La danza de la realidad -Anna Lamour
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La danza de la realidad -Anna Lamour
La Danza de la realidad de Alejandro Jodorowsky (Chili, 2h10min) par Anna L. La valse des souvenirs « Je ne savais que choisir entre l'enthousiasme des mouettes et l'angoisse des sardines », annonce la voix de Jodorowsky. Un jeune garçon vient de défier l’océan figé, en lançant des pierres et en criant « fâche toi ! ». La mer, comme réagissant à des imprécations magiques, s’est agitée, et les vagues ont ramené une flopée de sardines qui agonisent maintenant sur le sable ; une centaine de mouettes se sont jetées dessus. Le petit garçon qui vient de provoquer l’océan et qui regarde ce spectacle avec impuissance, c’est Jodorowsky lui même. Comment donner à voir ses propres souvenirs ? Dans cette autobiographie filmée, le cinéaste ne cherche pas à les ordonner pour mettre en scène l’histoire de son enfance : il s’interroge sur la relation que l’on entretient à nos propres souvenirs. Comme convoquer des souvenirs, c'est en même temps les construire, il choisi en même temps qu'il montre l'enfant qu'il a été, de déambuler lui même dans l'espace visuel du film qui est aussi celui de sa mémoire. Quand du haut d’un rocher le jeune Jodorowsky se penche vers l’abime, c’est Jodorowsky adulte qui apparaît et le retient, l’empêchant ainsi de sombrer. Le cinéaste se sauve lui-même à travers cet acte, car l’homme âgé qu’il est maintenant est déjà présent en puissance dans ce jeune garçon. Mais en même temps, l’enfant qu’il a été n’existe déjà plus, il n’est qu’un fantasme, une création. « Il y a tant de choses qui nous paraissent terribles à vingt et un ou vingt deux ans et qui à quarante ne nous semblent plus être qu’un parfum disparu » exprime ainsi Orson Welles, « mais l’homme de quarante ans ne peut prévenir celui de vingt, et celui de vingt doit attendre d’en avoir quarante pour le comprendre ». Le réalisateur réalise le fantasme de tout homme, que formule Marcelline Leridan dans Chroniques d’un été, cinquante ans après, qui en se voyant jeune à l’écran, voudrait s’adresser à son « jeune moi » puis lui dire « T’inquiète pas, tout va bien se passer » : il entretient son passé, garde en vie et accompagne l’enfant qu’il a été, par la convocation idéalisé de ses souvenirs. C’est peut être pour cela que Jodorowsky qualifie son film de « psycho-travail » : la réalité qu’il représente n’est ni celle de son village de Tocopilla, ni celle de l’histoire du Chili sous le gouvernement Ibanez ; c’est une « réalité dansante », où le cinéaste, comme dans un travail psychanalytique laisse libre cours à ses associations d’idées, à ses fantasmes, à ses rêves et y promène le spectateur. Il se reconstruit une famille en accentuant le contraste entre une mère idéalisée et fantasmée, cantatrice et tragédienne, qui arrange et transforme la réalité par ses remèdes magiques et sa foi, et un père autoritaire qui veut apprendre à son fils à être « valiente » et ne crois en rien: « On meurt et on pourrit ». Rapidement, le regard du cinéaste se déplace pour surtout se concentrer sur cette figure paternelle rigide, qu’il rend de plus en plus humaine : pour comprendre quel homme il est lui-même devenu, Jodorowski tente de comprendre son père en le transformant, et en fait d’un même mouvement le symbole de la situation de son pays à l’époque du gouvernement Ibanez : le père évolue au milieu de « chiens déguisés » et se trouve incapable d’agir: ses mains sont paralysées. Ainsi la réalité que le réalisateur cherche à montrer n'est jamais totalement réalité, mais elle devient poème, à l'image des associations d'idées, des représentations, des fantasmes et des rêves que l'on se fait de son enfance. Anna L.