journaux satyriques les plus en vogue de cette période, le Marc’Aurelio,
le métier occasionnel de journaliste pour diverses revues où il tient la
rubrique des spectacles :
Le cinéma était donc pour quelque chose dans mon arrivée à Rome :
j’avais vu tant de films américains où les journalistes étaient des personnages
fascinants ! Je ne me souviens plus des titres, plusieurs années ont passé, il est
certain que je fus si impressionné par la manière dont ces journalistes vivaient
que je décidai de devenir journaliste moi aussi. J’aimais leur pardessus et leur
façon de porter le chapeau, repoussé en arrière 2.
C’est donc en tant que scénariste qu’il accède au cinéma, un travail
qui, après quelques hésitations dues aux activités qui le mobilisent à son
arrivée à Rome – sans métier précis, il sait alors seulement ce qu’il ne
veut pas faire –, l’occupera relativement longtemps. Scénariste, avec
Amidei, de Rome ville ouverte et de Paisà – ainsi qu’assistant à la mise
en scène pour ces deux films –, c’est également sous l’influence de Rossellini qu’il élaborera une manière propre de transcrire les scénarios
proche de celle de Rossellini lui-même :
Jusqu’alors, j’écrivais des scénarios pour les autres 3.
J’ai commencé à utiliser [les bouts de papiers] avec Paisà et avec Rossellini. […] Il était très timide [avec les acteurs] et c’est moi qu’il envoyait avec
les petits papiers 4.
Après Paisà, j’ai écrit pour Rossellini, en collaboration avec Tullio Pinelli,
les sujets d’Il Miracolo et de La Contessa di Monte-Cristo 5.
1. Cf. F. Fellini, Fare un film, op. cit., p. 66-74 [123-134].
2. Ibid, p. 43 [92].
3. F. Fellini, Je suis un grand menteur, op. cit., p. 41-43.
4. R. Cirio, op. cit., p. 141.
5. C. Costantini, op. cit., p. 70.
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*
L’influence de Rossellini peut-elle réellement être limitée à
l’ensemble de ces témoignages du bonheur de découvrir une relative
facilité dans la perception et dans l’accomplissement de soi ? N’y a-t-il
rien qui, de l’esthétique du premier, serait passé dans l’imaginaire visuel
du second ? Peut-être peut-on réfléchir sur trois motifs, condensés dans
un seul film de Rossellini, Allemagne année zéro. D’abord le travelling
doublé d’un panoramique par lequel l’auteur pénètre dans la ville de
Berlin, en longeant l’espace, en le laissant se raconter lui-même, non
plus dans une appréhension documentaire ou touristique, ou à travers
le cliché des triomphes hitlériens, mais dans sa douleur calcinée de
chose écrasée, détruite. Si l’on y songe, émane déjà de cette scène la
puissance d’un savoir qui nous dit l’avenir de cette ville ; et se remodèle
une mythologie qui confirme dans notre présent d’autres destructions,
de Jéricho à Sodome, de Babylone à Carthage.
Travelling et panoramique renvoient également à la complexité de
l’un des grands thèmes propres au néoréalisme rossellinien : l’errance et
le vagabondage comme constitution d’une nouvelle poétique des territoires et des villes, une poétique de la modernité initiée par la flânerie
erratique de Baudelaire et qui va prendre en charge la description des
terrains vagues et des banlieues, jusqu’au chant final de Pasolini. Travelling et panoramique parcourent et traversent en tous sens l’esprit et
le corps des villes, l’esprit et le corps des hommes, dont ils proposent
une nouvelle description qui nous réapprend à imaginer les choses.
Ainsi, Fellini décrira à plusieurs reprises et toujours différemment le
corps de Rome, y découvrant les hiéroglyphes et les inscriptions qui
dessinent la contemporanéité de la ville. Et il a su transcrire, sous une
forme qui lui est particulière, la signification de ces traversées dans des
alignements, des traînées, des lignes de saisissement.
Autre grand motif rossellinien : filmer l’errance à la recherche des
lectures possibles qu’appellent les traces inscrites sur les murs, sur les
vies. Toujours dans Allemagne année zéro, Edmund Möschke, l’enfant,
déambule longuement dans les ruines de Berlin, longe des lignes, se
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penche sur des zones d’ombre et de lumière, traverse des dessins, peutêtre le dessin de sa vie qu’il ne comprend plus, qu’il n’arrive plus à lire,
qui s’encadre déjà comme la projection de sa mort dans un carré
d’ombre contrasté. Rossellini projette ici la préfiguration de ce qu’il
adviendra de l’enfant, de sa chute du monde. Entre-temps, il aura filmé
la pensée de celui qui pense, qui se pose dans l’attente de cette pensée
révélatrice, comme dans un voyage, même si ce voyage aboutit à une
libération singulière. Motifs que Fellini reprendra, à sa manière :
Rossellini a été l’inventeur du cinéma fait à l’air libre, au milieu des gens,
dans les circonstances les plus imprévisibles. C’est en l’accompagnant pour
tourner Paisà que j’ai découvert l’Italie. C’est de lui que j’ai pris l’idée du
film comme voyage, aventure, odyssée 1.
C’est le sens du voyage qui doit commencer pour pouvoir ensuite le
raconter 2.
1. Ibid., p. 70.
2. R. Cirio, op. cit., p. 140.