Cahier de la Recherche de l`ISC Paris Actes du
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Cahier de la Recherche de l’ISC Paris CRISC N°24 Actes du Colloque des 8 & 9 Juin 2009 Les dérives éthiques dans l’entreprise Unethical business practices 3ème trimestre 2009 Code ISBN 1 Conseil scientifique Liste des membres : BRESSON Yoland, Professeur d'économie, ancien doyen, Université Paris Val de Marne Paris XII CUMENAL Didier, Directeur de la recherche, professeur de Management des Systèmes d'Information, Doctorat ès sciences de gestion ESCH Louis, Professeur de Finance, Directeur académique d'HEC Liège, Université de Liège GALLAIS-HAMMONO Georges, Professeur émérite à l’Université d’Orléans. Président d’Honneur de l’AFFI KUZNIK Florian, Recteur, économiste, Université d'Economie de Katowice (Pologne) MORIN Marc, Professeur en management des ressources humaines, Doctorat d'Etat PARIENTE Georges, Doyen de la recherche, professeur d'économie, Doctorat d'Etat PESQUEUX Yvon, Professeur titulaire de la chaire Développement des Systèmes d'Organisation au CNAM PORTNOFF André-Yves, Directeur de l'Observatoire de la Révolution de l'Intelligence à Futuribles REDSLOB Alain, Professeur d'économie, ancien doyen de la faculté des Sciences Economiques de Paris II VANOVERBERGHE Didier, Directeur des processus SI RA & SOX, Orange ZEFFERI Bruno, Directeur Cegos Dirigeants 2 Comité de lecture Liste des membres : AGARWAL Aman, Professor of Finance and Director of Indian Institute of Finance, Editor of Finance India CHEN Kevin C., California State University, Editor, International Journal of Business CLARK Ephraïm, University of Middlesex, U.K. DESPRES Charles, Directeur de l’International Institute of Management du Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris DOMINGUEZ Juan Luis, Professeur titulaire de la Chaire Economie Financière et Comptabilité, Faculté d’économie et sciences de l’entreprise, Université de Barcelone, Espagne JÂGER Johannes, Doyen de University of Applied Sciences, Vienne (Autriche), Lecturer Fachochschule des bfi Wien Gesellschaft m.b.H. KUMAR Andrej Professor, Holder of Chair Jean Monnet, Faculty of Economics, University of Ljubljlna, Slovenia PARLEANI Didier, Professeur de droit à l’Université de Paris 1 PanthéonSorbonne PRIGENT Jean-Luc, Professeur de finance à l’Université de Paris Cergy RYAN Joan, Professor of Global Banking and Finance at the European Business School, London, Grande-Bretagne SCHEINWBERGER Albert G., Professeur à l’Université de Constance, Allemagne 3 CRISC déjà parus Cahier n° 1 : Finance (Edité en avril 2002) Cahier n° 2 : Marketing (Edité en septembre 2002) Cahier n° 3 : Economie (Edité en mars 2003) Cahier n° 4 : Contrôle de gestion (Edité en décembre 2003) Cahier n° 5 : Droit (Edité en mai 2004) Cahier n° 6 : Ressources humaines (Edité en juin 2004) Cahier n° 7 : Les NTIC (Edité en septembre 2004) Cahier n° 8 : Microstructures et marchés financiers (Edité en janvier 2005) CRISC hors série ème Actes de la 3 Conférence Internationale de Finance – IFC 3 (mars 2005) Cahier hors série n° 1 Finance Cahier hors série n° 2 Bourse Cahier hors série n° 3 Formalisation et Modélisation 4 CRISC déjà parus (suite) Cahier n° 9 : International (Edité en mai 2005) Cahier n° 10 : Marketing, études et décisions managériales (Edité en septembre 2005) Cahier n° 11 : Actes du colloque de ressources humaines du 24 novembre 2005 « La responsabilité sociétale de l’entreprise : quel avenir pour la fonction RH ? » (Edité en janvier 2006) Cahier n° 12 : Stratégie (Edité en mars 2006) Cahier n° 13 : Normes IFRS (Edité en juillet 2006) Cahier n° 14 : Corporate Governance (Edité en octobre 2006) Cahier n° 15 : Dynamique des organisations er (Edité au 1 trimestre 2007) Cahier n° 16 : Actes du colloque IFC 4 ème (Parution 2 trimestre 2007) Cahier n° 17 : Actes du colloque : « Entrepreneuriat, nouveaux défis, nouveaux comportements » ème (Parution 3 trimestre 2007) Cahier n° 18 : Outils d’analyse stratégiques et opérationnels en marketing ème (Parution 4 trimestre 2007) Cahier n° 19 : Management des systèmes d’information er (Parution 1 trimestre 2008) Cahier n° 20 : Finance ème (Parution 2 trimestre 2008) 5 Cahier n° 21 : Finance ème ème (Parution 3 &4 trimestres 2008) Cahier n° 22 : Economie du Sport er (Parution 1 trimestre 2009) Cahier n° 23 : IFC 5 ème (Parution 2 trimestre 2009) CRISC prochainement disponibles Cahier n° 25 : Politique Fiscale ème (Parution 4 trimestre 2009) Cahier n° 26 : Management du tourisme er (Parution 1 trimestre 2010) Sommaire 6 PARIENTE Georges Doyen de la Recherche de l’ISC Paris Editorial p. 11 ANDERSON Anne Ambassador of Irish Republic in France Ambassadeur d'Irlande à Paris Unethical Business Practices p. 13 GARRIAUD-MAYLAM Joëlle Sénateur des Français établis hors de France Pratiques non éthiques dans le monde des affaires p. 21 De MENTHON Sophie Présidente de SDME Présidente d’ETHIC p. 28 Liste des participants p. 30 Atelier N°1 Dérives éthiques et GRH LACRAMPE Rémy Réflexions éthiques sur le coaching : intérêts et enjeux p. 32 LOUFRANI Yvan Pour une approche juridique et éthique du management des hommes p. 48 MORIN Marc Les dérives et conventions discriminatoires du DRH p. 62 ROCHE Florentin La « question éthique » ? Donner du sens, grâce à la formation, pour des organisations durablement performantes p. 99 Atelier N°2 Dérives éthiques et marketing DANGLADE Jean – Philippe Supports « émotionnels » de communication et dérives éthiques : étude comparative entre le sponsoring et le placement de produits p. 118 EPURE Manuela p. 142 7 VASILESCU Ruxandra La sémiotique sociale et l’éthique des réclames publicitaires LOUSSAÏEF Leïla Comment tromper le consommateur en choisissant un nom de marque associé à un pays différent de l’origine nationale réelle du produit p. 176 RIBAULT Anne BOYER André Les entreprises éthiques prennent-elles en compte l’ethnie au sein de leurs publicités ? p. 194 Atelier N°3 Comportements non-éthiques et fraude ATTIAS Mimoun Prévenir les comportements non éthiques à l’extérieur et à l’intérieur de l’entreprise : le cas de la fraude dans les télécommunications p. 216 BRY Françoise de SILVA François Le coût de l'inéthique : le cas de la société de distribution américaine Wal-Mart p. 235 JACQUINOT Philippe PELLISSIER-TANON Arnaud STRTAK Stéphane Une analyse du mécanisme de diffusion de la fraude en entreprise Une SEM au risque de la déloyauté p. 260 Noël PONS Le blanchiment dans les comptes de l’entreprise p. 277 Atelier N°4 Dérives éthiques et gouvernance BOULERNE Sandrine SAHUT Jean-Michel Les sources d’inefficacité des mécanismes de gouvernance d’entreprise p. 300 PELLAS Jean-Raphaël Les rémunérations des dirigeants de sociétés à l’épreuve p. 318 8 de la citoyenneté fiscale STAICULESCU Ana Rodica DRAGHICI Vasile Les Roumains entre la construction identitaire Européenne et la corruption p. 339 Atelier N°5 Approches conceptuelles de l’éthique dans l’entreprise LANDIER Hubert L’audit de climat social : de l’écoute des salariés au référentiel des causes du mal-être au travail p. 346 LAPRES Daniel Arthur Approche juridique des rôles de la morale et l’éthique dans la gestion des entreprises p. 360 PRAT dit HAURET Christian Les décisions éthiques à la lumière du cadre conceptuel de Forsyth p. 388 Atelier N°6 Dérives éthiques et relations de l’entreprise avec son environnement économique et institutionnel COTHIAS Vanessa GOETSCHMANN Michel DORNIER Raphaël Les perceptions des dirigeants des comportements concurrentiels non-éthiques dans le secteur de la production de voyages p. 397 HAMEL Alexis L’européanisation des valeurs éthiques dans le domaine des exportations des matériels de défense p. 420 SACHET- MILLIAT Anne Les dérives éthiques des stratégies politiques des firmes p. 445 SEGAL Tatiana Techniques de négociation apparemment non agressives p. 470 9 Atelier N°7 Workshop in English COLLINS Neil Re-imagining regulation for democratic political systems : lessons from Ireland p. 490 HANDOREANU Catalina-Adriana RADU Alina-Nicoleta OLTEANU Ana-Cornelia Unethical Practices of Romanian Banks p. 514 MALHERBE Denis La crise financière, révélateur d’une dérive éthique dans la gouvernancedes groupes bancaires mutualistes francais ? p. 539 Atelier N°8 Workshop in English RADULESCU Irina Gabriela Corruption, a permanent risk for the firms p. 598 SAFIULLIN Askhat Parochial Business Practices in South Korea : Good, Bad and Ugly? p. 611 SANDERS Paul Globalization, economic interpenetration and business ethics in emerging markets p. 633 Les articles sont classés par ordre d’ateliers et par ordre alphabétique des noms d’auteurs. 10 Editorial Georges PARIENTE Docteur ès Sciences Economiques Doyen de la Recherche à l’ISC Paris L’enseignement et la pratique de l’entrepreneuriat ont toujours été un des fondement et une des spécialités de l’Institut Supérieur du Commerce de Paris Il est ainsi devenu traditionnel d’organiser chaque année un colloque scientifique sur ce thème. En novembre 2005, le thème retenu était « la responsabilité sociétale de l’entreprise, quel avenir pour la fonction ressources humaines ? » avec deux approches complémentaires, l’une portant sur l’aspect éthique et la seconde sur les approches opérationnelles dans la réalité contemporaine.1 Le succès de la conférence nous a conduit à débattre en juin 2007 de « l’entrepreneuriat, nouveaux défis, nouveaux comportements » dans le cadre d’une conférence organisée avec l’ESCEM et avec la participation des Universités de Cork (Irlande) et de Sherbrooke (Québec).2 La dimension internationale était accentuée par le patronage du Parlement Européen et la présence de nombreux experts internationaux dont le Pr. Simon Parker, directeur du Centre for Entrepreneurship de la Durham Business School (Grande Bretagne) et de Mr. Jean-Noël Durvy, Directeur à la DG Entreprise et Industrie de la Commission européenne. L’esprit d’entreprise, l’innovation, la gouvernance, l’intelligence économique, les pratiques entrepreneuriales, européennes et internationales ont été les principaux thèmes abordés. La dimension éthique n’était pas oubliée grâce aux interventions en fin de journée de 11 Michel Joras, représentant du Cercle d’Ethique des Affaires et d’Yvon GATTAZ , fondateur du mouvement ETHIC (Entreprises à Taille Humaine Industrielles et Commerciales). Tout naturellement et, alors que la question n’était évidemment pas d’actualité à l’époque où la décision a été prise, l’approche éthique a été mise au centre de ce colloque international qui s’est déroulé les 8 et 9 juin à l’ISC Paris. Organisé en collaboration avec l’Université de Cork (Irlande) et l’Académie des Sciences Economiques de Bucarest (Roumanie). Le colloque a été ouvert par Madame Anne Anderson, Ambassadeur d’Irlande, Madame Garriaud-Maylam, Sénateur représentant les Français de l’étranger et Madame Sophie de Menthon, Présidente du mouvement Ethique. Les huit ateliers parallèles ont abordé les liens entre les dérives éthiques et la gestion des ressources humaines, le marketing, la fraude, la gouvernance, l’entreprise et ses relations avec son environnement économique et institutionnel. Vous trouverez dans ce document les articles sélectionnés par le Comité Scientifique pour être discutés au cours des deux jours de la Conférence.. Certains articles ont également été sélectionnés pour être publiés dans d’autre revues françaises, roumaine ou anglaise. Toutes ces informations figurent de façon détaillée sur notre site Internet http://www.iscparis.com Nous vous donnons rendez-vous pour nos trois prochains colloques prévus en 2010 et, notamment, en septembre prochain pour notre conférence internationale qui portera sur « management et performance durable ». Georges PARIENTE Doyen de la recherche [email protected] 1 2 12 CRISC n° 11, Actes du colloque du 24 novembre 2005 CRISC n° 17, Actes du colloque du 11 juin 2007 Florentin ROCHE Université Lyon III - Jean Moulin Crescendo-IPC [email protected] La « question éthique » ? Donner du sens, grâce à la formation, pour des organisations durablement performantes Le concept d’« éthique » s’est vidé de son sens, à la mesure inverse de l’audience qu’il a gagnée en entreprise. Il s’est progressivement réduit à la simple expression de « charte éthique », c’est-à-dire un recueil de bonnes pratiques, universelles donc facilement exploitables à des fins marketing. Or, l’éthique est bien plus que cela. Car pour qu’il y ait seulement bonne conduite, encore faut-il qu’il y ait un référent, pour juger de ce qui est bon ou de ce qui ne l’est pas, et un objectif, pour conduire quelque part. Ce référentiel objectif, à l’aune duquel on pourra régler les actions individuelles et collectives au sein de l’organisation, on l’appellera « finalité » de l’organisation. Considérons maintenant que la nécessité de la forme organisée répond au besoin d’atteindre un objectif. Autrement dit, l’atteinte de l’objectif est cause de la forme organisée. Si l’on perd de vue l’objectif à atteindre, alors on perd le sens même de l’organisation, le sens du travail et de l’action commune. Ce phénomène est cause du délitement actuel du tissu de l’entreprise, à tous les niveaux de décision et d’exécution. L’engagement éthique véritable est propre à contrecarrer une tendance observée qui n’a rien d’inéluctable. L’analyse de fond qui sous-tend la démarche consiste à retrouver la raison dans l’histoire de l’organisation, depuis le besoin initial jusqu’à l’instant présent, afin de mieux regarder vers l’avenir. Ce faisant, elle ouvre la voie au traitement des causes profondes du mal-être au travail, plutôt que les symptômes ou les causes apparentes, favorisant la motivation et réduisant 99 notablement l’absentéisme, le turn-over et les comportements déloyaux, au service d’une performance durable. Elle permet en outre de recenser les valeurs clefs de l’organisation, qui font sa différence et participent de fait à son avantage concurrentiel. Pour la mise en œuvre, il ne suffit pas de placarder ces quelques valeurs ou a contrario d’alimenter les procès d’intention sur le manque d’implication de tel ou tel. Les changements d’ordre pratique doivent s’accompagner d’une évolution des mentalités. Celle-ci passe notamment par une approche de la formation en entreprise qui fait le pari de l’intelligence et du respect de la personne humaine : en s’adressant à chacun sans l’instrumentaliser et en redonnant du sens à ses actions, en expliquant plutôt qu’en imposant. L’objet de cet article est de faire la preuve (1) que la question éthique se pose à l’entreprise, non pas comme un habillage des pratiques mais comme un véritable problème de fond, humain et managérial, (2) qu’elle engage le sens de l’action commune, donc la stratégie de l’entreprise, et que la performance organisationnelle en est l’enjeu, (3) que la formation continue peut permettre d’y répondre. 1 Y a-t-il un sens à vouloir « moraliser l’entreprise » ? Strictement, non. L’entreprise, comme toute organisation, véhicule de la morale. Il n’y a pas lieu de croire que la production des valeurs serait indépendante des organisations, ni que « l’homme de l’organisation » serait vierge de tout préjugé moral. Une telle distinction reviendrait à soutenir la thèse de l’imperméabilité de la société civile au monde des organisations. Hypothèse à exclure dans notre monde moderne où l’espace public est désormais ordonné et animé par des organisations. Henry Mintzberg introduit ainsi son ouvrage majeur20 : « Notre monde est devenu, pour le meilleur et pour le pire, une société faite d’organisations. Nous sommes nés dans le cadre d’organisations et ce sont encore des organisations qui ont veillé à notre éducation de façon à ce que plus tard, nous puissions travailler dans des organisations. Dans le même temps les organisations ont pris en charge nos besoins et nos loisirs. Elles nous gouvernent et nous tourmentent (et, par 20 100 Mintzberg [2004²], p.11. moment les deux à la fois). Et, notre dernière heure venue, ce seront encore des organisations qui s’occuperont de nos funérailles. » Mais ce n’est pas parce que l’organisation véhicule de la morale qu’elle présente nécessairement une éthique. Les deux notions doivent être précisées. L’éthique surplombe la morale, en effet, au sens d’une « méta-morale ». Elle assure la cohérence des comportements que la morale met à l’honneur avec la finalité de l’organisation. C’est pourquoi sa mise en œuvre nécessite une action de transformation des mentalités, avec un « avant » et un « après » : on pourra parler alors d’« entreprise pré-éthique » et d’« entreprise éthique », selon que l’entreprise est engagée ou non dans une démarche de changement. Dans les faits, c’est la formulation d’un dilemme d’ordre moral qui oblige à poser les termes du problème au niveau supérieur de la métamorale : le fameux « dilemme éthique » qui compare deux actions du point de vue de leur moralité. Autrement dit, la question éthique se pose lorsque l’acte moral est présenté comme une option entre des alternatives plus ou moins souhaitables, c’est-à-dire comme un objet de choix et non plus de devoir21. La recherche du meilleur choix possible implique de posséder un système de valeur cohérent avec l’organisation, qui permette de mesurer la portée morale de l’acte en regard de la finalité de l’organisation. Dès lors, parce qu’ils ont le choix, les acteurs de l’organisation sont placés au principe de leur action. Et c’est pourquoi la démarche éthique n’a de sens qu’au sein d’un management ouvert et participatif. Résolument humaniste, elle favorise une plus grande responsabilisation des personnes mais doit nécessairement s’accompagner d’une formation appropriée. En effet, si l’entreprise pré-éthique peut se satisfaire de l’ignorance, l’entreprise éthique ne le peut pas. Dans l’entreprise pré-éthique, les normes morales véhiculées par l’entreprise se déclinent en autant de prescriptions adéquates à un certain comportement moral. Elles ne sont pas connues en tant que telles mais appliquées dans les faits, sous peine de sanction : il ne s’agit donc pas que l’acteur comprenne, mais qu’il exécute. Ces normes émanent de l’organisation (règlement intérieur, accord d’entreprise, etc.) ou sont imposées par son environnement (obligations légales, certifications, etc.). 21 Au sens du « devoir moral » de la philosophie moderne et de l’impératif catégorique kantien. 101 Prenons l’exemple de la discrimination à l’embauche : on ne demandera pas au recruteur de se poser la question de la justice ou de « l’égalité des chances » lors de la sélection d’un candidat, mais sa fonction exige par contre qu’il se conforme aux lois contre la discrimination, et le candidat est en droit d’attendre un tel comportement. De même, une grille de salaire indiquera le traitement de base adéquat pour chaque salarié en fonction de son poste et de ses qualifications. Ces normes sont conventionnelles, c’est-à-dire qu’elles tirent leur légitimité de l’accord entre les parties intéressées. Elles conditionnent l’existence d’une communauté d’intérêts. Mais elles n’en restent pas moins instables et sujettes à évolution : si les termes de la convention viennent à changer, les pratiques s’infléchissent également. En effet, quand l’intérêt particulier refuse la coopération ou en cas de conflits d’intérêts, l’observation montre que l’on assiste à une forme de régulation, qu’on pourra appeler « naturelle », au sens où elle considère que tout ce qui relève de la norme instituée va contre l’état naturel de stabilité des choses22. Le cas de l’appropriation abusive de fournitures en donne une bonne idée : ce phénomène fréquent et généralisé mérite d’être étudié pour lui-même. Il sanctionne un processus de décision qui se veut rationnel, alors qu’il repose sur des arguments purement subjectifs. Le raisonnement est à peu près celui-ci : « je me donne pour l’entreprise (temps, travail), et en échange je ne reçois pas assez (reconnaissance, rémunération), donc je prends moi-même ». Or, il s’agit en fait d’un mécanisme classique de compensation, fondé sur le rapport contribution/rétribution, dont les termes relèvent tous de l’opinion : j’estime contribuer à la hauteur de C qui me paraît suffisante, j’estime qu’on me rétribue à la hauteur de R qui me paraît insuffisante, et comme mon idée de la justice voudrait que le rapport soit de 1, alors je rétablis l’équilibre en augmentant ma rétribution (ou en baissant ma contribution)23. 22 On retrouve par-là l’opposition moderne (non classique) entre loi positive et loi naturelle. Cf. Strauss [2004], pp. 66-69. 23 Ce rapport est à la base de la théorie de l’équité, qui y ajoute la comparaison à un référent (expérience à un autre poste, dans une autre entreprise, d’une autre personne dans l’entreprise ou à l’extérieur). Il s’appuie sur les notions de « justice distributive » et de « justice corrective » développées dans son Éthique à Nicomaque par Aristote [2007], V, 6, 1131a10 à 102 En théorie, le bénéfice comparatif de chacune des parties intéressées à l’alternative permet d’obtenir une situation d’équilibre satisfaisante – c’est le pari des libéraux : « chacun y trouve son compte ». Dans les faits, la régulation naturelle conduit à la valorisation de l’intérêt du plus fort. Car en l’absence de système de valeur intégré, la convention est impuissante à faire valoir le droit du plus faible, puisque celui-ci n’est pas intrinsèquement supérieur à celui-là. On en arrive alors à une situation de choix moralement indifférent, ou amoralisme, qui dépend de causes extrinsèques (structure de l’entreprise et management, contexte socio-économique et environnement de l’entreprise). En période de croissance ou de prospérité, en effet, ou lorsqu’une personnalité charismatique entraîne l’adhésion, chacun semble prêt à se soumettre à l’ordre moral conventionnel. Dans une structure de petite taille, par exemple, le comportement moral est porté par l’exemplarité de l’entrepreneur, qui incarne le projet commun : l’action collective se règle sur les actions du chef d’entreprise et chacun est prêt à donner de sa personne afin que survive l’ensemble. La question des heures supplémentaires non rémunérées ne se posera pas en termes d’iniquité mais de nécessité, tant que le patron lui-même renvoie cette image et entretient une proximité suffisante avec ses collaborateurs. C’est en cela que le leadership est indissociable de l’affirmation des valeurs. En période de récession ou de crise, chacun à son niveau aura plutôt tendance à tirer la couverture à soi, à exploiter les failles réglementaires, et profiter de toute occasion pour faire valoir son intérêt personnel ou celui d’une communauté restreinte. Ce genre de comportements, individuels et collectifs, engendre une méfiance généralisée, entre collègues, entre la direction et les salariés, entre la société civile et l’organisation, à mille lieues du modèle de coopération parfait permettant une optimisation du travail de chacun. Il semble vain de chercher à fonder une entreprise durablement performante sur de telles bases, qui saurait atteindre ses objectifs au meilleur coût tout en tirant le meilleur parti des compétences de ses acteurs sur le long terme. 1132b20. Plus récemment, les théoriciens de la « justice organisationnelle » ont réinvesti ce champ d’études en y intégrant les notions de procédure et d’attente. 103 2 Considérons alors que l’existence même de l’entreprise en tant que configuration stabilisée répond à un besoin de contrôle, contrôle des contrats qui règlent la vie économique. Les différentes parties prenantes de l’organisation sont liées, et l’entreprise elle-même au titre de la fiction juridique de la « personne morale », dans un nœud de contrats. C’est la raison d’être de la firme face au marché : si l’on considère un modèle économique structuré par un réseau de contrats bilatéraux entre agents, alors le seul marché est impuissant à exercer un contrôle sur l’ensemble de ces transactions. Le fait organisationnel rend compte de la nécessité d’exercer ce contrôle en limitant les coûts de transactions afférents. En somme, l’organisation est supérieure au marché pour ce qui est de régler les problèmes d’efficience. La composante hiérarchique permet, par exemple, d’exercer un contrôle sur le respect et l’exécution du contrat de travail passé entre le salarié et l’employeur. Il s’agit en fait pour chaque partie, en collaboration et en concurrence à la fois, de s’assurer que l’autre œuvre pour la réalisation du même objectif. Afin de prévenir le risque d’une régulation naturelle et de minimiser ses conséquences, l’entreprise prééthique va instaurer une régulation conventionnelle, selon sa propre logique. On va donc assister à une systématisation et à une multiplication des pratiques de contrôle, par une culture de l’audit interne élargie à toutes les composantes fonctionnelles de l’organisation et à tous les niveaux. La problématique de la gouvernance d’entreprise s’inscrit en plein dans ces procédures de surveillance en réseau. On peut ainsi établir des niveaux successifs dans le dispositif de régulation : management au niveau des dirigeants, « management du management » au niveau des instances propres à chaque organisation, « management de la gouvernance » au niveau des organisations professionnelles, autorités administratives, instances juridictionnelles, « gouvernance de la gouvernance » au niveau des lois et règlements et des instances d’appel, « métagouvernance » enfin, au niveau des Constitutions nationales et internationales. On touche là au paradoxe de la performance dans l’entreprise prééthique : la recherche de l’efficience nécessite de consacrer un budget supplémentaire à ces coûts d’agence. L’arbitrage interne consistera à 104 en évaluer systématiquement le retour sur investissement, pour agir au plus juste dans une logique comptable. Reprenons le cas de l’appropriation abusive de fournitures : par suite des nombreux constats, les fournitures ont été enfermées dans une armoire, dont la clef se trouve rangée dans une boîte, derrière le bureau de l’assistante du service. L’humeur ambiante se dégrade. Une procédure a même été mise en place afin de tracer les sorties de matériel. Cette procédure, l’assistante en est la garante. Cela lui ajoute une tâche supplémentaire, elle est mécontente. En outre, il lui faut rappeler systématiquement les consignes et les faire appliquer. Les membres du service, furieux de cette perte de temps et de cette « police interne », s’en prennent à elle, pour qui les bonnes relations avec ses collègues sont pourtant un facteur d’épanouissement dans son travail. De plus, ce contrôle lui semble du ressort du manager. Elle essuie d’ailleurs des remontrances quand ce dernier constate une irrégularité. Lui aussi, en effet, contrôle la bonne exécution de la procédure périodiquement. Stressée au-delà du supportable, elle fait une dépression et le médecin lui autorise un arrêt maladie de longue durée, pas assez cependant pour qu’on fasse appel à une remplaçante. Le service est désorganisé, la procédure n’est plus appliquée. Quand elle reviendra, il lui faudra tout reprendre en main, et le problème de fond ne sera toujours pas réglé … Un tel scénario peut sembler caricatural, il se vérifie pourtant assez fréquemment dans les entreprises. Aussi, certaines directions font l’erreur de tolérer ce genre d’écarts, par crainte des conséquences. Or, on peut être sûr que, dans une telle organisation, l’importance des manquements à la morale va aller croissante. La formulation de la question éthique marque une rupture avec cette conception conventionnaliste de la morale, source d’accroissement des postes budgétaires dédiés au contrôle interne et de multiples coûts cachés. La démarche éthique rend compte du besoin de systématiser les valeurs qui tendent vers la réalisation d’un certain idéal de justice, et du besoin d’éduquer aux principes d’une conduite conforme à ces valeurs. Elle se fonde sur une analyse rationnelle des actions qui entraînent un mouvement d’amélioration continue de soi et de la communauté. Il s’agit par conséquent de savoir quelles activités sont conformes à la réalisation d’un certain ordre dont l’organisation est le produit. 105 C’est pourquoi la question éthique posée dans les limites de l’entreprise ne peut faire l’économie de la question de la finalité posée à l’échelle de la société civile et même de l’humanité toute entière : il n’y a pas d’éthique possible si l’on n’accepte pas le postulat selon lequel la fin ultime de toute organisation, considérée dans son rapport avec l’ensemble des organisations qui composent la société civile, est le bien commun. Il s’agit en définitive de redonner du sens au travail de chacun. Seule une telle démarche permet l’implication organisationnelle, au service d’une performance durable. Pour ce faire, il faut remonter l’ordre des causes qui expliquent la création de l’entreprise : l’objectif poursuivi par l’entreprise est la livraison d’un service ou d’un produit qui concourre d’une certaine façon à assurer le bien de l’humanité par son utilité ; le but de l’entreprise est de se reproduire pour assurer sa pérennité ; la création de richesse, enfin, n’est que le moyen d’atteindre ce but24. Par son action, chacun contribue donc à la réalisation du bien commun. L’échec de certaines démarches « responsables » provient de cette absence de projection, de cohérence et de réalisme. La typologie suivante souligne cette compartimentation25 : « Les RH peuvent piloter un projet managérial de sensemaking de manière indépendante ou bien l’intégrer dans des réflexions ou projets en cours. Trois thématiques, actuellement en cours de développement dans les fonctions RH, ont attiré notre attention pour être des vecteurs du sensemaking : la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), les projets sur l’éthique et le marketing social. La responsabilité sociale traduit la volonté d’introduire dans l’entreprise des valeurs sociétales pour donner du sens à la relation avec les salariés. L’éthique tend à s’interroger sur les conséquences morales des modalités de la réalisation de certaines activités. Le marketing des ressources humaines utilise des techniques de communication pour renforcer l’engagement des acteurs et attirer les meilleures compétences. » Dans l’entreprise éthique, les valeurs mises en avant ne manifestent pas seulement une intention de bien faire. L’ensemble des processus doivent être déclinés de ces valeurs, afin d’assurer la 24 La terminologie employée est moins importante que la volonté de systématiser le « pourquoi » qui permet d’ordonner les fins des différentes actions entreprises, et donc de retrouver leur sens en vue de rétablir le « sens commun ». 25 Autissier [2007], pp. 199-200 106 cohérence et la permanence du tout. Une telle démarche nécessite de repenser l’organisation, afin que l’ensemble des activités concourre à l’objectif commun, dans le respect des critères qui font l’excellence humaine. La performance durable est à ce prix. Le système de management par la qualité touche quelque chose du doigt lorsqu’il oriente l’ensemble des activités de l’entreprise vers la livraison d’un produit ou d’un service. Il a le grand mérite de donner une représentation de l’organisation qui ne soit pas tournée vers elle-même, mais vers l’extérieur. Néanmoins, parce qu’il lui manque la notion essentielle de finalité, le système de management par la qualité perd de vue le sens même de l’objectif poursuivi par l’entreprise. Pour parler en termes de « vecteurs » de succès, il possède donc la direction, mais pas le sens, qui permet finalement d’arriver quelque part, et mieux encore, là où l’on veut : ce qui devrait relever de l’évidence ne se vérifie pas sur le terrain. Cette discontinuité se lit dans le peu d’intérêt manifesté par le management stratégique pour l’historicité de l’entreprise, c’est-à-dire son inscription dans une histoire. On appellera « synchronique » un point de vue sur l’organisation qui procède par instantanés. Son modèle de référence est celui du jeu d’échecs. Ferdinand de Saussure explique l’analogie26 : « Le système n’est jamais que momentané ; il varie d’une position à l’autre. Il est vrai que les valeurs dépendent aussi et surtout d’une convention immuable, la règle du jeu, qui existe avant le début de la partie et persiste après chaque coup. (…) Pour passer d’un équilibre à l’autre, ou – selon notre terminologie – d’une synchronie à l’autre, le déplacement d’une pièce suffit ; il n’y a pas de remue-ménage général. (…) En effet : a) Chaque coup d’échecs ne met en mouvement qu’une seule pièce (…) b) Malgré cela le coup a un retentissement sur tout le système ; il est impossible au joueur de prévoir exactement les limites de cet effet. Les changements de valeurs qui en résulteront seront, selon l’occurrence, ou nuls, ou très graves, ou d’importance moyenne. Tel coup peut révolutionner l’ensemble de la partie et avoir des conséquences même pour les pièces momentanément hors de cause. (…) c) Le déplacement d’une pièce est un fait absolument distinct de l’équilibre précédent et de l’équilibre subséquent. Le changement opéré 26 Saussure [1967], pp. 126-127 107 n’appartient à aucun de ces deux états : or les états sont seuls importants. Dans une partie d’échecs, n’importe quelle position donnée a pour caractère singulier d’être affranchie de ses antécédents ; il est totalement indifférent qu’on y soit arrivé par une voie ou par une autre ; celui qui a suivi toute la partie n’a pas le plus léger avantage sur le curieux qui vient inspecter l’état du jeu au moment critique ; pour décrire cette position, il est parfaitement inutile de rappeler ce qui vient de se passer dix secondes auparavant. (…) Les changements qui opèrent entre les états n’y ont eux-mêmes aucune place. » Une telle configuration est statique et anhistorique : elle dresse un état des lieux à l’instant « t ». La stratégie s’y construit au coup par coup, de plan tactique en plan tactique, portée par une vision à court terme. Sans réelle continuité sur le fond des hommes et des idées, elle ignore l’orientation qualitative d’ensemble qui fait l’esprit d’une entreprise. Il faut lui opposer le point de vue « diachronique » qui s’inscrit dans la durée et dans le mouvement. Son modèle est le jeu de bridge : « Dans une partie de bridge, en revanche, il est toujours capital de savoir ce qui s’est passé avant le coup à jouer ; on ne comprend pas pourquoi, à la dixième levée par exemple, le jeu se présente de telle manière, si l’on n’a pas suivi les neufs précédentes. L’ordre du bridge est diachronique, celui des échecs est synchronique. »27 Le management par le sens ne relève pas de l’utopie. Bien au contraire, la démarche éthique donne la preuve d’un réalisme sans faille et du plus grand sérieux, par le rétablissement de la vérité du fait organisationnel, en réponse à des sujets aussi graves que la souffrance au travail, ou la recrudescence des comportements dits « mercenaires ». C’est bien plutôt l’usage actuel des théories de la motivation qui entretient l’illusion. Il nourrit l’opinion selon laquelle les outils nécessaires de la reconnaissance sont suffisants pour obtenir le meilleur de chacun. Or, basés sur la satisfaction des besoins, donc sur l’affect, ceux-ci tendent à minimiser le rôle de l’intelligence. Le développement de l’éthique en entreprise présuppose quant à lui une 27 Pouillon [1987]. Si l’on voulait bien se défaire du modèle stratégique des échecs, si prisé des communicants, on s’apercevrait que le jeu de bridge présente encore cette analogie avec l’organisation qu’il fonctionne par « contrats ». 108 prise de conscience et une prise de position sur la responsabilité sociale des organisations. 3 Pour l’entreprise qui s’engage dans une démarche éthique, la morale ne se pose plus en termes d’impératifs et de subjectivité, mais de formation du caractère. Car la morale ne se décrète pas, elle s’enseigne, elle se vit, se réalise et s’apprécie par des actes posés. La mise en place d’une organisation conforme est aussi indispensable à l’éthique que l’accompagnement des personnes par la formation. Et dans la mesure où l’homme est naturellement normatif, chacun présente les dispositions suffisantes pour y être formé. Ainsi le collaborateur va-til intégrer et faire sien le système de valeur justifié par la finalité de l’organisation. Au fur et à mesure de son apprentissage et de sa progression, le recours aux processus de contrôle et les coûts afférents vont diminuer d’autant : l’évolution et la maturation des mentalités vont enclencher un cercle vertueux d’amélioration continue et durable. Finissons-en avec le cas de l’appropriation abusive de fournitures : la direction, alertée par la faible productivité du service et ses mauvais résultats, mène une enquête. Elle prend conscience que la mauvaise humeur et les actes malveillants se généralisent à l’ensemble des services et décide d’intégrer en conséquence une démarche éthique. Après avoir réfléchi collectivement sur les valeurs de l’entreprise et repensé l’organisation des activités, après avoir donné les preuves manifestes d’un effort d’engagement pour une plus grande équité, les premiers résultats dus à la formation ne se font pas attendre : les armoires à fournitures sont ouvertes et la sortie de matériel reste raisonnable. Les stagiaires témoigneront : « J’en connais qui ont pris des fournitures … mais je crois que pour eux ce n’était pas du vol … » ; « je n’avais pas mesuré la conséquence de mes actes ». Reste à se demander quel degré de connaissance est nécessaire à chacun et utile pour l’organisation, qui est propre à dispenser la formation et quel doit être le contenu de cette formation. La résolution du problème du contenu permettra d’identifier les formateurs et les stagiaires adéquats : s’agit-il de connaître ce qu’est l’éthique ou bien d’agir de manière éthique ? 109 Dans un premier temps, la compréhension des enjeux par le stagiaire est une étape obligée. Pour deux raisons : d’une part, le discours de l’entreprise ne doit pas être appréhendé comme une opération de marketing ; d’autre part, la notion demande à être explicitée, dessaisie des mains des gourous pour retrouver toute sa pertinence dans le contexte organisationnel. De fait, l’entreprise repose des questions oubliées de la société. Elle fait l’expérience, dans les limites de l’organisation, de la naissance de l’éthique, dans le périmètre de la cité. La reformulation de la « question éthique » est une véritable révolution, au sens propre, un voyage dans le temps. Ceci ne laisse pas de s’interroger sur l’indépendance de l’éthique vis-à-vis de l’économique. Tout l’enjeu de la République de Platon, par exemple, est de savoir quel est le mode d’organisation politique le plus juste, dont l’ordonnancement est conforme à l’idée de la justice. Il faudra donc expliquer en quoi, par exemple, un acte injuste comme l’appropriation abusive de fournitures n’a pas seulement des conséquences économiques immédiates, si modestes soient-elles, mais remet en question l’ordre établi, colonne vertébrale de l’organisation. L’appareil répressif de l’État ne doit pas être pris comme modèle parce qu’il suffit à inciter la majorité des citoyens à agir de telle ou telle manière. L’organisation demande quant à elle plus que de la soumission, elle nécessite de la bonne volonté. Être responsable, c’est d’abord comprendre pourquoi il faut agir de telle ou telle manière, puis agir en conséquence. Dans un second temps, le réalisme veut qu’on s’attache d’avantage à bien agir, qu’à bien connaître. Si donc la compréhension des enjeux de la démarche éthique est nécessaire à l’ensemble des acteurs de l’organisation, il faut en réserver l’approfondissement aux managers, et la connaissance aux dirigeants. Conformément à l’étymologie grecque, l’éthique relève du comportement, mais pas de n’importe quel type de comportement. Il s’agit du comportement passé dans les habitudes, maintes fois répété, quasi inconscient. Aristote vient rappeler cette étymologie : la démarche éthique, pour le plus grand nombre, n’a pas pour but la connaissance mais l’acquisition des bonnes 110 habitudes, car « on ne veut pas tant savoir ce qu’est une vie de bien que bien vivre »28. Et parce que la question éthique se présente sous la forme de dilemmes moraux, on pourra se concentrer sur la discussion autour d’études de cas rencontrés dans l’entreprise ou inventés, et de retours d’expérience. Cet exercice devrait être répété fréquemment par l’ensemble des collaborateurs. La démarche de formation suivante est centrée sur l’acquisition de réflexes éthiques29 : « De nombreuses entreprises considèrent la formation comme un élément essentiel dans la création d’une culture éthique. Dans certains cas, cet effort de formation reste de courte durée, et n’exige qu’une faible implication émotionnelle de la part de l’employé. Il peut s’agir de prendre simplement connaissance d’une brochure décrivant le code déontologique de la compagnie, puis de répondre à un test en ligne afin de vérifier qu’il a bien été assimilé. Ailleurs, la formation à l’éthique s’étend parfois sur une très longue durée, impose aux employés un examen scrupuleux de leurs valeurs et de leurs principes (…). Chez Boeing, par exemple, le programme baptisé « Questions d’intégrité : le défi éthique » se déroule au sein du groupe de travail. Sous la direction de leur supérieur, les employés doivent étudier pas moins de 50 situations comportant un dilemme éthique. Chacune propose quatre façons de régler le problème posé. Après que le responsable a présenté la situation, les employés sont invités à choisir la meilleure option en brandissant le carton A, B, C ou D. La bonne réponse – « éthiquement correcte » – est ensuite fournie. La plupart des études montrent qu’une formation à l’éthique, pour être efficace, doit présenter un caractère plutôt intensif et bénéficier de renforcements fréquents. Quelques uns des meilleurs programmes mis en place prévoient ainsi, plusieurs jours par an, l’organisation de débats et d’exercices destinés à clarifier les attentes des organisations. » De ce qui précède, on peut tirer la conclusion suivante pour le contenu : il faut privilégier un équilibre entre réflexion sur l’éthique, nécessaire car conditionnant la mise en œuvre efficace, et pratique, avec un degré d’expertise proportionnel aux responsabilités occupées dans l’entreprise. Il semble indispensable de promouvoir cette première 28 29 Aristote [2007], II, 2, 1103b26-27 et II, 3-4, 1105b13-19 12 Cas extrait de Robbins [2006 ], p.614 111 dimension réflexive, car elle seule permet de travailler de manière cohérente sur les fondements de la responsabilité et le sens des actes au sein d’une communauté, et en lien avec un domaine d’intervention spécifique. Pour ce qui est du formateur, il est important que l’apport théorique soit dispensé par une personne non impliquée dans l’organisation, compétente à la fois dans le domaine de l’éthique, et dans le fonctionnement des organisations, pour plus d’objectivité et de réalisme. On conseillera un philosophe de formation, capable de prendre de la hauteur sur des questions qui peuvent dévier facilement dans le domaine technique (cas du juriste par exemple). Les sessions pratiques seront animées par ces mêmes intervenants, avec une préférence marquée pour d’anciens opérationnels, et un fort travail d’adaptation aux spécificités fonctionnelles du public et à l’entreprise. Contrairement à l’exemple précédent, on ne préconisera pas l’animation des sessions destinées aux équipes par leurs managers sur le mode de la démultiplication pour des raisons de confidentialité. De surcroît, l’expérience montre que l’on s’ouvre beaucoup plus facilement à un intervenant extérieur qu’à son supérieur hiérarchique, d’où une plus grande efficacité. Enfin, s’il existe un poste de déontologue dans l’entreprise, on pourra lui conseiller de se faire accompagner spécifiquement par un coach (cf. le tableau récapitulatif ci-dessous). Contenu Stagiaire Fréquence Compréhension Formateu r Expert Tout collaborateur Approfondissement Expert Connaissance Expert Management et Top management Top management Exercices pratiques Niveau 1 Exercices pratiques Niveau 2 Exercices pratiques Niveau 3 Pédagogie de l’éthique Expert Equipes 1 session avec rappel tous les 2 ans 1 session avec rappel tous les 2 ans 1 session avec rappel tous les 2 ans Au moins une fois par an Expert Management Au moins une fois par an Expert Top management Au moins une fois par an Coach Déontologue Sur-mesure À l’issue de ce développement, quatre points doivent être soulignés : 112 1) Encore une fois, réaffirmons l’exigence d’une démarche éthique véritable. Il ne sert à rien à l’entreprise d’afficher des valeurs si elles sont vides. Au contraire, elle risque la détérioration de son climat social en interne, voire de provoquer des réactions hostiles envers tout projet de changement ; vis-à-vis de l’extérieur, elle risque de dégrader son image et de se décrédibiliser au regard des partenaires, investisseurs potentiels et clients, voire d’essuyer des sanctions directes des pouvoirs publics ou des sanctions indirectes via les agences de notation non gouvernementales. À la question de savoir si un discours séduisant mais sans fondement peut faire évoluer les mentalités en bien, Platon déjà opposait un « non » catégorique30 : « Ce serait même une bêtise considérable que d’essayer ! Car pour ce qui est d’atteindre la vertu, un caractère ne se modifie pas – aucun ne s’est modifié et ne se modifiera jamais – s’il est éduqué par ces gens-là. » 2) L’expérience montre que la dynamique positive enclenchée réduit sensiblement les postes de contrôle et les coûts cachés, mais l’évaluation quantitative en est difficile. En éthique, la catégorie du nombre n’est pas pertinente : il faut trouver des indicateurs qualitatifs ou inventer un autre type d’évaluation ; la Responsabilité Sociale de l’Entreprise ne peut être appréhendée avec les outils du contrôle de gestion. Par ailleurs, la théorie voudrait qu’une analyse systémique permette d’isoler les différents facteurs d’amélioration, mais en pratique la mise en place d’indicateurs ne permet pas de faire la part entre ce qui relève en propre de la démarche éthique, et ce qu’on peut attribuer à une conjonction de facteurs ou à des facteurs externes. Plus difficile encore est le calcul des bénéfices liés à une plus grande implication. Ce cas est une bonne illustration de la théorie bifactorielle de Frederick Herzberg31, transposée dans le champ de l’éthique : comment faire la part entre les « facteurs d’hygiène » et les « facteurs de motivation » ? Autrement dit, dans quelle mesure la démarche éthique, à travers les changements qu’elle provoque, contribue-t-elle à réunir les conditions de l’implication organisationnelle 30 31 Platon [2002], VI, 492e Herzberg [1966] 113 et dans quelle mesure l’intégration des valeurs constitue-t-elle en soi un moteur pour la personne ? 3) La démarche éthique en entreprise n’est pas une panacée : certains processus de contrôle restent nécessaires, notamment au niveau de la gouvernance. Plus l’enjeu est important, plus nombreux sont les risques, et plus grande aussi est la tentation de faire valoir son intérêt personnel ou celui d’une communauté restreinte au détriment du bien commun, même en connaissance de cause. Robert Sutton attribue les manquements à l’éthique des dirigeants au contenu de l’enseignement qu’ils ont suivi dans les Business Schools32. Il s’en prend aux théories de l’agence notamment qui favorisent une représentation de l’entreprise comme lieu de tension et non de collaboration. Il s’appuie par ailleurs sur le résultat d’expérimentations qui ont démontré que le seul fait d’entendre parler d’argent renforçait la cupidité et l’envie. Cette analyse trouve ses limites en ce qu’elle repose essentiellement sur du donné « culturel ». Néanmoins, elle nous amène à interroger le rôle de la formation initiale dans le développement moral des individus, particulièrement pour de futurs leaders dont le comportement doit, à proprement parler, être « exemplaire ». 4) Est-il sain pour l’espace public que l’entreprise, dont l’objectif est de réaliser des profits pour assurer sa conservation, s’empare de concepts comme l’éthique ? La spécificité de l’entreprise comme organisation induirait un certain nombre de comportements qui vont à l’encontre de la morale. N’appartient-il pas plutôt à l’enseignement primaire de former le caractère des citoyens d’abord, travailleurs ensuite ? La société civile semble se décharger petit à petit de la formation sur l’entreprise : il suffit de voir le nombre croissant d’inscriptions à des stages d’orthographe. Par suite, l’entreprise donne sa forme générique à l’ensemble des organisations. Cette uniformisation est le plus souvent abordée sous l’aspect du fonctionnement interne ; elle est bien connue des consultants à qui l’on demande sans ambages de rendre les institutions publiques performantes. Par contre, on semble ignorer le phénomène qui sous-tend cette mutation, à savoir la dissolution progressive des notions de bien public et d’intérêt privé. De 32 114 Ferraro [2008] même se confondent petit à petit la sphère professionnelle et la sphère privée. L’enfer est pavé de bonnes intentions. L’ouverture de garderies dans les entreprises, afin de faciliter l’activité des femmes, est louable en soi. Pourtant, cela signifie que désormais l’enfant sera accueilli dès sa petite enfance dans l’entreprise. Et pour les parents, il ne s’agira plus de déposer les enfants, et puis d’aller au travail mais, d’une certaine façon, de se rendre au travail pour déposer les enfants. Autre exemple : avec le télétravail, l’entreprise s’introduit à la maison. L’ordinateur remplace la carte perforée ou le badge et constitue un outil de contrôle d’assiduité à la tâche encore plus performant. Il symbolise un lien constant de subordination de l’intimité à l’activité professionnelle. La personne humaine ne risque-t-elle pas, dans ces conditions et avec les meilleures intentions du monde, d’être progressivement réduite à la seule dimension d’agent économique, d’ « homme de l’organisation », dont la volonté se borne au cadre d’exercice de sa tâche ? « S’il y a jamais eu une génération de techniciens, c’est bien celle-ci. Aucune génération n’a jamais été aussi bien armée, psychologiquement tout autant que techniquement, pour vivre dans le monde complexe de vastes organisations ; aucune n’a été aussi bien préparée à mener un mode de vie communautaire et à savoir retirer un enrichissement de ce mode de vie ; et aucune autant que la leur ne saura jamais aussi bien s’adapter aux changements constants de milieu physique qu’imposent de plus en plus les organisations à leurs servants. De notre société, ils deviennent, dans le meilleur sens du mot, les pions, des pions interchangeables et c’est avec un esprit ouvert qu’ils acceptent ce rôle. Comme ils disent eux-mêmes, ils sont tous dans le même bateau. Mais où va ce bateau ? Personne ne semble en avoir la plus vague idée ; ils ne voient même pas l’intérêt de la question. À une certaine époque, les gens, même s’ils se trompaient en fait, aimaient à croire qu’ils étaient les maîtres de leurs propres destineés. Aujourd’hui, rare sont les jeunes membres d’organisations qui attachent de l’importance à cette idée. Dans leur majorité, ils se considèrent comme des objets sur lesquels on agit bien plus qu’ils n’agissent eux-mêmes – 115 et leur avenir à chacun, par conséquent, dépend tout autant du système que de chacun d’entre eux. »33 Ouvrages et articles consultés ou cités en référence Théorie des organisations, théorie de la firme et gouvernance : ADAMS, J.S. : « Inequity in social exchanges » in Advances in Experimental Social Psychology, Academic Press, New-York, 1965 (267-300). 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