La découverte des psychotropes

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La découverte des psychotropes
La découverte des psychotropes
La découverte des psychotropes
Avant les années cinquante, il n’existe pratiquement aucune substance chimique capable
d’agir avec efficacité sur les grands syndromes psychiques qui isolaient certains sujets du
monde et perturbaient leur entourage. La pharmacopée se limite à :
ü laudanum : dérivé de l’opium.
ü sirop de chloral.
ü barbituriques.
Face à un état d’agitation délirant, des hallucinations conduisant à un comportement agressif,
une prostration mélancolique, la réponse est le plus souvent l’enfermement, accompagné d’un
« traitement » :
ü douche froide
ü électrochoc
ü coma par l’insuline
ü camisole de force
Ainsi abandonné, humilié, meurtri, parfois entravé, le malheureux « aliéné » finissait
inévitablement par régresser pour venir grossir cette population de « déments » qui habitait
alors les asiles et contribuait à accréditer la représentation terrorisante de la maladie mentale.
Quel aurait été le sort de ces malades, si, même en l’absence de psychotropes, on
avait, dès cette époque été plus humain ? Si on avait été capable d’écouter, de rassurer,
de calmer, en prenant le temps nécessaire ? Si on avait offert une vraie présence, un
cadre accueillant, le respect de la dignité de l’autre ?
C’est dans ce contexte asilaire, après-guerre que deux événements conjoints sont venus
transformer en France la vie de ceux que l’on appelait les « malades mentaux ».
Ø Des psychiatres qui avaient connu les camps de concentration ont pris conscience que la
vie de leurs patients était très proche de ce qu’ils avaient connu. Ils ont alors entrepris de
transformer en profondeur les relations entre soignants et soignés.
Cette humanisation a marqué le début de ce que l’on a appelé la désinstitutionnalisation
des hôpitaux psychiatriques.
Ø En 1952, on a découvert qu’une molécule, la chlorpromazine, avait des effets sur
l’agitation et les hallucinations. Le premier vrai médicament psychotrope était né : c’était
un neuroleptique (qui abat les nerfs), le Largactil.
En moins de 10 ans, toutes les grandes classes de médicaments psychotropes ont été
découvertes.
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La découverte des psychotropes
Les neuroleptiques
En 1952, Henri Laborit, chirurgien militaire, avait remarqué que la chlorpromazine, destinée à
limiter le « choc post-opératoire » plongeait les patients dans un état de douce quiétude et
d’indifférence béate. Il eut l’idée de proposer ce produit en psychiatrie pour calmer les agités.
Pierre Deniker et l’équipe de Jean Delay à l’hôpital Sainte-Anne à Paris essayèrent alors
systématiquement la chlorpromazine et décrivirent ses principales propriétés sur l’agitation
motrice, l’excitation psychique et les manifestations délirantes.
Il fallut un certain nombre d’années pour que la communauté médicale admette les propriétés
symptomatiques du Largactil et reconnaisse qu’il pouvait agir dans les formes sévères des
psychoses. L'engouement fut immense et le Largactil, administrés dans de très nombreuses
pathologies, avec des succès divers, fut finalement consacré chef de file des neuroleptiques.
Les antidépresseurs
Dans les années 1957-1958, Roland Kuhn, psychiatre suisse, s’était vu confier en
expérimentation un analogue chimique du Largactil pour l’essayer chez des malades délirants.
Devant l’insuccès du produit, l’imipramine, il décida de s’adresser à une autre catégorie de
patients, des déprimés. Miracle, il obtint rapidement des « guérisons ». Le Tofranil, devint le
premier médicament antidépresseur, de la série chimique des tricycliques.
Pour des raisons réglementaires, méthodologiques et éthiques, une telle attitude est de
nos jours totalement impensable : une substance essayée sans succès sur des délires est
jetée au panier et ne peut en aucun cas être expérimentée dans une autre pathologie
« pour voir ».
D’autre part, les a priori neurobiologiques sur les causes des maladies mentales
interdisent d’imaginer qu’une substance agissant sur le neurotransmetteur supposé de
la schizophrénie puisse avoir un effet quelconque sur la dépression, qui implique
théoriquement un neurotransmetteur différent. Cela illustre en tout cas le fait qu’on ne
fait pas de découvertes sur des a priori !
Toujours en 1957-1958, Nathan Kline, psychiatre, est alerté par des collègues chirurgiens qui
soignent des malades atteints de tuberculose osseuse. Un antituberculeux qui leur est
administré, l’iproniazide, a de curieuses propriétés psychotropes : il stimule les patients et les
rend euphoriques. Pourquoi ne pas essayer cet antibiotique chez les déprimés ? Aussitôt dit,
aussitôt fait…
Un autre type d’antidépresseur vient d’être découvert, inhibiteur de la monoamine oxydase
(IMAO) qui dégrade les amines stimulantes dont la noradrénaline.
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Les tranquilisants
Toujours dans les années cinquante, la recherche de substances sédatives était très importante.
L’avantage d’un sédatif, c’est qu’il calme les agités, les anxieux, les insomniaques.
L’inconvénient, c’est qu’il risque de dépasser le but recherché et endormir purement et
simplement. On élimine ainsi lors des essais en laboratoire les molécules trop soporifiques
chez l’animal.
Une série chimique a ainsi été testée aux Laboratoires Roche et est sur le point d’être écartée.
On décide d’arrêter les études lorsqu’un chercheur, Reader, demande que l’on teste la dernière
molécule de la série : la chlordiazépoxide. Cette molécule, commercialisé en 1961 sous le
nom de Librium inaugure la saga des benzodiazépines.
Les régulateurs d’humeur
Un australien, John Cade, psychiatre, qui faisait des recherches chez l’animal sur les
propriétés de l’acide urique, découvre que le solvant de l’acide urique qui contient du lithium
ralentit les rats et les calme. Il vérifie que c’est bien le lithium seul qui produit cet effet et
l’administre à des patients agités et euphoriques en proie à un état maniaque. En une semaine,
ils se calment. Cade tente de faire connaître sa découverte, mais le lithium s’avère toxique et
son utilisation tombe en désuétude, d’autant que les neuroleptiques ont fait leur apparition en
1952.
C’est beaucoup plus tard, qu’une équipe danoise, animée par Mogen Schou fait deux
découvertes fondamentales :
Ø Le lithium n’est dangereux que si on en absorbe trop. des concentrations sanguines de 0,5
à 1 mmol/l sont efficaces et sans danger.
Ø Le lithium est un traitement curatif des états d’excitation maniaque, mais surtout il
prévient les rechutes aussi bien dépressives que maniaques de la psychose maniacodépressive.
C’est seulement dans les années 1970 qu’au Japon, on a découvert par hasard qu’un
médicament utilisé depuis longtemps dans certaines formes d’épilepsie et dans les névralgies
faciales possède les mêmes propriétés que le lithium. La carbamazépine commercialisé sous
le nom de Tegretol commence ainsi une nouvelle carrière.
C’est donc, sur la base de l’empirisme, du hasard, de l’observation clinique que la totalité des
psychotropes ont été découverts. Un certain nombre de découvertes, telles qu’elles ont été
faites dans les années cinquante, ne seraient probablement plus possibles aujourd’hui.
Néanmoins, l’industrie pharmaceutique continue à faire des recherches pour trouver d’autres
types de psychotropes. C’est sans succès. Elle a au mieux, pu améliorer certains psychotropes
en limitant notamment certains effets secondaires, mais aucune autre classe de psychotrope
n’a depuis plus de 40 ans été découverte.
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Pourquoi ?
Ø La recherche fondamentale utilise :
û Des modèles animaux, totalement inadaptés pour découvrir des médicaments
psychotropes.
û Des modèles moléculaires, (les récepteurs cérébraux), tout aussi inadaptés.
Pour que ces modèles soient pertinents, il faudrait pouvoir réduire les troubles
psychiques à des maladies autonomes possédant une cause cérébrale unique, sur
laquelle un médicament pourrait agir.
Faute de cela, il faudrait au moins établir une corrélation entre les récepteurs
cérébraux et les comportements humains élémentaires qu’ils sont censés régir. Or on
en est loin. Plus la recherche avance, plus on constate qu’un seul neurotransmetteur est
impliqué dans de multiples comportements complexes, et de plus, il n’est jamais seul à
agir.
Le seul apport réel de ces modèles moléculaires a été de permettre une diminution
importante des effets secondaires de certains médicaments psychotropes.
Ø Quant à la recherche clinique, la méthodologie employée est alignée sur celle des
médicaments pour les affections somatiques. Les contraintes réglementaires et éthiques
interdisent de se resituer dans des situations telles que celles qui ont permis la découverte
des psychotropes dans les années cinquante.
Psychotropes et modèle médical
Le médicament est un acquis non contesté de nos sociétés. Un consensus règne aujourd’hui en
faveur des médicaments, entre le consommateur, le prescripteur et la société …lorsqu’on
parle de diabète, d’asthme ou d’épilepsie.
En revanche, les psychotropes suscitent de nombreux débats.
Les psychotropes agissent biologiquement sur le cerveau et modifient les pensées jugées
aberrantes par le plus grand nombre. Médicaments du cerveau ou de l’esprit ?
Derrière l’idée de psychotrope, se cachent en fait plusieurs présupposés :
ü Les comportements étranges et dérangeants relèvent de la folie
ü La folie se subdivise en tableau cliniques qui portent des noms, ce sont les maladies
ü Tout cela se passe dans le cerveau
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La découverte des psychotropes
ü Les médicaments psychotropes agissent sur le cerveau et guérissent la folie : CQFD
ü Tout inconfort, souffrance ou difficulté liés aux tumultes de l’existence porte un nom de
maladie et possède ou possédera un jour un traitement chimique approprié.
Le discours neurologique qui s’applique aux maladies du système nerveux devient la
référence jumelle du discours de la science sur la psychiatrie. Il faut un organe : c’est le
cerveau. Il faudrait des lésions : on les trouvera bien un jour…
Remarque : Présentation des anti-épileptiques au même titre que les psychotropes.
Puisque les médicaments psychotropes agissent sur certains symptômes des maladies
mentales, ceux-ci sont la traduction d’une entité qui va conduire à un diagnostic et porter un
nom.
La souffrance psychique n’implique aucun organe ou système de manière précise et univoque.
Aucune lésion n’a jamais pu être mise en évidence, il n’existe en psychiatrie aucun signe
objectif clinique, biologique, électrique, ou radiologique qui permette de signer de manière
indiscutable un diagnostic.
Envisager dans ces conditions les troubles psychiques d’après le modèle médical pose donc
problème !
Lire :
ZARIFIAN, Edouard, « Des paradis plein la tête », Editions Odile Jacob (Poches), 1994,
1998, 2000
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