Ombres blanches

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Ombres blanches
INTERVIEW
Sou Fujimoto est une étoile montante
dans l’univers de l’architecture internationale. Cet été, une exposition exceptionnelle lui a été consacrée à Bielefeld,
et à la Biennale de Venise, il a remporté
le Lion d’Or en compagnie de l’équipe
japonaise placée sous la houlette de
Toyo Ito. En Flandre aussi, sa notoriété
s’accroît, comme en témoignent ses trois
conférences qui ont fait «sold out» au
printemps. Bientôt, on pourra aussi
admirer une de ses installations au salon
Interieur, à Courtrai.
Sou Fujimoto, Sketchbook, Lars Müller Publishers, 2012. «Croquis du
Taiwan Tower Project sur la page de droite. La Taiwan Tower sera une
tour d’observation de 300 m de haut. Elle représente une nouvelle typologie de tour. Pas un objet, mais un territoire. Pas une tour effilée, mais une
présence transparente et subtile.»
Entretien avec Sou Fujimoto
Ombres blanches
Le bureau est en train de s’agrandir. Notre premier rendezvous dans ses locaux à Tokyo tombe à l’eau, car Fujimoto doit
se rendre en coup de vent à Taïwan pour y négocier la finalité
de son projet le plus marquant à ce jour: une tour haute de
300 mètres. À première vue, le projet dénote par rapport à
l’œuvre qui l’a fait connaître, principalement des logements
où il oblitère la frontière entre intérieur et extérieur ou supprime la limite stricte séparant les étages. Mais à mieux y regarder, cette tour – une vaste structure transparente faite de
minces colonnes, et non une tour massive en pointe – illustre
elle aussi sa quête de nouvelles typologies.
Nature
Tokyo. La vie dans cette maison se déroule sur de petites superficies
DIMENSION
évoquant les espaces d’un arbre.
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Fujimoto à grandi dans la campagne de Hokkaido, l’île la plus
septentrionale du Japon, avant de partir à Tokyo pour y étudier l’architecture. C’est à partir de la spécificité de ces deux
lieux que s‘est formée sa théorie d’un lien fort reliant l’architecture et la nature.
«C’est à Tokyo que j’ai fait mes premières expériences architecturales. Cette ville animée aux rues étroites donne une
impression de confort. On y est entouré et protégé par l’environnement. Le climat tempéré contribue à y estomper les
limites entre intérieur et extérieur, contrairement à Hokkaido
où ils sont plus nettement séparés, tout comme en Europe.
Mes idées en matière d’architecture étaient donc basées sur
la façon dont les choses se présentent à Tokyo, mais j’ai réalisé plus tard qu’il y avait une similitude avec la petite forêt
»
INTERVIEW
Nadine De Ripainsel et Sou Fujimoto
L’architecte flamande Nadine De Ripainsel travaille depuis avril 2010 chez
Sou Fujimoto à Tokyo.
Comment avez-vous arrivée là-bas?
Je connaissais le travail de Sou Fujimoto. Il a donné
une conférence à Delft où j’ai étudié. Six mois après
la fin de mes études, il m’a invitée après que je lui ai
envoyé mon portfolio. Les cabinets d’architectes japonais font assez facilement venir les gens pour une
période d’essai de deux voire même trois mois pour
voir comment ils peuvent vivre et travailler dans cet
autre monde et aussi comment ils se comportent au
sein du bureau. Durant cette période, vous passez par
toutes les étapes depuis la réalisation de maquettes
jusqu’à la participation à des compétitions internationales. Cela se termine par un entretien d’évaluation.
Il faut être convaincu de ce que l’on fait car on n’est
pas payé les deux premiers mois et il faut s’assumer
financièrement.
La langue constitue-t-elle une barrière?
Mon japonais n’est pas encore très bon. En principe,
je ne peux pas participer aux projets destinés au Japon parce que dans ce cas il faut avoir un contact direct avec les clients et les entrepreneurs. Mais comme
seule la moitié des réalisations est effectuée dans ce
pays, nous avons beaucoup de projets et de concours
à l’étranger pour lesquels la connaissance du japonais
n’est pas nécessaire.
Et qu’en est-il de la charge de travail légendaire?
DIMENSION
Nous travaillons souvent cinq à six jours par semaine,
de dix heures du matin à vingt-trois heures voire minuit. Comme le dernier métro roule vers minuit, c’est
à cette heure que la journée de travail se termine. Sinon il faut dormir au bureau. Nous prenons cependant une heure de pause pour chaque repas, le midi et
le soir. Chez nous, on veille à maintenir une ambiance
conviviale mais il existe certainement d’autres bureaux au Japon où l’on travaille presque jour et nuit.
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Maquette de la Maison NA à l’exposition de Bielefeld
de ma ville natale, qui était elle aussi protectrice et ouverte. Cette
harmonie entre caractère ouvert et fermé, intérieur et extérieur, me
fascine véritablement. Étonnamment, Tokyo et la forêt se ressemblent beaucoup, même s’ils paraissent très différents. Du concept de
la forêt découle la figure de l’arbre. Dans un sens, un arbre est une
forme d’architecture à petite échelle. Au fond, un arbre, c’est une
structure et plusieurs espaces sur les branches. Chaque espace est
en relation avec un autre. Ces relations mutuelles m’inspirent pour
concevoir certaines formes de «vivre» ou de «découvrir». Je renvoie
d’ailleurs aux arbres, pas pour leur forme ou leur structure, mais
pour l’expérience que l’on vit dans les arbres. Les arbres sont aussi
des formes de vie harmonieuses. Ils produisent de l’énergie, des animaux y vivent.»
Architecture japonaise
«L’architecture du bureau est liée à la culture japonaise. Il y a d’une
part la culture et l’architecture traditionnelles. L’engawa (la véranda
ou terrasse japonaise traditionnelle) m’inspire en tant que culture de
l’espace transitoire, des sentiments intermédiaires, de l’ambiguïté.
Je veux traduire la culture traditionnelle dans notre vie de tous les
jours. En travaillant en dégradés, je m’efforce de réinterpréter ces
traditions. Les jardins japonais, eux aussi, m’inspirent beaucoup. Ils
mettent en avant l’ambiguïté et la relation à la nature. D’autre part,
il y a aussi des influences contemporaines, entre les générations précédentes comme Toyo Ito et Kazuo Sejima ou SANAA et notre génération. Il y a des points communs et des différences. Nous sommes
personnellement très bons amis, mais la génération qui nous précède ne s’attend pas à ce que nous les suivions: elle s’attend à ce que
nous tracions notre propre voie. Une certaine légèreté, une façon de
traiter la matière ou la transparence, peuvent constituer des points
communs. C’est peut-être parce qu’Ito et Sejima essaient aussi de définir quelque chose entre les cultures japonaise et occidentale; c’est
une quête de l’architecture japonaise depuis Kenzo Tange. On voit
aussi apparaître les mêmes matériaux, d’abord le béton, puis l’acier
et le verre. Chaque génération transmet quelque chose.»
«Nous n’avons pas de style architectural bien arrêté, comme le béton de Tadao Ando ou les bâtiments blancs de SANAA. Nos projets
prennent tantôt la forme de blocs de bois massifs et tantôt celle de
colonnes d’acier élancées. Le fil conducteur de notre œuvre n’est pas
notre style, mais ce qu’il dissimule. Créer une relation féconde entre
l’architecture et l’homme, ou entre les hommes, ou une expérience
passionnante, ou la tension intérieur-extérieur.»
INTERVIEW
la peignons en blanc, nous ne considérons pas qu’elle soit dénaturée. Ce n’est pas parce qu’elle ressemble à un mur plâtré
– c’est difficile à exprimer – mais elle n’est pas dénaturée. Si
nous peignons en blanc des colonnes d’acier comme celles de
la maison NA, ce n’est pas les dénaturer. C’est une sensibilité
subtile dans laquelle nous nous efforçons d’éviter les finitions
inadéquates. Mais pour moi, le blanc seul ne suffit pas, j’aime
trouver diverses manières d’utiliser les matériaux de manière
authentiquement japonaise.
Une spirale ininterrompue de bibliothèques entoure les utilisateurs.
Ombres
Pour l’architecte qui souhaite traduire l’architecture japonaise
traditionnelle se pose la question de savoir si l’on trouve encore trace des ombres que décrit l’écrivain Jun’ichiro Tanizaki
dans Éloge de l’ombre. Tanizaki considère l’architecture japonaise ancienne et ses pièces obscures aux ombres profondes
comme essentielle pour la culture nippone. Dans son livre,
l’auteur déplore la lente disparition de cet aspect du monde
d’antan, y compris suite à l’apparition de la lumière artificielle. Aujourd’hui, l’architecture japonaise luit au contraire
d’une sorte de blancheur et de clarté qui contrastent fortement
avec ce qu’affectionnait Tanizaki. «La véritable ombre est en
voie de disparition car aujourd’hui, les Japonais préfèrent des
pièces plus claires. Mais le blanc aussi permet d’obtenir des
gradations délicates, ou plusieurs formes de blancheur. C’est
comme pour des ombres où l’on trouve plusieurs sortes de
noir. Tel est l’esprit de Tanizaki. Pour les Japonais, deux noirs
peuvent différer par leur profondeur. Un doré peut être différent de l’or dans un environnement ombragé où il s’illumine.
On peut en dire autant de la blancheur. Le blanc n’est pas simplement blanc. Nous sommes capables de maîtriser la lumière
naturelle de façons si subtiles que nous pouvons obtenir dans
le blanc une variété aussi riche que l’obscurité de Tanizaki.
Cette sorte de nuances, ou de gradations délicates, est encore
très présente dans la culture japonaise.»
Blanc
«Le blanc est à la fois la couleur la plus facile et la plus difficile à employer. Parfois, le blanc est indispensable, comme
pour la Maison N qui consiste en trois boîtes imbriquées.
Les réflexions de la lumière dans les espaces intermédiaires
créent une riche palette de blancs. Mais il arrive que la couleur
blanche ne soit pas importante et qu’on l’utilise pour donner à
un immeuble l’aspect d’une «architecture».
«Il existe bien un lien avec les matériaux japonais. Le Japon n’a
pas, comme l’Europe, une culture de la pierre ou de la brique.
Nous avons du plâtre, du papier etc. Mais nous n’aimons pas
les matériaux dénaturés. Dans l’architecture moderne, nous
avions le béton pendant les débuts de Tange; Ando l’a lui aussi
utilisé, et c’était un matériau authentique. Mais les générations suivantes ont cherché d’autres possibilités et ont utilisé
le blanc. Si nous construisons une paroi en béton et que nous
Esquisses et maquettes
L’ouvrage «Sou Fujimoto, Sketchbook» vient de paraître chez
Lars Müller Publishers. Ce joyau scintillant, qui est un facsimile d’un de ses propres cahiers de croquis, illustre à quel
point Fujimoto fait de la recherche en dessinant. Tous les croquis sont dessinés du même trait de stylobille rouge. C’est
un enchevêtrement d’où se distillent les projets, et qui donne
une idée de leur genèse. Ici et là, un même projet est repris.
Certains croquis sont très reconnaissables, d’autres sont de
simples gribouillages. Ce cahier de croquis ne dévoilera ses
secrets que lorsque les projets qui ont pris forme au fil de ses
pages se seront concrétisés. Une citation de Fujimoto orne le
bandeau qui entoure le livre: « From the infinite dialogues
of the brain, eyes, hand, paper, and space, new architecture
is born.» (« Des dialogues infinis du cerveau, des yeux, du
papier et de l’espace naît une architecture nouvelle. »). Un
propos qui s’applique également à ses maquettes. A Bielefeld,
toute l’exposition était conçue comme une forêt de maquettes
dans laquelle le visiteur pouvait flâner pour capter les idées
parfois poétiques de Fujimoto. De même, dans son bureau,
on trouve un nombre étonnant de modèles réduits, contrairement à ce que l’on rencontre dans certains bureaux d’architecture contemporaine.
«Nous créons depuis peu des formes plus complexes, et de ce
fait nous nous fions plus souvent aux simulations en 3D pour
réfléchir à ces projets et les réaliser. Mais nous continuons à
avoir recours aux modèles réduits. Dans la phase de conception, ils sont plus riches en significations. L’intérêt des maquettes, c’est qu’on peut les modifier à la main. On peut évidemment faire un modèle informatique puis une impression
en 3D pour obtenir un beau modèle réduit, mais il n’est pas
possible de le modifier. En revanche, les maquettes de travail permettent de penser avec ses mains, avec ses yeux, de
manière différente. Il est facile de partager nos observations.
J’aimerais beaucoup trouver une combinaison des deux.»
Emballages
Au moment de prendre congé, nous remettons un petit présent à l’architecte, tout en nous excusant pour l’emballage un
peu maladroit comparé à l’art nippon de l’emballage, et Fujimoto nous renvoie à L’Empire des Signes de Roland Barthes.
«Barthes y parle des présents japonais emballés couche après
couche, mais qui, au bout du compte, ne contiennent rien.
C’est typiquement japonais. Cela m’a inspiré pour la Maison
N, une boîte dans une boîte dans une boîte, mais à la fin, il
n’y a pas de maison à l’intérieur. Les couches sont plus importantes que le contenu.»
DIMENSION
Bibliothèque de la Musashino Art University, Tokyo.
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