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POINT DE VUE...
Les dosages inutiles
en cardiologie
Simon Weber
Hôpital Cochin, Paris
[email protected]
l est clair que les dosages biologiques ont
acquis, depuis maintenant une bonne décennie,
une grande « autorité » dans le domaine de la
cardiologie occupant notamment une position
centrale dans les arbres décisionnels de la
prise en charge des douleurs thoraciques,
des dyspnées aiguës et de la gestion de l’insuffisance
cardiaque chronique.
A l’instar du ramage et du plumage chers à Jean
De La Fontaine, cette autorité, parfois un peu tonitruante et intransigeante est indiscutablement basée
sur une réelle utilité. Nul n’en doute. Cette utilité
n’a-t-elle cependant pas, comme toute médaille, un
revers ? N’a-t-on pas poussé trop loin la dictature
du chiffre ? Telles sont les questions.
La Cardiologie a longtemps été l’une des disciplines
médicales les moins tributaires des dosages biologiques.
A l’époque solennelle des « grandes questions » de l’internat ancienne formule, que certains d’entre nous ont
encore pratiqué dans leur fringante jeunesse, au chapitre « signes biologiques » de la question insuffisance
cardiaque chronique, figurait la sentence : « la diminution du contenu en oxygène du sang veineux prélevé au
niveau de l’artère pulmonaire est le seul signe biologique
de l’insuffisance cardiaque ».
Le dosage de la CPK et ses divers avatars isoenzymatiques a participé dès la fin des années 60 au
diagnostic de l’infarctus du myocarde mais sa place
était plutôt confirmative que réellement décisionnelle et
sa sensibilité était faible.
L’impressionnante série de tests d’hémostase qui
se sont succédés entre le milieu des années 50 et
l’universalisation, un peu avant la fin du 20ème siècle de
l’INR, était volontiers laissée au bon soin du généraliste
et reconnaissons le, les cardiologues ne s’intéressaient
pas suffisamment aux facteurs de risque métabolique,
glucidiques ou lipidiques. Ceux d’entre nous qui
souhaitaient, dans un espoir de carrière universitaire,
associer une discipline fondamentale à la Cardiologie
clinique choisissaient volontiers la physiologie, la
pharmacologie voire l’histo-embryologie mais jamais
(ou presque), la biochimie !
Le Cardio
et le Labo
(de dosage biologique)
Maitre Labo sur un arbre* perché
Tenait dans son bec un dosage
Maitre cardio par les chiffres alléché
Lui tint à peu près ce langage
Et bonjour Monsieur du Labo
Que vous êtes flashy,
que vous me semblez beau
Sans mentir si votre utilité
Se rapportait à votre autorité,
Vous seriez la clé de tous
nos arbitrages
*il s'agit bien d'un arbre décisionnel
Le paysage a assez brutalement changé
dans les années 85-90 avec la possibilité de modifier les facteurs de risque métabolique de l’athérome puis
la mise au point indiscutablement décisive, des premiers
marqueurs Troponine et BNP. Ces dosages ont représenté
une avancée majeure qui a permis d’améliorer la prise en
charge de nos patients. Il serait bien entendu totalement
absurde, de chercher à minimiser l’importance de ces
outils biologiques. Mon propos est plutôt de constater
que présenté à un public, les cardiologues, n’ayant qu’une
faible culture biochimique, et manquant donc d’esprit critique, les limites d’utilisation de ces résultats biologiques
n’ont peut être, pas été suffisamment prises en compte ce
qui peut aboutir parfois à des prises de décisions cliniques
imparfaites voire quelques fois contre productives.
A tout seigneur tout honneur ! Quelles sont les
limites d’utilisation de sa majesté la Troponine ?
La mise au point du dosage de la troponine a représenté
un bond en avant des possibilités de détection de la souffrance cellulaire myocardique ou plutôt de la nécrose myocardique permettant de détecter des dégâts musculaires
10, 100 voire même peut être 1000 fois plus petits que ce
que pouvaient détecter de façon fiable les dosages de CPK.
Dans un premier temps, cette extrême sensibilité était censée
s’accompagner d’un gain quasi parallèle en spécificité. Seul
le myocarde nécrosé du coronarien pouvait générer une
élévation de Troponine. Il est devenu rapidement évident que
cela n’était pas vrai ; que toutes les souffrances myocardiques
suffisamment intenses pour pouvoir entrainer des lésions
cellulaires irréversibles pouvaient être à l’origine d’une
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élévation de la Troponine. Il est même devenu apparent,
un peu plus tard, même si certains « marqueurologues »
ne l’admettent que du bout des lèvres, qu’il peut y avoir des
limites biochimiques de dosages liées au choix du réactif et
que la troponine dosée dans le sang circulant peut parfois,
dans ses diverses iso formes, ne pas être originaire du
myocarde !!!
Ces limites sont finalement modestes en rapport avec
l’étendue des services rendus par les dosages de troponine
mais n’ont pas été prises en compte de façon rationnelle.
Par deux points il passe un cercle ! Le fameux « cycle de troponine » qui ne comporte que deux dosages illustre bien le rapport irrationnel avec la troponine… Euclide a postulé que par
deux points il ne passait qu’une droite et non pas un cercle ! Il
ne s’agit que d’un postulat mais c’est en application de ce postulat que nous construisons depuis plusieurs millénaires, des
maisons qui tiennent debout et des ponts qui ne s’effondrent
pas. Pourquoi donc continuer à appeler un cycle les résultats
de deux dosages effectués à quelques heures d’intervalle ?
Un deuxième exemple d’irrationalité est la gestion des dosages de Troponine effectués en dehors du milieu hospitalier.
Il n’est pas rare, lorsqu’un dosage de troponine est effectué
en ville et qu’en pratique, le résultat « positif », ne parvient au
médecin prescripteur que plusieurs heures après (voire le lendemain matin) de voir s’organiser une prise en charge urgentissime, parfois médicalisée, parfois directement en salle de
coronarographie alors que la période de risque rythmique
maximale d’une part et celle de possibilité de sauvegarde myocardique par reperfusion d’autre part ne dure que quelques
heures après le début du tableau clinique, tout du moins
lorsqu’il s’agit d’un authentique infarctus du myocarde.
Pour finir, quelques mots sur la course à l’hyper extra maxi
sensibilité des dosages biologiques. La course au grossissement, la puissance du zoom, parait sans limite. Cette
course est menée tambour battant par les fabricants de
réactif et de matériel de dosage qui n’ont peut être pas pris
le temps d’interroger les utilisateurs, urgentistes et cardiologues, sur l’arbitrage optimal entre sensibilité et spécificité.
En pratique, nous sommes presque dans la situation d’un observateur qui n’aurait droit qu’au zoom hyperpuissant sans
avoir la possibilité de regarder d’abord le paysage à l’œil nu.
La pratique sécuritaire de la médecine amenant en pratique
souvent à demander un dosage de troponine pour tout
symptôme +/- douloureux localisé entre la pointe du menton et l’ombilic, il n’est pas étonnant d’avoir à gérer au quotidien, un flux important de symptômes bâtards à troponine
positive !
L’obsession de ne pas méconnaitre, devant une douleur
parfois atypique, un syndrome coronaire aigu est légitime.
Le dosage des taux sanguins de Troponine contribue
pleinement à cette démarche à condition d’être raisonné,
d’être étayé par une ébauche de raisonnement médical
logique et de s’intégrer aux données de l’interrogatoire
de l’examen et à la lecture de l’ECG. Les résultats d’un
dosage de Troponine « positif » prescrit sans aucune
justification clinique peuvent avoir des conséquences
graves, voire aussi dévastatrices que les conséquences de la
méconnaissance d’un authentique syndrome coronaire aigu.
Par exemple, si le symptôme a été mal analysé, l’examen
clinique imparfait, la prise en compte d’un résultat d’un
dosage de Troponine qui n’aurait jamais du être demandé,
peut amener assez rapidement, le malade sur la table de
coronarographie. S’il est âgé, éventualité de plus en plus
fréquente, la probabilité de trouver une lésion coronaire de
rencontre est importante, la tentation de la stenter parfois
très, trop, beaucoup trop présente. Il n’est pas rare de se
trouver ainsi tributaire d’une bithérapie antiplaquettaire
alors même que le symptôme initial, qui n’aura bien sûr
pas été amélioré par le stenting d’une sténose coronaire
innocente, nécessitera quelques heures plus tard
une intervention chirurgicale !!!
De façon peut être un peu moins spectaculaire,
l’angioplastie et le stenting d’une lésion coronaire
«de rencontre » déclenche la prescription inutilement
dangereuse d’antiplaquettaires parfois puissants
(donc à risque hémorragique) et transforme pour
le restant de ses jours, un patient, qui n’avait qu’une
banale douleur pariétale, en coronarien avec toutes
les implications psychologiques, sociales, familiales,
que cela peut représenter. Bref, une vraie détérioration
de la qualité de vie ! N’oublions donc pas que le dosage
de la Troponine peut représenter une excellente réponse
-à une question pertinente (lorsqu’il y a eu raisonnement
clinique) mais aussi la réponse trompeuse à une question
mal formulée voire même non formulée.
Il est vrai qu’une réflexion statistique performante (l’implacable logique du 99ème percentile) associée à une
analyse fine des différences entre le 1er et le 2ème dosage,
permet de limiter les inconvénients de l’hypersensibilité.
Dans la vraie vie, ces subtiles nuances ne sont pas toujours appliquées et à vouloir faire à tout prix le mieux…
Le dosage du BNP
La mise au point du dosage du BNP représente également
une grande avancée dans la détection et la gestion de l’insuffisance cardiaque. Contrairement à la troponine, il n’y a
pas de surutilisation de ce dosage lors de la prise en charge
initiale d’une dyspnée, qu’elle soit aiguë ou chronique. Les
problèmes de variation des normes en fonction de l’âge, de
l’existence d’une zone d’incertitude entre les valeurs basses
permettant d’exclure raisonnablement le diagnostic d’insuf-
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fisance cardiaque et les valeurs très hautes permettant solidement de l’établir, ont été bien enseignés et sont en pratique
bien pris en compte. L’usage itératif du dosage du BNP, raisonnablement espacé dans le temps, peut contribuer utilement à l’optimisation du traitement médicamenteux et non
médicamenteux de l’insuffisance cardiaque.
Le bilan est donc globalement positif ; la médaille l’emporte
très largement sur le revers. La seule réserve serait la tentation de résumer le traitement d’un insuffisant cardiaque au
suivi biologique de « son » BNP. Il peut être tentant de gérer
une insuffisance cardiaque comme on pilote un Airbus en
ayant les yeux rivés sur les nombreuses aiguilles, ou plutôt
maintenant, affichages digitaux, du tableau de bord. Cette
tentation a été le péché mignon des cardiologues à l’époque,
somme toute éphémère de l’hémodynamique triomphante
où la valeur de la pression capillaire était censée être le saint
Graal de l’insuffisance cardiaque. Le relai est parfois pris
maintenant par les taux sanguins de BNP dont les résultats
sont attendus avec anxiété, chaque mois voire chaque
quinzaine par le patient et discutés téléphoniquement
avec le médecin, tel un résultat d’INR, sans
prendre en compte les nombreux autres paramètres
cliniques, biologiques, échographiques et surtout,
symptomatiques du tableau, souventcomplexe
et multifactoriel de l’insuffisance cardiaque.
Il y a d’autres dosages que nous répétons
un peu trop souvent tel le classique bilan
lipidique renouvelé tous les ans voire tous
les 6 mois voire même encore plus
fréquemment, chez les patients recevant
un traitement au long cours par statines.
Le débat entre partisan et adversaire du
« lower is better » est loin d’être clos comme en
témoigne la diversité, parfois contradictoire, des
préconisations des sociétés savantes. Surtout,
on peut s’interroger sur l’intérêt d’un monitorage itératif
du LDL cholestérol lorsque la posologie maximale de statines est atteinte ou chez les patients âgés voire très âgés ?
Lorsque le LDL est inférieur à 1g/l chez un octogénaire
tolérant bien sa dose de statines, n’est il pas plus raisonnable de cesser la surveillance biologique plutôt que d’être
amené à envisager l’adjonction d’un deuxième hypolipidémiant à l’efficacité et à la tolérance incertaine ou d’envisager à cet âge, un régime alimentaire restrictif alors que
la principale préoccupation est souvent la dénutrition ?
Là aussi, ne nous laissons pas hypnotiser par la dictature
du chiffre au détriment de la réflexion pratique de bon sens.
Il y aussi des dosages encore inexistants dont
nous aimerions bien disposer.
Nous avons jusqu’à présent envisagé les écueils de la surutilisation, de la surexploitation des instruments biologiques
performants dont nous disposons. Il y a d’autres domaines
de notre pratique où nous aimerions par contre, disposer de
dosages qui nous rendraient, et à nos patients, grand service !
Cela fait plusieurs décennies maintenant que nous avons
compris, qu’en pathologie coronaire, le grand ennemi est
la plaque instable, en imminence de rupture. Cette avancée
physiopathologique décisive ne s’est malheureusement pas
accompagnée de la mise au point d’un instrument diagnostique performant et utilisable en pratique clinique. .L’imagerie
endocoronaire apporte quelques réponses mais encore faut
il que le malade soit déjà sur la table de coronarographie !
La souffrance myocardique étant maintenant détectable
à l’échelon de quelques dizaines de milligramme de tissu
agressé, il est tentant de rêver à la mise au point d’un marqueur biologique, de la plaque coronaire, ou tout du moins
de la plaque artérielle instable. Nous ne pouvons qu’espérer le succès de l’une des pistes de recherche sur ce sujet.
De façon plus immédiate, nous sommes en demande, en
vrai besoin, d’un test biologique facilement disponible et
validé de l’efficacité des nouveaux anticoagulants oraux
(NACO). Je rappellerai qu’il a fallu plusieurs décennies entre
la première utilisation des AVK et la mise au point et l’acceptation universelle d’un test biologique standardisé : l’INR.
L’un des grands arguments utilisés à l’appui de la prescription
des NACO est l’absence de nécessité d’un contrôle biologique individuel. Malgré les soigneuses modulations de posologie effectuées en fonction de la créatinémie, de l’âge, etc… il
n’échappe à aucun cardiologue qu’il est possible d’observer un
accident thrombotique en cours de traitement par NACO et de
déplorer une complication hémorragique grave voire gravissime
sous ce même traitement. Cette nouvelle classe, au demeurant
hétérogène, d’antithrombotiques, représente un progrès appréciable chez certains patients, notamment ceux dont l’INR était
très difficiles à équilibrer.
Le risque thérapeutique reste néanmoins élevé et l’efficacité
incomplète. Il y a donc une place pour améliorer l’efficacité
et/ou diminuer le risque par des dosages utilisables facilement
en pratique quotidienne et dont la pertinence aura bien sûr
été validée par des essais cliniques adaptés c'est-à-dire en
pratique, concernant de vaste population de patients suivis
pendant plusieurs années. Il existe actuellement quelques
tests biologiques dont l’utilisation reste cependant confidentielle et surtout limitée aux suspicions de surdosage lors de la
survenue des complications hémorragiques. J’aimerais être certain que de tels efforts de mise au point de tests de coagulation
pertinents sont réellement en cours et à une échelle suffisante.
L’histoire d’amour entre le cardio et le labo (de dosage biologique)
est relativement jeune, nous ne sommes pas encore un vieux couple
comme nos collègues endocrinologues, diabétologues, néphrologues ou internistes. Pour que le couple dure, il conviendrait
de maintenir la passion mais d’y ajouter la raison.
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