Simple toilettage ou grand chambardement

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Simple toilettage ou grand chambardement
rt Thélot
oujours
cercueil
REDÉFINITION DU MÉTIER D'ENSEIGNANT
Simple toilettage
ou grand chambardement ?
pport Thélot, réunie à Lyon le 15 novembre 2004.
Le chapitre 6 du rapport Thélot entend redéfinir le métier d'enseignant (1). Comme dans le reste
du texte, les changements envisagés sont présentés comme «inévitables» et «nécessaires» — c'est
la vieille rengaine du «TINA» qu'a décrit Chomsky : inutile de résister, There Is No Alternative…
S
'agirait-il de faire travailler
les personnels (les fameuses
ressources
humaines),
mieux et autrement, en
acceptant aussi d'en examiner les conséquences budgétaires ? Évidemment non. Comme
elle l'avait annoncé en introduction,
la Commission a conservé à l’esprit
les contraintes relatives à la gestion
du système éducatif. […] Sa
réflexion s’est voulue réaliste, considérant l’École telle qu’elle existe
pour rechercher les voies et les
moyens de rendre son fonctionnement plus efficace […] sans faire
croître de manière excessive la
dépense d’éducation primaire et
secondaire.
La seule variable «réaliste» consistait
donc à repérer tous les gains de productivité possibles. La Commission
s'est montrée minutieuse, en examinant les gains potentiels dans le
renouvellement des missions et les
évolutions de service, le recrutement
et la formation et la gestion des carrières des enseignants.
Renouvellement
des missions
Le rapport demande que les tâches
autres que l'enseignement (diverses
formes d'accompagnement, conseils, travail en équipe, personnalisation des apprentissages, orientation, relations avec les familles,
remplacement…) soient incluses
dans la définition du service, quitte
à allonger le temps de présence des
enseignants (du moins dans les établissements du second degré), à
raison de quatre à huit heures par
semaine… Cette proposition s'appliquerait à tous les jeunes recrutés
et serait proposée au choix des
autres enseignants. On ne peut
plus embaucher ? Faisons travailler
les «jeunes» davantage ! Et on
trouvera bien quelques «anciens»
que ça intéressera, puisque ces
heures seraient à prendre en
compte dans leur rémunération et
varieraient en fonction […] des
compétences des enseignants.
Certaines de ces mesures sont à
l'évidence parfaitement démagogiques, comme le remplacement
par les collègues des professeurs
absents : quoi de plus séduisant en
effet pour une partie de l'opinion,
qui fait sienne l'équation ridicule
«enseignant = fainéant = absent»,
que d'entendre qu'on nous mettra enfin au travail ? Tout le monde
aura pourtant compris qu'il n'est
pas question ici de discuter pédagogie ou intérêt des élèves, mais
bien de faire suer le burnous…
Recrutement et formation
Une idée du rapport pourrait sembler séduisante de prime abord,
celle consistant à allonger la formation initiale des enseignants sur
deux ans. De fait, en envisageant
de recourir massivement à l'alternance (un jour d'IUFM par
semaine avec des classes en responsabilité dès la rentrée scolaire,
dans le premier comme dans le
second degré), il s'agit d'un recul
quantitatif par rapport à ce qui se
pratique actuellement.
L'alternance est poussée à l'extrême pour les enseignants de disciplines et spécialités professionnelles, puisqu'en première année,
les professeurs stagiaires sont en
formation en entreprise ! Comme
auparavant pour la mise à disposition des plateformes technologiques initiée par le Lycée des
métiers, le patronat —qui bénéficierait ainsi de travailleurs «bénévoles» pendant un an tout en pouvant raisonnablement escompter
qu'ils deviendront par la suite de
zélés propagandistes de «l'esprit
d'entreprise»— tirerait tous les
avantages d'un tel dispositif.
Pour ce qui est de la formation continue, une partie de celle-ci devra bien
sûr se dérouler pendant le temps de
travail hors du temps consacré à l'enseignement ; mais elle devra aussi
tenir compte du dispositif de validation des acquis de l'expérience,
façon efficace de réaliser des économies sur une formation déjà très
amoindrie ces dernières années.
Dans le grand chambardement
imaginé par la Commission, où
tout finit par contenir son contraire
—ainsi du souhait d'une certaine
spécialisation des PE lorsqu'ils
enseignent du CE2 au CM2 et
d'une certaine polyvalence des PLC
enseignant en collège— , on revient
encore, au nom de l'ouverture sur
la vie et de la nécessaire liaison avec
l'entreprise, sur le rôle central de
cette dernière, censée représenter le
modèle absolu pour l'école de
demain… Et d'évoquer la nécessité
d'augmenter significativement le
nombre des professeurs associés
venus du monde de l'entreprise
—les futurs précaires de l'EN de
demain ?—, dont on espère qu'ils
développeront une éducation aux
choix mieux articulée aux réalités
des métiers… Nos chères têtes
blondes pourront mieux apprécier
le délicieux discours de la guerre
économique !
Gestion des carrières
Devenir plus productif, plus compétitif, ne se décrète pas : il faudra
bien que l'on puisse juger que les
objectifs sont atteints, que l'on
porte remède aux points faibles du
système éducatif, que l'on valorise
la réussite individuelle et collective
des enseignants, mais aussi que l'on
détecte les carences individuelles et
d'équipe pour y remédier.
Qui le fera ? Chefs d'établissement
et inspecteurs, bien sûr : il n'y avait
qu'à puiser dans les vieux pots des
rapports Pair et des chartes AllègreLang-Mélenchon-Ferry (Enseignement Professionnel Intégré,
Lycée du XXIème siècle, Lycée des
métiers…) ou à s'appuyer sur les
revendications «syndicales» du
SNPDEN, le syndicat des personnels de direction affilié à l'UNSA. Et
la Commission de sortir l'artillerie
lourde : entretien interne annuel
mené par le chef d'établissement,
complété par une évaluation plus
lourde, menée conjointement
—tous les trois ans— par le chef
d'établissement et les corps d'inspection, afin de prendre en compte
l'ensemble des activités du professeur et de mesurer les progrès et
les résultats des élèves.
Il en résulterait des promotions et
une valorisation de l'expérience
professionnelle pour les meilleurs
d'entre nous (comprendre aussi :
souples, dociles, complaisants…),
appelés à devenir formateurs et personnels d'encadrement (directeurs
des études aussi, puisque la fonction serait créée dans la réorganisation envisagée des établissements
scolaires, cf. chap.5). Pour les
autres, ceux dont on aura repéré
l'usure, il faudra bien songer aux
adaptations et aux reconversions
[…] dans un cadre interministériel, voire aux sanctions. Dehors,
les «improductifs» !
Au final, reconnaissons ce mérite
au rapport : aucun vernis pédagogique n'est utilisé ici pour masquer
les reculs sur les statuts et les conditions de travail. Productivisme à
tout crin, renforcement de la
hiérarchie et du caporalisme,
récompense des «méritants» et
délocalisation des «usés»… Inutile
désormais de craindre l'irruption
de l'entreprise dans l'école : toutes
les mesures envisagées le proclament sans fard, l'école doit devenir
une entreprise comme une autre !
Aux forceps, s'il le faut, comme
Thélot le préconise en conclusion :
la réforme devra être conduite avec
détermination et ténacité, au
besoin avec fermeté.
rapport Thélot
onner, M. Fillon s’est posé en sauveur
face aux dérégulations ultra-libérales
n’y a pourtant pas de quoi se réjouir.
politique des petits pas : ses 14 prot Thélot, en posent les premiers jalons.
n de réformer en profondeur la Loi
’Ecole dans le moule du dogme libén européenne rédiger son Livre blanc
ux» ou négocier, à l’abri de toute
Il suffit aussi de laisser les lois de
ganique relative aux Lois de Finance,
s. La tactique gouvernementale du
on ministre qui rassure ne doit donc
retraites, la sécu ou l’intermittence,
nt dit la vérité des orientations strae fois le consensus autour des objechnocratiques, politiques et éconochoisir le rythme et les moyens.
dre parler du rapport Thélot. Son seul
assez précise de l’avenir qu’on nous
ument combattre.
(1) Tous les passages en italique
sont extraits du rapport.
Caricature de Poncet parue dans l’assiette au beurre 1909
réussir
enoncer
aquelle doit reposer la future loi
our mission d’inspirer invite à un
précédent depuis l’avènement de
e.
tion et du marché du travail. Une «éducation
aux choix» (voir chapitre 3) convaincra donc les
enfants d’ouvriers qu’ils auraient tout à perdre
à des études longues. Question : puisque la
réalité sociale, c’est des millions de chômeurs,
quelles formations faudra-t-il suivre pour «faire
chômeur» ? Pour autant, il n’est pas question
de renoncer à l’élitisme et aux filières nobles,
on pourra «assumer sereinement la promotion d’une élite scolaire afin de doter la Nation
de cadres et de talents…» (page 33). Mais on
en limitera l’accès à quelques-uns afin de protéger la société de l’illusion et de l’absurdité :
trop de chômeurs instruits, c’est dangereux. Il
vaut mieux que les pauvres s’assoient sur leur
«socle» pour regarder la télé, ou s’abrutir de
jeux-vidéo, entre deux missions d’intérim.
Peut-on accepter un tel renoncement à la
démocratisation de l’école ? Plutôt changer ses
désirs de formation que l’ordre du monde ?
Non, non et non ! Pour nous, au contraire,
l’intelligence est un contre-pouvoir et l’Ecole
doit être émancipatrice.
Réussir, cest renoncer
à l’idée même de formation initiale
Ainsi le Socle Commun des Indispensables vise
à promouvoir une déscolarisation initiale sous
le prétexte d’une future «formation tout au
long de la vie». C’est toute l’ambition du socle
commun des indispensables que de donner le
bagage minimum (lire, écrire, compter, parler
l’anglais commercial et savoir cliquer) permettant de rebondir de mission d’intérim en
mission d’intérim dans la société de l’insécurité
sociale permanente. Une des pistes serait le
rapprochement entre formation permanente et
formation initiale, et la possibilité de préparer
en formation permanente (tout au long de la
vie) les mêmes diplômes que ceux qui s’obtiennent en formation initiale. La formation
initiale doit rendre possible la formation tout
au long de la vie : vous qui échouez en formation initiale ne vous inquiétez pas car le
royaume de la formation permanente est à
vous… Cela se traduit concrètement par les
propositions de fusionner le lycée professionnel et la formation permanente sous la responsabilité des Chambres de commerce et
d’industrie, de systématiser l’alternance dans la
voie professionnelle par l’intrusion de la découverte de l’entreprise dans la scolarité obligatoire, et de renforcer le travail manuel (pour
se frotter à «l’intelligence de la main» sans
doute !).
Pour assurer l’employabilité, la définition du
«socle commun» entretient la confusion entre
le pédagogique et le comportemental. Le dressage «à l’éminence des valeurs partagées» pré-
cède le pédagogique et le rend possible : hégémonie de l’éducation sur l’instruction. On
retrouve le baratin du management sur la compétence comportementale : pour «les emplois
peu qualifiés ou requérant une compétence
comportementale», il faut sans doute savoir
fermer sa gueule et obéir. Le savoir-être l’emporte sur les savoirs. On retrouve aussi le discours pseudo-républicain, moralisateur et sécuritaire, de la politesse, de la civilité, la vie
citoyenne. Le rapport ne cache même pas que
ce sont les patrons qui demandent cet apprentissage de la civilité et de la politesse (là où
l’école aurait renoncé) : «Le monde de l’entreprise […] paraît plus demandeur en «éducation» que d’autres acteurs ou partenaires de
l’école» (p.16).
Il ne s’agira plus d’apprendre,
ni même d’apprendre à apprendre,
mais d’apprendre à renoncer
pour être (peut-être) employable.
Éducation / Le journal / numéro 10 / décembre 2004 janvier 2005
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