L`ESpacE IDEntItaIRE DanS LE ROman FémInIn. À pROpOS DE

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L`ESpacE IDEntItaIRE DanS LE ROman FémInIn. À pROpOS DE
ÉTUDES ROMANES DE BRNO
32, 2011, 1
JUDYTA ZBIERSKA-MOŚCICKA
L’ESPACE IDENTITAIRE DANS LE ROMAN FÉMININ.
À PROPOS DE QUELQUES ROMANCIÈRES BELGES
Le thème de l’identité n’est pas étranger à la littérature belge. Dès sa naissance,
en 1830, elle se trouve confrontée au problème identitaire et il appartient déjà
à une tradition, qui irrite parfois vu son caractère d’a priori contraignant, que de
lire tout texte émanant d’un écrivain belge francophone par le biais de la quête de
l’identité. Qu’il s’agisse d’un Marcellin La Garde, d’un Émile Verhaeren ou d’un
Camille Lemonnier au XIXe siècle, ou bien d’un Charles Plisnier, d’un Michel de
Ghelderode ou d’une Suzanne Lilar au XXe, on est toujours tenté de chercher les
traces du gommage identitaire ou bien, au contraire, d’une affirmation identitaire.
Je ne vais pas donc ici chercher, dans les textes étudiés, de traces apparentes,
sous-entendues ou masquées de belgité. J’ai l’intention d’y chercher des traces
d’une quête identitaire au féminin qui se réaliserait par le biais d’un certain espace
fictionnel. Il s’agit donc plus précisément d’interroger quelques romans d’auteures venues de différents moments du XXe siècle, de différentes esthétiques,
de différentes poétiques aussi, pour essayer de cerner un type ou un des types de
représentation spatiale qui serait caractéristique pour la littérature au féminin.
À cette fin, je me mets à la recherche d’un espace surtout emblématique, qui,
en dehors d’une toponymie qui renverrait le lecteur à un lieu identifiable, est susceptible de remplir son rôle formateur de l’identité. De l’identité tout court, mais,
dans un roman écrit par les femmes et, dans la plupart des cas sur les femmes, il
s’agit souvent d’une identité sexuée, donc d’un espace sexué. L’espace qui m’intéresse est donc un lieu par excellence, un miroir où se retrouver, une enveloppe
sécurisante, un repère, une relation, un savoir, une mémoire, un « viatique », bref
– la maison familiale. Celle-ci apparaîtra ici dans ses deux incarnations majeures:
la maison dont on est issue et la maison qu’on a fondée. Les deux peuvent être
considérées comme une sorte d’espace de départ. À ce Lieu correspond un Nonlieu,1 non moins significatif et qui signifie par négation ou, mieux, par absence, et
qui constitue, le plus souvent, l’espace d’arrivée.
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J’emprunte le terme à AUGÉ, Marc. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la
surmodernité. Paris: Seuil, 1992.
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J’ai choisi quatre écrivaines dont je vais étudier, de manière nécessairement
sommaire, quatre romans : Marie Gevers, écrivaine considérée le plus souvent
comme régionaliste ou populiste et sa Madame Orpha (1933), qui va présenter ici
une situation modèle et se poser en contre-exemple face aux trois autres romancières, Madeleine Bourdouxhe, rangée dans le sillage des populistes, et sa Femme
de Gilles (1937), Dominique Rolin, nouvelle romancière, et ses Deux femmes,
un soir (1992), enfin, Jacqueline Harpman, romancière et psychanalyste, auteure
reconnue de romans d’analyse, et son Orlanda (1996).
Parmi les quatre romancières, seule Marie Gevers semble échapper à une intention revendicative (féministe) qui anime, à différents degrés, d’autres écrivaines.
Nous avons ici affaire à un véritable récit des origines dans lequel une narratrice
adolescente se souvient de son enfance qu’elle a vécue, en jeune fille attentive et
sensible, dans une demeure familiale pourvue d’un grand jardin. L’histoire des
amours de l’éponyme Orpha et du jardinier Louis, n’est ici, en fait, qu’un prétexte
à relater une période de croissance, d’apprentissage, d’ouverture au monde, de
dévoilement du monde. Un lien exceptionnel unit la narratrice à ses parents d’abord
qui, modèles de géniteurs protecteurs et responsables, lui enseignent le monde avec
patience et dévouement. Pleins de respect, eux-mêmes, pour le monde naturel, ils
réussissent à inculquer à leur fille, un amour et une attitude toute d’attention tendre
et respectueuse face aux choses de la nature. Un rapport de spécularité s’installe
vite entre la petite Denayer (la narratrice) et son entourage naturel :
Il y a un pacte entre l’étang et moi. Je le contemple matin et soir, penchée à ma fenêtre. Mon
image y est si mêlée que la somme de tous ces reflets a dû lui laisser quelque chose de ma personne ; une part de ma sensibilité y vit (Gevers, 1992 : 87).
La maison de ses parents, aux yeux de l’héroïne, constitue avec le jardin un
organisme unique. Restée chez elle, dans sa chambre, assise à la fenêtre, elle
garde avec le jardin (le monde ambiant) un contact permanent, ne serait-ce que
par le souffle du vent. « [...] dans cette quête vers les premières notions lucides de
ma vie, je rencontre d’abord le vent » (Gevers, 1996 : 101), écrit-elle dans Vie et
mort d’un étang (1961), mais cette remarque est aussi révélatrice de l’expérience
relatée dans Madame Orpha. Les parents, demi-dieux, et le jardin, dieu, comme
elle dit, sont deux facteurs qui contribuent à former l’identité de la narratrice.
Les années d’enfance foisonnent en floraisons ; chacun pourrait en tirer 20 récits différents,
comme on compose vingt bouquets de fleurs diverses d’une même prairie. En écrivant ces
pages, je voudrais parfois me pencher vers d’autres corolles, rassembler la belle histoire de la
vie de mes parents, la folle histoire du pont de Boom, ou bien celle du groupe de ma famille
maternelle... patience, aujourd’hui je cherche seulement ce grand amour de Louis et d’Orpha,
avec tout ce qu’il comportait, pour moi, de mystérieux. Quel beau bouquet ! Si proche de ma
sensibilité qu’il a aidé à former (Gevers, 1992 : 166).
Les liens qui unissent l’univers humain et l’univers naturel, chez Marie Gevers,
ont un caractère presque osmotique. Plusieurs images qui confondent les deux
mondes (la scène des hiboux, le martin-pêcheur incarnant Louis, la taupe figu-
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rant le receveur trompé par sa femme) autorisent à considérer la nature, le jardin
en l’occurrence, comme un espace humain, capable d’apprendre à la narratrice
l’amour, les relations humaines, la vie.
Un lieu, un chez-soi unique, uni, indivisible et sécurisant s’offre à l’individu qui
sait en apprécier richesse et qualité. Un individu en sort serein et lucide, parfaitement conscient de ses capacités, besoins et objectifs. Une existence en découle,
tranquille, tracée, rythmée selon un rythme naturel préétabli et reconnaissable.
La maison dans La Femme de Gilles de Madeleine Bourdouxhe n’est plus
une maison parentale saisie de la perspective de l’enfant. C’est la maison de
l’époux, ce qui nous introduit d’emblée dans un tout autre climat du récit féminin. Chez Bourdouxhe, le discours identitaire féministe apparaît dans une forme
embryonnaire. Timide, presque informulé, donné sur un ton pesé et réfléchi, nullement agressif ni envahissant, il dessine néanmoins un très classique portrait
d’une femme soumise. Élisa, présentée d’emblée au lecteur comme « la femme de
Gilles », éperdument amoureuse de son mari et père de ses enfants, découvre un
jour une relation illégitime qui le lie à Victorine. Dévouée et tendre, elle s’abandonne jusqu’à devenir la confidente de son mari infidèle qui, en toute innocence
on aurait envie de dire, lui dit son incapacité de délaisser Victorine. Ayant, au
bout de plusieurs semaines de démarches et de souffrances solitaires, obtenu le
retour de Gilles à la maison, persuadée tout de même qu’elle a perdu l’amour de
son mari, elle se suicide.
La maison qu’Élisa habite avec Gilles et leurs deux filles est donc la maison de
l’époux. C’est lui qui a pris la décision de l’acheter, « c’est lui qui a construit le
pigeonnier en briques roses, c’est lui qui a planté la haie de groseilliers et placé
la bordure de rochers le long du ruisseau qui traverse le jardin » (Bourdouxhe,
1992 : 13). La vie d’Élisa est rythmée par le va-et-vient de Gilles, par ses allers
et ses retours, par sa présence et son absence. La maison est le lieu de l’attente
quand Élisa, ayant accompli son devoir de tous les jours, épie la rentrée de son
mari. C’est sur cette scène d’ailleurs que s’ouvre le roman.
C’est chaque jour la même chose. Gilles sera là dans quelques minutes : Élisa n’est plus qu’un
corps sans force, anéanti de douceur, fondu de langueur. Élisa n’est plus qu’attente (Bourdouxhe, 1992 : 11).
Elle attend ensuite qu’après la bouleversante entrée de Victorine dans leur vie,
les choses reprennent leur cours ordinaire. Elle attend l’amour de Gilles.
La maison est le lieu de l’accueil quand Élisa, attentive à tout besoin, à tout
geste, à tout désir de Gilles lui prépare le dîner, le café matinal, les tartines à emporter à l’usine, lui assure le silence, le comfort, veille à son repos.
Il fit un signe pour indiquer que le soleil le gênait, elle leva la main au-dessus de lui pour protéger son visage. (Bourdouxhe, 1992 : 82)
La maison est le lieu du don de soi. Dépossédée de soi-même, Élisa existe pour
Gilles, se définit à travers le rôle qu’elle joue (la femme de Gilles) :
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Elle l’attend, les yeux fatigués d’insomnie : elle dort mal lorsqu’il n’est pas là. Elle se laisse
prendre, docile et douce, fascinée par cette joie qui éclaire le visage penché sur elle, et lorsque
Gilles préoccupé par un primitif orgueil de mâle lui demande gauchement si elle a eu sa part de
plaisir, elle répond dans toute sa bonne foi, ne concevant pas que l’on puisse imaginer pour elle
d’autre joie que celle d’avoir pu en offrir une à Gilles (Bourdouxhe, 1992 : 14).
La maison est le lieu de la solitude, d’une souffrance solitaire, du vide, quand
Gilles n’est pas là. « Il partit. Tout mourut autour d’elle » (Bourdouxhe, 1992 :
93), lisons-nous dans le roman. La maison de l’époux est, finalement, le lieu du
suicide, qu’il faut peut-être comprendre comme un acte préparé, voire autorisé
par Gilles. La maison de l’époux, espace de départ, sous le poids des événements, se mue en un non-lieu inhabitable, ce qui pousse Élisa à se construire un
espace dont elle serait maîtresse. Cet espace d’arrivée est un lieu inconnu pour
elle jusqu’ici, celui où, enfin, elle décide de sa vie, mais pour se l’enlever.
Avec Deux femmes un soir nous revenons à la maison parentale, à un espace
de départ qui, cependant, dans le roman de Dominique Rolin, s’impose notamment comme un manque, une absence, un sous-entendu dont témoigne d’abord
la relation conflictuelle entre la mère et la fille, un des topoï de la littérature des
femmes. Effectivement, le roman est l’histoire d’une rencontre, dont la périodicité renforce encore le sentiment d’un piétinément infructueux des conversations,
rencontre qui se déroule dans l’espace-temps d’une après-midi d’été, dans un
restaurant au nom éloquent, L’Espérance. Le roman est conçu comme un duo de
voix qui alternent tantôt pour se contredire, tantôt pour se compléter, bifurquer,
converger. Tout, dans ce roman, coopère afin de créer l’image d’une famille décomposée, divisée où « le drame de la non-communication » joue le premier rôle :
le prénom de la fille Shadow, qui, toute sa vie durant, ne sort pas de l’ombre de sa
mère, Constance, invariablement amoureuse de son « non-mari » Ralph Memory
et gardant en mémoire le souvenir « empoisonnant » de John, son fils suicidaire,
la chienne Pillow (dont le nom rime avec Shadow) que sa maîtresse, Constance,
tient pour sa vraie fille, et, après Ralph, son « second centre vital » (Rolin, 1992 :
20). Tout concourt à dénoncer cet espace identitaire en creux que convoque
d’abord le lieu de la rencontre (des rencontres, car elles sont régulières) : le restaurant. Un non-lieu classique qui selon la définition de Marc Augé renvoie à un
univers « promis à l’individualité solitaire, au passage, au provisoire et à l’éphémère » (Augé, 1992 : 101).
Rolin divise l’espace romanesque en un dedans et un dehors,2 où le dedans
correspond au lieu de la rencontre. Un dedans aussi fragile et précaire que la
rencontre elle-même, fait passager, condamné à s’évanouir à peine commencé :
Le dedans qui nous engloutit est déconcertant : il y règne en long et en large l’ébriété de l’exil. La
salle est grande. De nombreux laissés-pour-compte de la vie cherchent là l’illusion d’un contact
bruyant, opaque et coloré. Ils y croient. La chaleur et les lumières éclatantes sont aptes à les
2
Il serait d’ailleurs intéressant de voir de plus près cette division, car elle change selon le
locuteur. Ce qui pour Constance est un dedans « déconcertant », pour Shadow est un dehors
« exaspérant ».
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sauver – le temps d’un entracte plus ou moins prolongé – de l’enfer de la solitide et du désepoir.
(Rolin, 1992 : 28)
Ce dedans foncièrement étranger et dépaysant, où l’on ressent mieux qu’ailleurs son altérité face au monde ambiant, se substitue ici à un dedans qu’on s’imagine mieux approprié à une rencontre d’une fille et d’une mère. Ce lieu cependant
n’existe pas. La maison parentale apparaît, surtout dans les propos de Shadow,
comme un espace inhospitalier, cloisonné, avec des territoires bien délimités appartenant d’une part aux parents (« nos deux meurtriers »), de l’autre aux enfants :
John et moi avons tout ignoré de ces deux corps illégaux [leurs parents ne sont pas mariés] : nous
n’avons pas cherché à savoir. Ils étaient deux, nous étions nous. Nous étions tentés parfois de
crier « papa, maman » pour briser l’obstacle qui nous séparait de leur clan. Nous ne l’avons pas
fait (Rolin, 1992 : 79-80).3
Pour Shadow, l’espace parental est donc un non-lieu de plus, où elle est
à l’ombre et dont elle sort, pourvue malheureusement de cet héritage lourd du prénom. Rien d’étonnant à ce qu’elle rêve d’un espace à soi que figurent d’abord...
les toilettes, un autre non-lieu, la seule réalité qu’elle connaisse :
Mon rêve, là, dans l’immédiat, serait d’occuper la place de madame pipi. Le local hygiénisé
deviendrait mon palais de faïence et de nickel bien éclairé, je ne remonterais plus là-haut, je profiterais mieux ici de mes trésors personnels que le grand jour a tendance à ternir. Pourboire dans
la soucoupe. Merci, madame. Au revoir, madame. Réduction maximum des rapports humains
(Rolin, 1992 : 85).
Pour Shadow, le Lieu (en majuscule), idéal, feutré, accueillant, où elle serait
bien à l’abri des relations humaines, ce à quoi l’a dressée la maison parentale,
n’est possible qu’à condition d’en éliminer la mère :
Je m’imagine seule auprès de cette femme [sa mère] dans mon joli chez-moi, bien clos, bien
capitonné. Elle apprécie le repas que je lui ai préparé, elle s’enfonce parmi les coussins du
divan. Je sers le café. [...] Mes mains s’éleveraient d’elles-mêmes, comme appartenant à un
corps étranger. Elle étoufferait un léger rire avant de se tamponner les lèvres avec soin. Mes
mains avanceraient dans sa direction. [...] Mes mains de plus en plus rapprochées, massives.
Seulement alors elle ébaucherait un cri, le ratage d’un cri. Mes mains lui prendraient la gorge.
Serrer. Serrer plus fort. Serrer avec froideur. Attendre l’enflure de l’artère. Ne pas se presser
surtout [...] (Rolin, 1992 : 88).
Shadow se rend parfaitement compte que cet espace parental inhabitable pour
elle et occupé à présent par Ralph Memory, ou autrement la mémoire des jours
vidés de contenu dans lequel l’on pourrait se reconnaître, cet espace donc, il faut
le fuir, l’effacer, l’abolir avec tout ce dont il se fait porteur :
3
Cette image de séparation des enfants qui, bien que dans la même maison, vivent leur vie
loin de leurs parents, formant, eux, un ensemble autosuffisant, apparaît chez Rolin dès son
premier roman, Les Marais (1946).
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Première opération d’envergure: se délivrer chacune de ses entraves génétiques, c’est-à-dire
bouger, avancer, voler, tout faire pour ne pas empêcher le mouvement (Rolin, 1992 : 150).
Déserter la maison parentale signifierait pour Shadow se délivrer d’un lieu de
la mémoire qui l’immobilise. « Je suis clouée au centre d’un désert, lieu tournant
d’une action unique : un gigantesque horizon de suicide » (Rolin, 1992 : 255),
dit-elle.
On est loin ainsi de l’espace identitaire, de la maison familiale de Marie
Gevers. Là, tout concourt à former un individu complet, abouti, réconcilié avec
le monde. Ici, au contraire, l’individu sort de la maison natale sans armes et se
reconnaît comme désaxé, perdu, ballotté entre un intérieur inintelligible et un
extérieur étranger et hostile.
Le couple mère-fille revient dans Orlanda de Jacqueline Harpman, mais ici
cette relation est autrement conflictuelle. À Constance, une mère égocentrique et
indifférente, correspond ici, Marie Berger, une mère envahissante et ravageuse
qui réussit à communiquer à sa fille Aline le carcan de la correction et des convenances des « générations de femmes bien élevées qui [...] se sont fort bien accommodées de ce qui leur était permis » (Harpman, 1996 : 37-38).
Aline, professeur de littérature à l’Université, en préparant son cours sur
Virginia Woolf, lit Orlando. Arrivée au moment crucial de la transformation, elle
décide d’entrer, elle-même, dans le corps d’un jeune homme, Lucien, qu’elle voit
dans le restaurant de la gare, à Paris, juste avant de monter dans le train qui l’amenera à Bruxelles. Bien situé géographiquement ce roman. À le lire, le plan de
Bruxelles à la main, on ne risque pas de se perdre. Harpman multiplie les repères
topographiques comme pour aider ses personnages à retrouver leur chemin vers
eux-mêmes :
Il [Orlanda] remonta l’avenue Louis Lepoutre, traversa la place atteignit bientôt l’avenue Brugmann et tourna dans la rue Berkendael, après quoi il parcourut la rue Rodenbach d’un pas vif. Il
se prétendit fort surpris quand il vit qu’il était arrivé à la place Constantin Meunier (Harpman,
1996 : 126).
C’est à cette adresse que se trouve l’appartement d’Aline (qui est toujours là
mais dépourvue de cette partie de soi-même qui l’a désertée pour se retrouver
dans un corps d’homme).
Le thème de la quête identitaire est ici parfaitement repérable. Aline, enfant,
habituée à une immense maison, « où l’on pouvait courir 20 mètres en ligne
droite sans être arrêtée par un mur » (Harpman, 1996 : 55), ayant mûri, se retrouve
coincée dans l’espace exigu de l’âge adulte, voire peut-être celui de la féminité.
Habitant, comme étudiante, un appartement où « elle ne pouvait pas faire trois pas
sans se cogner au lit, à la table ou au lavabo » (Harpman, 1996 : 55), Aline obtient
de son père le luxe d’avoir, à soi, un trois-pièces « vide et lumineux ». Mais c’est
alors que sa mère incontournable intervient pour aménager cet espace reconquis,
conformément à son idée de l’espace idéal où pourrait vivre sa fille. Ces interventions de la mère sont d’ailleurs bien nombreuses et se trouvent à l’origine du
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malaise d’Aline qui aboutit à la métamorphose, à la naissance d’Orlanda (qui
figure une partie d’Aline dont elle ne se rend pas compte, une partie libre de toute
entrave) :
À force d’avoir tenté d’être ce que sa mère lui suggérait, discrètement, de devenir, elle ne sent
pas qu’elle soit unique comme chacun a droit de le sentir et qu’elle a quelque chose à dire qu’elle
est seule à pouvoir dire (Harpman, 1996 : 38).
Essayant de s’aménager, au milieu de cet espace créé par l’autre, un îlot d’intimité, d’indépendance, elle tombe sous le charme de son voisin, propriétaire d’un
appartement symétrique au sien, qui, mû par de nobles intentions, réaménage,
après la mère d’Aline, l’espace vital de sa fiancée :
Aline dormait dans la plus petite des trois pièces, qui donnait, à l’arrière, sur de médiocres jardins : dès la première fois qu’il fut question de passer la nuit ensemble, Albert protesta qu’on ne
pouvait pas faire tenir un homme de son gabarit dans un espace aussi réduit et il l’entraîna chez
lui. [...] Le sel [la cuisine] chez Aline, le lit chez Albert : cela donna le ton (Harpman, 1996 : 56).
Au bout d’un temps, Aline et Albert décident (l’idée et le projet d’un nouveau
réaménagement vient d’Albert) de joindre les deux appartements, ce qui, au bout
du compte, amène la libération d’Aline, c’est-à-dire la naissance d’Orlanda. Vers
la fin du roman, Orlanda, profitant d’abord avec fougue de sa liberté, retrouve le
chemin vers Aline et la rejoint, lui permettant ainsi de reconquérir son identité et
son espace vital dont elle était jusqu’ici dépossédée.
Quatre romans, un peu tirés au sort, quatre romancières choisies d’abord selon
le bon vouloir de l’intervenante, qui, cependant, ont tous en commun le thème
de l’identité, récurrent, comme on le voit, dans les écrits des femmes. Ce sujet
de l’espace identitaire n’arrête pas d’ailleurs de nourrir les récits des femmes
les plus contemporains. Keiko, l’héroïne du roman La Cérémonie des poupées
de Chantal Deltenre (2005), revisite ses origines en explorant et en apprivoisant
son appartement au Japon; on y a affaire à une véritable reconquête de l’espace
des origines. Dans le bouleversant roman Des années d’insignifiance de Nathalie
Gassel (2006), on retrouve la narratrice en quête des lieux de son enfance dont
l’expérience quasi physique contamine sa manière de percevoir l’espace :
Je passai la nuit seule, par terre, dans votre cellule [celle de ses parents] abandonnée, dans
une résidence que nous perdions tous. Là où les murs m’avaient appartenu comme un corps
appartient. L’architecture devait dorénavant éveiller en moi une forme de sensualité : de beaux
musées, de belles demeures sont comme des anatomies que je convoite, la forme d’un paysage
de l’enfance, la seule figure de la beauté de celle-ci (Gassel, 2006 : 52-53).
Caroline Lamarche, dans son avant-dernier roman qui date de 2007, Karl et
Lola, évoque, elle aussi, une demeure familiale, dont les parents, de façon symbolique, sont absents. Le frère et la sœur, Karl et Lola, que relie un bien curieux
rapport hiérarchique, les tiennent pour morts et considèrent leur maison natale
comme un mausolée (titre de l’un des chapitres).
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Béatrice Didier, dans le « Préambule » à son ouvrage L’Écriture-femme, en
expliquant les conditions de l’écriture des femmes, indique l’importance du problème de l’identité de la scripteuse d’abord, problème qui découle de l’épineuse
question de l’identité féminine :
La relation entre écriture et identité est ressentie comme une nécessité par la femme – d’autant
plus [...] que son écriture est souvent autobiographique. Comment écrire quant une identité vous
est refusée ? [...] Le « je » n’est si envahissant dans la littérature féminine que parce que son
existence est contestée (Didier, 1981 : 34).
Il semble ainsi naturel que les femmes auteures thématisent volontiers la question qu’elles se posent elles-mêmes : qu’est-ce que c’est que d’être un être de
genre féminin ? Toute question portant sur l’identité en entraîne une autre qui
interroge les conditions de la formation de celle-ci. D’où justement la volonté
de répertorier les lieux de naissance, dans le sens métaphorique, des femmes,
les lieux où elles se cherchent, les lieux qu’elles considèrent comme formateurs
et conditionnant leur existence. Ces lieux, finalement, qui ressemblent à « une
chambre à soi » que Virginia Woolf réclame comme susceptible d’assurer à la
femme écrivain un espace d’intimité et d’autonomie autant intellectuelle qu’affective. Les romans en question répondent à l’appel de Woolf dans la mesure
où ils figurent, souvent pour le dénoncer, cet espace à soi (passé ou présent) qui
n’est pas toujours tellement apprivoisé ou qui, tel qu’il est ou tel qu’il n’est pas,
constitue un lieu de référence pour toute une vie.
Bibliographie
AUGÉ, Marc. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris: Seuil, 1992.
BOURDOUXHE, Madeleine. La Femme de Gilles. Bruxelles: Labor, 1992.
DELTENRE, Chantal. La Cérémonie des poupées. Bruxelles: Maelström, 2005.
DIDIER, Béatrice. L’Écriture-femme. Paris: P.U.F., 1981.
GASSEL, Nathalie. Des années d’insignifiance. Bruxelles: Luce Wilquin, 2006.
GEVERS, Marie. Madame Orpha ou la Sérénade de mai. Bruxelles: Labor, 1992.
GEVERS, Marie. Vie et mort d’un étang. Bruxelles: Les Éperonniers, 1996.
HARPMAN, Jacqueline. Orlanda. Paris: Grasset, 1996.
LAMARCHE, Caroline. Karl et Lola. Paris: Gallimard, 2007.
ROLIN, Dominique. Deux femmes un soir. Paris: Gallimard, 1992.
Abstract and key words
The space in literature, tangible or spiritual, imagined or directly experienced, creating a feeling
of safety or overwhelming, internal or external, is always mythical, and it creates, as Ernst Cassirer
wants it, certain value or sense. Space defines every human being and in case of feminine characters
in literature portrayed by women, it outlines advantages and disadvantages of woman’s condition. Using examples of several novels by Belgian female writers – Bordouxhe, Gevers, Harpman,
Rolin – I am trying to describe certain space type to be defined as proper for feminine literature,
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specifically in its identity aspect. Husband’s house (Bourdouxhe), garden in family estate (Gevers),
heroine’s flat becoming a place of metamorphosis (Harpman) and finally restaurant constituting the
framework of the whole story on family ties – there are so many ways to present multilayer space in
feminine literature, so many places and “non-places” characteristic for female characters.
Belgian literature; Belgian novel; Madeleine Bourdouxhe; family home; feminine literature; Marie Gevers; Jacqueline Harpman; Dominique Rolin; space