Le trouble du spectateur

Transcription

Le trouble du spectateur
6, rue Jacques Callot
75006 Paris
t +33 1 53 10 85 68
f +33 1 53 10 89 72
[email protected]
www.loevenbruck.com
Le trouble du spectateur
Face aux images d’Édouard Levé, nous sommes, nous spectateurs, comme les protagonistes de sa série des Rêves reconstitués : encouragés à observer quelque chose dont
le sens se dérobe toujours davantage et la lecture s’avère déroutante, voire finalement
impossible. Car cette première série s’inscrit toute entière sous le signe des troubles du
regard et du logos, du décalage entre le video et l’intelligo : listes énigmatiques, inscriptions incompréhensibles, abréviations inexplicables, œuvres ouvertes, hiatus entre le
regard et le geste. Dès l’origine nous sommes en présence d’un monde dont l’apparence
impénétrable pique notre curiosité.
Au sujet de ses Reconstitutions, Édouard Levé évoque l’inquiétante étrangeté chère à
Freud : ce soudain sentiment de première vue à l’égard de choses d’ordinaire familières.
Ces images nous parlent mais c’est en effet de manière distante, presque décalée, telles
des décalques d’images dont on n’aurait retenu que les lignes essentielles. Si la photographie est bien un arrachement du réel, alors ces mises en scène sont des images
doublement arrachées, des empreintes d’empreintes (souvenirs ou clichés) qui doublent
l’image de référence. Quel que soit le déclencheur de la reconstitution, immatériel à l’origine (souvenir de rêve, récit de rêve), ou de plus en plus concret au fil des séries (souvenir
de photographies puis photographie elle-même) nous sommes bien, visuellement, là,
toujours, du “ côté spectral des choses ”.
Série fondatrice que celle de ces Rêves Reconstitués qui instaure un principe, celui du
dédoublement par la reconstitution d’une image et un mode opératoire déterminant une
esthétique : frontalité de la prise de vue, dépouillement de l’espace, utilisation de la couleur, inexpressivité des personnages... Ce dispositif pratique et conceptuel très cohérent
donne à l’ensemble des reconstitutions une homogénéité formelle : un même climat onirique, comme le nervalien “ épanchement du songe dans la vie réelle ”. Identité visuelle forte
qui dissimule pourtant la réelle évolution sous-jacente d’une œuvre qui doit être lue dans
la continuité pour en apprécier la progressive épure. Que l’on confronte le premier rêve
reconstitué à la dernière image de ce volume de la série Quotidien : ici l’incarnation d’une
vision, là l’idéalisation d’un cliché. C’est en regard de ce vaste chemin parcouru en forme
de dématérialisation de plus en plus marquée d’une image de référence pourtant de plus
en plus réelle, qu’il convient d’apprécier l’évolution et les enjeux de ce travail.
A partir d’Actualités, le travail d’Édouard Levé subit en effet un premier et important
glissement avec le choix de reconstituer désormais des souvenirs non plus de rêves mais
de clichés glanés dans la presse, -sportive, généraliste, pornographique- des images
qui participent non plus d’un imaginaire singulier mais d’un imaginaire collectif . De ces
images sélectionnées pour leur caractère archétypal et que Roland Barthes regroupait
autrefois dans la catégorie des “ photographies unaires ”, ces images qui transforment “
emphatiquement la “ réalité ” sans la dédoubler, la faire vaciller (l’emphase est une force
de cohésion) : aucun duel, aucun indirect, aucune disturbance ”. Des photographies lisses
car sans punctum, dont Barthes citait justement comme exemple les clichés de reportage
et la photographie pornographique.
C’est bien à cette tache de faire vaciller à nouveau les images, de réintroduire littéralement ce dédoublement du monde, qu’Édouard Levé s’attelle. À partir d’Actualités, le
glissement du référent fait basculer son travail dans une critique de la représentation
et des codes visuels en vigueur dans l’imagerie de presse, qui en évoque d’autres, de Jeff
Wall à Richard Prince ou Thomas Ruff. On pense également à l’œuvre de reconstitution de
photographies d’architecture d’un Thomas Demand, à laquelle elle pourrait s’apparenter,
mais sans le jeu, même éphémère, sur le simulacre, que l’on peut trouver chez ce dernier.
Car les reconstitutions d’Édouard Levé ne prétendent pas au leurre, bien au contraire, pas
plus qu’au trompe-l’œil. Une bonne partie du trouble du spectateur face à ce travail provient même des refus, de plus en plus marqués, sur lesquels il repose : refus du simulacre,
refus de toute théâtralité, refus de tout contenu narratif. Car, paradoxalement l’attachement, au fil des séries, à un référent de plus en plus concret, aboutit à des images de plus
en plus déréalisées et au contenu de moins en moins explicite, privant progressivement le
spectateur de tout repère.
La photographie oppose ordinairement la connaissance du singulier, du particulier, au général, qui n’est pas de son domaine. Trace, empreinte, elle relève du hic et nunc, du contingent. Dans ses reconstitutions, Édouard Levé en fait un usage que l’on pourrait qualifier
de contre-nature. Le regard glisse sans saillies auxquelles se retenir, dans une dissolution
progressive de tout punctum, d’un détail qui viendrait rompre cette surface. Si initialement les Rêves Reconstitués donnaient encore à voir en offrant des détails perturbateurs, relevant d’un imaginaire intime et dont la marque la plus évidente était la présence
récurrente des “ accessoires ” –ce qui, par étymologie ne relève pas de l’essentiel- nous
assistons à un progressif polissage de l’image, jusqu’à la rendre la plus idéale possible.
6, rue Jacques Callot
75006 Paris
t +33 1 53 10 85 68
f +33 1 53 10 89 72
[email protected]
www.loevenbruck.com
A cet égard, les images de Quotidien apparaissent dans leur facture sans aspérité comme
un aboutissement, un terminus ad quem, qui vient bien effectivement clore un travail.
La progressive disparition des titres, qui, dans les deux premières séries, explicitaient
le contenu en orientant le sens de l’image, est le premier signe, le plus évident pour le
lecteur de ce volume, de cette perte des repères. Cette dérive du sens est renforcée par la
décontextualisation : le fragment de référence de l’image de presse est reconstitué ici sur
le principe de la composition autonome, sans le hors champ qu’il véhicule ordinairement,
littéralement abstrait du réel. L’espace scénique, initialement tridimensionnel, connaît à
son tour une dissolution progressive: disparition des objets - le canapé et la table de Pornographie qui participaient encore de la construction de cet espace perspectif classique.
Bientôt les murs et le sol ne font plus qu’un et l’obscurité gagne : Rugby et Quotidien ne
proposent plus que des corps ressortant d’un aplat noir, renforçant l’irréalité du contenu,
comme pour signifier visuellement l’opération de lissage à l’œuvre : la disparition de toute
profondeur.
Si ces corps demeurent les rares vecteurs d’un contenu narratif, ils sont eux-mêmes
traités sur le double mode, générateur d’un brouillage du sens, de la prolifération (d’abord
peu nombreux, dans les rêves, ils saturent l’espace dans Quotidien) et de l’excès : celui des
postures, non pas de simples poses mais de véritables attitudes au sens que la langue
ancienne a conféré à ce mot. Dans les dessins préparatoires au trait, réalisés à l’occasion
de chaque cliché, les protagonistes sont réduits à des silhouettes, proches de la pratique
des tableaux vivants. Stase excessive et d’autant plus déréalisante lorsqu’elle immobilise
un mouvement rapide, lui conférant, à partir de certaines images de Pornographie, un aspect baroquisant : frénésie sexuelle, grandeurs et misères sportives, deuil et mort y sont
rejoués sur le mode oxymorique de l’ardeur et de la froidure, accentuée par le caractère
inexpressif des protagonistes.
Car les visages, d’ordinaire lieux des passions, demeurent étrangement neutres, inexpressifs, (quand ils sont visibles, une grande part de Pornographie consistant d’ailleurs en un
masquage de traits des divers protagonistes), comme dissociés du corps. Cette dissociation opère également pour le vêtement : traité à l’origine sur le mode réaliste (Rêves et
Actualités) il en vient progressivement à perturber le sens, non sans parfois un certain
humour, en s’émancipant de tout vraisemblable : il est là ou on l’attend le moins (les
acteurs habillés de Pornographie) ou différent de ce qu’il devrait être (les dandys colorés
de Rugby). Jusqu’à devenir au sens premier du terme, dans Quotidien un facteur d’uniformisation. Un vêtement-uniforme au service d’une neutralisation du sens.
On doit dès lors considérer avec circonspection le terme de reconstitution employé par
Édouard Levé : ces dernières ne tendent bien évidemment pas à une reproduction fidèle,
mimétique, pas même vraisemblable. Ce sont pourtant bien des reconstitutions au sens
où, comme celles, minutieuses, des enquêtes criminelles, elle aident à faire la lumière en
jouant le rôle de révélateur. Soit, ici et là, à faire apparaître la nature exacte du référent :
actes protocolaires de la vie publique, eux-mêmes déjà bien souvent mis en scène dans
Actualités, typologie décalée d’une sexualité finalement ordinaire dans Pornographie, caractère archétypal et conventionnel des clichés sportifs de la série Rugby. A cet égard, la
dernière série Quotidien, réalisée d’après des photographies de presse et de reportage, si
elle n’est pas la plus visuellement séduisante, est bien la plus paradoxale et la plus réussie en termes d’efficacité. L’épure poussée à son comble défie toute tentative d’interprétation, tout en en faisant ressortir les gestes et les compositions classiques : pleureuses,
piétas qui renvoient à une iconographie religieuse et évoquent davantage, hors de tout
contexte, la peinture religieuse ou le classicisme davidien que la photographie de reportage. Comme un lointain écho d’une théâtralité qui, jadis apanage de la peinture d’histoire,
serait aujourd’hui véhiculée confusément par une certaine photographie de presse. Ce
n’est pas le moindre mérite de cette œuvre que de jouer ainsi des logiques inhérentes à
ces images “ unaires ” qui lui servent de modèle, en opérant, sur le mode de la reconstitution, une véritable opération de démasquage d’une réalité cachée.
Quentin Bajac
Conservateur au Musée national d’art modenre – Centre Pompidou
(texte issu de «Reconstitutions», monographie consacrée aux photographies mises en
scène d’Édouard Levé. Éditions Philléas Fogg, 2003).