Un Conte cruel - Comédie de Genève

Transcription

Un Conte cruel - Comédie de Genève
Un Conte cruel
de Valérie Poirier
mise en scène Martine Paschoud
Dossier pédagogique
Comédie de Genève
www.comedie.ch
Maria Da Silva
+41 22 8O9 6O 76
[email protected]
lundi, jeudi,
samedi à 19h
mardi et mercredi
à 20h30
dimanche à 17h
vendredi relâche
22.02-13.03.2016
AU POCHE /GVE
UN CONTE CRUEL
Présentation du dossier
Inspirée librement d’un conte de Charles Perrault, la fable d’Un conte cruel nous
entraîne dans l’univers tourmenté d’un couple où amour se conjugue avec cruauté.
Écrite à partir d’entretiens que l’auteure genevoise Valérie Poirier a suivi avec des
femmes qui ont été victimes de violence conjugale, la pièce s’attache à montrer les
mécanismes de pouvoir et de soumission, ainsi que les dérives de toute forme de
violence (psychologique, physique, émotionelle, sociale...) au sein d'un couple.
À la réalité poignante et brutale des témoignages des femmes, l’auteure confronte
la fantaisie du conte, préférant mettre ainsi une distance vis à vis de leurs expériences douloureuses. Le personnage principal féminin est donc une très grande
Girafe qui raconte, au travers d'un flashback (ou analepse), sa rencontre, puis sa vie
de famille auprès de Petit brun. Un Petit brun qui sous ses airs timides dissimule
malheureusement un caractère de grand méchant loup.
Teintée également d'un certain réalisme (les situations vécues par les personnages), la pièce est divisée en quatre parties qui rythment l'histoire et révèlent
les effets de la relation amoureuse sur le personnage féminin : Fusion ; Emprise ; Où on
s'enfonce dans une nuit profonde et Sursaut.
Afin de préparer vos élèves à la représentation, vous trouverez dans le présent dossier des éléments qui vous permettront d’aborder l’univers de ce Conte cruel :
- Le développement dramaturgique de Guillaume Poix, dramaturge du spectacle, qui
met en lumière les enjeux thématiques et les ressorts dramatiques de la pièce ;
- Un entretien avec Valérie Poirier, dans lequel elle aborde la genèse et le processus d’écriture de la pièce ;
- Un bref rappel historique du conte en tant que tradition orale puis genre littéraire, ainsi qu’un tableau de sa structure narrative ;
- L'intégralité du conte de Charles Perrault, « La Marquise de Salusses ou la Patience de Griselidis », qui a inspiré l’auteure ;
- Finalement, vous trouverez à la fin de ce dossier les biographies des artistes qui
participent à la création du spectacle.
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UN CONTE CRUEL
Sommaire
Distribution......................................................................................................................p.4
Sous le Vernis... par Guillaume Poix................................................................................p.5
Entretien avec Valérie Poirier.........................................................................................p.8
Extraits du texte.............................................................................................................p.13
Le conte : histoire et définitions...................................................................................p.15
Genèse : un conte de Perrault.........................................................................................p.17
Biographies.....................................................................................................................p.26
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UN CONTE CRUEL
Distribution
Texte : Valérie Poirier
mise en scène : Martine Paschoud
mise en jeu : Philippe Morand
avec Pierre Banderet, Mauro Bellucci,
Natacha Koutchoumov, Christelle Legroux,
Kathia Marquis, Anne-Marie Yerly
assistanat mise en scène : Françoise
Chavaillaz
dramaturgie : Guillaume Poix
scénographie et costumes : Gilles
Lambert
maquillage et coiffures : Nathalie
Tanner
couturières : Mireille Dessingy et
Ingrid Moberg
son : Michel Zurcher
lumières : Danielle Milovic
Production : Comédie de Genève
Coproduction : Poche /GVE
Avec le soutien du : Fonds culturel de la
Société Suisse des Auteurs (SSA)
La billetterie de ce spectacle est gérée
par le Poche/GVE : + 41 22 310 37 59 /
[email protected]
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UN CONTE CRUEL
Sous le vernis... par Guillaume Poix
Dans Un conte cruel, Valérie Poirier explore un fait de société majeur : les violences
conjugales. Pour l’aborder, elle a choisi la forme littéraire canonique du conte,
consciente que la brutalité du réel impose un traitement théâtral particulier. Comment représenter ce qui précisément demeure relativement invisible ? Comment rendre
compte, avec justesse et sans complaisance, d’un tel thème dont on sait qu’il charrie
nombre de stéréotypes, de contre-vérités, de fantasmes et de non-dits ? En d’autres
termes, comment dire la violence cachée d’un phénomène bien connu quoique durablement tabou ?
Après avoir mené de nombreux entretiens avec des femmes ayant elles-mêmes subi
des violences perpétrées par leur conjoint au sein du foyer, et récolté donc une
somme documentaire « intimidante » selon ses propres mots, la dramaturge a ressenti
la nécessité de contourner ce qu’une scène de théâtre immanquablement affadirait,
travestirait, esthétiserait : la vérité. Pour s’en approcher, il lui est apparu qu’une
forme distanciée et archétypale permettrait de restituer la complexité du phénomène
des violences conjugales.
En rabattant mille histoires aussi diverses que poignantes sur une seule fable,
Valérie Poirier fait de son personnage principal, La Girafe, la porte-voix de toutes
ces témoins qui se sont confiées à elle. Et la forme du conte embrasse aussi celle de
l’apologue et de la parabole, moralité sans moralisme destinée à travailler ce qui est
universellement familier – l’architecture narrative du conte – pour nous éveiller à
ce qui radicalement échappe – les brutalités faites aux femmes dans le secret d’un
foyer fermé.
Le conte convoque une structure bien précise : il nous met en présence d’un être dont
on se propose d’observer la trajectoire initiatique. Cette initiation donne lieu à
des rencontres qui elles-mêmes provoquent des aventures en chaîne dont la valeur
éducative est patente. Il s’agit d’instruire le destinataire du conte sur les réalités du monde que l’usage des métaphores aura rendu plus compréhensible. L’imagerie
induite par le conte est ainsi restreinte et réinvestit toujours les mêmes éléments
reconnaissables : un loup, une forêt, un château, un enfant malheureux, un prince,
une sorcière… Toutes ces figures plongent le lecteur dans la tonalité du merveilleux,
cette dimension « surnaturelle » où devient possible ce qui, d’un point de vue réaliste, ne l’est justement pas.
Ainsi, le loup parle, la forêt renferme un monde enchanté, le château est hanté, l’enfant possède des pouvoirs magiques, le prince vole, la sorcière se métamorphose… En
repoussant les limites du réel, en faisant de lui ce qu’il n’est pas, le conte parvient
à ouvrir l’imagination du lecteur tout en lui offrant la possibilité de questionner
les images qu’il crée.
Si en apparence le conte « simplifie » le monde au profit d’un ordre manichéen, il sonde
en réalité tout ce qui en nous est opaque, trouble ou inconscient comme l’a remar5
UN CONTE CRUEL
Sous le vernis... par Guillaume Poix (suite)
quablement montré Bruno Bettelheim dans son ouvrage fondateur Psychanalyse des
contes de fées1. Ainsi, c’est en exhibant des lignes de force évidentes (méchant VS
gentil, beauté VS laideur, bonté VS méchanceté, amitié VS inimitié…), en mettant en
jeu des personnages typés (la marraine protectrice, le chevalier servant, la marâtre
malfaisante…) et en usant de motifs à la symbolique ambigüe (épée, potion magique,
loup, baiser réparateur, sommeil de plomb, chevelure infinie, miroir parlant…) que le
conte questionne pulsions, désirs, élans et tendances, et qu’il se pose comme l’espace littéraire propice à évoquer ce que l’humanité refoule, réprime ou dissimule.
La proposition théâtrale de Valérie Poirier joue ainsi avec tous les codes du conte.
Le simple fait d’user d’une forme destinée, rappelons-le, aux enfants pour évoquer
un thème qui, lui, n’est pas destiné à un jeune public, manifeste une ironie à peine
masquée. L’auteure sait bien que les contes sont violents et qu’ils sont, à cet égard,
destinés tout autant aux enfants qu’aux « adultes ». Les personnages de son Conte
cruel sont ainsi nommés en hommage à des contes pour enfants comme pour mieux
montrer l’incongruité radicale de toute forme de violence. Dans ce paysage de conte
de fées dépeint par l’auteure en ouverture de l’œuvre, surgiront peu à peu les coups,
les humiliations et les manipulations les plus détestables. Sous le vernis, le sang,
les ecchymoses et la terreur.
On retrouve dans la pièce les éléments propres à la structure du conte : l’héroïne (La
Girafe, qui, si elle subit la violence, n’en est pas pour autant une victime) l’ennemi
(Petit-Brun), les adjuvants traditionnels (un père aimant qui finira par être un
rempart, une amie fidèle qui donne parfois de l’oxygène quand il manque) mais aussi
quelques opposants relatifs (Yolande, la mère de Petit-Brun, elle-même victime
des coups portés par le père de Petit-Brun et qui comprenant la situation du foyer
n’alerte personne, proposant plutôt à La Girafe une crème pour résorber ses bleus, ou
certains amis qui se plaisent à mesurer le nez de La Girafe lors d’une scène particulièrement dérangeante). On décèle aussi quelques caractéristiques empruntées au
théâtre grec et qui vivifient la forme un rien figée du conte : les chœurs d’hommes et
de femmes qui incarnent la société, c’est-à-dire nous, complices aveugles ou indifférents d’une situation cauchemardesque, ou simples témoins passifs de l’inacceptable, ou encore badauds innocents inaptes à saisir l’ampleur d’un désastre qui peut
se jouer derrière quatre murs bien crépis. Cette convocation politique de l’assemblée
des « autres » permet à Valérie Poirier d’ancrer son texte dans le monde d’aujourd’hui.
Elle nous rappelle ainsi que le phénomène des violences conjugales nous concerne
tous et toutes car c’est au sein de notre société, chez nos voisins, juste à côté que
1 Le livre de Bruno Bettelheim Psychanalyse des contes de fées (1976) met l’accent sur la valeur thérapeutique
des contes et de leur effet sur l'enfant. L'auteur a analysé divers contes populaires et a tenté de démontrer
la manière dont chacun d’eux reflète des conflits ou des angoisses apparaissant à des stades spécifiques du
développement. Il suggère que les contes aident l’enfant à découvrir le sens profond de l'existence tout
en le divertissant et en éveillant sa curiosité. Les contes stimulent l’imagination de l’enfant et l’aident
à voir clair dans ses émotions mais aussi à prendre conscience de ses difficultés tout en lui proposant des
solutions possibles aux problèmes qui le troublent. (Ndlr)
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UN CONTE CRUEL
Sous le vernis... par Guillaume Poix (fin)
la barbarie peut avoir lieu. Cet appel à la vigilance, dramaturgiquement traduit par
l’intervention ponctuelle des chœurs, signe l’identité du théâtre de Valérie Poirier : un théâtre où la fantaisie prend sa part pour nous éclairer sur les dérives et
les drames de notre temps, tout ce qui a lieu tout près de nous sans que nous le
sachions, l’imaginions ou l’acceptions.
Autre spécificité dramaturgique de ce conte cauchemardesque : le rapport au temps.
Toute la pièce, comme l’auteure l’annonce en préambule, est une « remémoration ». Cette
rétrospective initiée par La Girafe fonctionne comme un procédé quasi brechtien
autorisant ce phénomène de « distancement » ou « distanciation » que le dramaturge
allemand a théorisé au cours de son œuvre. En jouant avec le temps comme un élastique, en s’autorisant la discontinuité dans la chronologie, le personnage propose
un exposé critique de la situation dont elle fut la captive. Rien n’est strictement
linéaire, le temps n’est pas univoque et l’être est en réalité toujours pris dans un
faisceau d’impressions, de sensations, de souvenirs et d’hésitations qui lui font
percevoir le temps comme un accordéon, à la manière de ce que Paul Claudel imaginait en écrivant Le Soulier de satin2. Les interventions de La Girafe sont tantôt
celles du passé revécu lorsque les situations sont, comme dans la grotte d’Alcandre
de L’Illusion comique3, rejouées pour nous, tantôt celles du présent critique lorsqu’à
la troisième personne, La Girafe commente son attitude d’alors, ses agissements et
ses décisions qu’elle juge désormais avec une certaine sévérité. Ce dédoublement
permis par la structure temporelle qu’a choisie Valérie Poirier rend le personnage en
quelque sorte étranger à lui-même et déploie dès lors une auto-catharsis : La Girafe
rejoue sa vie, elle se purge elle-même de la passion qui l’a agitée, et cette opération est éminemment critique puisqu’elle permet au sujet de se libérer d’elle-même
et d’entamer un véritable acte d’émancipation.
Ainsi, c’est parce qu’elle élucide les formes d’une aliénation tout en disséquant les
étapes du processus insidieux qu’est l’emprise violente d’un homme sur celle qu’il
s’approprie comme étant « sa » femme, que la forme du conte chez Valérie Poirier propose une aventure théâtrale inédite qui congédie le misérabilisme et le pathos au
profit d’une expérience sensible volontaire.
2 Publiée en 1929, la pièce de Claudel est très longue (12 heures) et met en scène une multitude de lieux,
de personnages et d'actions. Elle fait exploser les cadres de la dramaturgie traditionnelle pour élargir à
l'infini les dimensions de la scène. L'œuvre postule ainsi, à l'exemple de Shakespeare ou des Espagnols du
Siècle d'or, une coexistence des tonalités contraires, des intrigues développées sur un principe d'alternance, une circulation de l'action de lieux en lieux, mais aussi une étendue temporelle excédant les limites
imposées par le drame absolu. (Ndlr)
3 Chez Corneille, la grotte du magicien Alcandre sert à montrer la réalité supposée (illusion de la vie), tout
en montrant ce qui est réellement (la grotte n'est qu'une scène de théâtre). (Ndlr)
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UN CONTE CRUEL
Entretien avec Valérie Poirier
Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce texte et le processus singulier de son élaboration ?
À la suite des réactions virulentes déclenchées par la venue de Bertand Cantat à la
Comédie de Genève en 2011, Hervé Loichemol, a désiré engager une réflexion sur le
thème de la violence conjugale.
Il a rencontré Béatrice Cortellini, responsable de Solidarité femmes ; de cette amicale
rencontre est née l’envie de mettre en œuvre un chantier autour de cette question.
Martine Paschoud a été engagée par la Comédie et elle m’a proposé de la rejoindre.
Pendant des mois, nous avons récolté des témoignages, nous sommes documentées et
avons, bien sûr, énormément échangé.
À partir de là, plusieurs directions s’offraient à nous. Nos premières ébauches de
spectacles allaient plutôt vers le théâtre documentaire. Et puis, l’idée du conte a
surgi. Il nous a semblé qu’un détour par la fiction s’imposait, que pour montrer comment s’enclenche le processus de la violence, il fallait entrer dans l’histoire d’un
couple, donner à voir comment, de petits renoncements en légers dérapages, la belle
histoire virait au cauchemar. Ce n’est qu’après ce long cheminement à deux que je me
suis lancée dans l’écriture.
Ressentiez-vous une pression particulière en écrivant la pièce : être à la hauteur des
femmes qui se sont confiées à vous, ne pas trahir ni amoindrir leur histoire, ne pas
réactiver des imaginaires stéréotypés sur cette question douloureuse ?
Oui, c’est une grande responsabilité, et il m’a semblé que la seule façon dont je pouvais m’approprier honnêtement ces témoignages était de me mettre en jeu également,
c'est-à-dire, de les laisser résonner avec mon vécu. Car si dans les histoires singulières qui nous ont été racontées, la violence prend une forme extrême, la question
des rapports de pouvoir au sein d’une relation et plus généralement dans la société
est une question qui nous concerne tous. Les témoignages m’ont beaucoup aidé, car
ils sont surprenants et bien loin des stéréotypes que l’on peut avoir sur ce qu’est
la violence conjugale.
Les femmes que nous avons rencontrées, Martine Paschoud et moi-même, viennent de
tous milieux, elles travaillent, certaines ont des postes à responsabilités. Il n’y
a pas de profil de femme victime de violence conjugale. Ce qui m’a également surprise, et que sans doute on oublie parfois de dire, c’est que malgré la violence de
ces histoires-là, il y a également de l’amour. Voilà qui complexifie l’approche, ouvre
d’autres horizons au questionnement.
Ce qui m’a également aidée, c’est la grande intelligence et la dignité avec laquelle
ces femmes nous ont restitué leur vécu, sans aucun apitoiement sur elles-mêmes.
Elles ont dû pour se reconstruire faire un immense chemin, et la finesse de leur analyse sur leur expérience a été fondamentale dans mon approche.
La forme du conte s’est-elle imposée, ou fut-elle le fruit d’un long cheminement ?
Quelle en est sa nécessité ? Quels archétypes remet-elle en jeu, et quelle distance
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UN CONTE CRUEL
Entretien avec Valérie Poirier (suite)
impose-t-elle ?
Au début du projet, un conte de Perrault m’est revenu en mémoire, il se nomme
Grisélidis ou la patience éprouvée. C’est l’histoire d’un prince extrêmement méfiant
(aujourd’hui, on dirait paranoïaque) qui s’éprend d’une douce bergère (il y a déjà
largement de quoi méditer !). Ils se marient, ont une fille. Et bien qu’elle soit d’une
loyauté sans faille, il ne croit pas en la sincérité de l’amour qu’elle lui porte. Il ne
cesse donc de la mettre à l’épreuve. Elle finit par mourir de chagrin. Pourquoi ne se
révolte-t-elle pas ? Et d’où lui vient, à lui, cette extrême défiance ?
L’idée du conte est réapparue lors des témoignages. Presque toutes les femmes nous
ont confié que leur histoire avait débuté comme un véritable conte de fées. J’ai
trouvé ça essentiel et déroutant. Ensuite, avec Martine, on s’est demandé comment
représenter la violence dans le spectacle et l’idée qu’il puisse y avoir des parties
narrées a commencé à prendre forme. Le personnage principal, La girafe, est devenu à
la fois protagoniste et narratrice de son histoire.
Dans les témoignages, il est souvent question de la perte de la notion de réalité.
Je voulais que cette perte de repères soit perçue par le spectateur. On ne sait plus
par moments si on est dans un cauchemar du personnage ou si la scène a vraiment
eu lieu. Le conte permet également de faire surgir des figures, comme celle du loup,
par exemple, et d’éviter la psychologie pour explorer des territoires plus archaïques.
Le genre du conte, par la déréalisation qu’il met en œuvre peut aussi déployer une
tonalité comique : comment vous êtes-vous accomodée de ce ton compte tenu du sujet ?
Si les noms de la Girafe et Petit brun semblent être sortis tout droit d’un livre
pour enfants, c’est que ces deux-là sont des figures qui appartiennent davantage à
l’univers loufoque, et poétique des fables qu’à un drame réaliste. Pour aborder la
question de la violence conjugale, un traitement presque naïf m’a paru s’imposer, non
pour en édulcorer la cruauté, mais pour la mettre à distance. Et si, a priori, il n’y a
pas matière à rire dans cette histoire, les contradictions dans lesquelles s’enferrent
les personnages peuvent générer tout aussi bien du burlesque que du tragique.
Il est également important de souligner que lors des entretiens effectués à Solidarité femmes, le rire était très présent. Cette capacité qu’avaient les femmes que
nous avons rencontrées à rire des situations les plus douloureuses m’a profondément
bouleversée. Aussi bien par goût personnel que pour leur rendre justice, je tenais à
aborder ce travail d’écriture en évitant tout pathétisme.
Pouvez-vous détailler votre rapport au temps dans la pièce ? Le temps rétrospectif
dans lequel a lieu le drame permet-il selon vous une ressaisie active de cette expérience par le sujet qui l’a vécue ?
Ce temps-là permet une distance et même une ironie par moment. Elle apporte une
respiration nécessaire au drame qui se joue. La Girafe revit certains épisodes de sa
vie avec Petit brun et, en même temps, elle en est spectatrice. Étant à la fois dedans
et dehors, elle peut voir ce qui lui était invisible quand elle était au cœur de la
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UN CONTE CRUEL
Entretien avec Valérie Poirier (suite)
tourmente, elle peut s’en étonner, s’en distancier et finalement s’en libérer.
Qu’est-ce que l’expression « amour fou » vous inspire-t-elle ? Un pléonasme ou un oxymore ?
Un oxymore sans doute. L’amour fou, c’est une expérience de dépossession de soi très
douloureuse. Notre culture exalte la passion. Comme l’écrit Denis de Rougemont dans
L’amour et l’occident : « Tout en nous et autour de nous glorifie à tel point la passion
que nous en sommes venus à voir en elle une promesse de vie plus vivante, une puissance qui transfigure, quelque chose qui serait au-delà du bonheur et la souffrance,
une béatitude ardente. Dans "passion" nous ne sentons plus "ce qui souffre", mais
"ce qui est passionnant". Et pourtant, la passion d'amour signifie, de fait, un malheur. »
Comment expliquer le silence qui entoure encore les cas de maltraitance conjugale ?
La honte pour les personnes qui la subissent. Je crois qu’il est très difficile d’accepter que l’on est victime de violence, comme si la victime en portait la faute. Pour
ceux qui en sont les témoins, il y a cette peur d’intervenir dans l’espace sacrosaint du couple. Au nom du respect de la sphère privée, de la liberté individuelle,
on est d’une tolérance aveugle. Qui voudrait qu’on vienne fouiner dans ses petites
affaires ?
La gifle, la fessée, la correction sont des pratiques qui étaient parfaitement tolérables voire encouragées jusqu’à récemment. Il n’y a qu’à lire la comtesse de Ségur !
Nous venons de là. Peut-être est-ce pour ça que la violence domestique ne nous
émeut guère ? Peut-être qu’au fond, elle nous paraît normale ? C’est un phénomène
qui a été refoulé par la société, son ampleur a longtemps été ignorée. Il n’y a pas si
longtemps qu’elle est considérée comme un véritable problème de société. Grâce aux
lois mises en place, les choses commencent à changer.
Le 1er avril 2004, le Code pénal suisse a été modifié pour renforcer la lutte contre
la violence conjugale. Les actes de violence entre conjoints ou partenaires sont
désormais classés parmi les infractions poursuivies d’office. Celles-ci donnent lieu
à l’ouverture d’une procédure pénale dès que les autorités (police ou justice) ont
connaissance de ces infractions, même si la victime ne porte pas plainte.
La force de votre texte est à mon sens de nous rappeler que nous pouvons, chacun
d’entre nous, être des témoins passifs. Comment considérez-vous cette passivité ? On
n’agit pas parce que l’on ne sait pas, ou bien parce que l’on ne sait proprement pas
quoi faire ? Je pense à l’atmosphère actuelle de nos sociétés et de la difficulté plus
générale que l’on peut éprouver à s’engager, à produire un acte et à changer les choses
qui nous indignent. En cela, Un Conte cruel appelle-t-il une réflexion plus globale
sur notre engagement ?
À moins d’être le témoin direct d’une scène de violence physique, il n’est pas facile
pour l’entourage de déceler ce qui se passe. Ceux qui exercent la violence sont
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UN CONTE CRUEL
Entretien avec Valérie Poirier (suite)
manipulateurs et ils arrivent souvent à bluffer même les plus proches. La violence
conjugale, ce n’est pas seulement le fait d’exercer une violence physique, la violence
psychologique est plus souterraine moins facile à repérer et tout aussi destructrice.
C’est pourquoi il est important d’en parler, car si nous sommes tous plus ou moins
informés, nous ne savons pas toujours les aspects que la violence conjugale peut
revêtir.
Davantage qu’une critique sur notre engagement, le texte nous invite à nous questionner sur le phénomène de la violence. En s’attelant à une telle thématique, on
ne peut faire l’économie de s’interroger sur le contexte social et historique qui la
favorise. La violence conjugale n’est pas séparable de la violence tout court. Même
si elle est pathologique chez certains hommes, elle s’inscrit bel et bien dans une
histoire qui est celle de la domination masculine vis-à-vis des femmes. Elle s'enracine dans les rapports sociaux de sexe.
Il ne s’agit pas de faire le procès des hommes, mais de savoir comment nous vivons
ensemble, quels types de relations nous entretenons, comment nous nous traitons
les uns les autres, quelle compréhension nous avons de ce qu’est l'amour : sert-il à
contrôler l'autre, à le dominer ou bien à lui permettre de grandir, et de s'épanouir ?
Comment écrivez-vous ? Comment se vit pour vous l’instant même de l’écriture ?
C’est un moment privilégié, mais pour qu’il puisse avoir lieu, il faut tout un travail
en amont et aussi beaucoup de moments faits d’attentes, de riens, d’errances.
Partageriez-vous avec nous un-e artiste et une oeuvre qui vous marquent, vous accompagnent, se sont révélé-e-s à vous ?
J’aime beaucoup le travail de la plasticienne Annette Messager. C’est une œuvre provocante, ludique, j’apprécie son engagement, en l’occurrence féministe, empreint de
fantaisie, son univers parcouru de cruauté et de joie.
De même, une pièce de théâtre fondatrice pour vous ?
Les pièces de Tchekhov. Chez Tchekhov, on parle politique, harengs et cornichons
salés, on passe sans transition de questions ontologiques au prix du tabac, le trivial côtoie la métaphysique, le politique et l’intime s’entremêlent. J’aime Tchekhov
pour ce mélange de désespoir et de légèreté, pour son humanité sans complaisance.
Je trouve cette écriture violente et même temps d’une suprême élégance.
Perceriez-vous avec nous la scène primitive de votre écriture ? Qu’est-ce qui fut pour
vous décisif dans « l’entrée en littérature » ?
Mon premier texte a été un petit poème très pompier écrit pour enjouer ma mère. Ça
a marché. Une poignée de mots maladroits ont fait naître un sourire. La réalité a été
transformée pour quelques secondes. Il y a là derrière l’idée d’une réparation. Kafka
l’a écrit d’une façon éblouissante : « L’écriture, c’est cette hache qui brise la mer
gelée en nous. »
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UN CONTE CRUEL
Entretien avec Valérie Poirier (fin)
Pourquoi écrivez-vous pour le théâtre ?
J’ai été comédienne, c’est un langage qui m’est familier. J’aime l’aspect troué de
l’écriture théâtrale, l’idée d’une matière qu’il faut faire danser. J’aime qu’il faille
se coltiner avec des choses très concrètes et il me plaît de jouer avec ces limitations-là. J’aime écrire pour des gens, en connivence avec eux, faire partie d’une
aventure collective.
Propos recueillis par Guillaume Poix
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UN CONTE CRUEL
Extraits du texte
Deuxième Partie, scènes 15 et 16
PEUR
La girafe est seule. Elle croit entendre un bruit, va vérifier d’où il vient. Elle revient,
rassurée. Soudain, on entend le bruit des pas. Halètements de chien.
La girafe. C’est toi, Petit brun ? C’est toi ? Petit brun ? Qui est là ? Soudain, Petit
brun est là. Elle sursaute. Oh, tu m’as fait peur, tu marches si silencieusement. Il la
serre contre lui. Tu me fais mal. Arrête. À part. Elle ne sait pas si c’est l’ami ou le
chien.
Petit brun. Ça va, ma chérie ?
La girafe. Ce soir, c’est l’ami.
Petit brun. Réponds !
La girafe. Ou le chien ?
Petit brun. Ma chérie.
La girafe. Elle ne sait pas. Elle ne sait plus.
Il la serre davantage. La girafe crie.
Petit brun. Je t’ai fait peur ? Je te fais peur ? Réponds ! Est-ce que tu as peur de
moi ?
La girafe. Pas tout le temps.
Petit brun. Pas tout le temps ? Il rit. (Tu vis dans une fiction effrayante). Alors, je
suis un monstre ?
La girafe. Non, bien sûr que non. Il se dirige vers la sortie. Qu’est-ce que tu fais ?
Elle se précipite vers lui et l’empêche de sortir. Je n’ai pas peur ! J’ai dit ça… j’ai dit
ça… pour… rire. Je t’en prie, ne pars pas, JE N’AI PAS PEUR ! Petit brun sort.
LA ROBE
Petit brun. Ce soir, nous fêtons notre anniversaire de mariage. Mets ta belle robe.
Il lui tend une robe. Elle tente de l’enfiler, elle est trop petite.
La girafe. Je n’entre plus dans ma robe.
Petit brun. Essaie encore. Tu es si jolie dans cette robe.
Elle vient se blottir contre lui. Il l’embrasse.
Petit brun. Tu es heureuse ?
La girafe. Oui.
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UN CONTE CRUEL
Extraits du texte (fin)
Il sort. Elle essaie encore d’entrer dans la robe, ça ne va pas. Elle est dans tous ses
états. Elle y arrive finalement. Elle est boudinée. Pendant toute la scène, elle pourra à
peine respirer.
Petit brun. Tu es une femme merveilleuse, merveilleuse. Quand je te regarde dans
cette robe incroyable et que tu me souris avec cet air légèrement distrait, je sais
que j’ai fait le bon choix. Viens dans mes bras.
On entend un air italien. Ils dansent.
Petit brun. À quoi penses-tu ?
La girafe. J’essaie de m’imaginer dans tes rêves…
Petit brun. Et ?
La girafe. C’est une autre que je vois.
Il rit.
Petit brun. Où vas-tu chercher des idées pareilles ! Tu es une femme…surprenante ! Il
l’embrasse. Je voudrais que cet instant ne s’arrête jamais.
Les deux danseurs se figent. Ils sont tous deux emprisonnés dans le présent. La danse
devient plus langoureuse. Petit brun embrasse fougueusement la girafe. Soudain, elle
tombe évanouie.
Petit brun. La girafe, la girafe ! Mon Dieu, qu’est-ce que je… ? J’appelle… SOS secours ?
Il l’aide avec difficulté à enlever sa robe tant celle-ci est serrée. Elle peut à nouveau
respirer.
Petit brun. Pourquoi est-ce que tu t’imposes des choses pareilles ?
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UN CONTE CRUEL
Le conte : histoire et définitions
De la tradition orale au genre littéraire1
De l'Antiquité à la Renaissance, le conte trouve ses origines dans des mythes ancestraux et des légendes aux motifs universels. De tradition orale, le conte est une
pratique sociale qui se transmet lors de réunions populaires et familiales par un
conteur. En Occident, la littérature médiévale constitue un jalon majeur de l’histoire
du conte. Le merveilleux y abonde, inspirant chansons de geste, sagas, fabliaux, lais
ou romans. Des siècles plus tard, nombre d'auteurs puiseront dans cette culture
médiévale les sujets de leurs histoires.
Si les premiers contes écrits apparaissent en Italie à la Renaissance, c’est avec
Charles Perrault que naît un véritable genre littéraire. De l’oral, le conte passe à
l’écrit. Au XVIIe siècle, cet art monte à Paris où des hommes et surtout des femmes de
lettres rivalisent d’esprit et de style dans les salons.
En Allemagne, au début du XIXe siècle, les frères Grimm ont l'idée de collecter des
contes traditionnels allemands, et non seulement de les réécrire. Ils affichent ainsi
la volonté d'inventorier et de conserver tout un patrimoine populaire. Une démarche
innovatrice qui influence nombre de folkloristes qui se mettent à rassembler les
histoires de la tradition orale. Cette vague de collecte, souvent entachée de nombreuses réécritures, laisse place au XXe siècle à des études plus scientifiques du
genre (narratologie, sémiologie, anthropologie, psychologie...) .
La création de contes littéraires se renouvelle ainsi dès le début du XIXe siècle : en
Russie avec Pouchkine, en Allemagne avec Bechstein, en France avec la Comtesse de
Ségur, Alexandre Dumas ou George Sand, et surtout au Danemark avec Hans Christian
Andersen qui place la fable au cœur de la société contemporaine et non plus dans un
ailleurs irréel. Remarquables par leur ironie et l’absence de morale traditionnelle,
les contes de l’auteur danois osent présenter des histoires tragiques et des fins
malheureuses.
À partir des années 1970, la transmission du conte oral connaît un regain de renouveau en tant qu'art du spectacle vivant. Un mouvement culturel qui remet au goût
du jour l'art de raconter les histoires et engendre une multitude de manifestations
pour les grands et les petits.
Définition du genre
Les études scientifiques autour du conte en tant que genre littéraire ont permis de
dégager des caractéristiques qui lui sont propres. Le conte littéraire est ainsi un
récit court, dans lequel les actions sont racontées (et non représentées). Le genre
est ainsi plus proche du théâtre épique (l'action est narrée) que du théâtre dramatique (l'action est jouée).
1 Sources Wikipédia et Universalis.fr
15
UN CONTE CRUEL
Le conte : histoire et définitions (fin)
Cette forme littéraire peut adopter des contenus très diversifiés ; elle ne vise pas
nécessairement à émerveiller le lecteur, mais peut également vouloir l'éduquer
(conte moral), l'effrayer (conte d'horreur), l'amuser (conte satirique) ou le faire
réfléchir (conte philosophique).
Contrairement à ce que son caractère volontiers fantaisiste et invraisemblable laisse
souvent penser, le terme même de conte littéraire n'est pas synonyme de conte de
fées ou de littérature exclusivement enfantine.
Structure narrative classique du conte
Situation initiale
Qui? Les personnages. Présentation et
description des personnages, portrait
physique ou moral.
Où? Le lieu. Où se déroule l’histoire ?
Quand? Le moment. Quand l’histoire se
passe-t-elle ?
Comment se sentent les personnages?
Marque le début de l’histoire. Présentation du
cadre spatio-temporel, des personnages
principaux dans une situation stable. Cette
étape débute souvent par une formule
introductrice, du type "il était une fois".
Élément déclencheur
Quoi ? Pourquoi ?
Quel événement fait démarrer l’histoire ?
Marque un bouleversement plus ou moins
brusque par rapport à la situation initiale. Le
nœud d’une situation. Présente le problème,
l’événement qui brise le calme du début,
l’action qui fait démarrer l’histoire.
Péripéties
Réaction du personnage, son but ? Que
ressent-il ?
Les épreuves que doit affronter le héros et les
actions qu’initie le personnage pour
rétablir le calme, pour trouver une
solution. Ces actions ne fonctionnent pas.
Dénouement
Que fait le personnage principal ?
Que font les autres personnages ?
Comment réagissent-ils ?
L'élément de résolution. Action qui
fonctionne, qui rétablit la
situation, qui donne une explication.
Situation finale
Le problème se règle-t-il ? Comment ?
Comment se termine le récit ? Qu’arrivet-il aux autres personnages à la fin du
récit ?
Indique comment l’aventure a transformé la
vie des personnages. Plus tard, à l’avenir,
évolution des personnages dans le futur. Deux
solutions de la trame sont envisageables : une
fin heureuse ou malheureuse.
Conclusion ou morale
Après cette aventure que devient le
personnage principal ?
!
16
UN CONTE CRUEL
Genèse : un conte de Perrault
Le conte de Perrault « La Marquise de Salusses ou la Patience de Griselidis » raconte
l’histoire d’un jeune prince qui dirige son royaume avec sagesse, et qui est vraisemblablement doté de toutes les qualités possibles. Aimé de tous, il fait prospérer
l’économie. Ses journées se divisent entre les affaires du royaume et la chasse. Ce
prince a néanmoins une méfiance naturelle pour les femmes. Il pense qu’elles sont
toutes perverses et corrompues, indignes de son amour. Cet apriori constitue la raison pour laquelle il ne veut pas se marier.
Un jour, durant une partie de chasse, il se perd dans la forêt et tombe sur une
magnifique bergère : Grisélidis. Belle, vertueuse, polie et spirituelle, elle gagne
immédiatement le cœur du prince qui en tombe éperdument amoureux. Il décide de se
marier avec elle, sachant que son peuple demande un héritier. Ensemble, ils ont une
fille. Mais le prince continue de se méfier des femmes et décide de mettre à l’épreuve
l’amour et la vertu de sa femme.
Malgré les souffrances qui lui infligent son époux, Grisélidis reste courageuse et
fidèle. Dans son obsession, le prince va même jusqu’à lui enlever sa fille et divorcer,
en la renvoyant dans sa bergerie. Quelque temps après, il la rappelle pour préparer
son nouveau mariage avec une jeune princesse qui n’est autre que leur fille. Patiente,
Grisélidis reste digne et gagne à nouveau le cœur du prince qui lui avoue finalement
toute la machination. Il se remarie pour toujours avec elle et accorde leur fille à un
grand seigneur.
Inspiré par une histoire du Décaméron de Boccace (1350-1355), le conte de Perrault
montre une héroïne qui de nos jours symboliserait la soumission des femmes au pouvoir patriarcal, ainsi qu'une forme de résignation chrétienne, ou plus généralement,
religieuse. Soumise à Dieu et à son mari, elle n'a aucune emprise sur sa vie personnelle.
La Marquise de Salusses ou la Patience de Griselidis (1691)
Au pied des célèbres montagnes
Fut obscurci d'une sombre vapeur
Où le Pô s'échappant de dessous ses roseaux,
Qui, chagrine et mélancolique,
Va dans le sein des prochaines campagnes
Lui faisait voir dans le fond de son coeur
Promener ses naissantes eaux,
Tout le beau sexe infidèle et trompeur :
Vivait un jeune et vaillant Prince,
Dans la femme où brillait le plus rare mérite,
Les délices de sa Province :
Il voyait une âme hypocrite,
Le ciel, en le formant, sur lui tout à la fois
Un esprit d'orgueil enivré,
Versa ce qu'il a de plus rare,
Un cruel ennemi qui sans cesse n'aspire
Ce qu'entre ses amis d'ordinaire il sépare,
Qu'à prendre un souverain empire
Et qu'il ne donne qu'aux grands Rois.
Sur l'homme malheureux qui lui sera livré.
Comblé de tous les dons et du corps et de l'âme,
Le fréquent usage du monde,
Il fut robuste, adroit, propre au métier de Mars,
Où l'on ne voit qu'Époux subjugués ou trahis,
Et par l'instinct secret d'une divine flamme,
Joint à l'air jaloux du Pays,
Avec ardeur il aima les beaux Arts.
Accrut encor cette haine profonde.
Il aima les combats, il aima la victoire,
Il jura donc plus d'une fois
Les grands projets, les actes valeureux,
Que quand même le Ciel pour lui plein de tendresse
Et tout ce qui fait vivre un beau nom dans l'his-
Formerait une autre Lucrèce,
toire ;
Jamais de l'hyménée il ne suivrait les lois.
Mais son coeur tendre et généreux
Ainsi, quand le matin, qu'il donnait aux affaires,
Fut encor plus sensible à la solide gloire
Il avait réglé sagement
De rendre ses Peuples heureux.
Toutes les choses nécessaires
Ce tempérament héroïque
Au bonheur du gouvernement,
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UN CONTE CRUEL
Genèse : un conte de Perrault (suite)
Que du faible orphelin, de la veuve oppressée,
Cette autre s'érige en Joueuse,
Il avait conservé les droits,
Perd tout, argent, bijoux, bagues, meubles de prix,
Ou banni quelque impôt qu'une guerre forcée
Et même jusqu'à ses habits.
Avait introduit autrefois,
Dans la diversité des routes qu'elles tiennent,
L'autre moitié de la journée
Il n'est qu'une chose où je vois
À la chasse était destinée,
Qu'enfin toutes elles conviennent,
Où les Sangliers et les Ours,
C'est de vouloir donner la loi.
Malgré leur fureur et leurs armes
Or je suis convaincu que dans le mariage
Lui donnaient encor moins d'alarmes
On ne peut jamais vivre heureux,
Que le sexe charmant qu'il évitait toujours.
Quand on y commande tous deux ;
Cependant ses sujets que leur intérêt presse
Si donc vous souhaitez qu'à l'hymen je m'engage,
De s'assurer d'un successeur
Cherchez une jeune beauté
Qui les gouverne un jour avec même douceur,
Sans orgueil et sans vanité,
À leur donner un fils le conviaient sans cesse.
D'une obéissance achevée,
Un jour dans le Palais ils vinrent tous en corps
D'une patience éprouvée,
Pour faire leurs derniers efforts ;
Et qui n'ait point de volonté,
Un Orateur d'une grave apparence,
Je la prendrai quand vous l'aurez trouvée.
Et le meilleur qui fût alors,
Le Prince ayant mis fin à ce discours moral,
Dit tout ce qu'on peut dire en pareille occurrence.
Monte brusquement à cheval,
Il marqua leur désir pressant
Et court joindre à perte d'haleine
De voir sortir du Prince une heureuse lignée
Sa meute qui l'attend au milieu de la plaine.
Qui rendît à jamais leur État florissant ;
Après avoir passé des prés et des guérets,
Il lui dit même en finissant
Il trouve ses Chasseurs couchés sur l'herbe verte ;
Qu'il voyait un Astre naissant
Tous se lèvent et tous alertes
Issu de son chaste hyménée
Vont trembler de leurs cors les hôtes des forêts.
Qui faisait pâlir le Croissant.
Des chiens courants l'aboyante famille,
D'un ton plus simple et d'une voix moins forte,
Deçà, delà, parmi le chaume brille,
Le Prince à ses sujets répondit de la sorte :
Et les limiers à l'oeil ardent
Le zèle ardent, dont je vois qu'en ce jour
Qui du fort de la Bête à leur poste reviennent,
Vous me portez aux noeuds du mariage,
Entraînent en les regardant
Me fait plaisir et m'est de votre amour
Les forts valets qui les retiennent.
Un agréable témoignage ;
S'étant instruit par un des siens
J'en suis sensiblement touché,
Si tout est prêt, si l'on est sur la trace,
Et voudrais dès demain pouvoir vous satisfaire :
Il ordonne aussitôt qu'on commence la chasse,
Mais à mon sens l'hymen est une affaire
Et fait donner le Cerf aux chiens.
Où plus l'homme est prudent, plus il est empêché.
Le son des cors qui retentissent,
Observez bien toutes les jeunes filles ;
Le bruit des chevaux qui hennissent
Tant qu'elles sont au sein de leurs familles,
Et des chiens animés les pénétrants abois,
Ce n'est que vertu, que bonté,
Remplissent la forêt de tumulte et de trouble,
Que pudeur que sincérité,
Et pendant que l'écho sans cesse les redouble,
Mais sitôt que le mariage
S'enfoncent avec eux dans les plus creux du bois.
Au déguisement a mis fin
Le Prince, par hasard ou par sa destinée,
Et qu'ayant fixé leur destin
Prit une route détournée
Il n'importe plus d'être sage,
Où nul des Chasseurs ne le suit ;
Elles quittent leur personnage,
Plus il court, plus il s'en sépare :
Non sans avoir beaucoup pâti,
Enfin à tel point il s'égare
Et chacune dans son ménage
Que des chiens et des cors il n'entend plus le bruit.
Selon son gré prend son parti.
L'endroit où le mena sa bizarre aventure,
L'une d'humeur chagrine, et que rien ne récrée,
Clair de ruisseaux et sombre de verdure,
Devient une Dévote outrée,
Saisissait les esprits d'une secrète horreur ;
Qui crie et gronde à tous moments ;
La simple et naïve Nature
L'autre se façonne en Coquette
S'y faisait voir et si belle et si pure,
Qui sans cesse écoute ou caquette,
Que mille fois il bénit son erreur
Et n'a jamais assez d'Amants ;
Rempli des douces rêveries
Celle-ci des beaux Arts follement curieuse,
Qu'inspirent les grands bois, les eaux et les prai-
De tout décide avec hauteur
ries,
Et critiquant le plus habile Auteur
Il sent soudain frapper et son coeur et ses yeux
Prend la forme de Précieuse ;
Par l'objet le plus agréable,
18
UN CONTE CRUEL
Genèse : un conte de Perrault (suite)
Le plus doux et le plus aimable
Que la Bergère lui donna.
Qu'il eût jamais vu sous les Cieux.
Cependant pour trouver une route facile
C'était une jeune Bergère
Qui mène le Prince à la Ville,
Qui filait aux bords d'un ruisseau,
Ils traversent des bois, des rochers escarpés
Et qui conduisant son troupeau,
Et de torrents entrecoupés ;
D'une main sage et ménagère
Le Prince n'entre point dans de route nouvelle
Tournait son agile fuseau.
Sans en bien observer tous les lieux d'alentour
Elle aurait pu dompter les coeurs les plus sauvages ;
Et son ingénieux Amour
Des lys, son teint a la blancheur
Qui songeait au retour
Et sa naturelle fraîcheur
En fit une carte fidèle.
S'était toujours sauvée à l'ombre des bocages :
Dans un bocage sombre et frais
Sa bouche, de l'enfance avait tout l'agrément,
Enfin la Bergère le mène,
Et ses yeux qu'adoucit une brune paupière,
Où de dessous ses branchages épais
Plus bleus que n'est le firmament,
Il voit au loin dans le sein de la plaine
Avaient aussi plus de lumière.
Les toits dorés de son riche Palais.
Le Prince, avec transport, dans le bois se glissant,
S'étant séparé de la Belle,
Contemple les beautés dont son âme est émue,
Touché d'une vive douleur,
Mais le bruit qu'il fait en passant
À pas lents il s'éloigne d'Elle,
De la Belle sur lui fit détourner la vue ;
Chargé du trait qui lui perce le coeur ;
Dès qu'elle se vit aperçue,
Le souvenir de sa tendre aventure
D'un brillant incarnat la prompte et vive ardeur
Avec plaisir le conduisit chez lui.
De son beau teint redoubla la splendeur,
Mais dès le lendemain il sentit sa blessure,
Et sur son visage épandue,
Et se vit accablé de tristesse et d'ennui.
Y fit triompher la pudeur.
Dès qu'il le peut il retourne à la chasse,
Sous le voile innocent de cette honte aimable,
Où de sa suite adroitement
Le Prince découvrit une simplicité,
Il s'échappe et se débarrasse
Une douceur, une sincérité,
Pour s'égarer heureusement.
Dont il croyait le beau sexe incapable,
Des arbres et des monts les cimes élevées,
Et qu'il voit là dans toute leur beauté.
Qu'avec grand soin il avait observées,
Saisi d'une frayeur pour lui toute nouvelle,
Et les avis secrets de son fidèle Amour,
Il s'approche interdit, et plus timide qu'elle,
Le guidèrent si bien que malgré les traverses
Lui dit d'une tremblante voix,
De cent routes diverses,
Que de tous ses veneurs il a perdu la trace,
De sa jeune Bergère il trouva le séjour.
Et lui demande si la chasse
Il sut qu'elle n'a plus que son Père avec elle,
N'a point passé quelque part dans le bois.
Que Griselidis on l'appelle,
Rien n'a paru, Seigneur dans cette solitude,
Qu'ils vivent doucement du lait de leurs brebis,
Dit-elle, et nul ici que vous seul n'est venu ;
Et que de leur toison qu'elle seule elle file,
Mais n'ayez point d'inquiétude,
Sans avoir recours à la ville,
Je remettrai vos pas sur un chemin connu.
Ils font eux-mêmes leurs habits.
De mon heureuse destinée
Plus il la voit, plus il s'enflamme
Je ne puis, lui dit-il, trop rendre grâce aux Dieux ;
Des vives beautés de son âme
Depuis longtemps je fréquente ces lieux,
Il connaît en voyant tant de dons précieux,
Mais j'avais ignoré jusqu'à cette journée
Que si la Bergère est si belle,
Ce qu'ils ont de plus précieux.
C'est qu'une légère étincelle
Dans ce temps elle voit que le Prince se baisse
De l'esprit qui l'anime a passé dans ses yeux.
Sur le moite bord du ruisseau,
Il ressent une joie extrême
Pour étancher dans le cours de son eau
D'avoir si bien placé ses premières amours ;
La soif ardente qui le presse.
Ainsi sans plus tarder il fit dès le jour même
Seigneur, attendez un moment,
Assembler son Conseil et lui tint ce discours
Dit-elle, et courant promptement
Enfin aux Lois de l'Hyménée
Vers sa cabane, elle y prend une tasse
Suivant vos voeux je me vais engager ;
Qu'avec joie et de bonne grâce,
Je ne prends point ma femme en Pays étranger,
Elle présente à ce nouvel Amant.
Je la prends parmi vous, belle, sage, bien née,
Les vases précieux de cristal et d'agate
Ainsi que mes aïeux ont fait plus d'une fois.
Où l'or en mille endroits éclate,
Mais j'attendrai cette grande journée
Et qu'un Art curieux avec soin façonna,
A vous informer de mon choix.
N'eurent jamais pour lui, dans leur pompe inutile,
Dès que la nouvelle fut sue,
Tant de beauté que le vase d'argile
Partout elle fut répandue.
19
UN CONTE CRUEL
Genèse : un conte de Perrault (suite)
On ne peut dire avec combien d'ardeur
Enfin le Prince sort entouré de sa Cour
L'allégresse publique
Il s'élève un long cri de joie,
De tous côtés s'explique ;
Mais on est bien surpris quand au premier détour,
Le plus content fut l'Orateur,
De la Forêt prochaine on voit qu'il prend la voie,
Qui par son discours pathétique
Ainsi qu'il faisait chaque jour.
Croyait d'un si grand bien être l'unique Auteur
Voilà, dit-on, son penchant qui l'emporte,
Qu'il se trouvait homme de conséquence !
Et de ses passions, en dépit de l'Amour,
Rien ne peut résister à la grande éloquence,
La Chasse est toujours la plus forte.
Disait-il sans cesse en son coeur
Il traverse rapidement
Le plaisir fut de voir le travail inutile
Les guérets de la plaine et gagnant la montagne,
Des Belles de toute la Ville
Il entre dans le bois au grand étonnement
Pour s'attirer et mériter le choix
De la Troupe qui l'accompagne.
Du Prince leur Seigneur qu'un air chaste et modeste
Après avoir passé par différents détours,
Charmait uniquement et plus que tout le reste,
Que son coeur amoureux se plaît à reconnaître,
Ainsi qu'il l'avait dit cent fois.
Il trouve enfin la cabane champêtre,
D'habit et de maintien toutes elles changèrent,
Où logent ses tendres amours.
D'un ton dévot elles toussèrent,
Griselidis de l'Hymen informée,
Elles radoucirent leurs voix,
Par la voix de la Renommée,
De demi-pied les coiffures baissèrent,
En avait pris son bel habillement ;
La gorge se couvrit, les manches s'allongèrent,
Et pour en aller voir la pompe magnifique,
À peine on leur voyait le petit bout des doigts.
De dessous sa case rustique
Dans la Ville avec diligence,
Sortait en ce même moment.
Pour l'Hymen dont le jour s'avance,
Où courez-vous si prompte et si légère ?
On voit travailler tous les Arts :
Lui dit le Prince en l'abordant
Ici se font de magnifiques chars
Et tendrement la regardant ;
D'une forme toute nouvelle,
Cessez de vous hâter trop aimable Bergère :
Si beaux et si bien inventés,
La noce où vous allez, et dont je suis l'Epoux,
Que l'or qui partout étincelle
Ne saurait se faire sans vous.
En fait la moindre des beautés.
Oui, je vous aime, et je vous ai choisie
Là pour voir aisément et sans aucun obstacle
Entre mille jeunes beautés,
Toute la pompe du spectacle,
Pour passer avec vous le reste de ma vie,
On dresse de longs échafauds,
Si toutefois mes voeux ne sont pas rejetés.
Ici de grands Arcs triomphaux
Ah ! dit-elle, Seigneur je n'ai garde de croire
Où du Prince guerrier se célèbre la gloire,
Que je sois destinée à ce comble de gloire ;
Et de l'Amour sur lui l'éclatante victoire.
Vous cherchez à vous divertir.
Là, sont forgés d'un art industrieux,
Non, non, dit-il, je suis sincère,
Ces feux qui par les coups d'un innocent tonnerre,
J'ai déjà pour moi votre Père
En effrayant la Terre,
(Le Prince avait eu soin de l'en faire avertir).
De mille astres nouveaux embellissent les Cieux.
Daignez, Bergère, y consentir,
Là d'un ballet ingénieux
C'est là tout ce qui reste à faire.
Se concerte avec soin l'agréable folie,
Mais afin qu'entre nous une solide paix
Et là d'un Opéra peuplé de mille Dieux,
Éternellement se maintienne,
Le plus beau que jamais ait produit l'Italie,
Il faudrait me jurer que vous n'aurez jamais
On entend répéter les airs mélodieux.
D'autre volonté que la mienne.
Enfin, du fameux Hyménée,
Je le jure, dit-elle, et je vous le promets ;
Arriva la grande journée.
Si j'avais épousé le moindre du Village,
Sur le fond d'un Ciel vif et pur
J'obéirais, son joug me serait doux ;
À peine l'Aurore vermeille
Hélas ! combien donc davantage,
Confondait l'or avec l'azur,
Si je viens à trouver en vous
Que partout en sursaut le beau sexe s'éveille ;
Et mon Seigneur et mon Epoux.
Le Peuple curieux s'épand de tous côtés,
Ainsi le Prince se déclare,
En différents endroits des Gardes sont postés
Et pendant que la Cour applaudit à son choix,
Pour contenir la Populace,
Il porte la Bergère à souffrir qu'on la pare
Et la contraindre à faire place.
Des ornements qu'on donne aux Épouses des Rois.
Tout le Palais retentit de clairons,
Celles qu'à cet emploi leur devoir intéresse
De flûtes, de hautbois, de rustiques musettes,
Entrent dans la cabane, et là diligemment
Et l'on n'entend aux environs
Mettent tout leur savoir et toute leur adresse
Que des tambours et des trompettes.
À donner de la grâce à chaque ajustement.
20
UN CONTE CRUEL
Genèse : un conte de Perrault (suite)
Dans cette Hutte où l'on se presse
Des talents, de l'humeur des Dames de sa Cour,
Les Dames admirent sans cesse
Elle se fit si bien instruire,
Avec quel art la Pauvreté
Que son bon sens jamais embarrassé
S'y cache sous la Propreté ;
Eut moins de peine à les conduire
Et cette rustique Cabane,
Que ses brebis du temps passé.
Que couvre et rafraîchit un spacieux Platane,
Avant la fin de l'an, des fruits de l'Hyménée
Leur semble un séjour enchanté.
Le Ciel bénit leur couche fortunée ;
Enfin, de ce Réduit sort pompeuse et brillante
Ce ne fut pas un Prince, on l'eût bien souhaité ;
La Bergère charmante ;
Mais la jeune Princesse avait tant de beauté
Ce ne sont qu'applaudissements
Que l'on ne songea plus qu'à conserver sa vie ;
Sur sa beauté, sur ses habillements ;
Le Père qui lui trouve un air doux et charmant
Mais sous cette pompe étrangère
La venait voir de moment en moment,
Déjà plus d'une fois le Prince a regretté
Et la Mère encor plus ravie
Des ornements de la Bergère
La regardait incessamment.
L'innocente simplicité.
Elle voulut la nourrir elle-même :
Sur un grand char d'or et d'ivoire,
Ah ! dit-elle, comment m'exempter de l'emploi
La Bergère s'assied pleine de majesté ;
Que ses cris demandent de moi
Le Prince y monte avec fierté,
Sans une ingratitude extrême ?
Et ne trouve pas moins de gloire
Par un motif de Nature ennemi
À se voir comme Amant assis à son côté
Pourrais-je bien vouloir de mon Enfant que j'aime
Qu'à marcher en triomphe après une victoire ;
N'être la Mère qu'à demi ?
La Cour les suit et tous gardent leur rang
Soit que le Prince eût l'âme un peu mois enflammée
Que leur donne leur charge ou l'éclat de leur sang.
Qu'aux premiers jours de son ardeur,
La ville dans les champs presque toute sortie
Soit que de sa maligne humeur
Couvrait les plaines d'alentour
La masse se fût rallumée,
Et du choix du Prince avertie,
Et de son épaisse fumée
Avec impatience attendait son retour.
Eût obscurci ses sens et corrompu son coeur
Il paraît, on le joint. Parmi l'épaisse foule
Dans tout ce que fait la Princesse,
Du Peuple qui se fend le char à peine roule ;
Il s'imagine voir peu de sincérité.
Par les longs cris de joie à tout coup redoublés
Sa trop grande vertu le blesse,
Les chevaux émus et troublés
C'est un piège qu'on tend à sa crédulité ;
Se cabrent, trépignent, s'élancent,
Son esprit inquiet et de trouble agité
Et reculent plus qu'ils n'avancent.
Croit tous les soupçons qu'il écoute,
Dans le Temple on arrive enfin,
Et prend plaisir à révoquer en doute
Et là par la chaîne éternelle
L'excès de sa félicité.
D'une promesse solennelle,
Pour guérir les chagrins dont son âme est atteinte,
Les deux Époux unissent leur destin ;
Il la suit, il l'observe, il aime à la troubler
Ensuite au Palais ils se rendent,
Par les ennuis de la contrainte,
Où mille plaisirs les attendent,
Par les alarmes de la crainte,
Où la Danse, les Jeux, les Courses, les Tournois,
Par tout ce qui peut démêler
Répandent l'allégresse en différents endroits ;
La vérité d'avec la feinte.
Sur le soir le blond Hyménée
C'est trop, dit-il, me laisser endormir ;
De ses chastes douceurs couronna la journée.
Si ses vertus sont véritables,
Le lendemain, les différents États
Les traitements les plus insupportables
De toute la Province
Ne feront que les affermir.
Accourent haranguer la Princesse et le Prince
Dans son Palais il la tient resserrée,
Par la voix de leurs Magistrats.
Loin de tous les plaisirs qui naissent à la Cour
De ses Dames environnée,
Et dans sa chambre, où seule elle vit retirée,
Griselidis, sans paraître étonnée,
À peine il laisse entrer le jour
En Princesse les entendit,
Persuadé que la Parure
En Princesse leur répondit.
Et le superbe Ajustement
Elle fit toute chose avec tant de prudence,
Du sexe que pour plaire a formé la Nature
Qu'il sembla que le Ciel eût versé ses trésors
Est le plus doux enchantement
Avec encor plus d'abondance
Il lui demande avec rudesse
Sur son âme que sur son corps.
Les perles, les rubis, les bagues, les bijoux
Par son esprit, par ses vives lumières,
Qu'il lui donna pour marque de tendresse,
Du grand monde aussitôt elle prit les manières,
Lorsque de son Amant il devint son Époux.
Et même dès le premier jour.
Elle dont la vie est sans tache,
21
UN CONTE CRUEL
Genèse : un conte de Perrault (suite)
Et qui n'a jamais eu d'attache
Elle de mille pleurs se baigne le visage,
Qu'à s'acquitter de son devoir,
Et dans un morne accablement
Les lui donne sans s'émouvoir
Attend de son malheur le funeste moment.
Et même, le voyant se plaire à les reprendre,
Dès que d'une action si triste et si cruelle
N'a pas moins de joie à les rendre
Le ministre odieux à ses yeux se montra,
Qu'elle en eut à les recevoir
Il faut obéir lui dit-elle ;
Pour m'éprouver mon Époux me tourmente,
Puis prenant son Enfant qu'elle considéra,
Dit-elle, et je vois bien qu'il ne me fait souffrir
Qu'elle baisa d'une ardeur maternelle,
Qu'afin de réveiller ma vertu languissante,
Qui de ses petits bras tendrement la serra,
Qu'un doux et long repos pourrait faire périr.
Toute en pleurs elle le livra.
S'il n'a pas ce dessein, du moins suis-je assurée
Ah ! que sa douleur fut amère !
Que telle est du Seigneur la conduite sur moi
Arracher l'enfant ou le coeur
Et que de tant de maux l'ennuyeuse durée
Du sein d'une si tendre Mère,
N'est que pour exercer ma constance et ma foi.
C'est la même douleur
Pendant que tant de malheureuses
Près de la Ville était un Monastère,
Errent au gré de leurs désirs
Fameux par son antiquité,
Par mille routes dangereuses,
Où des Vierges vivaient dans une règle austère,
Après de faux et vains plaisirs ;
Sous les yeux d'une Abbesse illustre en piété.
Pendant que le Seigneur dans sa lente justice
Ce fut là que dans le silence,
Les laisse aller aux bords du précipice
Et sans déclarer sa naissance,
Sans prendre part à leur danger,
On déposa l'Enfant, et des bagues de prix,
Par un pur mouvement de sa bonté suprême,
Sous l'espoir d'une récompense
Il me choisit comme un enfant qu'il aime,
Digne des soins que l'on en aurait pris.
Et s'applique à me corriger.
Le Prince qui tâchait d'éloigner par la chasse
Aimons donc sa rigueur utilement cruelle,
Le vif remords qui l'embarrasse
On n'est heureux qu'autant qu'on a souffert,
Sur l'excès de sa cruauté,
Aimons sa bonté paternelle
Craignait de revoir la Princesse,
Et la main dont elle se sert.
Comme on craint de revoir une fière Tigresse
Le Prince a beau la voir obéir sans contrainte
À qui son faon vient d'être ôté ;
À tous ses ordres absolus :
Cependant il en fut traité
Je vois le fondement de cette vertu feinte,
Avec douceur avec caresse,
Dit-il, et ce qui rend tous mes coups superflus,
Et même avec cette tendresse
C'est qu'ils n'ont porté leur atteinte
Qu'elle eut aux plus beaux jours de sa prospérité.
Qu'à des endroits où son amour n'est plus.
Par cette complaisance et si grande et si prompte,
Dans son Enfant, dans la jeune Princesse,
Il fut touché de regret et de honte ;
Elle a mis toute sa tendresse ;
Mais son chagrin demeura le plus fort :
À l'éprouver si je veux réussir,
Ainsi, deux jours après, avec des larmes feintes,
C'est là qu'il faut que je m'adresse,
Pour lui porter encor de plus vives atteintes,
C'est là que je puis m'éclaircir.
Il lui vint dire que la Mort
Elle venait de donner la mamelle
De leur aimable Enfant avait fini le sort.
Au tendre objet de son amour ardent,
Ce coup inopiné mortellement la blesse,
Qui couché sur son sein se jouait avec elle,
Cependant malgré sa tristesse,
Et riait en la regardant :
Ayant vu son Époux qui changeait de couleur
Je vois que vous l'aimez, lui dit-il, cependant
Elle parut oublier son malheur
Il faut que je vous l'ôte en cet âge encor tendre,
Et n'avoir même de tendresse
Pour lui former les moeurs et pour la préserver
Que pour le consoler de sa fausse douleur
De certains mauvais airs qu'avec vous l'on peut
Cette bonté, cette ardeur sans égale
prendre ;
D'amitié conjugale,
Mon heureux sort m'a fait trouver
Du Prince tout à coup désarmant la rigueur
Une Dame d'esprit qui saura l'élever
Le touche, le pénètre et lui change le coeur
Dans toutes les vertus et dans la politesse
Jusque-là qu'il lui prend envie
Que doit avoir une Princesse.
De déclarer que leur Enfant
Disposez-vous à la quitter,
Jouit encore de la vie ;
On va venir pour l'emporter.
Mais sa bile s'élève et fière lui défend
Il la laisse à ces mots, n'ayant pas le courage,
De rien découvrir du mystère
Ni les yeux assez inhumains,
Qu'il peut être utile de taire.
Pour voir arracher de ses mains
Dès ce bienheureux jour telle des deux Époux
De leur amour l'unique gage ;
Fut la mutuelle tendresse,
22
UN CONTE CRUEL
Genèse : un conte de Perrault (suite)
Qu'elle n'est point plus vive aux moments les plus
Afin que de ces dons si grands, si précieux,
doux
La Terre se voyant parée,
Entre l'Amant et la Maîtresse.
En soit de respect pénétrée,
Quinze fois le Soleil, pour former les saisons,
Et par reconnaissance en rende grâce aux Cieux.
Habita tour à tour dans ses douze maisons,
Il déclare en public que manquant de lignée,
Sans rien voir qui les désunisse ;
En qui l'État un jour retrouve son Seigneur,
Que si quelquefois par caprice
Que la fille qu'il eut de son fol hyménée
Il prend plaisir à la fâcher
Étant morte aussitôt que née,
C'est seulement pour empêcher
Il doit ailleurs chercher plus de bonheur ;
Que l'amour ne se ralentisse,
Que l'Épouse qu'il prend est d'illustre naissance,
Tel que le Forgeron qui pressant son labeur
Qu'en un Couvent on l'a jusqu'à ce jour
Répand un peu d'eau sur la braise
Fait élever dans l'innocence,
De sa languissante fournaise
Et qu'il va par l'hymen couronner son amour.
Pour en redoubler la chaleur
On peut juger à quel point fut cruelle
Cependant la jeune Princesse
Aux deux jeunes Amants cette affreuse nouvelle ;
Croissait en esprit et en sagesse ;
Ensuite, sans marquer ni chagrin, ni douleur,
À la douceur à la naïveté
Il avertit son Épouse fidèle
Qu'elle tenait de son aimable Mère,
Qu'il faut qu'il se sépare d'elle
Elle joignit de son illustre Père
Pour éviter un extrême malheur ;
L'agréable et noble fierté ;
Que le Peuple indigné de sa basse naissance
L'amas de ce qui plaît dans chaque caractère
Le force à prendre ailleurs une digne alliance.
Fit une parfaite beauté.
Il faut, dit-il, vous retirer
Partout comme un Astre elle brille ;
Sous votre toit de chaume et de fougère
Et par hasard un Seigneur de la Cour
Après avoir repris vos habits de Bergère
Jeune, bien fait et plus beau que le jour
Que je vous ai fait préparer
L'ayant vu paraître à la grille,
Avec une tranquille et muette constance,
Conçut pour elle un violent amour.
La Princesse entendit prononcer sa sentence ;
Par l'instinct qu'au beau sexe a donné la Nature,
Sous les dehors d'un visage serein
Et que toutes les beautés ont
Elle dévorait son chagrin,
De voir l'invisible blessure
Et sans que la douleur diminuât ses charmes,
Que font leurs yeux, au moment qu'ils la font,
De ses beaux yeux tombaient de grosses larmes,
La Princesse fut informée
Ainsi que quelquefois au retour du Printemps,
Qu'elle était tendrement aimée.
Il fait Soleil et pleut en même temps.
Après avoir quelque temps résisté
Vous êtes mon Époux, mon Seigneur et mon Maître
Comme on le doit avant que de se rendre,
(Dit-elle en soupirant, prête à s'évanouir),
D'un amour également tendre
Et quelque affreux que soit ce que je viens d'ouïr
Elle l'aima de son côté.
Je saurai vous faire connaître
Dans cet Amant, rien n'était à reprendre,
Que rien ne m'est si cher que de vous obéir
Il était beau, vaillant, né d'illustres aïeux
Dans sa chambre aussitôt seule elle se retire,
Et dès longtemps pour en faire son Gendre.
Et là se dépouillant de ses riches habits,
Sur lui le Prince avait jeté les yeux.
Elle reprend paisible et sans rien dire,
Ainsi donc avec joie il apprit la nouvelle
Pendant que son coeur en soupire,
De l'ardeur tendre et mutuelle
Ceux qu'elle avait en gardant ses brebis.
Dont brûlaient ces jeunes Amants ;
En cet humble et simple équipage,
Mais il lui prit une bizarre envie
Elle aborde le Prince et lui tient ce langage :
De leur faire acheter par de cruels tourments
Je ne puis m'éloigner de vous
Le plus grand bonheur de leur vie.
Sans le pardon d'avoir su vous déplaire ;
Je me plairai, dit-il, à les rendre contents ;
Je puis souffrir le poids de ma misère,
Mais il faut que l'Inquiétude,
Mais je ne puis, Seigneur, souffrir votre courroux ;
Par tout ce qu'elle a de plus rude,
Accordez cette grâce à mon regret sincère,
Rende encor leurs feux plus constants ;
Et je vivrai contente en mon triste séjour
De mon Épouse en même temps
Sans que jamais le Temps altère
J'exercerai la patience,
Ni mon humble respect, ni mon fidèle amour.
Non point, comme jusqu'à ce jour,
Tant de soumission et tant de grandeur d'âme
Pour assurer ma folle défiance,
Sous un si vil habillement,
Je ne dois plus douter de son amour ;
Qui dans le coeur du Prince en ce même moment
Mais pour faire éclater aux yeux de tout le Monde
Réveilla tous les traits de sa première flamme,
Sa Bonté, sa Douceur sa Sagesse profonde,
Allaient casser l'arrêt de son bannissement.
23
UN CONTE CRUEL
Genèse : un conte de Perrault (suite)
Ému par de si puissants charmes,
Telle parut en arrivant
Et prêt à répandre des larmes,
La Princesse plus belle encore.
Il commençait à s'avancer
Griselidis à son abord
Pour l'embrasser,
Dans le fond de son coeur sentit un doux transport
Quant tout à coup l'impérieuse gloire
De la tendresse maternelle ;
D'être ferme en son sentiment
Du temps passé, de ses jours bienheureux,
Sur son amour remporta la victoire,
Le souvenir en son coeur se rappelle.
Et le fit en ces mots répondre durement :
Hélas ! ma fille, en soi-même dit-elle,
De tout le temps passé j'ai perdu la mémoire,
Si le Ciel favorable eût écouté mes voeux,
Je suis content de votre repentir
Serait presque aussi grande, et peut-être aussi
Allez, il est temps de partir
belle.
Elle part aussitôt, et regardant son Père
Pour la jeune Princesse en ce même moment
Qu'on avait revêtu de son rustique habit,
Elle prit un amour si vif, si véhément,
Et qui, le coeur percé d'une douleur amère,
Qu'aussitôt qu'elle fut absente,
Pleurait un changement si prompt et si subit :
En cette sorte au Prince elle parla,
Retournons, lui dit-elle, en nos sombres bocages,
Suivant, sans le savoir, l'instinct qui s'en mêla :
Retournons habiter nos demeures sauvages,
Souffrez, Seigneur, que je vous représente
Et quittons sans regret la pompe des Palais ;
Que cette Princesse charmante,
Nos cabanes n'ont pas tant de magnificence,
Dont vous allez être l'Époux,
Mais on y trouve avec plus d'innocence,
Dans l'aise, dans l'éclat, dans la pourpre nourrie,
Un plus ferme repos, une plus douce paix.
Ne pourra supporter sans en perdre la vie,
Dans son désert à grand-peine arrivée,
Les mêmes traitements que j'ai reçus de vous.
Elle reprend et quenouille et fuseaux,
Le besoin, ma naissance obscure,
Et va filer au bord des mêmes eaux
M'avaient endurcie aux travaux.
Où le Prince l'avait trouvée.
Et je pouvais souffrir toutes sortes de maux
Là son coeur tranquille et sans fiel
Sans peine et même sans murmure ;
Cent fois le jour demande au Ciel
Mais elle qui jamais n'a connu la douleur
Qu'il comble son époux de gloire, de richesses,
Elle mourra dès la moindre rigueur,
Et qu'à tous ses désirs il ne refuse rien ;
Dès la moindre parole un peu sèche, un peu dure.
Un amour nourri de caresses
Hélas ! Seigneur je vous conjure
N'est pas plus ardent que le sien.
De la traiter avec douceur.
Ce cher Époux qu'elle regrette
Songez, lui dit le Prince avec un ton sévère,
Voulant encore l'éprouver
À me servir selon votre pouvoir ;
Lui fait dire dans sa retraite
Il ne faut pas qu'une simple Bergère
Qu'elle ait à venir le trouver.
Fasse des leçons, et s'ingère
Griselidis, dit-il, dès qu'elle se présente,
De m'avertir de mon devoir.
Il faut que la Princesse à qui je dois demain
Griselidis, à ces mots, sans rien dire,
Dans le Temple donner la main,
Baisse les yeux et se retire.
De vous et de moi soit contente.
Cependant pour l'Hymen les Seigneurs invités,
Je vous demande ici tous vos soins, et je veux
Arrivèrent de tous côtés ;
Que vous m'aidiez à plaire à l'objet de mes voeux ;
Dans une magnifique salle
Vous savez de quel air il faut que l'on me serve,
Où le Prince les assembla
Point d'épargne, point de réserve ;
Avant que d'allumer la torche nuptiale,
Que tout sente le Prince, et le Prince amoureux.
En cette sorte il leur parla :
Employez toute votre adresse
Rien au monde, après l'Espérance,
À parer son appartement,
N'est plus trompeur que l'Apparence ;
Que l'abondance, la richesse,
Ici l'on en peut voir un exemple éclatant.
La propreté, la politesse
Qui ne croirait que ma jeune Maîtresse,
S'y fassent voir également ;
Que l'Hymen va rendre Princesse,
Enfin songez incessamment
Ne soit heureuse et n'ait le coeur content ?
Que c'est une jeune Princesse
Il n'en est rien pourtant.
Que j'aime tendrement.
Qui pourrait s'empêcher de croire
Pour vous faire entrer davantage
Que ce jeune Guerrier amoureux de la gloire
Dans les soins de votre devoir,
N'aime à voir cet Hymen, lui qui dans les Tournois
Je veux ici vous faire voir
Va sur tous ses Rivaux remporter la victoire ?
Celle qu'à bien servir mon ordre vous engage.
Cela n'est pas vrai toutefois.
Telle qu'aux Portes du Levant
Qui ne croirait encor qu'en sa juste colère,
Se montre la naissante Aurore,
Griselidis ne pleure et ne se désespère ?
24
UN CONTE CRUEL
Genèse : un conte de Perrault (fin)
Elle ne se plaint point, elle consent à tout,
L'aimable Enfant que le ciel lui renvoie,
Et rien n'à pu pousser sa patience à bout.
Elle ne pouvait que pleurer.
Qui ne croirait enfin que de ma destinée
Assez dans d'autres temps vous pourrez satisfaire,
Rien ne peut égaler la course fortunée,
Lui dit le Prince, aux tendresses du sang ;
En voyant les appas de l'objet de mes voeux ?
Reprenez les habits qu'exige votre rang,
Cependant si l'Hymen me liait de ses noeuds,
Nous avons des noces à faire.
J'en concevrais une douleur profonde,
Au Temple on conduisit les deux jeunes Amants,
Et de tous les Princes du Monde
Où la mutuelle promesse
Je serais le plus malheureux.
De se chérir avec tendresse
L'Énigme vous paraît difficile à comprendre ;
Affermit pour jamais leurs doux engagements.
Deux mots vont vous la faire entendre,
Ce ne sont que Plaisirs, que Tournois magnifiques,
Et ces deux mots feront évanouir
Que Jeux, que Danses, que Musiques,
Tous les malheurs que vous venez d'ouïr.
Et que Festins délicieux,
Sachez, poursuivit-il, que l'aimable Personne
Où sur Griselidis se tournent tous les yeux,
Que vous croyez m'avoir blessé le coeur,
Où sa patience éprouvée
Est ma Fille, et que je la donne
Jusque au Ciel est élevée
Pour Femme à ce jeune Seigneur
Par mille éloges glorieux :
Qui l'aime d'un amour extrême
Des Peuples réjouis la complaisance est telle
Et dont il est aimé de même.
Pour leur Prince capricieux,
Sachez encor que touché vivement
Qu'ils vont jusqu'à louer son épreuve cruelle,
De la patience et du zèle
À qui d'une vertu si belle,
De l'Épouse sage et fidèle
Si séante au beau sexe, et si rare en tous lieux,
Que j'ai chassée indignement,
On doit un si parfait modèle.
Je la reprends, afin que je répare,
Par tout ce que l'amour peut avoir de plus doux,
Le traitement dur et barbare
Qu'elle a reçu de mon esprit jaloux.
Plus grande sera mon étude
À prévenir tous ses désirs,
Qu'elle ne fut dans mon inquiétude
À l'accabler de déplaisirs ;
Et si dans tous les temps doit vivre la mémoire
Des ennuis dont son coeur ne fut point abattu,
Je veux que plus encore on parle de la gloire
Dont j'aurai couronné sa suprême vertu.
Comme quand un épais nuage
A le jour obscurci,
Et que le Ciel de toutes parts noirci,
Menace d'un affreux orage ;
Si de ce voile obscur par les vents écarté
Un brillant rayon de clarté
Se répand sur le paysage,
Tout rit et reprend sa beauté ;
Telle, dans tous les yeux où régnait la tristesse,
Éclate tout à coup une vive allégresse.
Par ce prompt éclaircissement,
La jeune Princesse ravie
D'apprendre que du Prince elle a reçu la vie
Se jette à ses genoux qu'elle embrasse ardemment.
Son père qu'attendrit une fille si chère,
La relève, la baise, et la mène à sa mère,
À qui trop de plaisir en un même moment
Était presque tout sentiment.
Son coeur, qui tant de fois en proie
Aux plus cuisants traits du malheur,
Supporta si bien la douleur,
Succombe au doux poids de la joie ;
À peine de ses bras pouvait-elle serrer
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UN CONTE CRUEL
Biographies
Valérie Poirier - Auteure
Née à Rouen en 1961, Valérie Poirier passe une partie de son enfance à La Chauxde-Fonds. Elle vit aujourd’hui à Genève. Elle est l’auteure de plus d’une dizaine
de pièces de théâtre, dont Les Bouches (Théâtre du Grütli, 2006), Pièces détachées
(Marionnettes de Genève, 2012), John W. (Am Stram Gram, 2014) et de textes en prose,
parmi lesquels un recueil de nouvelles, Ivre avec les escargots (Éditions d’autre
part, 2013). Quatre de ses pièces ont paru chez Bernard Campiche Éditeur. John W. est
publié chez L’Arche/Am Stram Gram (ouvrage collectif).
Martine Paschoud – Metteure en scène
Metteure en scène et comédienne, Martine Paschoud a dirigé le théâtre Le PocheGenève de 1984 à 1996. Elle a réalisé une centaine de mises en scène, notamment
Visages connus, sentiments mêlés de Botho Strauss (Le Poche, 1988), L’Abus de Gilles
Laubert (Théâtre Saint-Gervais, 1996), Le Conte d’hiver de William Shakespeare (Comédie de Genève, 2004), Bonheur flottant de Matthias Zschokke (Théâtre de l’Orangerie, 2006). Un Conte cruel marque sa seconde collaboration avec Valérie Poirier, dont
elle a mis en scène Loin du bal au Poche en 2009.
Philippe Morand – Mise en jeu
Né à Delémont en 1951, Philippe Morand termine sa formation de comédien à l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle (INSAS) à Bruxelles en 1973. Depuis
cette date, il travaille en qualité de comédien, metteur en scène, adaptateur, auteur, maître de stages, directeur de collection et directeur de théâtres en Suisse,
en France, en Belgique et au Québec. Il a été comédien permanent durant cinq ans
au Théâtre Populaire Romand à La Chaux-de-Fonds et a beaucoup joué en Suisse, en
France et en Belgique (Shakespeare, Molière, Claudel, Rilke, Flaubert, mais aussi
des modernes Handke, Kroetz, Schwartz, Arden, Probst, Piemme, Witkiewicz, Kalisky,
Dürrenmatt, Hacks), etc. Il a dirigé le Théâtre Le Poche-Genève de 1996 à 2OO3 où
il n’a programmé que des écritures contemporaines. Depuis 2OO7, il dirige l’École
de Théâtre de Martigny et dès 2OO8 le Théâtre Alambic-Martigny. Il a enseigné à de
nombreuses reprises à l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle (INSAS) à
Bruxelles, à l’École Nationale de Théâtre du Canada à Montréal, à l’École Supérieure
d’Art Dramatique (ESAD) à Genève, à la Section professionnelle d’Art Dramatique
(SPAD) à Lausanne et à La Manufacture/Haute École de Théâtre de Suisse Romande
(HETSR) à Lausanne. Il a également signé la mise en jeu des derniers spectacles
d’Yvette Théraulaz, Les Années et Ma Barbara, représenté fin 2015 à la Comédie de
Genève.
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