stefan zweig et « l`école au siècle passé

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stefan zweig et « l`école au siècle passé
STEFAN ZWEIG ET « L’ÉCOLE AU SIÈCLE PASSÉ »
Cette caserne vouée à l’apprentissage avait quelque
chose d’un vieux meuble d’hôtel que d’innombrables
clients de passage auraient déjà utilisé, que d’innombrables autres utiliseraient ultérieurement avec la
même indifférence ou la même répugnance.
Stefan Zweig, Le Monde d’hier.
Stefan Zweig fait dans Le Monde d’hier une critique très féroce de l’école qu’il a
connue « au siècle passé », celle de l’Autriche de son enfance, de dix à dix-huit ans, celle
de François-Joseph au XIXe siècle finissant. Ce type de critique a perduré et perdure en
d’autres lieux et temps comme si rien n’avait changé du début du XXe siècle jusqu’à nos
jours. À prendre pour exemple ce qu’a pu subir et vivre le jeune Zweig, ce caractère
récurrent peut étonner. En France, aujourd’hui, il ne perdure plus rien, ou presque, de
ce qu’il a pu connaître et c’est pourtant un même genre de critique qui est souvent
donné pour justifier les réformes. Il a conduit à faire du « scolaire » une sorte de mal
absolu, l’éteignoir d’une spontanéité dont il est certain que Zweig donne le modèle.
« Toute ma scolarité ne fut pour moi qu’ennui et dégoût », écrit Zweig 1, un
« bagne », celui d’une « activité scolaire sans cœur et sans esprit », d’un « apprentissage morne et glacé, non pas pour la vie, mais pour lui-même ». Passons vite la description, en laquelle d’autres enfances, ailleurs qu’en Autriche à la fin du XIXe, pourraient
se reconnaître, description de « l’odeur “officielle” », de « ce siècle [qui] n’avait pas
encore découvert que les jeunes corps […] ont besoin d’air et de mouvement », de
l’architecture de caserne, des maîtres, « pauvres diables qui, asservis au schéma, au
plan d’études prescrit par les autorités », « étaient aussi heureux que nous quand, à
midi, retentissait la cloche qui leur rendait, comme à nous-mêmes, la liberté ».
Il faut bien comprendre ce que dénonce Zweig. « Non qu’en elles-mêmes nos écoles
autrichiennes eussent été mauvaises. Au contraire, ce qu’on appelait “le plan d’études”
avait été soigneusement élaboré après un siècle d’expériences, et s’il nous avait été enseigné de manière à nous stimuler, ce programme aurait pu constituer la base d’une culture fructueuse et assez universelle ». Mais « l’école était une froide machine à enseigner,
jamais réglée sur l’individu et n’indiquant qu’à la manière d’un distributeur automatique
– par les mentions “bien”, “passable”, “insuffisant” – dans quelle mesure nous avions
satisfait aux “exigences” du plan d’études. Ce manque d’amour humain, cette froide
impersonnalité et ce régime de caserne nous aigrissaient à notre insu. Nous devions
apprendre et réciter nos leçons ; en huit ans, jamais un professeur ne nous a demandé ce
que nous désirions personnellement étudier, et nous étions totalement privés de ces
encouragements si stimulants auxquels aspirent en secret tous les jeunes gens ».
1. Toutes les citations de cet article sont issues de son livre, Le Monde d’hier, et précisément du deuxième chapitre
intitulé L’école au siècle passé, p. 46 à 87 dans l’édition 2006 Livre de Poche-Belfond, traduction de Serge Niémetz.
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Avouons déjà que nous n’en sommes plus là aujourd’hui, plus à cette « invisible
barrière » que décrit Zweig : « Qu’un maître eût à considérer l’écolier comme un individu, ce qui exigeait qu’on s’enquît de ses qualités particulières, ou qu’il eût à rédiger
sur lui, comme aujourd’hui cela va de soi, des “rapports”, c’est-à-dire des synthèses de
ses observations, cela, à l’époque, eût dépassé de beaucoup ses attributions comme
ses aptitudes ; d’autre part, une conversation particulière eût compromis son autorité
en nous plaçant trop, nous, les “écoliers”, au même niveau que lui, notre “supérieur”.
Rien ne me paraît plus caractéristique de cette absence totale de relations intellectuelles et spirituelles entre nous que le fait que j’aie oublié tous les noms et tous les
visages de nos maîtres. » En ce temps-là, « l’opinion du maître [était] comme
infaillible, la parole des pères comme irréfutable, et les institutions de l’État comme
ayant une valeur absolue et éternelle ». Autrement dit, par Zweig lui-même, l’école
était l’instrument d’un pouvoir et l’apprentissage d’une soumission.
Aujourd’hui pourtant les mêmes critiques, à peu près, s’entendent contre l’école,
contre ses professeurs, comme si rien n’avait changé. La liberté et l’individualisation
en étendard, chaque réforme désigne toujours les mêmes maux. L’école est accusée
d’étouffer la spontanéité de l’enfant, sa confiance en lui, sa créativité, sa personnalité
(entendons, aujourd’hui, son moi). C’est toujours le même mal qui est dénoncé
comme si un même ennemi tenace et sournois, depuis plus d’un siècle, une terrible
inertie, veillaient, laissant impuissants les ministres successifs, leurs armées de pédagogues éclairés et leurs incessantes réformes. Aujourd’hui encore il faudrait en finir
avec une école indifférente à « l’individu ». Le cours dit magistral est toujours dénoncé dans les mêmes termes que ceux de Zweig, comme il l’était déjà dans les années
soixante, ou, par exemple, beaucoup plus tôt dans le siècle, par Alain 2.
Ne devrions-nous pas alors nous rendre compte que les difficultés présentes de
l’école tiennent toujours, comme au temps de la jeunesse de Zweig, comme au mitan
des années soixante et après, à cette école « desséchante » qui étouffait « les
meilleures de nos curiosités et de nos intentions » ? Sommes-nous les vieillards autrichiens du début du XXIe siècle, effrayés par la jeunesse, « réglant toutes [leurs] pensées sur le seul fétiche de la sécurité » ? N’est-ce pas ce que l’on entend dire certains
réformateurs, pédagogues aimant la jeunesse contre ceux, professeurs, qui toujours
l’étouffent parce qu’ils en ont peur ? En sommes-nous encore à cette époque où un
« lycéen de dix-huit ans était traité comme un enfant », plus d’un siècle après François-Joseph et quarante-cinq ans après mai 68™ ?
Il est évident que l’école qu’a connue Zweig n’a pas brusquement disparu au tournant du XXe siècle, pas plus qu’elle n’aurait été qu’autrichienne. En France, l’école de
la IIIe République et celle de ses suivantes ne sortiraient pas indemnes d’un examen
fait au regard de la critique de Zweig. Mais ainsi devenue cliché, cette critique de
l’école-caserne aveugle commodément sur les maux présents et est de plus très loin
d’engendrer les réformes qui satisferaient les attentes de Zweig.
Il ne reste aujourd’hui plus beaucoup d’estrades, réelles ou symboliques, celles
qui existaient au temps de Zweig « entre le maître et ses élèves, entre la chaire et les
bancs, entre le haut et le bas ». S’il arrive encore que l’école soit éprouvée comme une
caserne, cela dit d’ailleurs avec d’autres mots, les causes n’en sont pas les mêmes.
Remarquons qu’en écrivant son livre, terminé en 1941, Zweig avouait « une certaine
envie, quand je vois combien l’enfance peut se développer plus heureusement, plus
2. Propos sur l’éducation, PUF, Quadrige, 1986, ch. XXV, XXVI, XXVII.
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librement dans ce siècle-ci. J’éprouve toujours un sentiment d’invraisemblance quand
j’observe avec quel abandon les enfants d’aujourd’hui bavardent avec leurs maîtres,
presque d’égal à égal […] au lieu que nous vivions dans le sentiment de notre insuffisance ». Ce qui peut alors étonner, dans l’état présent de nos débats, en France, c’est
la subsistance à la fois de cette critique du « scolaire » et de quelque chose comme son
envers, le mythe d’une époque glorieuse de l’école, celle de la III e République, modèle
dont l’abandon rendrait compte de toutes les difficultés présentes.
Nous évoquions dans un précédent article l’aveu récent de Marcel Gauchet, celui
de l’échec d’une génération dans sa transformation de l’école à partir des années
soixante-dix, faute, disait-il, d’une pédagogie pour faire accéder les classes populaires
au meilleur 3. C’est cet échec et l’illusion qui l’accompagnait qui nous semblent
prendre un sens à la lecture de Zweig.
Ce que Zweig dit avoir été sa véritable école, c’est quelque chose comme une
école de la vie, une école hors l’école, ce qui fera horreur à certains, qui ne l’auraient
pas lu, et en ravira d’autres, autant qu’ils ne l’auraient pas plus lu ! Car c’est sans
doute l’illusion des années soixante et soixante-dix d’avoir voulu plaquer, sur une
école qu’on décida progressivement de massifier pour la démocratiser, quelque chose
comme le schéma zweigien d’une libération, celle de jeunes bourgeois déjà très cultivés, très favorisés, très bien entourés surtout. Une génération de pédagogues issus de
la critique des années soixante et soixante-dix, celle d’une école injustement sélective,
voire celle de toute sélection, a cru à la libération d’une spontanéité étouffée comme
remède à l’inégalité devant l’école 4. En même temps elle n’a pas perçu, ou s’en est fait
pour partie complice, que cette massification, pleinement lancée à la fin des années
quatre-vingts, n’obéissait pas aux mêmes fins que les siennes, qu’il s’agissait bien
davantage de former des techniciens et des ingénieurs à même de servir les mutations
industrielles et économiques. Ce faisant, l’utopie spontanéiste pleine de mépris pour
l’école-caserne est devenue le paravent et le complice d’un ennui presque égal à celui
que décrit Zweig, mais qui n’a plus les mêmes causes. Expliquons-nous 5.
Ce que réclame Zweig, pour le préciser, c’est qu’on cesse d’étouffer dans la jeunesse sa curiosité naturelle au moment où elle se manifeste le plus spontanément. Il
s’en veut la preuve, avec ses camarades, dans la façon dont, hors l’école, ils allèrent
spontanément au meilleur. Qu’ils soient allés au meilleur de leur temps ne soulève
aucun doute. Spontanément ? D’une spontanéité déjà très orientée alors, de seconde
nature ! Sachant qu’à l’école « les meilleures de nos curiosités et de nos intentions
étaient entravées, réprimées, étouffées par l’ennui », que font nos jeunes viennois
quand ils sortent du bagne ? À quoi les pousse cette curiosité ? À 14 ans, écrit Zweig,
3. Revue L’Enseignement Philosophique, 63e année, n° 3, mars-mai 2013, Merveilles de la Professionnalisation : la formation des professeurs et les concours. http://www.appep.net/la-revue-lenseignement-philosophique/les-editoriaux/
4. Rappelons que l’école, en la personne de ses professeurs, ne fut pas seulement accusée d’être indifférente
aux inégalités devant ce qu’exige une instruction, ou de reproduire donc d’entériner ces inégalités, mais de les
créer. Ce n’est pas seulement une impuissance qui lui a été reprochée mais une complicité, plus ou moins
consciente, discours banal aujourd’hui.
5. Pour appuyer notre propos, il faudrait analyser l’étonnant succès, à partir de 1990, du film Le Cercle des
poètes disparus de Peter Weir. Il reproduit à sa manière, en une toute autre époque, la situation de Zweig, par
l’exemple d’une école très particulière, caserne, en son genre. Ce qui est intéressant, pour ce que nous disons
et dirons ici d’un ennui présent, c’est qu’un public d’élèves s’est massivement reconnu (et se reconnaît encore)
dans les sentiments éprouvés en conséquence d’une vie qui n’était (et n’est) pourtant pas du tout la sienne. Il
faudrait aussi montrer toute la différence entre ce que ce film désigne comme liberté (re)trouvée et ce que
Zweig décrit de ce qu’il fait hors de l’école, que nous verrons.
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« nous avions déjà spirituellement devancé l’école », « en bien des matières qui nous
intéressaient nous en savions même plus long que nos pauvres professeurs qui, depuis
leurs études, n’avaient plus jamais ouvert un livre par pur intérêt personnel ». La véritable école était donc ailleurs qu’à l’école. On croirait reconnaître un slogan fin
XXe siècle ou début XXIe, quelque chose comme, ouvrir l’école au monde, à la vie, contre
le desséchant savoir scolaire 6. Zweig poursuit : « Il y avait au-dehors une ville pleine
de mille invitations diverses ». On pourrait craindre le pire. Que font en ville Zweig et
ses camarades ? Qu’on se rassure : leurs lieux de perdition sont « des théâtres, des
musées, des bibliothèques, des universités, de la musique ». Spontanément, vous disje. « Nous fûmes tout d’abord deux ou trois seulement à découvrir en nous cet intérêt
pour les arts, la musique, la littérature, puis une douzaine, et pour finir tous subirent
la contagion ». « L’enthousiasme est chez les jeunes gens comme une maladie infectieuse ». Passons sur les exemples de cet intérêt spontané, « naturel », précise Zweig,
« à Vienne ». Chers Collègues, qui souffrez parfois aujourd’hui d’un absentéisme certain de vos élèves et de ce qu’il signifie malheureusement de leurs errances, vous
devriez méditer ceci : « il allait de soi que nous autres, lycéens, nous nous pressions à
toutes les premières ». « Nos professeurs […] auraient dû être frappés du fait que tous
les après-midi précédant une grande première – ou nous devions faire la queue depuis
trois heures pour obtenir les places debout qui seules nous étaient accessibles – les
deux tiers des élèves tombaient mystérieusement malades ».
La faillite pédagogique des années soixante-dix et de celles qui suivirent, l’échec
d’une nécessaire massification, qui fait aujourd’hui une reproduction inégalée des
injustices sociales dans les études, c’est d’abord l’illusion, dans un moment relativement favorisé, qu’il suffirait de ramener l’élève à sa spontanéité en le mettant au travail plutôt que son professeur, pour qu’il accède au meilleur, pour qu’il redécouvre de
lui-même les grandes idées, les grandes œuvres, qu’il en éprouve immédiatement le
désir, en reconnaisse la grandeur particulière, comme si l’on pouvait immédiatement
faire du passé table rase.
Les traces présentes en sont le culte des activités périscolaires 7 et le mépris des
cours, de la classe, qui hantent aujourd’hui l’école, culte de l’incessante perméabilité
entre l’école et la société, la critique et l’autocritique mortifères du « scolaire », la
volonté de faire entrer à l’école les intérêts et les passions de la « vraie vie », le tout
justifié en termes identiques à ceux de Zweig. C’est hors les murs, hors la classe, que
l’on apprendrait, brisant, pour citer une formule favorite de nos pédagogues contemporains, le « rapport vertical au savoir » encore en pratique dans les bagnes des
années 2010. Le café plutôt que l’école, ou la forme du café à l’intérieur de l’école,
n’est-ce pas après tout ce que vante Zweig ? Mais Zweig parlait de cafés viennois 8.
6. Anecdote, mais symbolique : nous-même avons travaillé dans un lycée assez récemment reconstruit dont
l’architecte avait nommé un grand couloir central qui desservait l’accès aux classes depuis l’entrée, « la rue ».
7. Qui ne sont pas condamnables en elles-mêmes.
8. Sans nous étendre sur ces cafés très particuliers, citons, par exemple, un passage qui précède : « Pendant
que le maître débitait sa leçon ressassée sur la « poésie naïve et sentimentale » de Schiller, nous lisions sous
nos pupitres Nietzsche et Strindberg, dont ce brave vieillard n’avait jamais entendu prononcer les noms. Le
désir de connaître tout ce qui se produisait dans tous les domaines de l’art et de la science nous avait gagnés
comme une fièvre ; l’après-midi, nous nous pressions parmi les étudiants de l’université pour assister aux
cours, nous pénétrions dans les amphithéâtres d’anatomie pour assister à des dissections. Nous fourrions notre
nez partout avec une avide curiosité. Nous nous glissions aux répétitions de la Philharmonique, nous furetions
chez les bouquinistes, nous inspections tous les jours les vitrines des libraires afin de savoir aussitôt ce qui
avait paru la veille. Et avant tout, nous lisions, nous lisions tout ce qui nous tombait entre les mains » (p. 58).
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Qui ne voit que la « spontanéité » de Zweig et de ses camarades est celle, déjà
cultivée, d’un milieu, de conditions de vie ? que Stefan hors les murs ne cherche pas
ce qu’y trouvent aujourd’hui la plupart de nos élèves ? Qui ne voit qu’il ne suffisait pas
de supprimer, légitimement, quelques vieilles coutumes ou pratiques de l’école, des
cours récités du haut d’une chaire, et qui n’avaient malheureusement rien de magistral, pour découvrir une spontanéité tendant au meilleur et capable immédiatement
d’y accéder. Au pire on a voulu supprimer magiquement l’écueil de la transmission,
de la compensation des inégalités sociales et d’abord familiales, dans l’enfance, en
croyant et voulant faire croire à l’égale valeur de tous « les savoirs », dévaluant une
culture commodément jugée « bourgeoise » 9. Au mieux, dans l’intention, sentant
poindre l’échec, on a, par exemple, voulu apprendre le français en retrouvant les
structures de la langue qu’une jeunesse cultivée par son milieu maîtrise sans même
s’en rendre compte. Mais ce fut fait à travers un jargon tel qu’on a tout autant tué
« les intentions et les curiosités » d’une autre jeunesse pour laquelle tout dépendait et
dépend encore de l’école. Reste, tristement, que, depuis, conséquence de l’échec des
trente ou quarante dernières années de pédagogies spontanéistes, relativement à la
massification, l’école s’est repliée sur l’enseignement par compétences, trouvant un
refuge dans la mécanisation de l’apprentissage, supposée permettre au moins un fonctionnement qu’on dénomme pudiquement savoirs.
Nous vivons encore aujourd’hui des suites théorisées d’un état d’esprit qui fut lui
aussi celui d’une certaine libération, celle d’une jeunesse plutôt favorisée, au moins
par l’époque, voulant, et tant mieux, instruire le peuple, mais plaquant sur l’école qui
l’a suivie son propre parcours, sacralisant, de fait au moins, une spontanéité inculte.
Effet d’un échec, s’est ainsi développé en secours le triste culte de la « personnalité »
qui hante notre jeunesse, entendons culte du moi, affranchissant l’école de tout travail véritable d’instruction, de la nécessité d’une culture générale, sinon à la manière
d’options de découverte. L’épanouissement, c’est l’école innocentée, le parcours personnel, le culte de l’orientation en lieu et place de celui de l’instruction, chacun
découvrant en lui-même son chemin et cultivant « ses » goûts. L’école accompagne,
aide, assiste, exerce, ne prétend qu’offrir les moyens de fins qui ne sont pas les
siennes mais, dit-on, celles de l’élève. L’individu, ainsi conçu, peut se passer de l’Humanité. On ne s’étonnera pas alors que le mot instruction ne renvoie plus qu’aux
savoirs scientifiques et techniques en tant que nécessaires aux métiers, savoirs indifférents à l’identité personnelle, laquelle ne relève pas de l’école mais est alors conçue
comme affaire strictement privée. L’école renonce ainsi à la transmission.
Heureusement, en fait, tout n’est pas si sombre, et tant mieux. Bien des professeurs, depuis ceux des écoles, tentent encore d’éduquer et d’instruire, de transmettre
et de trouver pour cela les adaptations nécessaires, et, quand ils peuvent, plus simples
que les tortures verbeuses de nos pédagogies contemporaines.
Ce faisant, même dans une tout autre ambiance, dans un tout autre rapport des
élèves aux professeurs, et tant mieux, même se voyant reconnus au lycée moins
9. Même s’il est indéniable qu’elle a servi injustement d’instrument de sélection, quelques généralisations hâtives
ont favorisé un nivellement coupable. Synthétisons à l’extrême. Puisqu’il y a eu des brutes cultivées, et même
ayant fait leurs humanités, le savoir, le pauvre espoir des Lumières d’un homme qu’il rendrait meilleur, doit être
abandonné et l’homme simple, qui a sauvé des enfants quand l’autre était collaborateur, vaut autant sinon plus
que lui. Cela est certain. Mais l’homme qu’on dit simple aimerait peut-être aussi avoir l’accès au monde d’une culture réservée jusqu’alors à une mince élite, aimerait peut-être regarder autrement le monde, avec les yeux des
arts, des lettres et des sciences. Il n’en deviendrait pas pour cela plus méchant ! Si avoir fait leurs humanités n’a
pas rendu certains meilleurs, du moins en tout, ce n’est pas cela qui les a rendus mauvais quand ils le furent.
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enfants et plus indépendants, voire autonomes, trente ans de réforme ont conduit à
l’échec que l’on sait et créé un ennui à la fois nouveau et proche de ce que l’on prétendait combattre. Il est visible et vécu dans le constat banal d’une coupure totale, dans
les esprits, entre l’école et soi. On est loin actuellement, très loin, de ce que désirait
Zweig, bien d’autres aussi, et nous avec lui, que l’école soit faite pour la vie, qu’elle ait
du cœur et de l’esprit. Derrière le vernis des critiques évoquées précédemment, l’intention d’une « démocratisation », les réformes successives, n’ont conduit qu’à tenter
d’organiser l’adaptation de chacun, professeurs et élèves, aux nécessités sociales et
économiques. Est-ce trop demander qu’on ne réduise pas l’école à cela, sans même
mépriser ces nécessités ? un rêve bourgeois ? de philosophe ?
Du cœur et de l’esprit, les professeurs n’en manquent pas, malgré la vision méprisante qui est incessamment donnée d’eux par nos pédagogues réformateurs et la perpétuelle culpabilité dans laquelle on les entretient depuis quarante ans. Beaucoup ont
cru à ces réformes, ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour s’y adapter. Au contraire de
ce qu’on entend dire quelquefois, on apprend beaucoup aujourd’hui dans nos écoles,
quantitativement, mais on comprend peu et l’on retient donc encore moins. On s’ennuie en croyant mémoriser ce qu’on ne fait qu’amasser. On joue le jeu parce que l’école, le professeur-animateur, s’efforce aujourd’hui de cacher l’ennui, de l’occuper (et le
numérique en cela est attendu comme une manne). Et puis on oublie, aidé des formidables moyens dont on dispose plus encore aujourd’hui que jamais. On s’ennuie à
l’école quand le savoir qu’on reçoit n’est pas en lui-même l’élément d’une compréhension et d’un sens qu’il peut donner du monde, élément de la détermination réfléchie
de ses propres fins, de ses idées, ses sentiments, ses désirs 10. Ici la critique de Zweig
d’une école sans cœur ni esprit garde entièrement sa pertinence. Que produira d’autre
qu’un ennui, certes discret, un enseignement par compétences qui vous porte à devenir l’instrument efficace de fins prédéterminées ? On s’ennuie de ne pouvoir retirer
d’une telle réussite aucune estime légitime de soi, ayant au mieux su faire, toujours
inquiet de résultats qui valent seulement comme laissez-passer. Beaucoup de nos
élèves, du primaire au lycée, ne vivent ainsi pas moins que la génération de Zweig
« le sentiment de leur insuffisance ». La différence est que le présent ennui ne porte
qu’au désir du divertissement. Si la « vraie vie » est ailleurs, nous ne sommes pas à
Vienne en 1900. Plus que jamais, heureux sont ceux que leur milieu sait guider.
L’école ne peut pas tout indépendamment de la société dans laquelle elle existe,
dans un monde qui sans doute a connu trop de désillusions pour rêver encore, ou
alors à moindres frais, et qui offre si peu de perspectives. La leçon qu’on peut tirer de
Zweig c’est que l’inégalité devant l’école est aussi à la mesure d’un état d’esprit du
temps. Ainsi, disait-il, « cette peinture véritablement fidèle de notre précocité littéraire pourrait induire le lecteur à conclure que nous étions une classe de petits prodiges
tout à fait particulière. Il n’en était rien. Dans une douzaine d’écoles voisines, à Vienne, on pouvait alors observer le même phénomène […] Cela ne pouvait être un
hasard. C’était une atmosphère particulièrement propice, déterminée par l’humus
artistique de la cité… ».
Sans attendre cette jeunesse viennoise, fait d’un autre contexte, comment vouloir
que l’école rende sensible au meilleur, et non seulement une mince élite, forge une
intelligence du meilleur, quand les tendances dominantes, les modèles donnés de la
réussite, en nient tout et qu’aucune politique n’envisage qu’il pourrait en être autre10. Répétons que cela n’est aucunement contradictoire avec l’enseignement, par étapes, de savoirs servant à
une orientation particulière dans les études et à la professionnalisation.
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ment. Comment le vouloir quand les rapports de force priment, et quand, si souvent,
s’il échappe à la hantise de perdre ce qui n’était déjà que les conditions minimales
d’une survie, ce monde ne tient que par la recherche inquiète et effrénée du divertissement, aux moyens décuplés ? On a pu compter qu’en changeant les hommes par
éducation et instruction on rendrait le monde meilleur, mais ce n’était pas compter
sur la seule école. Cela s’est toujours fait en écho de changements sociaux et politiques allant dans le même sens 11.
L’idéal du progrès, dans ces différentes déclinaisons, a trouvé et prouvé ses
limites. L’histoire ne promet plus rien. Cela signifie une difficulté majeure par rapport
aux générations précédentes, un état d’esprit perdu, une orientation qui manque. La
prétention de connaître l’avenir ne peut plus servir de détermination et de justification du présent. Il faudrait s’y faire, s’en faire une vie qui ne soit pas renoncement.
L’humanité peut être à elle-même son propre secours, autant qu’on la connaît, qu’on
peut y participer, en esprit et en acte. Sans doute l’école doit là, elle aussi, jouer son
rôle. Mais comment pourrait-elle le faire, pleinement (car elle le fait un peu, malgré
tout, au mieux qu’elle peut), quand, de ce vide laissé par quelques idéaux disparus il
ne résulte le plus souvent, à l’école même, voire dans les théories pédagogiques,
qu’un culte douteux de la personnalité, d’une autonomie de pacotille, et quand l’État
se veut simplement gestionnaire de conflits, au nom d’une nécessaire collectivité, rien
de plus, et de droits de l’homme réduits à une arithmétique de la plus grande quantité
possible d’indépendance et de pouvoir, relativement au minimum possible d’obligations ?
À côté de cela, nos pédagogues politiques continuent de s’attaquer aux mêmes
Bastilles, dont ils entretiennent soigneusement le mythe, mais dont personne n’est
plus prisonnier depuis longtemps, prétendant, toujours au nom des mêmes solutions,
lutter contre des inégalités dont ils ont constamment accompagné le renforcement.
En attendant, on ne sait apparemment toujours pas, dès l’école primaire, faire que les
plus défavorisés ne butent pas sur une langue qu’ils n’ont pas apprise dès qu’il s’agit
de sortir de son usage oral ordinaire. Leurs études et leur vie subissent les conséquences de ce départ. La nostalgie d’une école d’avant-hier, si simpliste soit-elle, est
inoffensive au regard de ceux qui abusent aujourd’hui d’une critique légitime en son
temps 12, attaquant d’abord et toujours les professeurs, pour justifier la nullité récurrente de réformes qu’ils continuent pourtant avec ardeur, drapés dans le manteau de
leurs bons sentiments. Débarrassés de schémas qui ne signifient plus rien, d’un temps
où les enfants remettaient en cause leurs pères en même temps que leurs professeurs
et l’État, nous pourrions peut-être commencer à regarder le présent en face.
Simon PERRIER
Président de l’APPEP
2 janvier 2014
11. Nous ne voulons pas dire que l’école ne devrait ou ne pourrait rien faire mais que la politique réduite à la
réforme de l’école est un moyen commode de ne pas faire, par ailleurs, de politique.
12. Mais qui risque de redevenir nécessaire pour ces écoles-casernes qui, ici ou ailleurs, se multiplient, doublant des écoles publiques dépassées.
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