Amérique latine :so nt-ils prêts à r à la démocratie ?

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Amérique latine :so nt-ils prêts à r à la démocratie ?
Dossier Afrique et Amérique latine : Tous démocrates!
Amérique latine : so à la démocratie ?
Les reconfigurations politiques des dernières années, en Amérique latine, ont marqué un déplacement à gauche de la plupart des gouvernements. Trop peu d’attention a été réservée
aux dynamiques sociales sous-jacentes. Celles-ci, bien qu’importantes, sont loin d’être monolithiques.
Défis Sud : Pouvez-vous esquisser une
analyse générale des dynamiques démocratiques en Amérique latine ?
Bernard Duterme : Ce qu’il y a de commun à l’ensemble du continent, qui fait
d’ailleurs l’objet d’un consensus de
la part des gouvernements, des organisations internationales et des ONG,
Un entretien avec Bernard Duterme
Sociologue et directeur du Centre tricontinental (CETRI)
à Louvain-la-Neuve (Belgique)
c’est qu’il y a eu un échec du double
processus de libéralisation politique et
économique. Le retour à la démocratie
qu’a connu l’Amérique latine à partir
des années 80 a abouti à un échec à la
fois social et politique. Les inégalités se
sont creusées et les opinions publiques
ont exprimé leur déception à l’égard de
la démocratisation politique. Il y a une
lassitude par rapport à une évolution
qui n’a pas réalisé toutes ses promesses. Cette lassitude est chiffrée. C’est
une tendance manifeste objective :
l’expression d’un mécontentement qui
prend toutefois des formes diverses d’un
pays à l’autre. En 2004, un rapport sur la
démocratie en Amérique latine, publié
par le Programme des Nations unies pour
le développement (PNUD), estimait que
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plus de la moitié des Latino-Américains
étaient disposés à renoncer à la démocratie et à accepter un gouvernement
autoritaire s’il s’avérait capable de résoudre les problèmes socio-économiques.
DS : L’accession au pouvoir de partis politiques classés à gauche, dans plusieurs
pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Venezuela, équateur, Bolivie, Chili,
Uruguay, etc.) est-elle à porter au crédit
des mouvements sociaux ?
BD : L’effervescence sociale des années
90, avec notamment des mouvements
indigènes en Equateur, en Bolivie, au
Mexique, etc. a bien sûr joué un rôle
dans l’avènement au pouvoir au début
des années 2000 de partis se situant à
gauche. Mais il est réducteur de dire que
la plupart des gouvernements de gauche
latino-américains ont été amenés au
pouvoir par des mouvements sociaux.
Ce n’est vraiment le cas qu’en Bolivie et
dans une certaine mesure en Uruguay et
au Brésil.
En Bolivie, le président Evo Morales a été
porté par un long processus de maturation de forces sociales qui se sont
constituées et qui se sont regroupées
pour créer leur propre formation politique, le MAS (Mouvement vers le socialisme), qui est défini comme l’instrument politique du mouvement social. Le
pouvoir bolivien continue à se présenter
aujourd’hui comme le gouvernement des
mouvements sociaux. Au Brésil, on peut
aussi dire que la gauche sociale a eu un
rôle très important. Lula était le candidat des mouvements sociaux de gauche
depuis de nombreuses années. Quand il
accède à la présidence, en 2002, c’est
certes grâce à eux, mais aussi grâce à
d’autres forces politiques et sociales.
Il a dû compter sur l’appui des voix
d’autres secteurs et il a dû composer un
Photo : Reporters.
nt-ils prêts à renoncer
De gauche à droite : Daniel Ortega (Nicaragua), Evo Morales (Bolivie) et Hugo Chávez : trois présidents catalogués parmi les plus radicaux d’Amérique latine.
gouvernement de coalition.
Au Venezuela, le phénomène est tout à
fait différent. Là, le changement n’est
pas venu progressivement par la base.
ça s’est joué par l’élection en 1998
d’un ancien militaire (Hugo Chávez) qui
n’avait pas de lien organique avec des
acteurs sociaux contestataires organisés. Au fil des années, Chávez construira
le changement, mais à partir du haut, de
manière volontariste en dynamisant la
société civile.
DS : On évoque souvent l’existence de
deux gauches latino-américaines ?
BD : Parler de deux gauches latinoaméricaines, comme beaucoup le font
aujourd’hui, est une simplification… Il y
regroupé autour de Chávez (Venezuela)
et de Castro (Cuba). Mais sur une série
d’autres aspects, il y a plus de points
communs entre par exemple les pouvoirs
bolivien et brésilien qu’entre les pouvoirs
bolivien et vénézuélien. Chávez n’est pas
arrivé au pouvoir sur base d’un programme de gauche aussi clair que ceux de Lula
et de Morales; les orientations de Chávez
«Les mouvements
ont évolué au fil du temps et ce n’est
sociaux sont parvenus
à articuler la démocratie qu’au terme d’un processus encore rempli
d’improvisation et de contradictions qu’il
et la reconnaissance
a affirmé le caractère socialiste de sa
culturelle»
révolution bolivarienne.
Les politiques sociales mises en œuvre
Bernard Duterme
sont très variables d’un pays à l’autre.
Si on compare la rhétorique plus ou moins C’est réducteur de dire que Lula aurait
anti-impérialiste des différents leaders, renoncé à ses objectifs sociaux. Les
résultats sur l’évolution de la
ce découpage est en effet pertinent.
pauvreté au Brésil sont relativement >
On voit se dégager le bloc des radicaux,
aurait d’un côté des pouvoirs vraiment
de gauche et de l’autre des pouvoirs plus
centristes et sociaux-démocrates. Cette
lecture recouvre une certaine réalité,
mais n’analyse pas la situation dans
toutes ses nuances.
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Dossier Afrique et Amérique latine : Tous démocrates!
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positifs : les inégalités sont en
baisse, il y aurait 17 % de Brésiliens
pauvres en moins. Voilà un résultat qui
témoigne de politiques sociales importantes au Brésil. Il n’empêche que des
mouvements sociaux brésiliens accusent
Lula de trahison. On est en présence
d’une société civile de gauche
tout à fait tiraillée.
Aux dernières élections présidentielles
de 2006, la plupart des mouvements
sociaux brésiliens ont encore soutenu la
réélection de Lula, ne serait-ce que pour
éviter que la droite revienne aux affaires. Les progressistes brésiliens sont
divisés entre la fidélité à leur candidat
et une critique sévère de son action,
parce qu’elle ne répond pas à toutes
leurs attentes. Ces clivages sont manifestes au sein de la gauche brésilienne,
partagée entre l’institutionnalisation et
la radicalisation des luttes.
DS : Le clivage identitaire,
ou «indigène», est-il important ?
BD : On n’a pas assez analysé à quel
point les processus identitaires vécus
en Amérique latine ces dernières années
sont intéressants par rapport à ce qui
se passe ailleurs. Plusieurs mouvements
identitaires à travers le monde ont un
profil nettement moins séduisant. Il
ne faut pas idéaliser ce qui se passe
en Amérique latine : comme ailleurs,
il pourrait y avoir un basculement vers
l’intégrisme ou la violence. Mais globalement, en Amérique centrale et du
Sud, ces mouvements sont parvenus à
articuler des revendications démocratiques de redistribution économique et de
reconnaissance culturelle.
Où va l’Amérique latine ?
Un nouvel ouvrage du GRIP fait le tour d’horizon
d’un continent en pleine mutation
Ce livre du Groupe de
recherche et d’information sur la paix
et la sécurité (GRIP)
entend contribuer à
la réflexion en offrant
un tour d’horizon des
politiques économiques, des questions
de liberté et de démocratie et des nouveaux
mouvements sociaux
et identitaires en
Amérique latine.
«Les millions de personnes qui souffrent
chaque jour des dégradations de la pauvreté
et de la faim ont le
droit d’être impatients.» Cette affirmation, paradoxalement
énoncée par George W.
Bush, résume fort bien
les causes profondes
et la nature complexe
des récents virages à
gauche. Qualifiés de
gauchistes (un peu ou
beaucoup), de centristes, de populistes
ou à tendance autoritaire, les nouveaux
gouvernements élus au
Venezuela, au Chili, en
Argentine, en Bolivie,
au Brésil... suscitent
vements indigènes. C’est un président élu
sur fond d’antipolitisme, plutôt porté par
les classes moyennes urbaines.
DS : Voit-on des tendances séparatistes
liées à des tendances identitaires ?
BD : Je ne le crois pas. Dans le département de Santa Cruz, en Bolivie, on est en
présence d’un séparatisme des riches,
dont les mouvements indigènes ne sont
pas les acteurs. Les dynamiques indigènes dont je parle ne s’inscrivent pas
Notons toutefois que les mouvements
dans cette logique. L’establishment a
indigènes connaissent un certain reflux
fait ce genre de procès d’intention aux
en équateur. Dans ce pays, les indigènes
mouvements indigènes. Mais jusqu’à
étaient très bien organisés, depuis de
présent ces mouvements ont été pornombreuses années. Ils étaient associés à teurs de revendications en termes de
l’élection du président Lucio Gutiérrez, en justice sociale, de démocratie, d’ap2003. Mais leur cooptation par le pouvoir profondissement de la citoyenneté et
les a fragmentés. Le nouveau président,
de droits culturels. L’articulation de ces
Rafael Correa, élu en 2006, est de gauche revendications n’est évidente nulle part
mais sans lien organique avec les moudans le monde, mais la plupart de ces
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pourtant les mêmes
attentes. Seront-ils
en mesure d’enrayer
durablement la misère et les inégalités si
profondément ancrées
dans ce sous-continent ? Ne risque-t-on
pas, dans certains
pays, de voir resurgir
les militaires de leurs
casernes ? L’avenir de
l’Amérique latine ne
se joue-t-il pas aussi
dans sa capacité à
résister à l’asservissement de son agriculture et à la destruction
de sa biodiversité pour
les besoins du marché
mondial ?
mouvements latino-américains parviennent à les articuler et ne donnent pas
de préférence à leur identité maya sur
leur identité mexicaine ou à leur appartenance aymara sur leur citoyenneté
bolivienne. Ils se définissent à la fois
comme Indiens et Mexicains, Aymara et
Boliviens, «égaux mais différents».
Ce slogan du mouvement zapatiste a
souvent été repris, par l’ensemble des
militants indigènes, pour être considérés
comme «égaux et différents». C’est
potentiellement contradictoire,
certes. Mais dans la plupart des cas, en
Amérique latine, cela se passe plutôt
bien pour l’instant. L’équilibre est certes
fragile, et dépendra des réponses que
les pouvoirs de gauche ou de droite
vont apporter à ces revendications
identitaires. 
Propos recueillis par Pierre Coopman