Madame est servie
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Madame est servie
Madame est servie ! Ou l’aspect culturel de la gastronomie 1. 2. J’avais préparé une entrée en matière que j’ai immédiatement décidé de modifier en entendant « l’actualité » de la semaine dernière. En effet, les médias belges et français ont largement relayé une petite annonce en provenance d’outremanche : Reine d'Angleterre cherche sous-chef « Bonnes connaissances de la cuisine traditionnelle française » ET avoir des notions linguistiques du « français de cuisine » … L’occasion était trop belle, je n’ai pu résister à la tentation d’intégrer ces extraits choisis de l’annonce de sa Très Gracieuse Majesté dans mon intervention. Si cette information très « people » semble anecdotique, elle nous donne pourtant l’occasion de nous demander quelle est exactement ici la signification de « français de cuisine » ? L’on imagine aisément que le Palais de Buckingham n’entend pas par là la pratique d’un français vulgarisé, à l’instar du « latin de cuisine », mais bien du français hautement technique qui se pratique DANS les cuisines. 3. Le « français de cuisine » À l’époque où chacun se targue de cuisiner et où les sites de recettes alimentés par les internautes et les émissions culinaires font florès, il ne faudrait pas oublier que la gastronomie et, plus particulièrement le travail dans les cuisines professionnelles, requiert l’usage d’une terminologie d’une extrême précision. Singer (répartir à la volée un peu de farine sur une viande pour préparer la liaison de sa sauce) Monder (éplucher une tomate) Tourner (nettoyer un artichaut ou autre légume à cru) Duxelles (champignons hachés très finement) Luter (fermer hermétiquement un récipient de cuisson en appliquant entre le bord et le couvercle un mélange composé de farine et d’eau) Appareil (mélange) La France se veut le pays de la gastronomie par excellence, le pays où Vatel, Carême et tant d’autres ont officié avec brio. La langue a donc naturellement développé une précision terminologique à la hauteur de la grande technicité et de ces chefs de renom. L’on peut imaginer aussi une volonté plus ou moins déguisée de rendre hermétique au néophyte, par la complexité de son verbiage, la pratique quotidienne de la cuisine élevée au rang d’art majeur. 4. Interculturalisme ? Quid du traducteur me direz-vous ? Celui qui se penche sur la traduction culinaire/gastronomique se rend très rapidement compte que le « français de cuisine » est indissociablement lié à la culture du pays et qu’il est impossible d’ignorer les aspects culturels et transculturels de l’exercice. Le passage du français à l’anglais nécessite pratiquement un effacement de ces références culturelles typiques à la France. Quelques exemples parmi tant d’autres, à titre d’illustration : Potage Du Barry (dernière favorite de Louis XV – COLIFLOWER CREAM SOUP) Crème chantilly (château de Chantilly – attribuée à Vatel WHIPPED CREAM) Potage Saint-Germain (Saint-Germain des prés, Saint-Germain l’Auxerois ? Potage aux pois – PEA SOUP) À la Conti (recettes crées par les officiers de bouche du prince de Conti – aux lentilles – with lentils) Maintenon (appareil salé : champignons, oignons et béchamel) Soubise (inventée par le chef de la maison de Soubise – aux oignons) « Expliciter » devient une nécessité au risque de nuire à la compréhension de la recette ou du plat. Le lecteur anglais se contentera d’une « coliflower cream soup » ou d’une « pea soup ». À l’inverse, le traducteur qui passe de l’anglais au français se doit de réintégrer ces références culturelles, puisque le francophone/Français qui s’apprête à préparer un potage Du Barry en suivant la recette dans un ouvrage culinaire sait en lisant le titre qu’il aura dans son assiette une crème de choufleur. En anglais, comme chacun sait après quelques leçons seulement, depuis Guillaume le conquérant, le mouton qui court dans le pré porte toujours le nom populaire anglais de « sheep », tandis qu’une fois abattue, la bête se transforme, par son passage aux cuisines en « mutton », pour ne citer que cet exemple. Là aussi, le traducteur qui travaille vers le français se devra d’adapter son texte en conséquence, en utilisant un seul terme cette fois. La France est à ce point devenue le pays de la gastronomie par excellence que le chef d’une grande cuisine anglaise demandera, lui aussi à sa brigade de préparer une Duxelles, un blanc mangé, un beurre manié, une béchamel, une brunoise ou encore de faire une liaison. 5. Le choc des cultures ? Comment aborder l’interculturalisme dans la traduction gastronomique sans parler du choc des cultures culinaires ? Il revêt diverses formes : Qui ne connaît pas la profonde aversion des anglais pour certains mets tant appréciés en France ? Cuisses de grenouilles, viande chevaline et autres escargots À l’inverse, le succulent « haggish » écossais répugne au plus haut point les Français convaincus, depuis que l’humoriste Jacques Bodoin en a fait ses choux gras, de consommer de la « panse de brebi farcie », alors même que les trippes à la mode de Caen et l’andouillette remportent toujours les faveurs des Français, cherchez l’erreur… Et que dire des pays d’Asie dont certaines pratiques alimentaires nous rebutent au plus haut point ? Les spécialistes ont beau nous marteler que les insectes constituent un formidable apport de protéines, les pays occidentaux sont encore loin de seulement envisager la possibilité de consommer des Sauterelles, serpents, blattes et autres nuisibles à nos yeux L’Afrique quant à elle consomme de la Viande de brousse (singe, éléphant, etc.) pour ne pas mourir de faim en suscitant ainsi la réprobation d’un occident bien pensant et surtout bien (trop) nourri. Mais c’est un autre débat dans lequel je ne souhaite pas entrer ici, mon propos vise simplement à illustrer le lien inextricable qui unit culture et gastronomie. 6. Le choc des cultures (2) Enfin, et je boucle ainsi la boucle avec la collègue qui m’a précédée, impossible de parler de choc des cultures culinaires sans évoquer les particularismes terminologiques belges : Les légumes : Endive (FR) / chicon (BE) Mâche (FR) / salade de blé (BE) Blettes (FR) / bettes (BE) Scarole (FR) / endives (BE) Mais aussi la viande puisque les découpes sont différentes ou parfois simplement les noms. Je vous mets en effet au défi de demander de la « tache noire », de « l’araignée » ou encore du « petitnerf » à un boucher d’outre-quiévrain… Ces particularismes régionaux aussi doivent être pris en compte par le traducteur. Si l’on traduit par exemple du néerlandais vers le français, comme c’est mon cas, il convient de se renseigner préalablement sur le public cible du document, belge ou français, au risque de se faire immédiatement taper sur les doigts si le texte parlant de chicons et de salade de blé est destiné à la France. 7. J’espère vous avoir ainsi montré que l'on ne s'improvise pas plus traducteur gastronomique que souschef de la Reine d’Angleterre. Si toutefois vous vous sentez la vocation, n’hésitez pas à postuler sur le site de Buckingham palace !