Garcia Marquez - Alvaro Mutis : lectures convergentes

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Garcia Marquez - Alvaro Mutis : lectures convergentes
ARTICLE PARU DANS L’HUMANITE
CULTURES
Article paru
le 3 juin 2006
LES LETTRES FRANÇAISES
Garcia Marquez - Alvaro Mutis : lectures convergentes
Juan Gustavo Cobo Borda est poète et critique littéraire. Il a dirigé
pendant dix ans la revue Eco. Son dernier essai, le Lecteur impénitent, a
été publié en 2004, et son dernier ouvrage de poésie, les Muses
inclémentes, en 2001. Il a publié par ailleurs 1995 un Répertoire critique
sur Gabriel Garcia Marquez. Il accompagne de ses lectures critiques
Mutis et Garcia Marquez depuis les années soixante-dix : il a réuni la
totalité de ces textes dans l’ouvrage Lectures convergentes qui vient de
paraître aux éditions Taurus.
Ce sont les dieux tutélaires de la littérature colombienne. Cela fait un demisiècle qu’ils vivent tous les deux à Mexico et à quatre-vingts ans, ils ont annoncé
qu’ils n’écriraient plus. Ceci pourrait tranquilliser les nouveaux poètes et les jeunes
narrateurs, mais il est évident qu’Alvaro Mutis (1923) et Gabriel Garcia Marquez
(1927) continueront à graviter sur les lettres colombiennes encore longtemps. La
célèbre consigne de Gombrowicz a ses jeunes amis argentins, avant qu’ils ne
prennent le bateau dans le port de Buenos Aires, « les enfants, n’oubliez pas de tuer
Borges », n’a pas été retenue en Colombie. Les romanciers du chaos urbain de
Bogota et Medellin, avec leurs encres de « série noire », préfèrent mettre une phrase
consacrée de Garcia Marquez sur les bandeaux de leurs livres et faire quelque
timide déclaration autour de la mort du « réalisme magique ». D’autres ont recours
aux chroniques de la conquête, avec, comme de bien entendu, des prodiges pour le
maintenir vivant.
Les poètes comme nous préfèrent écrire un long livre, comme celui intitulé
Lectures convergentes, pour montrer comment Garcia Marquez et Mutis ont passé
leur vie à se lire et à s’échanger des dates, des références et des commérages. La
poésie de Mutis se nourrit à ses débuts des Eloges de Saint-John Perse, et de ses
opulents fruits des Caraïbes ; ce que l’on sait moins, en revanche, c’est qu’en août
de 1954, dans le premier entretien que Garcia Marquez accorde à Mutis pour le
journal l’Espectador, celui-ci présente la Colombie comme la synthèse de l’esprit
américain et ajoute : « De vastes côtes, des cordillères, des plaines, des forêts, tout
cela servant de cadre à cent ans de guerres civiles passionnées, de sanglante
recherche d’une nation, d’un profil, d’une voix de l’Amérique. » Ne serait-ce pas une
précoce intuition visionnaire de ce que seront Cent Ans de solitude ? Le roman, qui
n’a commencé à être diffusé à Mexico qu’après que Mutis eût apporté à Garcia
Marquez un petit livre, en lui disant : « Lisez ce truc, bon sang, si vous voulez
apprendre ! » C’était Pedro Paramo (1). « Cette nuit-là, écrira plus tard Garcia
Marquez, je n’ai pu dormir avant d’avoir terminé la seconde lecture. Jamais, depuis
la terrible nuit pendant laquelle j’avais lu la Métamorphose de Kafka, dans une
lugubre pension d’étudiants de Bogota - il y a presque dix ans - je n’avais eu un tel
choc. »
Mutis, le lecteur de Chateaubriand et de Céline, et Garcia Marquez, le lecteur
de Suétone et de Faulkner, ont compris tous deux qu’un des thèmes centraux est le
pouvoir, sa splendeur et sa misère. Le conte de Mutis, le Dernier Visage, donnera
pied au roman de Garcia Marquez, le Général en son labyrinthe. La douleur et le
scepticisme finissent par cohabiter dans les deux textes, et cette consolation
rédemptrice que n’apporte que la grande littérature finit par couvrir la figure émaciée
de Simon Bolivar, solitaire père de peuples qui en définitive le répudieront.
Quand Mutis donna sa célèbre conférence sur « la Désespérance », à partir
de textes de Valéry Larbaud et d’André Malraux, textes qui finiront par illuminer le
vieux colonel à qui personne n’écrit, il ne fit autre chose qu’inoculer à l’enthousiasme
militant de Garcia Marquez une savante dose de lucidité inclémente. De la même
façon que les héros de la tragédie grecque devront affronter la fatalité de leur destin.
Après la parution de mon livre à la rencontre de Garcia Marquez (2), je n’imaginais
pas remuer les mêmes papiers des années plus tard. Mais c’est dans la littérature
que se trouve la clé de la compréhension et de la Colombie et de nous-mêmes.
Garcia Marquez sans Mutis n’est qu’une partie d’un harmonieux diptyque. Garcia
Marquez le dit pour les soixante ans de Mutis : « Je ne saurais pas dire tout ce qu’il y
a de lui dans tous mes livres, mais il y a beaucoup. » Et Garcia Marquez d’ajouter :
« Maqrol, ce n’est pas seulement lui, comme on a coutume de le dire un peu
rapidement. Maqrol, c’est un peu chacun de nous. »
Comme il y a un peu de nous dans Aureliano Buendia et Fermina Dana,
Ursula Iguaran et Florentino Ariza. La belle amitié qui sourd de la littérature nous
rachète de ces temps misérables.
(1) Le seul roman qu’a écrit Juan Rulfo, chef-d’oeuvre de la littérature latino-américaine.
(2) Montpellier, Éditions Espaces 34, 2000. Juan Gustavo Cobo Borda traduction de M. S.