Tunisie : Ce qu`ils n`ont pas compris

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Tunisie : Ce qu’ils n’ont pas compris
mercredi 28 décembre 2011, par GHERIB Elyes (Date de rédaction antérieure : 25 octobre 2011).
Ils avaient tout pour eux : le courage, un passé d’opposant historique, de l’argent, une visibilité
médiatique, un pouvoir destourien-RCDiste qui bien que chancelant, a tenté de faire pencher la balance à
leur avantage plutôt qu’à celui de “l’ennemi”. En plus ils étaient “modernistes” et “progressistes”
(waaaaaaaaaaaaaaw !!!!). Pourtant, ils se sont ramassés.
Certes, Ennahdha ayant 30% des voix signifie que 70% des électeurs ont voté pour autre chose. Mais le
problème, c’est qu’Ennahdha a eu 30% des voix en jouant parfaitement le jeu (nauséabond) de la politique
: on hausse ou on fait mine de hausser le ton par là, on rassure par ici. On fait le dos rond dans les médias,
pendant que les militants quadrillent méthodquement le terrain. On fait exactement les mêmes conneries
que les autres : argent sale, accointances suspectes avec des puissances étrangères, langue de bois,
aveuglement criminel aux vagues répressives du pouvoir policier, recrutement douteux d’ex RCD, etc.
Dans son comportement, Ennahdha est un parti comme les autres. Il a juste plus de succès que les autres.
Mais pourquoi ?
Dans un excellent article [1], Néjiba Belkadi nous explique la chose suivante :
“[Le pouvoir tunisien] a dû répondre à une problématique essentielle : comment assurer une égalité pour
que soit viable socialement l’assise de la monture du pouvoir ? Il a visiblement adopté un modèle
égalitaire, de façade, chargé d’expulser le cœur de la Tunisie, comme pour garantir l’égalité de sa
périphérie. Un modèle égalitaire entre pauvres et égalitaire entre riches et qui garantit le fossé entre les
deux, un fossé chargé de rendre invisible cette inégalité.”
En d’autres termes la société tunisienne s’est construite pendant 50 ans sur la domination d’une frange de
la société par une autre (ce qui est la nature de toute organisation sociale). Fracture sociale. Avec
toutefois la possibilité de s’élever, notamment par la fonction publique (de Ahmed Mestiri à Ben Ali, mes
deux grand-pères…).
Le pouvoir bourguibien a jeté du sel sur la plaie, en superposant à cette fracture sociale une fracture
culturelle. Un choix clair avait été fait en faveur d’une “occidentalisation” de la société tunisienne
(citadine) sur tous les plans : langue, moeurs (évolution plus lente), musique (le malouf plutôt que le
mezouéd, ou Hédi Jouni à la TV plutôt que Salah Farzit), relations internationales, … Se rapprocher des
puissants était l’un des dogmes de la diplomatie bourguibiste, et ben-alienne d’ailleurs). Fracture
culturelle.
Sous Ben Ali, la profondeur des deux fractures culmine. Les réformes libérales initiées par Nouira
atteignent leur vitesse de croisière, et par la mécanique structurelle de cette doctrine, la société tend à se
scinder en deux : les pauvres, et les riches, de même que les grandes entreprises ont tendance à
prospérer tandis que les PME rament.
Là où le modèle bourguibien avait réussi à installer et maintenir une classe moyenne importante, le
système Ben Ali a travaillé à la détruire. La fonction publique n’est plus un ascenseur social, tout au plus
la garantie d’un salaire maigre mais stable, et l’économie est la chasse gardée d’une poignée de familles
mafieuses. La fracture sociale s’est donc accentuée.
La culture d’Etat étant restée ce qu’elle avait été sous Bourguiba, la fracture culturelle a à peine bougé.
Certes, Samir Loucif passe maintenant à la TV, mais en face, on nous inflige chaque année un film dont
l’indigence, couplée à des scènes “contraires aux bonnes moeurs” parachutées et imposées par les
producteurs (“occidentaux”), excluent de facto une frange de la société au profit d’une autre. A tel point
qu’un feuilleton mexicain ou turc parvient à faire ce que très peu de feuilletons tunisiens sont arrivés à
faire : vider nos rues.
Fracture sociale et fracture culturelle, recouvertes jusqu’à aujourd’hui par un mouvement populaire aux
revendications uniformes et exclusivement sociales et politiques (choghl, 7orreya, karama wataniyya).
C’est un problème de taille et un défi d’avenir : comment réduire ces deux fractures ?
Vous pouvez avoir une idée de ce dont je parle en regardant l’intervention de Abdelaziz Belkhodja (PDM)
sur Nessma, où il déclare sans le moindre complexe : “3anna barcha met5alfine fi tounès”. Comprenez, si
vous ne votez pas “moderniste”, vous êtes met5alfine : fracture culturelle, doublée d’une fracture sociale
visible lorsque vous analysez de plus près la composition sociale du PDM.
Je lui conseille de circuler en éléphant, en grand fan de la République de Carthage, ça lui permettra de
joindre l’utile à l’agréable : revivre les sensations de ses ancêtres et éviter de regarder en bas.
Cette parenthèse quenellière fermée, j’espère que Cyril Grislain Karray nous apportera des éléments de
réponse dans un addendum à son bouquin.
Cependant, toute approche anglo-saxonne de la question, par l’économisme, c’est-à-dire l’idée que si
l’économie va bien alors tout va bien, est vouée à l’échec, parce qu’elle arrivera au plus à traiter la
fracture sociale. Je dis au plus parce que la doctrine économique anglo-saxonne, dans laquelle nous
baignons depuis 30 ans, produit aujourd’hui plus de misère et de violence que de richesse. Du moins pour
les anglo-saxons du bas, de plus en plus nombreux.
Ne pas avoir identifié cette double fracture, ou l’avoir ignorée, est à mon avis l’un des problèmes majeurs
de l’ex-opposition. Elle connaît bien le pouvoir policier, son fonctionnement, sa nature et les noms de ses
piliers, mais elle ne connaît manifestement pas son peuple, ne sait pas sur quels boutons appuyer et
quand. Autrement elle aurait mobilisé les foules bien avant le 14 janvier.
Le “peuple” tunisien n’est pas homogène dans sa sensibilité. Bombardez-le de vide idéologique et de
termes importés, de du style “modernité”, “progressisme”, “lutte contre l’obscurantisme”, bla bla bla… et
une grande partie détournera le regard. Ca ne lui parle pas. Ou du moins ce n’est pas suffisant pour la
détourner d’un parti qui fait exactement les mêmes bêtises que vous, mais qui se dit islamiste.
Espérons que la gueule de bois démocratique passée, nos progressistes modernistes anti-rétrogrades antiobscurantistes porteurs de Lumière daignent se remettre en cause.
P.-S.
* Article publié le 25 octobre 2011 sur le site tunisien Nawaat
http://nawaat.org/portail/2011/10/25/tunisie-ce-quils-nont-pas-compris/
Notes
[1] http://nejibisme.wordpress.com/2011/10/24/la-tunisie-en-passe-detre-libre/

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