Ces souches qu`on abat

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Ces souches qu`on abat
Ces souches qu’on abat
Au dîner du Crif, François Hollande a violé
un tabou
Dans un roman de Philip Roth, ça se finirait par la démission de François
Hollande. Par chance pour le président, la France est frivole, même dans
l’indignation : il s’en est tiré avec une micro-bronca et, tout de même, la
réprobation bruyante de la patronne des Jeunes socialistes, Laura Slimani,
qui l’a froidement tancé pour « brouillage intellectuel » – cette toupie n’a
aucun respect…
C’est qu’il en a fait une belle. Vous n’allez pas le croire : il a dit «
Français de souche ». En toutes lettres. Enfin, entre guillemets, paraît-il,
mais on ne les a pas entendus, c’est ballot (le coup des guillemets est une
trouvaille de Bruno Le Roux, chef des députés socialistes qui l’écoutent).
Le président croyait pourtant s’être bordé. Oui, il a bien prononcé le mot en
F, le mot français qui fâche, mais dans un contexte qui ne laissait aucun
doute sur ses sentiments. Le 23 février, au milieu d’un dîner du CRIF
particulièrement pimenté cette année, il a évoqué sa visite à Sarre-Union, «
dans ce cimetière dévasté par de jeunes lycéens, français de souche, comme on
dit, ignorants au point de ne pas avoir vu les écritures en hébreu (…),
inconscients pour ne pas avoir remarqué les étoiles de David, mais à ce point
intolérants pour renverser le monument dédié aux victimes de la Shoah ».
Imaginons qu’au soir du 7 janvier, le président ait précisé que les frères
Kouachi étaient arabes et musulmans : on en parlerait encore. On découvre ici
la matrice du double lien qui pèse sur tous les Français, sommés à la fois de
ne pas voir la différence et de l’adorer. En vertu de la même logique, on a
le droit de célébrer les bienfaits de l’immigration, mais il est interdit de
remarquer qu’elle a changé le visage de la France. Et il va sans dire que
toute mention du roman national exige une sémantique dépréciative.
Pas de panique, Hollande n’a nommé les « Français de souche » que pour
pouvoir proclamer le dégoût qu’ils lui inspirent. Mais ce dégoût, c’est leur
accorder une existence. Pour le Parti de l’Autre, c’est encore trop. Cette
réjouissante formule d’Alain Finkielkraut est le meilleur nom que l’on puisse
donner à la gauche d’aujourd’hui. Voilà quarante ans que ces « de souche »
sont ses têtes de Turcs, au Parti de l’Autre. Il les a ridiculisés,
intimidés, diabolisés, ringardisés, il les a mis entre guillemets.
Maintenant, il voudrait bien les mettre entre parenthèses, et une bonne
partie du réel avec eux. Et comme les vraies choses et les vrais gens ne se
laissent pas engloutir volontiers, on interdit les mots. Supprimez le
signifiant, le référent disparaîtra – méthode éprouvée sous de nombreux
cieux. Bon, signifiant et référent, on dirait qu’il se mélange un peu les
pinceaux, François Hollande : « Pour ceux qui m’ont écouté, il n’y avait pas
de doute à avoir, je me suis distingué justement de cette expression », a-til déclaré. Le gentil président s’est distingué d’une méchante expression.
Seigneur, protégez-nous des mots !
Il est clair que, d’un point de vue scientifique, un Français de souche, ça
n’existe pas. Ce n’est pas le synonyme de « blanc », ni de « catholique »,
bien que cela n’ait pas rien à voir. En réalité, personne ne sait le définir,
mais tout le monde sait ce que c’est – une marque d’ancienneté, un droit
d’aînesse conféré non pas aux individus mais à leurs mœurs et à leurs usages.
Du reste, si on utilise une notion aussi hasardeuse, c’est bien pour vivre
dans la même réalité sensible que nos contemporains. Et là, il y a comme un
gros problème. Quand un propos banal sur l’antisémitisme qui sévit dans nos
banlieues peut vous envoyer au tribunal – version Arno Klarsfeld – ou vous
valoir un lynchage en règle – version Cukierman –, quand au sommet de l’État
on nous serine que l’islamisme n’a rien à voir avec l’islam, c’est qu’on ne
vit plus dans le même monde. Surtout que ces billevesées reçoivent
promptement l’onction médiatique. Ainsi entendrai-je, sur une chaîne-info,
une journaliste standard proférer avec assurance que « tout le monde sait
bien que, Français de souche, ça ne veut rien dire ». Quelques jours plus
tard, juste après les attentats de Copenhague, j’entends une autre voix
affirmer doctement : « Tout le monde sait bien que c’est la misère sociale
qui nourrit le terrorisme. » Si tout le monde le sait, évidemment, on ne peut
pas lutter.
La messe est dite, les Français de souche n’existent pas. Puisque nous sommes
tous immigrés, « avant moi, y’avait pas d’avant », comme ne le chantait pas
tout à fait Barbara. Et puis « souche », ça a un petit côté biologisant, non
? Le paradoxe, c’est qu’à investir de sombres humeurs racialistes le concept,
ceux qui l’utilisent, et en prime le groupe aux contours flous qu’il désigne,
on a fourni à ce groupe une cohésion identitaire dont il était absolument
dépourvu. L’appellation « Français de souche » est peut-être en passe de
devenir une affaire de culture autant que de filiation – la communauté des
sans-communautés. D’ailleurs, si elle perturbe les odorats trop délicats, ce
n’est pas parce qu’elle suggère une hérédité, mais parce qu’elle exprime la
volonté de rester un peuple, c’est-à-dire une collectivité humaine
relativement homogène, en termes non pas ethniques, mais culturels et
anthropologiques. Au point qu’on pourrait dire : on ne naît pas « de souche
», on le devient.
Reste une question : que lui a-t-il fait, à la gauche, ce malheureux « de
souche » ? En vérité, rien, sinon lui servir d’alibi, d’épouvantail et
finalement d’ennemi, sous diverses figures – du beauf au facho en passant par
le réac et le petit blanc. Il a donc fourni la trame d’un récit épique
opposant la générosité à l’égoïsme, l’hospitalité à la fermeture, le frère
humain au compatriote. Un récit dont il est interdit, depuis quarante ans, de
contester les postulats qui le fondent. C’est ainsi que les Français ont dû
accepter un changement démographique de grande ampleur, sans jamais être
invités à se prononcer.
Dans ce dispositif, le Front national a joué et joue encore le rôle décisif
du diable, qui coalise contre lui toutes les forces du bien – dans un fragile
et improbable Front républicain. Certes, la normalisation engagée par Marine
Le Pen est un sale coup pour le Parti de l’Autre, réduit à répéter en boucle
que le FN ne respecte pas les valeurs de la République, voire qu’il a des «
intentions funestes pour la démocratie », sans que ces affirmations soient
jamais référées à un propos précis. Ainsi, quelques semaines après les
attentats, la glorieuse lutte contre le FN redevenait-elle la priorité de la
classe politique et médiatique. Ainsi, le 24 février, le dessin de « une » de
Charlie Hebdo représentait le journal poursuivi par un djihadiste, Marine Le
Pen et le pape. Sans doute fallait-il éviter de stigmatiser les djihadistes.
Mais la plus grande vertu du parti lepéniste est d’être un revolver pointé
sur la tempe de tout citoyen, averti à intervalles régulier que ses
agissements, voire ses pensées, pourraient faire le jeu de qui vous savez. En
attendant, tous les présidentiables, convaincus que ce chantage suffira à
leur barrer l’accès au pouvoir, rêvent d’un deuxième tour les opposant à la «
peste blonde ». Reste que si le Front national est aussi dangereux qu’on le
dit, il n’est pas très malin de le laisser se présenter comme le seul parti
de la France.
Le cheminement qui a conduit la gauche à remplacer le prolo d’antan par
l’immigré clandestin, le résistant palestinien ou le musulman dont l’ultime
dignité tiendrait à l’adoration pour son prophète, est connu et brillamment
analysé par Jean-Pierre Le Goff dans les pages suivantes. On a moins remarqué
la formidable entourloupe réalisée dans l’opération. On dénonce volontiers le
goût de nos élites pour l’autoflagellation et la repentance, mais il s’agit
toujours ou presque de se battre la coulpe sur la poitrine des autres. La
haine de soi française masque le plus souvent la haine de la France d’en
face, ou de celle d’en bas. Eh bien, moi, j’aime qu’on m’aime ou, au moins,
qu’on me considère, et à l’inverse, je n’aime pas qu’on se paie ma tête ou
qu’on me méprise. Et j’ai comme l’impression que la majorité de mes
compatriotes éprouvent les mêmes sentiments, donc la même exaspération que
moi. Un jour viendra où des millions de Français, de souche ou pas, crieront
: Respect !
© Elisabeth Lévy – CAUSEUR