Cahier de la Recherche de l`ISC Paris Actes du

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Cahier de la Recherche de l`ISC Paris Actes du
Cahier de la Recherche de l’ISC Paris
CRISC N°24
Actes du Colloque des 8 & 9 Juin 2009
Les dérives éthiques dans l’entreprise
Unethical business practices
3ème trimestre 2009
Code ISBN
1
Conseil scientifique
Liste des membres :
BRESSON Yoland, Professeur d'économie, ancien doyen, Université Paris Val de Marne Paris XII
CUMENAL Didier, Directeur de la recherche, professeur de Management des
Systèmes d'Information, Doctorat ès sciences de gestion
ESCH Louis, Professeur de Finance, Directeur académique d'HEC Liège,
Université de Liège
GALLAIS-HAMMONO Georges, Professeur émérite à l’Université d’Orléans.
Président d’Honneur de l’AFFI
KUZNIK Florian, Recteur, économiste, Université d'Economie de Katowice
(Pologne)
MORIN Marc, Professeur en management des ressources humaines, Doctorat
d'Etat
PARIENTE Georges, Doyen de la recherche, professeur d'économie, Doctorat
d'Etat
PESQUEUX Yvon, Professeur titulaire de la chaire Développement des
Systèmes d'Organisation au CNAM
PORTNOFF André-Yves, Directeur de l'Observatoire de la Révolution de
l'Intelligence à Futuribles
REDSLOB Alain, Professeur d'économie, ancien doyen de la faculté des
Sciences Economiques de Paris II
VANOVERBERGHE Didier, Directeur des processus SI RA & SOX, Orange
ZEFFERI Bruno, Directeur Cegos Dirigeants
2
Comité de lecture
Liste des membres :
AGARWAL Aman, Professor of Finance and Director of Indian Institute of
Finance, Editor of Finance India
CHEN Kevin C., California State University, Editor, International Journal of
Business
CLARK Ephraïm, University of Middlesex, U.K.
DESPRES Charles, Directeur de l’International Institute of Management du
Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris
DOMINGUEZ Juan Luis, Professeur titulaire de la Chaire Economie Financière
et Comptabilité, Faculté d’économie et sciences de l’entreprise, Université de
Barcelone, Espagne
JÂGER Johannes, Doyen de University of Applied Sciences, Vienne
(Autriche), Lecturer Fachochschule des bfi Wien Gesellschaft m.b.H.
KUMAR Andrej Professor, Holder of Chair Jean Monnet, Faculty of
Economics, University of Ljubljlna, Slovenia
PARLEANI Didier, Professeur de droit à l’Université de Paris 1 PanthéonSorbonne
PRIGENT Jean-Luc, Professeur de finance à l’Université de Paris Cergy
RYAN Joan, Professor of Global Banking and Finance at the European
Business School, London, Grande-Bretagne
SCHEINWBERGER Albert G., Professeur à l’Université de Constance,
Allemagne
3
CRISC déjà parus
Cahier n° 1 : Finance
(Edité en avril 2002)
Cahier n° 2 : Marketing
(Edité en septembre 2002)
Cahier n° 3 : Economie
(Edité en mars 2003)
Cahier n° 4 : Contrôle de gestion
(Edité en décembre 2003)
Cahier n° 5 : Droit
(Edité en mai 2004)
Cahier n° 6 : Ressources humaines
(Edité en juin 2004)
Cahier n° 7 : Les NTIC
(Edité en septembre 2004)
Cahier n° 8 : Microstructures et marchés financiers
(Edité en janvier 2005)
CRISC hors série
ème
Actes de la 3
Conférence Internationale de Finance – IFC 3 (mars 2005)
Cahier hors série n° 1 Finance
Cahier hors série n° 2 Bourse
Cahier hors série n° 3 Formalisation et Modélisation
4
CRISC déjà parus (suite)
Cahier n° 9 : International
(Edité en mai 2005)
Cahier n° 10 : Marketing, études et décisions managériales
(Edité en septembre 2005)
Cahier n° 11 : Actes du colloque de ressources humaines du 24 novembre
2005
« La responsabilité sociétale de l’entreprise : quel avenir pour la fonction
RH ? »
(Edité en janvier 2006)
Cahier n° 12 : Stratégie
(Edité en mars 2006)
Cahier n° 13 : Normes IFRS
(Edité en juillet 2006)
Cahier n° 14 : Corporate Governance
(Edité en octobre 2006)
Cahier n° 15 : Dynamique des organisations
er
(Edité au 1 trimestre 2007)
Cahier n° 16 : Actes du colloque IFC 4
ème
(Parution 2
trimestre 2007)
Cahier n° 17 : Actes du colloque : « Entrepreneuriat, nouveaux défis, nouveaux
comportements »
ème
(Parution 3
trimestre 2007)
Cahier n° 18 : Outils d’analyse stratégiques et opérationnels
en marketing
ème
(Parution 4
trimestre 2007)
Cahier n° 19 : Management des systèmes d’information
er
(Parution 1 trimestre 2008)
Cahier n° 20 : Finance
ème
(Parution 2
trimestre 2008)
5
Cahier n° 21 : Finance
ème
ème
(Parution 3
&4
trimestres 2008)
Cahier n° 22 : Economie du Sport
er
(Parution 1 trimestre 2009)
Cahier n° 23 : IFC 5
ème
(Parution 2
trimestre 2009)
CRISC prochainement disponibles
Cahier n° 25 : Politique Fiscale
ème
(Parution 4
trimestre 2009)
Cahier n° 26 : Management du tourisme
er
(Parution 1 trimestre 2010)
Sommaire
6
PARIENTE Georges
Doyen de la Recherche de l’ISC Paris
Editorial
p. 11
ANDERSON Anne
Ambassador of Irish Republic in France
Ambassadeur d'Irlande à Paris
Unethical Business Practices
p. 13
GARRIAUD-MAYLAM Joëlle
Sénateur des Français établis hors de France
Pratiques non éthiques dans le monde des affaires
p. 21
De MENTHON Sophie
Présidente de SDME
Présidente d’ETHIC
p. 28
Liste des participants
p. 30
Atelier N°1 Dérives éthiques et GRH
LACRAMPE Rémy
Réflexions éthiques sur le coaching : intérêts et enjeux
p. 32
LOUFRANI Yvan
Pour une approche juridique et éthique du management
des hommes
p. 48
MORIN Marc
Les dérives et conventions discriminatoires du DRH
p. 62
ROCHE Florentin
La « question éthique » ? Donner du sens, grâce à la formation,
pour des organisations durablement performantes
p. 99
Atelier N°2 Dérives éthiques et marketing
DANGLADE Jean – Philippe
Supports « émotionnels » de communication et dérives éthiques :
étude comparative entre le sponsoring et le placement de produits
p. 118
EPURE Manuela
p. 142
7
VASILESCU Ruxandra
La sémiotique sociale et l’éthique des réclames publicitaires
LOUSSAÏEF Leïla
Comment tromper le consommateur en choisissant un nom
de marque associé à un pays différent de l’origine nationale
réelle du produit
p. 176
RIBAULT Anne
BOYER André
Les entreprises éthiques prennent-elles en compte l’ethnie
au sein de leurs publicités ?
p. 194
Atelier N°3 Comportements non-éthiques et fraude
ATTIAS Mimoun
Prévenir les comportements non éthiques à l’extérieur et
à l’intérieur de l’entreprise : le cas de la fraude dans
les télécommunications
p. 216
BRY Françoise de
SILVA François
Le coût de l'inéthique : le cas de la société de distribution
américaine Wal-Mart
p. 235
JACQUINOT Philippe
PELLISSIER-TANON Arnaud
STRTAK Stéphane
Une analyse du mécanisme de diffusion de la fraude en entreprise
Une SEM au risque de la déloyauté
p. 260
Noël PONS
Le blanchiment dans les comptes de l’entreprise
p. 277
Atelier N°4 Dérives éthiques et gouvernance
BOULERNE Sandrine
SAHUT Jean-Michel
Les sources d’inefficacité des mécanismes de gouvernance
d’entreprise
p. 300
PELLAS Jean-Raphaël
Les rémunérations des dirigeants de sociétés à l’épreuve
p. 318
8
de la citoyenneté fiscale
STAICULESCU Ana Rodica
DRAGHICI Vasile
Les Roumains entre la construction identitaire Européenne
et la corruption
p. 339
Atelier N°5 Approches conceptuelles de l’éthique dans l’entreprise
LANDIER Hubert
L’audit de climat social : de l’écoute des salariés au référentiel
des causes du mal-être au travail
p. 346
LAPRES Daniel Arthur
Approche juridique des rôles de la morale
et l’éthique dans la gestion des entreprises
p. 360
PRAT dit HAURET Christian
Les décisions éthiques à la lumière du cadre conceptuel de Forsyth
p. 388
Atelier N°6 Dérives éthiques et relations de l’entreprise avec
son environnement économique et institutionnel
COTHIAS Vanessa
GOETSCHMANN Michel
DORNIER Raphaël
Les perceptions des dirigeants des comportements concurrentiels
non-éthiques dans le secteur de la production de voyages
p. 397
HAMEL Alexis
L’européanisation des valeurs éthiques dans le domaine
des exportations des matériels de défense
p. 420
SACHET- MILLIAT Anne
Les dérives éthiques des stratégies politiques des firmes
p. 445
SEGAL Tatiana
Techniques de négociation apparemment non agressives
p. 470
9
Atelier N°7 Workshop in English
COLLINS Neil
Re-imagining regulation for democratic political systems :
lessons from Ireland
p. 490
HANDOREANU Catalina-Adriana
RADU Alina-Nicoleta
OLTEANU Ana-Cornelia
Unethical Practices of Romanian Banks
p. 514
MALHERBE Denis
La crise financière, révélateur d’une dérive éthique dans
la gouvernancedes groupes bancaires mutualistes francais ?
p. 539
Atelier N°8 Workshop in English
RADULESCU Irina Gabriela
Corruption, a permanent risk for the firms
p. 598
SAFIULLIN Askhat
Parochial Business Practices in South Korea :
Good, Bad and Ugly?
p. 611
SANDERS Paul
Globalization, economic interpenetration and business ethics
in emerging markets
p. 633
Les articles sont classés par ordre d’ateliers et par ordre alphabétique des
noms d’auteurs.
10
Editorial
Georges PARIENTE
Docteur ès Sciences Economiques
Doyen de la Recherche à l’ISC Paris
L’enseignement et la pratique de l’entrepreneuriat ont toujours été un
des fondement et une des spécialités de l’Institut Supérieur du
Commerce de Paris
Il est ainsi devenu traditionnel d’organiser chaque année un colloque
scientifique sur ce thème.
En novembre 2005, le thème retenu était « la responsabilité sociétale
de l’entreprise, quel avenir pour la fonction ressources humaines ? »
avec deux approches complémentaires, l’une portant sur l’aspect
éthique et la seconde sur les approches opérationnelles dans la réalité
contemporaine.1
Le succès de la conférence nous a conduit à débattre en juin 2007 de
« l’entrepreneuriat, nouveaux défis, nouveaux comportements » dans le
cadre d’une conférence organisée avec l’ESCEM et avec la participation
des Universités de Cork (Irlande) et de Sherbrooke (Québec).2 La
dimension internationale était accentuée par le patronage du Parlement
Européen et la présence de nombreux experts internationaux dont le Pr.
Simon Parker, directeur du Centre for Entrepreneurship de la Durham
Business School (Grande Bretagne) et de Mr. Jean-Noël Durvy,
Directeur à la DG Entreprise et Industrie de la Commission européenne.
L’esprit d’entreprise, l’innovation, la gouvernance, l’intelligence
économique, les pratiques entrepreneuriales, européennes et
internationales ont été les principaux thèmes abordés. La dimension
éthique n’était pas oubliée grâce aux interventions en fin de journée de
11
Michel Joras, représentant du Cercle d’Ethique des Affaires et d’Yvon
GATTAZ , fondateur du mouvement ETHIC (Entreprises à Taille
Humaine Industrielles et Commerciales).
Tout naturellement et, alors que la question n’était évidemment pas
d’actualité à l’époque où la décision a été prise, l’approche éthique a été
mise au centre de ce colloque international qui s’est déroulé les 8 et 9
juin à l’ISC Paris. Organisé en collaboration avec l’Université de Cork
(Irlande)
et l’Académie des Sciences Economiques de Bucarest
(Roumanie). Le colloque a été ouvert par Madame Anne Anderson,
Ambassadeur
d’Irlande,
Madame
Garriaud-Maylam,
Sénateur
représentant les Français de l’étranger et Madame Sophie de Menthon,
Présidente du mouvement Ethique.
Les huit ateliers parallèles ont abordé les liens entre les dérives
éthiques et la gestion des ressources humaines, le marketing, la fraude,
la gouvernance, l’entreprise et ses relations avec son environnement
économique et institutionnel.
Vous trouverez dans ce document les articles sélectionnés par le
Comité Scientifique pour être discutés au cours des deux jours de la
Conférence..
Certains articles ont également été sélectionnés pour être publiés dans
d’autre revues françaises, roumaine ou anglaise. Toutes ces
informations figurent de façon détaillée sur notre site Internet
http://www.iscparis.com
Nous vous donnons rendez-vous pour nos trois prochains colloques
prévus en 2010 et, notamment, en septembre prochain pour notre
conférence internationale qui portera sur « management et performance
durable ».
Georges PARIENTE
Doyen de la recherche
[email protected]
1
2
12
CRISC n° 11, Actes du colloque du 24 novembre 2005
CRISC n° 17, Actes du colloque du 11 juin 2007
Florentin ROCHE
Université Lyon III - Jean Moulin
Crescendo-IPC
[email protected]
La « question éthique » ?
Donner du sens, grâce à la formation, pour
des organisations durablement performantes
Le concept d’« éthique » s’est vidé de son sens, à la mesure
inverse de l’audience qu’il a gagnée en entreprise. Il s’est progressivement réduit à la simple expression de « charte éthique », c’est-à-dire un
recueil de bonnes pratiques, universelles donc facilement exploitables à
des fins marketing. Or, l’éthique est bien plus que cela. Car pour qu’il y
ait seulement bonne conduite, encore faut-il qu’il y ait un référent, pour
juger de ce qui est bon ou de ce qui ne l’est pas, et un objectif, pour
conduire quelque part. Ce référentiel objectif, à l’aune duquel on pourra
régler les actions individuelles et collectives au sein de l’organisation, on
l’appellera « finalité » de l’organisation.
Considérons maintenant que la nécessité de la forme organisée
répond au besoin d’atteindre un objectif. Autrement dit, l’atteinte de
l’objectif est cause de la forme organisée. Si l’on perd de vue l’objectif à
atteindre, alors on perd le sens même de l’organisation, le sens du
travail et de l’action commune. Ce phénomène est cause du délitement
actuel du tissu de l’entreprise, à tous les niveaux de décision et
d’exécution.
L’engagement éthique véritable est propre à contrecarrer une
tendance observée qui n’a rien d’inéluctable. L’analyse de fond qui
sous-tend la démarche consiste à retrouver la raison dans l’histoire de
l’organisation, depuis le besoin initial jusqu’à l’instant présent, afin de
mieux regarder vers l’avenir. Ce faisant, elle ouvre la voie au traitement
des causes profondes du mal-être au travail, plutôt que les symptômes
ou les causes apparentes, favorisant la motivation et réduisant
99
notablement l’absentéisme, le turn-over et les comportements déloyaux,
au service d’une performance durable. Elle permet en outre de recenser
les valeurs clefs de l’organisation, qui font sa différence et participent de
fait à son avantage concurrentiel.
Pour la mise en œuvre, il ne suffit pas de placarder ces quelques
valeurs ou a contrario d’alimenter les procès d’intention sur le manque
d’implication de tel ou tel. Les changements d’ordre pratique doivent
s’accompagner d’une évolution des mentalités. Celle-ci passe
notamment par une approche de la formation en entreprise qui fait le
pari de l’intelligence et du respect de la personne humaine : en
s’adressant à chacun sans l’instrumentaliser et en redonnant du sens à
ses actions, en expliquant plutôt qu’en imposant.
L’objet de cet article est de faire la preuve (1) que la question
éthique se pose à l’entreprise, non pas comme un habillage des
pratiques mais comme un véritable problème de fond, humain et
managérial, (2) qu’elle engage le sens de l’action commune, donc la
stratégie de l’entreprise, et que la performance organisationnelle en est
l’enjeu, (3) que la formation continue peut permettre d’y répondre.
1
Y a-t-il un sens à vouloir « moraliser l’entreprise » ? Strictement,
non. L’entreprise, comme toute organisation, véhicule de la morale. Il
n’y a pas lieu de croire que la production des valeurs serait
indépendante des organisations, ni que « l’homme de l’organisation »
serait vierge de tout préjugé moral. Une telle distinction reviendrait à
soutenir la thèse de l’imperméabilité de la société civile au monde des
organisations. Hypothèse à exclure dans notre monde moderne où
l’espace public est désormais ordonné et animé par des organisations.
Henry Mintzberg introduit ainsi son ouvrage majeur20 : « Notre
monde est devenu, pour le meilleur et pour le pire, une société faite
d’organisations. Nous sommes nés dans le cadre d’organisations et ce
sont encore des organisations qui ont veillé à notre éducation de façon
à ce que plus tard, nous puissions travailler dans des organisations.
Dans le même temps les organisations ont pris en charge nos besoins
et nos loisirs. Elles nous gouvernent et nous tourmentent (et, par
20
100
Mintzberg [2004²], p.11.
moment les deux à la fois). Et, notre dernière heure venue, ce seront
encore des organisations qui s’occuperont de nos funérailles. »
Mais ce n’est pas parce que l’organisation véhicule de la morale
qu’elle présente nécessairement une éthique. Les deux notions doivent
être précisées. L’éthique surplombe la morale, en effet, au sens d’une
« méta-morale ». Elle assure la cohérence des comportements que la
morale met à l’honneur avec la finalité de l’organisation. C’est pourquoi
sa mise en œuvre nécessite une action de transformation des
mentalités, avec un « avant » et un « après » : on pourra parler alors
d’« entreprise pré-éthique » et d’« entreprise éthique », selon que
l’entreprise est engagée ou non dans une démarche de changement.
Dans les faits, c’est la formulation d’un dilemme d’ordre moral qui
oblige à poser les termes du problème au niveau supérieur de la métamorale : le fameux « dilemme éthique » qui compare deux actions du
point de vue de leur moralité. Autrement dit, la question éthique se pose
lorsque l’acte moral est présenté comme une option entre des
alternatives plus ou moins souhaitables, c’est-à-dire comme un objet de
choix et non plus de devoir21. La recherche du meilleur choix possible
implique de posséder un système de valeur cohérent avec
l’organisation, qui permette de mesurer la portée morale de l’acte en
regard de la finalité de l’organisation.
Dès lors, parce qu’ils ont le choix, les acteurs de l’organisation
sont placés au principe de leur action. Et c’est pourquoi la démarche
éthique n’a de sens qu’au sein d’un management ouvert et participatif.
Résolument humaniste, elle favorise une plus grande responsabilisation
des personnes mais doit nécessairement s’accompagner d’une
formation appropriée. En effet, si l’entreprise pré-éthique peut se
satisfaire de l’ignorance, l’entreprise éthique ne le peut pas. Dans
l’entreprise pré-éthique, les normes morales véhiculées par l’entreprise
se déclinent en autant de prescriptions adéquates à un certain
comportement moral. Elles ne sont pas connues en tant que telles mais
appliquées dans les faits, sous peine de sanction : il ne s’agit donc pas
que l’acteur comprenne, mais qu’il exécute. Ces normes émanent de
l’organisation (règlement intérieur, accord d’entreprise, etc.) ou sont
imposées par son environnement (obligations légales, certifications,
etc.).
21
Au sens du « devoir moral » de la philosophie moderne et de l’impératif catégorique
kantien.
101
Prenons l’exemple de la discrimination à l’embauche : on ne
demandera pas au recruteur de se poser la question de la justice ou de
« l’égalité des chances » lors de la sélection d’un candidat, mais sa
fonction exige par contre qu’il se conforme aux lois contre la
discrimination, et le candidat est en droit d’attendre un tel
comportement. De même, une grille de salaire indiquera le traitement de
base adéquat pour chaque salarié en fonction de son poste et de ses
qualifications.
Ces normes sont conventionnelles, c’est-à-dire qu’elles tirent leur
légitimité de l’accord entre les parties intéressées. Elles conditionnent
l’existence d’une communauté d’intérêts. Mais elles n’en restent pas
moins instables et sujettes à évolution : si les termes de la convention
viennent à changer, les pratiques s’infléchissent également.
En effet, quand l’intérêt particulier refuse la coopération ou en
cas de conflits d’intérêts, l’observation montre que l’on assiste à une
forme de régulation, qu’on pourra appeler « naturelle », au sens où elle
considère que tout ce qui relève de la norme instituée va contre l’état
naturel de stabilité des choses22.
Le cas de l’appropriation abusive de fournitures en donne une
bonne idée : ce phénomène fréquent et généralisé mérite d’être étudié
pour lui-même. Il sanctionne un processus de décision qui se veut
rationnel, alors qu’il repose sur des arguments purement subjectifs. Le
raisonnement est à peu près celui-ci : « je me donne pour l’entreprise
(temps, travail), et en échange je ne reçois pas assez (reconnaissance,
rémunération), donc je prends moi-même ». Or, il s’agit en fait d’un
mécanisme classique de compensation, fondé sur le rapport
contribution/rétribution, dont les termes relèvent tous de l’opinion :
j’estime contribuer à la hauteur de C qui me paraît suffisante, j’estime
qu’on me rétribue à la hauteur de R qui me paraît insuffisante, et
comme mon idée de la justice voudrait que le rapport soit de 1, alors je
rétablis l’équilibre en augmentant ma rétribution (ou en baissant ma
contribution)23.
22
On retrouve par-là l’opposition moderne (non classique) entre loi positive et loi naturelle.
Cf. Strauss [2004], pp. 66-69.
23
Ce rapport est à la base de la théorie de l’équité, qui y ajoute la comparaison à un
référent (expérience à un autre poste, dans une autre entreprise, d’une autre personne dans
l’entreprise ou à l’extérieur). Il s’appuie sur les notions de « justice distributive » et de « justice
corrective » développées dans son Éthique à Nicomaque par Aristote [2007], V, 6, 1131a10 à
102
En théorie, le bénéfice comparatif de chacune des parties
intéressées à l’alternative permet d’obtenir une situation d’équilibre
satisfaisante – c’est le pari des libéraux : « chacun y trouve son
compte ». Dans les faits, la régulation naturelle conduit à la valorisation
de l’intérêt du plus fort. Car en l’absence de système de valeur intégré,
la convention est impuissante à faire valoir le droit du plus faible,
puisque celui-ci n’est pas intrinsèquement supérieur à celui-là.
On en arrive alors à une situation de choix moralement
indifférent, ou amoralisme, qui dépend de causes extrinsèques
(structure de l’entreprise et management, contexte socio-économique et
environnement de l’entreprise). En période de croissance ou de
prospérité, en effet, ou lorsqu’une personnalité charismatique entraîne
l’adhésion, chacun semble prêt à se soumettre à l’ordre moral
conventionnel.
Dans une structure de petite taille, par exemple, le
comportement moral est porté par l’exemplarité de l’entrepreneur, qui
incarne le projet commun : l’action collective se règle sur les actions du
chef d’entreprise et chacun est prêt à donner de sa personne afin que
survive l’ensemble. La question des heures supplémentaires non
rémunérées ne se posera pas en termes d’iniquité mais de nécessité,
tant que le patron lui-même renvoie cette image et entretient une
proximité suffisante avec ses collaborateurs. C’est en cela que le
leadership est indissociable de l’affirmation des valeurs.
En période de récession ou de crise, chacun à son niveau aura
plutôt tendance à tirer la couverture à soi, à exploiter les failles
réglementaires, et profiter de toute occasion pour faire valoir son intérêt
personnel ou celui d’une communauté restreinte.
Ce genre de comportements, individuels et collectifs, engendre
une méfiance généralisée, entre collègues, entre la direction et les
salariés, entre la société civile et l’organisation, à mille lieues du modèle
de coopération parfait permettant une optimisation du travail de chacun.
Il semble vain de chercher à fonder une entreprise durablement
performante sur de telles bases, qui saurait atteindre ses objectifs au
meilleur coût tout en tirant le meilleur parti des compétences de ses
acteurs sur le long terme.
1132b20. Plus récemment, les théoriciens de la « justice organisationnelle » ont réinvesti ce champ
d’études en y intégrant les notions de procédure et d’attente.
103
2
Considérons alors que l’existence même de l’entreprise en tant
que configuration stabilisée répond à un besoin de contrôle, contrôle
des contrats qui règlent la vie économique. Les différentes parties
prenantes de l’organisation sont liées, et l’entreprise elle-même au titre
de la fiction juridique de la « personne morale », dans un nœud de
contrats.
C’est la raison d’être de la firme face au marché : si l’on
considère un modèle économique structuré par un réseau de contrats
bilatéraux entre agents, alors le seul marché est impuissant à exercer
un contrôle sur l’ensemble de ces transactions. Le fait organisationnel
rend compte de la nécessité d’exercer ce contrôle en limitant les coûts
de transactions afférents. En somme, l’organisation est supérieure au
marché pour ce qui est de régler les problèmes d’efficience.
La composante hiérarchique permet, par exemple, d’exercer un
contrôle sur le respect et l’exécution du contrat de travail passé entre le
salarié et l’employeur. Il s’agit en fait pour chaque partie, en
collaboration et en concurrence à la fois, de s’assurer que l’autre œuvre
pour la réalisation du même objectif. Afin de prévenir le risque d’une
régulation naturelle et de minimiser ses conséquences, l’entreprise prééthique va instaurer une régulation conventionnelle, selon sa propre
logique. On va donc assister à une systématisation et à une
multiplication des pratiques de contrôle, par une culture de l’audit
interne élargie à toutes les composantes fonctionnelles de l’organisation
et à tous les niveaux.
La problématique de la gouvernance d’entreprise s’inscrit en plein
dans ces procédures de surveillance en réseau. On peut ainsi établir
des niveaux successifs dans le dispositif de régulation : management au
niveau des dirigeants, « management du management » au niveau des
instances propres à chaque organisation, « management de la
gouvernance » au niveau des organisations professionnelles, autorités
administratives, instances juridictionnelles, « gouvernance de la
gouvernance » au niveau des lois et règlements et des instances
d’appel, « métagouvernance » enfin, au niveau des Constitutions
nationales et internationales.
On touche là au paradoxe de la performance dans l’entreprise prééthique : la recherche de l’efficience nécessite de consacrer un budget
supplémentaire à ces coûts d’agence. L’arbitrage interne consistera à
104
en évaluer systématiquement le retour sur investissement, pour agir au
plus juste dans une logique comptable.
Reprenons le cas de l’appropriation abusive de fournitures : par
suite des nombreux constats, les fournitures ont été enfermées dans
une armoire, dont la clef se trouve rangée dans une boîte, derrière le
bureau de l’assistante du service. L’humeur ambiante se dégrade. Une
procédure a même été mise en place afin de tracer les sorties de
matériel. Cette procédure, l’assistante en est la garante. Cela lui ajoute
une tâche supplémentaire, elle est mécontente. En outre, il lui faut
rappeler systématiquement les consignes et les faire appliquer. Les
membres du service, furieux de cette perte de temps et de cette « police
interne », s’en prennent à elle, pour qui les bonnes relations avec ses
collègues sont pourtant un facteur d’épanouissement dans son travail.
De plus, ce contrôle lui semble du ressort du manager. Elle essuie
d’ailleurs des remontrances quand ce dernier constate une irrégularité.
Lui aussi, en effet, contrôle la bonne exécution de la procédure
périodiquement. Stressée au-delà du supportable, elle fait une
dépression et le médecin lui autorise un arrêt maladie de longue durée,
pas assez cependant pour qu’on fasse appel à une remplaçante. Le
service est désorganisé, la procédure n’est plus appliquée. Quand elle
reviendra, il lui faudra tout reprendre en main, et le problème de fond ne
sera toujours pas réglé …
Un tel scénario peut sembler caricatural, il se vérifie pourtant
assez fréquemment dans les entreprises. Aussi, certaines directions
font l’erreur de tolérer ce genre d’écarts, par crainte des conséquences.
Or, on peut être sûr que, dans une telle organisation, l’importance des
manquements à la morale va aller croissante.
La formulation de la question éthique marque une rupture avec
cette conception conventionnaliste de la morale, source d’accroissement des postes budgétaires dédiés au contrôle interne et de multiples
coûts cachés. La démarche éthique rend compte du besoin de
systématiser les valeurs qui tendent vers la réalisation d’un certain idéal
de justice, et du besoin d’éduquer aux principes d’une conduite
conforme à ces valeurs. Elle se fonde sur une analyse rationnelle des
actions qui entraînent un mouvement d’amélioration continue de soi et
de la communauté. Il s’agit par conséquent de savoir quelles activités
sont conformes à la réalisation d’un certain ordre dont l’organisation est
le produit.
105
C’est pourquoi la question éthique posée dans les limites de
l’entreprise ne peut faire l’économie de la question de la finalité posée à
l’échelle de la société civile et même de l’humanité toute entière : il n’y a
pas d’éthique possible si l’on n’accepte pas le postulat selon lequel la fin
ultime de toute organisation, considérée dans son rapport avec
l’ensemble des organisations qui composent la société civile, est le bien
commun. Il s’agit en définitive de redonner du sens au travail de chacun.
Seule une telle démarche permet l’implication organisationnelle, au
service d’une performance durable. Pour ce faire, il faut remonter l’ordre
des causes qui expliquent la création de l’entreprise : l’objectif poursuivi
par l’entreprise est la livraison d’un service ou d’un produit qui concourre
d’une certaine façon à assurer le bien de l’humanité par son utilité ; le
but de l’entreprise est de se reproduire pour assurer sa pérennité ; la
création de richesse, enfin, n’est que le moyen d’atteindre ce but24. Par
son action, chacun contribue donc à la réalisation du bien commun.
L’échec de certaines démarches « responsables » provient de cette
absence de projection, de cohérence et de réalisme.
La typologie suivante souligne cette compartimentation25 : « Les
RH peuvent piloter un projet managérial de sensemaking de manière
indépendante ou bien l’intégrer dans des réflexions ou projets en cours.
Trois thématiques, actuellement en cours de développement dans les
fonctions RH, ont attiré notre attention pour être des vecteurs du
sensemaking : la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), les
projets sur l’éthique et le marketing social.
La responsabilité sociale traduit la volonté d’introduire dans
l’entreprise des valeurs sociétales pour donner du sens à la relation
avec les salariés. L’éthique tend à s’interroger sur les conséquences
morales des modalités de la réalisation de certaines activités. Le
marketing des ressources humaines utilise des techniques de
communication pour renforcer l’engagement des acteurs et attirer les
meilleures compétences. »
Dans l’entreprise éthique, les valeurs mises en avant ne
manifestent pas seulement une intention de bien faire. L’ensemble des
processus doivent être déclinés de ces valeurs, afin d’assurer la
24
La terminologie employée est moins importante que la volonté de systématiser le
« pourquoi » qui permet d’ordonner les fins des différentes actions entreprises, et donc de retrouver
leur sens en vue de rétablir le « sens commun ».
25
Autissier [2007], pp. 199-200
106
cohérence et la permanence du tout. Une telle démarche nécessite de
repenser l’organisation, afin que l’ensemble des activités concourre à
l’objectif commun, dans le respect des critères qui font l’excellence
humaine. La performance durable est à ce prix.
Le système de management par la qualité touche quelque chose
du doigt lorsqu’il oriente l’ensemble des activités de l’entreprise vers la
livraison d’un produit ou d’un service. Il a le grand mérite de donner une
représentation de l’organisation qui ne soit pas tournée vers elle-même,
mais vers l’extérieur. Néanmoins, parce qu’il lui manque la notion
essentielle de finalité, le système de management par la qualité perd de
vue le sens même de l’objectif poursuivi par l’entreprise. Pour parler en
termes de « vecteurs » de succès, il possède donc la direction, mais
pas le sens, qui permet finalement d’arriver quelque part, et mieux
encore, là où l’on veut : ce qui devrait relever de l’évidence ne se vérifie
pas sur le terrain.
Cette discontinuité se lit dans le peu d’intérêt manifesté par le
management stratégique pour l’historicité de l’entreprise, c’est-à-dire
son inscription dans une histoire. On appellera « synchronique » un
point de vue sur l’organisation qui procède par instantanés. Son modèle
de référence est celui du jeu d’échecs.
Ferdinand de Saussure explique l’analogie26 : « Le système n’est
jamais que momentané ; il varie d’une position à l’autre. Il est vrai que
les valeurs dépendent aussi et surtout d’une convention immuable, la
règle du jeu, qui existe avant le début de la partie et persiste après
chaque coup. (…) Pour passer d’un équilibre à l’autre, ou – selon notre
terminologie – d’une synchronie à l’autre, le déplacement d’une pièce
suffit ; il n’y a pas de remue-ménage général. (…) En effet :
a) Chaque coup d’échecs ne met en mouvement qu’une seule
pièce (…)
b) Malgré cela le coup a un retentissement sur tout le système ; il est
impossible au joueur de prévoir exactement les limites de cet effet. Les
changements de valeurs qui en résulteront seront, selon l’occurrence,
ou nuls, ou très graves, ou d’importance moyenne. Tel coup peut
révolutionner l’ensemble de la partie et avoir des conséquences même
pour les pièces momentanément hors de cause. (…)
c) Le déplacement d’une pièce est un fait absolument distinct de
l’équilibre précédent et de l’équilibre subséquent. Le changement opéré
26
Saussure [1967], pp. 126-127
107
n’appartient à aucun de ces deux états : or les états sont seuls
importants.
Dans une partie d’échecs, n’importe quelle position donnée a
pour caractère singulier d’être affranchie de ses antécédents ; il est
totalement indifférent qu’on y soit arrivé par une voie ou par une autre ;
celui qui a suivi toute la partie n’a pas le plus léger avantage sur le
curieux qui vient inspecter l’état du jeu au moment critique ; pour décrire
cette position, il est parfaitement inutile de rappeler ce qui vient de se
passer dix secondes auparavant. (…) Les changements qui opèrent
entre les états n’y ont eux-mêmes aucune place. »
Une telle configuration est statique et anhistorique : elle dresse un
état des lieux à l’instant « t ». La stratégie s’y construit au coup par
coup, de plan tactique en plan tactique, portée par une vision à court
terme. Sans réelle continuité sur le fond des hommes et des idées, elle
ignore l’orientation qualitative d’ensemble qui fait l’esprit d’une
entreprise.
Il faut lui opposer le point de vue « diachronique » qui s’inscrit
dans la durée et dans le mouvement. Son modèle est le jeu de bridge :
« Dans une partie de bridge, en revanche, il est toujours capital de
savoir ce qui s’est passé avant le coup à jouer ; on ne comprend pas
pourquoi, à la dixième levée par exemple, le jeu se présente de telle
manière, si l’on n’a pas suivi les neufs précédentes. L’ordre du bridge
est diachronique, celui des échecs est synchronique. »27
Le management par le sens ne relève pas de l’utopie. Bien au
contraire, la démarche éthique donne la preuve d’un réalisme sans faille
et du plus grand sérieux, par le rétablissement de la vérité du fait
organisationnel, en réponse à des sujets aussi graves que la souffrance
au travail, ou la recrudescence des comportements dits
« mercenaires ». C’est bien plutôt l’usage actuel des théories de la
motivation qui entretient l’illusion. Il nourrit l’opinion selon laquelle les
outils nécessaires de la reconnaissance sont suffisants pour obtenir le
meilleur de chacun. Or, basés sur la satisfaction des besoins, donc sur
l’affect, ceux-ci tendent à minimiser le rôle de l’intelligence. Le
développement de l’éthique en entreprise présuppose quant à lui une
27
Pouillon [1987]. Si l’on voulait bien se défaire du modèle stratégique des échecs, si prisé
des communicants, on s’apercevrait que le jeu de bridge présente encore cette analogie avec
l’organisation qu’il fonctionne par « contrats ».
108
prise de conscience et une prise de position sur la responsabilité sociale
des organisations.
3
Pour l’entreprise qui s’engage dans une démarche éthique, la
morale ne se pose plus en termes d’impératifs et de subjectivité, mais
de formation du caractère. Car la morale ne se décrète pas, elle
s’enseigne, elle se vit, se réalise et s’apprécie par des actes posés. La
mise en place d’une organisation conforme est aussi indispensable à
l’éthique que l’accompagnement des personnes par la formation. Et
dans la mesure où l’homme est naturellement normatif, chacun présente
les dispositions suffisantes pour y être formé. Ainsi le collaborateur va-til intégrer et faire sien le système de valeur justifié par la finalité de
l’organisation. Au fur et à mesure de son apprentissage et de sa
progression, le recours aux processus de contrôle et les coûts afférents
vont diminuer d’autant : l’évolution et la maturation des mentalités vont
enclencher un cercle vertueux d’amélioration continue et durable.
Finissons-en avec le cas de l’appropriation abusive de
fournitures : la direction, alertée par la faible productivité du service et
ses mauvais résultats, mène une enquête. Elle prend conscience que la
mauvaise humeur et les actes malveillants se généralisent à l’ensemble
des services et décide d’intégrer en conséquence une démarche
éthique. Après avoir réfléchi collectivement sur les valeurs de
l’entreprise et repensé l’organisation des activités, après avoir donné les
preuves manifestes d’un effort d’engagement pour une plus grande
équité, les premiers résultats dus à la formation ne se font pas attendre :
les armoires à fournitures sont ouvertes et la sortie de matériel reste
raisonnable. Les stagiaires témoigneront : « J’en connais qui ont pris
des fournitures … mais je crois que pour eux ce n’était pas du vol … » ;
« je n’avais pas mesuré la conséquence de mes actes ».
Reste à se demander quel degré de connaissance est
nécessaire à chacun et utile pour l’organisation, qui est propre à
dispenser la formation et quel doit être le contenu de cette formation. La
résolution du problème du contenu permettra d’identifier les formateurs
et les stagiaires adéquats : s’agit-il de connaître ce qu’est l’éthique ou
bien d’agir de manière éthique ?
109
Dans un premier temps, la compréhension des enjeux par le
stagiaire est une étape obligée. Pour deux raisons : d’une part, le
discours de l’entreprise ne doit pas être appréhendé comme une
opération de marketing ; d’autre part, la notion demande à être
explicitée, dessaisie des mains des gourous pour retrouver toute sa
pertinence dans le contexte organisationnel.
De fait, l’entreprise repose des questions oubliées de la société.
Elle fait l’expérience, dans les limites de l’organisation, de la naissance
de l’éthique, dans le périmètre de la cité. La reformulation de la
« question éthique » est une véritable révolution, au sens propre, un
voyage dans le temps. Ceci ne laisse pas de s’interroger sur
l’indépendance de l’éthique vis-à-vis de l’économique.
Tout l’enjeu de la République de Platon, par exemple, est de
savoir quel est le mode d’organisation politique le plus juste, dont
l’ordonnancement est conforme à l’idée de la justice. Il faudra donc
expliquer en quoi, par exemple, un acte injuste comme l’appropriation
abusive de fournitures n’a pas seulement des conséquences
économiques immédiates, si modestes soient-elles, mais remet en
question l’ordre établi, colonne vertébrale de l’organisation. L’appareil
répressif de l’État ne doit pas être pris comme modèle parce qu’il suffit à
inciter la majorité des citoyens à agir de telle ou telle manière.
L’organisation demande quant à elle plus que de la soumission, elle
nécessite de la bonne volonté. Être responsable, c’est d’abord
comprendre pourquoi il faut agir de telle ou telle manière, puis agir en
conséquence.
Dans un second temps, le réalisme veut qu’on s’attache
d’avantage à bien agir, qu’à bien connaître. Si donc la compréhension
des enjeux de la démarche éthique est nécessaire à l’ensemble des
acteurs de l’organisation, il faut en réserver l’approfondissement aux
managers, et la connaissance aux dirigeants. Conformément à
l’étymologie grecque, l’éthique relève du comportement, mais pas de
n’importe quel type de comportement. Il s’agit du comportement passé
dans les habitudes, maintes fois répété, quasi inconscient. Aristote vient
rappeler cette étymologie : la démarche éthique, pour le plus grand
nombre, n’a pas pour but la connaissance mais l’acquisition des bonnes
110
habitudes, car « on ne veut pas tant savoir ce qu’est une vie de bien
que bien vivre »28.
Et parce que la question éthique se présente sous la forme de
dilemmes moraux, on pourra se concentrer sur la discussion autour
d’études de cas rencontrés dans l’entreprise ou inventés, et de retours
d’expérience. Cet exercice devrait être répété fréquemment par
l’ensemble des collaborateurs.
La démarche de formation suivante est centrée sur l’acquisition de
réflexes éthiques29 : « De nombreuses entreprises considèrent la
formation comme un élément essentiel dans la création d’une culture
éthique. Dans certains cas, cet effort de formation reste de courte
durée, et n’exige qu’une faible implication émotionnelle de la part de
l’employé. Il peut s’agir de prendre simplement connaissance d’une
brochure décrivant le code déontologique de la compagnie, puis de
répondre à un test en ligne afin de vérifier qu’il a bien été assimilé.
Ailleurs, la formation à l’éthique s’étend parfois sur une très longue
durée, impose aux employés un examen scrupuleux de leurs valeurs et
de leurs principes (…). Chez Boeing, par exemple, le programme
baptisé « Questions d’intégrité : le défi éthique » se déroule au sein du
groupe de travail. Sous la direction de leur supérieur, les employés
doivent étudier pas moins de 50 situations comportant un dilemme
éthique. Chacune propose quatre façons de régler le problème posé.
Après que le responsable a présenté la situation, les employés sont
invités à choisir la meilleure option en brandissant le carton A, B, C ou
D. La bonne réponse – « éthiquement correcte » – est ensuite fournie.
La plupart des études montrent qu’une formation à l’éthique, pour
être efficace, doit présenter un caractère plutôt intensif et bénéficier de
renforcements fréquents. Quelques uns des meilleurs programmes mis
en place prévoient ainsi, plusieurs jours par an, l’organisation de débats
et d’exercices destinés à clarifier les attentes des organisations. »
De ce qui précède, on peut tirer la conclusion suivante pour le
contenu : il faut privilégier un équilibre entre réflexion sur l’éthique,
nécessaire car conditionnant la mise en œuvre efficace, et pratique,
avec un degré d’expertise proportionnel aux responsabilités occupées
dans l’entreprise. Il semble indispensable de promouvoir cette première
28
29
Aristote [2007], II, 2, 1103b26-27 et II, 3-4, 1105b13-19
12
Cas extrait de Robbins [2006 ], p.614
111
dimension réflexive, car elle seule permet de travailler de manière
cohérente sur les fondements de la responsabilité et le sens des actes
au sein d’une communauté, et en lien avec un domaine d’intervention
spécifique. Pour ce qui est du formateur, il est important que l’apport
théorique soit dispensé par une personne non impliquée dans
l’organisation, compétente à la fois dans le domaine de l’éthique, et
dans le fonctionnement des organisations, pour plus d’objectivité et de
réalisme. On conseillera un philosophe de formation, capable de
prendre de la hauteur sur des questions qui peuvent dévier facilement
dans le domaine technique (cas du juriste par exemple). Les sessions
pratiques seront animées par ces mêmes intervenants, avec une
préférence marquée pour d’anciens opérationnels, et un fort travail
d’adaptation aux spécificités fonctionnelles du public et à l’entreprise.
Contrairement à l’exemple précédent, on ne préconisera pas l’animation
des sessions destinées aux équipes par leurs managers sur le mode de
la démultiplication pour des raisons de confidentialité. De surcroît,
l’expérience montre que l’on s’ouvre beaucoup plus facilement à un
intervenant extérieur qu’à son supérieur hiérarchique, d’où une plus
grande efficacité. Enfin, s’il existe un poste de déontologue dans
l’entreprise, on pourra lui conseiller de se faire accompagner
spécifiquement par un coach (cf. le tableau récapitulatif ci-dessous).
Contenu
Stagiaire
Fréquence
Compréhension
Formateu
r
Expert
Tout collaborateur
Approfondissement
Expert
Connaissance
Expert
Management et
Top management
Top management
Exercices pratiques
Niveau 1
Exercices pratiques
Niveau 2
Exercices pratiques
Niveau 3
Pédagogie de
l’éthique
Expert
Equipes
1 session avec rappel tous
les 2 ans
1 session avec rappel tous
les 2 ans
1 session avec rappel tous
les 2 ans
Au moins une fois par an
Expert
Management
Au moins une fois par an
Expert
Top management
Au moins une fois par an
Coach
Déontologue
Sur-mesure
À l’issue de ce développement, quatre points doivent être
soulignés :
112
1) Encore une fois, réaffirmons l’exigence d’une démarche
éthique véritable. Il ne sert à rien à l’entreprise d’afficher des valeurs si
elles sont vides. Au contraire, elle risque la détérioration de son climat
social en interne, voire de provoquer des réactions hostiles envers tout
projet de changement ; vis-à-vis de l’extérieur, elle risque de dégrader
son image et de se décrédibiliser au regard des partenaires,
investisseurs potentiels et clients, voire d’essuyer des sanctions directes
des pouvoirs publics ou des sanctions indirectes via les agences de
notation non gouvernementales.
À la question de savoir si un discours séduisant mais sans
fondement peut faire évoluer les mentalités en bien, Platon déjà
opposait un « non » catégorique30 :
« Ce serait même une bêtise considérable que d’essayer ! Car
pour ce qui est d’atteindre la vertu, un caractère ne se modifie pas –
aucun ne s’est modifié et ne se modifiera jamais – s’il est éduqué par
ces gens-là. »
2) L’expérience montre que la dynamique positive enclenchée
réduit sensiblement les postes de contrôle et les coûts cachés, mais
l’évaluation quantitative en est difficile. En éthique, la catégorie du
nombre n’est pas pertinente : il faut trouver des indicateurs qualitatifs ou
inventer un autre type d’évaluation ; la Responsabilité Sociale de
l’Entreprise ne peut être appréhendée avec les outils du contrôle de
gestion. Par ailleurs, la théorie voudrait qu’une analyse systémique
permette d’isoler les différents facteurs d’amélioration, mais en pratique
la mise en place d’indicateurs ne permet pas de faire la part entre ce qui
relève en propre de la démarche éthique, et ce qu’on peut attribuer à
une conjonction de facteurs ou à des facteurs externes.
Plus difficile encore est le calcul des bénéfices liés à une plus
grande implication. Ce cas est une bonne illustration de la théorie
bifactorielle de Frederick Herzberg31, transposée dans le champ de
l’éthique : comment faire la part entre les « facteurs d’hygiène » et les
« facteurs de motivation » ? Autrement dit, dans quelle mesure la
démarche éthique, à travers les changements qu’elle provoque,
contribue-t-elle à réunir les conditions de l’implication organisationnelle
30
31
Platon [2002], VI, 492e
Herzberg [1966]
113
et dans quelle mesure l’intégration des valeurs constitue-t-elle en soi un
moteur pour la personne ?
3) La démarche éthique en entreprise n’est pas une panacée :
certains processus de contrôle restent nécessaires, notamment au
niveau de la gouvernance. Plus l’enjeu est important, plus nombreux
sont les risques, et plus grande aussi est la tentation de faire valoir son
intérêt personnel ou celui d’une communauté restreinte au détriment du
bien commun, même en connaissance de cause.
Robert Sutton attribue les manquements à l’éthique des
dirigeants au contenu de l’enseignement qu’ils ont suivi dans les
Business Schools32. Il s’en prend aux théories de l’agence notamment
qui favorisent une représentation de l’entreprise comme lieu de tension
et non de collaboration. Il s’appuie par ailleurs sur le résultat
d’expérimentations qui ont démontré que le seul fait d’entendre parler
d’argent renforçait la cupidité et l’envie. Cette analyse trouve ses limites
en ce qu’elle repose essentiellement sur du donné « culturel ».
Néanmoins, elle nous amène à interroger le rôle de la formation initiale
dans le développement moral des individus, particulièrement pour de
futurs leaders dont le comportement doit, à proprement parler, être
« exemplaire ».
4) Est-il sain pour l’espace public que l’entreprise, dont l’objectif
est de réaliser des profits pour assurer sa conservation, s’empare de
concepts comme l’éthique ? La spécificité de l’entreprise comme
organisation induirait un certain nombre de comportements qui vont à
l’encontre de la morale. N’appartient-il pas plutôt à l’enseignement
primaire de former le caractère des citoyens d’abord, travailleurs
ensuite ? La société civile semble se décharger petit à petit de la
formation sur l’entreprise : il suffit de voir le nombre croissant
d’inscriptions à des stages d’orthographe. Par suite, l’entreprise donne
sa forme générique à l’ensemble des organisations. Cette uniformisation
est le plus souvent abordée sous l’aspect du fonctionnement interne ;
elle est bien connue des consultants à qui l’on demande sans ambages
de rendre les institutions publiques performantes. Par contre, on semble
ignorer le phénomène qui sous-tend cette mutation, à savoir la
dissolution progressive des notions de bien public et d’intérêt privé. De
32
114
Ferraro [2008]
même se confondent petit à petit la sphère professionnelle et la sphère
privée.
L’enfer est pavé de bonnes intentions. L’ouverture de garderies
dans les entreprises, afin de faciliter l’activité des femmes, est louable
en soi. Pourtant, cela signifie que désormais l’enfant sera accueilli dès
sa petite enfance dans l’entreprise. Et pour les parents, il ne s’agira plus
de déposer les enfants, et puis d’aller au travail mais, d’une certaine
façon, de se rendre au travail pour déposer les enfants. Autre exemple :
avec le télétravail, l’entreprise s’introduit à la maison. L’ordinateur
remplace la carte perforée ou le badge et constitue un outil de contrôle
d’assiduité à la tâche encore plus performant. Il symbolise un lien
constant de subordination de l’intimité à l’activité professionnelle.
La personne humaine ne risque-t-elle pas, dans ces conditions
et avec les meilleures intentions du monde, d’être progressivement
réduite à la seule dimension d’agent économique, d’ « homme de
l’organisation », dont la volonté se borne au cadre d’exercice de sa
tâche ?
« S’il y a jamais eu une génération de techniciens, c’est bien
celle-ci. Aucune génération n’a jamais été aussi bien armée,
psychologiquement tout autant que techniquement, pour vivre dans le
monde complexe de vastes organisations ; aucune n’a été aussi bien
préparée à mener un mode de vie communautaire et à savoir retirer un
enrichissement de ce mode de vie ; et aucune autant que la leur ne
saura jamais aussi bien s’adapter aux changements constants de milieu
physique qu’imposent de plus en plus les organisations à leurs servants.
De notre société, ils deviennent, dans le meilleur sens du mot, les pions,
des pions interchangeables et c’est avec un esprit ouvert qu’ils
acceptent ce rôle. Comme ils disent eux-mêmes, ils sont tous dans le
même bateau.
Mais où va ce bateau ? Personne ne semble en avoir la plus
vague idée ; ils ne voient même pas l’intérêt de la question. À une
certaine époque, les gens, même s’ils se trompaient en fait, aimaient à
croire qu’ils étaient les maîtres de leurs propres destineés. Aujourd’hui,
rare sont les jeunes membres d’organisations qui attachent de
l’importance à cette idée. Dans leur majorité, ils se considèrent comme
des objets sur lesquels on agit bien plus qu’ils n’agissent eux-mêmes –
115
et leur avenir à chacun, par conséquent, dépend tout autant du système
que de chacun d’entre eux. »33
Ouvrages et articles consultés ou cités en référence
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