Jacques DELORS - Symétal CFDT Sud Francilien

Transcription

Jacques DELORS - Symétal CFDT Sud Francilien
Jacques DELORS
Une vie de militant
Jacques Delors,
un désir permanent
d'améliorer la société
Fil Bleu. Jacques Delors, êtesvous un militant ?
Jacques Delors. J'ai travaillé après
mon baccalauréat, ce qui était déjà
une chance pour ma génération.
J'adhère à la CFTC après mon embauche à la Banque de France, suite
à un concours. Pendant 5 ans, de
1945 à 1950, j'entreprends des
études supérieures tout en travaillant. En même temps, je joue au
basket-ball à la Jeanne d'Arc de Ménilmontant et je dirige un cinéclub.
Après mes études je commence
à militer. Je suis rapidement en rapport avec " Reconstruction ". Avec
Paul Vignaux, Albert Detraz et
d'autres camarades remarquables,
même pendant les vacances, nous
nous retrouvions. Ils ont fait mon
éducation.
Je travaille pour la CFTC avec
René Bonety et Théo Braun. La
CFTC me nomme membre d'une
section au Conseil économique et
social.
En 1962, je suis appelé au Commissariat général au Plan. Je rédige
le rapport du comité des sages sur
la grève des mineurs en 1963. Mon
épouse se rappelle des dîners à la
maison pendant cette grève, et pas
seulement avec la CFTC. Au Commissariat général au Plan, on a
beaucoup de contacts avec les syndicats.
En 1969, après avoir consulté
Eugène Descamps [secrétaire général de la CFDT], j'accepte l'offre du
nouveau Premier ministre, Jacques
Chaban-Delmas, d'entrer à son cabinet. Après Mai 68, j'ai pensé qu'il y
avait beaucoup à faire. Eugène Descamps a dû s'expliquer auprès de
certains camarades ! Des décisions
ont été prises mais beaucoup seront
vite oubliées, sauf la loi sur la formation permanente que j'ai réussi à
faire passer. Innovation pour
l'époque : un accord interprofessionnel en 1970 avait précédé et inspiré
la loi de 1971. Nommé ensuite se10
SYMÉTAL CFDT SUD FRANCILIEN
crétaire général à la formation permanente, je démissionne en 1973 pour
désaccord avec le gouvernement. Je choisis alors
d'enseigner à l'université.
J'ai répondu aux sollicitations du mouvement syndical.
Puis,
comme
d'autres, je me suis dit "le
syndicalisme c'est bien,
mais tu dois aussi agir par
la voie politique". Je m'engage donc en politique.
Pourtant, les partis politiques ne sont pas attrayants, je préfère le
syndicat…
Mais votre engagement
politique est fort ?
Historiquement, des catholiques ont fait pencher la
société vers la gauche. Les
militants dans leurs mouvements de jeunesse s'engagent,
comme à la Joc (Jeunesse ouvrière
chrétienne), à laquelle j'ai appartenu
à 14 ans, ou d'adultes comme l'ACO
(Action catholique ouvrière). Tous
ces militants font la distinction entre
la foi et la politique. Au mouvement
La Vie Nouvelle, courant personnaliste, nous distinguions bien ces
deux dimensions. Cela a permis à
beaucoup de militants chrétiens de
travailler aux côtés de militants non
croyants.
A un moment donné, il nous a
semblé qu'il fallait entrer en politique. En 1971, au congrès d'Épinay
du parti socialiste, les militants du
club Citoyens 60 que j'avais fondé
étaient là. Ensuite, il y a eu les Assises du socialisme en 1974. Le rôle
essentiel est joué par Michel Rocard, c'est lui le leader. Après avoir
été à la Jeune République et au
PSU - un mois - j'adhère au PS. La
gauche du parti me convoque devant un " tribunal " dans ma section
du 12e arrondissement de Paris. Ils
m'ont accepté mais avec difficulté.
Ils s'en souviennent toujours… et
moi aussi.
Cette vague importante a ren-
forcé la gauche ; regardez l'évolution
de la sociologie électorale de l'Est et
de l'Ouest de la France !
Qu'est-ce que le courant personnaliste ?
Certains ont été nourris au lait du
personnalisme : " la personne se définit par elle-même et par ses rela tions avec les autres ". Ce courant
communautariste a été très impor tant puisque Mounier l'a lancé avant
guerre, mais aujourd'hui il est moins
visible depuis la mort, notamment,
de Paul Ricœur. Il demeure vivace
en Italie, en Belgique et en Amérique
du sud, notamment.
Dans le dernier numéro de la
revue Esprit sur Mai 68, les rédacteurs signent - me semble-t-il - soit
la fin du personnalisme, soit leur séparation du personnalisme. Le personnalisme était très répandu à la
CFTC. Ce courant a beaucoup travaillé, réfléchi, proposé, suggéré. La
revue Esprit a été très agitée pendant cette période là par le pacifisme
et par le débat réforme/révolution.
Puis il y a eu Soljenitsyne, et la liberté est devenue l'élément essentiel avec le combat contre le
totalitarisme.
L'Europe : " la compétition
stimule, la coopération renforce, la solidarité unit "
Pouvez-vous
développer
le
concept européen d'économie sociale de marché ?
C'est une formule dont on abuse. Le
concept d'économie sociale de marché a été fondé en Allemagne. L'économie sociale de marché repose
d'abord sur un constat : le marché
est le moins mauvais système pour
sélectionner des activités et stimuler
la compétitivité et la productivité.
L'économie de marché est sociale si
elle est flanquée d'une régulation par
les partenaires sociaux au niveau national, régional et dans les entreprises par la cogestion. Enfin, elle est
complétée, enrichie, par le système
de sécurité sociale. C'est la définition
de départ. On la retrouve aussi en
Autriche.
Mais il y a trois autres modèles en
Europe. Il y a le modèle du Nord, la
vraie sociale démocratie, la mienne.
Elle est fondée sur des principes
équivalents avec un poids donné aux
partenaires sociaux encore plus
grand mais sans la cogestion. Dans
le système suédois, le tempo était
donné par le congrès de LO (Confédération syndicale suédoise) et non
pas par le parti politique. Même si
cela a changé, le système nordique
reste le système le plus égalitaire. Un
autre système était celui de l'anglais
William Beveridge, l'autre fondateur
de la sécurité sociale. Il a fonctionné
en Grande-Bretagne jusqu'au moment où ce pays, accumulant trop de
retard économique, ne pouvait plus
du tout faire face. Est alors arrivée la
période Thatcher ! Elle n'a pas tout liquidé mais a quand même changé la
donne. La troisième voie de Tony
Blair est un autre système plus axé
sur la responsabilité individuelle. En
France, nous vivons dans un système étatique. L'État domine dans la
protection sociale, même si les partenaires sociaux y ont une place. Le
politique l'emporte sur le social.
Combien de fois j'ai entendu des camarades me dire : tout est politique !
C'est une des erreurs les plus manifestes que l'on peut commettre. La
France est marquée par un système
étatique où l'on a beaucoup de mal à
respecter les partenaires sociaux.
Se référer à l'économie sociale de
marché demeure valable. Mais, à
mon sens cette notion reste à redéfinir pour chaque pays, car nous n'allons pas vers la convergence des
systèmes.
En Europe, il ne faut jamais oublier la répartition des compétences
telle que prévue dans les traités.
Pour aller vite, une grande partie des
questions sociales demeurent de la
compétence nationale. C'est pour
cela que je vous ai décrit ces systèmes et que je veux souligner l'importance vitale de la diversité.
Pour certains de nos concitoyens,
l'Europe coûte cher et rapporte
peu ?
D'abord donnons les chiffres. Le budget de l'Union européenne repré sente un peu moins de 1% de la
richesse nationale (PNB) de tous nos
pays. Ce sont 2,1% des dépenses
publiques additionnées des pays.
L'Europe revient actuellement à 63
centimes par jour à chaque citoyen.
Sur ces dépenses, 43% vont à la politique agricole commune, 40% aux
politiques de cohésion économique
et sociale que j'ai lancées. Le reste
va aux actions de compétitivité sur la
recherche, le fonctionnement… Ce
budget stagne à 1% du PNB depuis
longtemps. J'avais demandé, dès
1989, qu'on le porte à 1,3%. La rigueur budgétaire que chaque pays
s'applique a des conséquences sur
le budget européen. Compte tenu,
par exemple, de la stratégie de Lisbonne et des élargissements, cette
augmentation est encore plus justifiée.
Quel a été l'apport de l'Europe
dans l'essor économique ?
La construction européenne a stimulé l'économie française. Cela explique que le Général de Gaulle,
pourtant peu favorable à l'intégration
européenne, ait accepté les traités
de Rome quand il est revenu au pouvoir en 1958. L'économie française a
été stimulée, mais pas au point de la
rendre aussi compétitive que souhaité.
Autre aspect à souligner : les politiques de cohésion annoncées par
le traité dit de l'Acte unique représentaient 5% du budget quand je suis arrivé à la Commission. Maintenant,
elles en représentent 40%. Quand
j'ai quitté la Commission, 46% du territoire français était couvert par ces
politiques ! Je crains qu'elles ne deviennent plus que des subventions
aux États membres les moins riches.
Si la politique de cohésion économique et sociale ne s'applique pas à
tous les pays, y compris aux plus
riches, c'est une déformation de l'esprit de l'Acte unique. Ses grands principes sont : la compétition qui
stimule, la coopération qui renforce,
la solidarité qui unit. Il faut continuer
à se référer à ces principes.
Bien entendu, la cohésion économique et sociale a énormément aidé
l'Irlande, la Grèce, l'Espagne, le Portugal. Il suffit de regarder maintenant
leur niveau de vie. S'ils ont aussi fait
un effort eux-mêmes, sans ces
aides, ils ne seraient pas arrivés au
stade actuel de leur développement.
La solidarité a joué. Une des dimensions sociales essentielles de l'Europe est donc bien la politique de
cohésion économique et sociale.
L'euro a beaucoup monté par rapport au dollar américain. Qu'est-ce
qui ne va pas ?
Du point de vue de l'histoire, l'euro
est un succès pour la construction
européenne. Du point de vue des
économies nationales, l'euro aura
évité bien des difficultés à certains
pays, durant ces dix dernières années. Mais si l'euro protège, il ne dynamise pas.
L'Union économique monétaire
doit marcher sur deux jambes : la
jambe monétaire et la jambe économique. En 1997, en tant que simple
militant européen, j'ai proposé, à côté
du pacte de stabilité, un pacte de coordination des politiques économiques. Mais cette suggestion a été
pratiquement ignorée par le président de la République et le Premier
ministre de l'époque...
La baisse du dollar fait monter
l'euro. Le problème c'est le dollar.
C'est aussi la suprématie des ÉtatsUnis. Ils ont un déficit budgétaire et
surtout un déficit de la balance des
paiements considérable et ils ne font
rien. Comment voulez-vous que l'EuSYMÉTAL CFDT SUD FRANCILIEN
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rope dise quelque chose puisqu'elle
n'a ni cette coordination des poli tiques économiques, ni une voix extérieure unique ?
A mon avis, si on avait eu un
pacte de coopération des politiques
économiques depuis la création de
l'euro, nous aurions en moyenne
0,5% de croissance en plus chaque
année.
En résumé, les deux points
faibles de l'euro sont l'absence de la
jambe économique et d'une parole
extérieure commune.
Jusqu'où élargir l'Europe ?
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Jusqu'où faut-il aller dans l'élargissement de l'Europe ?
Jusqu'où l'Europe ? Quand la
France de Pompidou décide de trouver une solution avec la GrandeBretagne, nous savons tous qu'elle
sera une empêcheuse de tourner en
rond. La Grande-Bretagne reste toujours à équidistance des États-Unis,
du continent et du Commonwealth.
Le Président français de l'époque a
pris le risque, poussé par les autres
pays, d'accepter l'élargissement à la
Grande-Bretagne mais aussi au Danemark et l'Irlande. C'est un choix
historique.
La Grèce sortait du régime des
Colonels ! Nouveau choix historique.
Ensuite il y a eu l'Espagne et le Portugal juste libérés de régimes dictatoriaux. Vous vous rappelez
l'opposition de Jacques Chirac : " si
ce traité d'élargissement est signé,
ce sera catastrophique pour la
France… "
Le quatrième choix historique
vient après la chute du Mur de Berlin. Sur les élargissements aux pays
d'Europe centrale et orientale, nos
gouvernements ont été lamentables ! Ils se cachaient, ils rasaient
les murs. Comment ne pas ouvrir les
bras à des peuples qui pendant 40
ans ont subi la nuit du totalitarisme !
Leur adhésion a conforté leur démocratie et permis leur développement.
Pour l'avenir, on devra consacrer
plus de moyens politiques et économiques aux Balkans (les pays de
l'ex-Yougoslavie en particulier) et les
accueillir aussi dans la famille européenne.
Quand Robert Schumann a
SYMÉTAL CFDT SUD FRANCILIEN
lancé son appel en mai 1950, il y
avait dans le gouvernement français
et dans les partis politiques des personnalités réticentes à cet appel à la
paix et à la réconciliation. Il y avait la
mémoire des morts de la guerre des
deux côtés, le souvenir cruel de la
déportation, la méfiance, voire la
haine…
Plusieurs fois l'Europe a été devant un défi historique : à chaque
étape elle a dit oui. On pouvait
concevoir une autre solution : une
Europe plus petite, plus cohérente,
plus cohésive. La grandeur de l'Europe est aussi de faire face à ces
défis historiques, au nom de la liberté, de la paix et de la compréhension mutuelle entre les peuples…
La grandeur de l’Europe est aussi de faire
face à ces défis historiques”
“
Que pensez-vous de l'adhésion
de la Turquie ?
Mon raisonnement est simple :
compte tenu de la montée de l'intégrisme, de sa propagande, de son
impact sur les populations - des centaines de millions - je ne dit pas dit
non à la Turquie a priori, mais oui à
la négociation et… point à la ligne.
On verra après. Le non renforce la
tension et la propagande des extré-
mistes : "Vous voyez bien que l'Europe est un club chrétien, un club de
riches". Pourquoi dire non à la Turquie alors qu'au même moment on
veut faire une Union pour la Méditerranée ? Il faut de la cohérence. La
Turquie peut très bien ne jamais répondre aux critères d'adhésion.
Mais je sais que le non brutal sera
désastreux du point de vue de la bataille idéologique entre les démocraties et certaines formes d'intégrisme.
L'Union des pays de la Méditerranée proposée par Sarkozy, effet
d'annonce ou réelle bonne idée ?
Il lui a déjà fallu trouver un compromis avec les autres États membres,
car ils ne voulaient pas d'un ensemble ne comportant que les pays
européens du Sud. A présent, toute
l'Union européenne participe à
l'Union pour la Méditerranée. Cette
zone couvre deux conflits : celui dramatique Israël/ Palestine, et l'antagonisme sans solution entre le
Maroc et l'Algérie. Ils ne sont pas arrivés à faire le Maghreb uni, un marché commun entre Algérie, Maroc,
Tunisie, Libye et Mauritanie… Il faut
tenir compte de cette réalité. On
peut avoir des projets communs
comme la lutte contre la pollution
dans la Méditerranée, un marché
commun de l'énergie... La coopération entre les peuples est un facteur
de compréhension mutuelle et de
paix. C'est l'objectif essentiel. La coopération renforce et reste un
moyen de mieux se connaître. Dans
ce débat entre Français, évitons
l'emphase et le lyrisme d'un côté, et
le dénigrement systématique de
l'autre.
"Pour une politique
commune de l'énergie"
Une politique européenne peutelle assurer notre indépendance
énergétique ?
Si le " paquet climat énergie " de la
Commission est accepté, en 2020
nous aurons 20% d'énergie de substitution et 10% de biocarburant,
mais l'Europe des 27 restera dépendante à 50% de l'énergie extérieure.
Actuellement, il n'y a pas de politique
commune de l'énergie. Chaque pays
va faire sa cour à Monsieur Poutine
ou à un autre. Par exemple, il y a
trois projets différents de pipelines
pour le transport du gaz ! Une politique commune de l'énergie est essentielle, avec une politique
extérieure commune. Si Monsieur
Poutine a un seul interlocuteur, si les
pays arabes ont un seul interlocuteur, ce sera différent et bien plus efficace pour les pays européens.
Quels sont les problèmes entre
européens ? Premièrement, le rôle
de l'énergie nucléaire. Notre situation s'avère plus satisfaisante que
d'autres, notamment pour notre balance commerciale, à cause de
l'énergie nucléaire. Est-ce que tous
les pays acceptent de développer le
nucléaire de la nouvelle génération ?
Cette première question peut nous
diviser.
Deuxièmement, dans le marché
commun de l'énergie la concurrence
doit jouer. Des thèses très différentes s'affrontent. La Commission
propose de scinder les grandes entreprises énergétiques : d'un côté la
production, de l'autre côté le transport. Les Français et les Allemands
sont réticents. Si nous avons un
marché commun de l'énergie, il faut
non seulement un régulateur interne,
mais aussi un régulateur externe.
Pour nos approvisionnements, soit
on continue chacun de son côté, soit
on s'oriente vers une politique commune. Mais cette politique énergétique sera une dimension importante
d'une politique extérieure commune.
Qu'est-ce qu'on veut faire avec la
Russie, avec les pays arabes, avec
la Libye, avec l'Algérie ?
Comme l'Europe s'est bâtie par
l'économie, va-t-elle être bloquée
dans son développement économique parce qu'elle ne passe pas à
l'échelon supérieur ?
Voici des chiffres qui nourrissent
la réflexion : l'Union européenne représentait 15% de la population
mondiale il y a un siècle ; aujourd'hui
c'est 6% et en 2050, ce sera 3%. Ce
chiffre justifie la nécessité de l'Europe. Vous vous rendez compte
qu'en 2050, nos arrière-petits-enfants ne représenteront que 3% de
la population mondiale !
Vous proposez une politique commune de l'énergie par une "avantgarde" ?
Si les 27 ne sont pas tous d'accord,
revenons à une "avant-garde" ! C'est
un mauvais mot mais il faut faire
choc ! Je l'avais proposé, mais l'idée
n'a pas été retenue. On ne pourra
pas avancer tous ensemble en
même temps. Deux des grandes
réussites européennes, l'espace
Schengen et l'euro, ont été réalisées
par une partie des membres de
l'Union. Au nom du même principe,
je propose de créer une communauté de l'énergie sur la base de
l'expérience réussie de la Communauté européenne du charbon et de
l'acier (CECA). Appelons ceci, pour
reprendre une formulation des traités existant, une coopération renforcée.
"La convention collective
summum du socialisme
démocratique"
Quelle est votre conception de
l'Europe sociale ?
Pendant mes dix ans à la présidence
de la Commission européenne, je
me suis attaché à trois idées fortes :
le dialogue social, la cohésion économique et sociale et les minima sociaux.
Le dialogue social, c'était pour remettre les partenaires sociaux dans
le jeu afin qu'ils puissent devenir facteur d'influence. Aux patronats j'ai
dit : " si vous continuez ainsi, je suis
pour la grève générale et la révolution. Je la ferai avec eux, je serai
dans la rue avec eux parce qu'il y en
a marre. Vous ne voulez rien faire,
vous êtes trop prudents ". Comme
j'avais proposé le marché unique, et
que les plus grands chefs d'entreprise soutenaient ce projet, ils ont
accepté le dialogue social.
La cohésion économique et sociale c'est la solidarité entre les régions riches et les régions moins
riches, les régions développées et
les régions en développement : 40%
du budget aujourd'hui !
Pour les minima sociaux, j'ai
réussi à introduire, dans l'Acte
unique, les minima en matière de
conditions de travail, de santé et de
sécurité sur le lieu de travail. Depuis
il s'est passé bien des évènements
contrariants…
Qu'est-ce qui vous contrarie actuellement ?
Un arrêt de la Cour de justice européenne me contrarie. En Suède, une
entreprise non suédoise réalise un
chantier et veut appliquer à ses salariés expatriés les conditions sociales
du pays d'origine. Les syndicats suédois refusent et exigent l'application
des conditions sociales suédoises.
La Cour de justice leur donne tort
avec comme argument que ces
conditions sociales ne résultent pas
d'une loi suédoise, mais d'une
convention collective ! Ils n'ont pas
compris, ou n'ont pas voulu comprendre, que la convention collective
s'avère le summum du socialisme
démocratique, le summum de l'écoSYMÉTAL CFDT SUD FRANCILIEN
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nomie sociale de marché. Cela signifie qu'il n'y a même pas besoin de
légiférer. Le syndicalisme doit donc
obtenir des lois européennes légalisant cette pratique. Sinon nous aurons ce que nous avons le plus
combattu dans la fameuse directive
sur les services.
Un arrêt de la Cour de justice dit
de "Cassis de Dijon" sur la reconnaissance mutuelle des normes m'a
permis de faire le " grand marché ".
Si avant de faire le marché unique
européen, nous avions dû unifier
toutes les normes, nous n'y serions
jamais arrivés. La Cour de justice de
l'Union européenne joue un rôle important.
La loi ou le contrat entre les patronats et les syndicats, ce sont les
deux cadres de la politique sociale
dans mon pays. Ils doivent être
consacrés au nom de la diversité et
de l'importance vitale du dialogue
social.
nous avons produit un autre document sur "La France en transition"
portant sur l'évolution en France
couvrant la période de 2003 à 2005.
Que dit ce rapport sur l'évolution
de la France ?
"La France en transition" fait la part
des choses entre les Français qui râlent et ceux ayant des raisons de se
plaindre. Nous avons même dénoncé le manque de compétitivité
flagrante de l'économie française.
C'est en effet notre talon d'Achille
numéro un.
Si on ajoute aux inégalités traditionnelles, les temps partiels, les emplois précaires et les familles
monoparentales nous avons les
causes essentielles des inégalités.
Pour la hiérarchie des salaires, en
moyenne, l'écart est de un à quatre.
Mais pour les salaires perçus annuellement, l'écart passe de un à
trente, cela montre l'impact négatif
du non-emploi permanent. Ce rapDes rapports au CERC pour déport met en exergue les gens qui
crire la réalité et la dénoncer
souffrent réellement. On y fait référence aux petites retraites et aussi à
Huit années à la présidence du certains habitants des communes
CERC, cela compte ?
rurales. Quelqu'un voulant trouver
Un peu d'histoire d'abord. Le CERC un boulot et vivant dans une com(Centre d'études des revenus et des mune rurale a besoin d'une auto,
coûts) est créé à la suite de mon soit au moins 200 euros de frais par
rapport sur la politique des revenus mois (250 euros avec la hausse du
en 1964 lorsque je travaillais au prix de l'essence). Si on lui offre un
Commissariat général au plan. A salaire de 1 000 euros, qu'est-ce qui
cette époque, l'information écono- lui reste pour vivre ? Mais ce rapport
mique est beaucoup plus faible est passé inaperçu !
qu'aujourd'hui.
Le CERC - dans sa première for- Et les autres travaux du CERC ?
mulation - n'avait jamais été accepté Nous avons beaucoup contribué
par les " pompidoliens " M. Balladur, aussi pour tout ce qui concerne le
devenu Premier ministre, le trans- marché de l'emploi et nous avons
forme en CSERC. Finalement, la soutenu la CFDT pour la mise en
gauche rétablit l'actuel CERC place du Pare (plan d'aide au retour
(Conseil de l'emploi, des revenus et à l'emploi). Nous avons beaucoup
de la cohésion sociale). Lionel Jos- travaillé sur l'emploi et la réintégrapin, Premier ministre, me demande tion dans le marché du travail.
en 2000 de le présider et de le lan- Quand le salaire n'est pas suffisant,
cer.
la solution n'est pas la prime pour
Contrairement à d'autres orga- l'emploi, mais une meilleure politique
nismes du Premier ministre, il a un salariale.
Conseil indépendant qui choisit ses
Le rapport ayant eu le plus de
sujets de travail. Il peut être saisi par succès porte sur les enfants
le Gouvernement ou par le Parle- pauvres.
ment. Il publie, en plus des rapports
Le dernier rapport publié découle
thématiques, un rapport sur l'évolu- d'un cri que j'ai lancé : il y a chaque
tion pluriannuelle. "La longue route année 180 000 jeunes qui sortent du
vers l'euro" date de 2002. En 2007, système d'enseignement sans di14
SYMÉTAL CFDT SUD FRANCILIEN
plôme ; 110 000 de l'enseignement
secondaire et 70 000 de l'université.
Le thème du rapport porte donc sur
"que faire pour ces 180 000 exclus ?".
Que faire en attendant une réforme
idyllique de l'enseignement donnant
à tous ces jeunes leur chance ?
C'est mon combat essentiel après
celui sur la formation permanente.
J'estime que chaque enfant a un trésor au fond de lui-même et que c'est
au système éducatif et à la famille
de le faire sortir. C'est l'égalité des
chances. Notre société est trop fondée sur l'inné, y compris la famille,
bien sûr, et pas assez sur l'acquis.
Écartés avant la retraite,
oubliés après
Le niveau d'emploi de l'ensemble
des actifs présente des écarts importants selon les pays de l'Union
européenne. Pourquoi la France a
un niveau d'emploi très faible des
seniors, des 55 à 65 ans ?
Lors de la campagne du "non" en
France, on a entendu dire que la situation de l'emploi est mauvaise à
cause de l'Europe. Il y a une seule
réponse : ce que la France doit faire
pour elle-même, l'Europe ne le fera
pas pour elle. C'est fondamental.
D'autres pays y arrivent ! Veut-on
proposer un traité dans lequel toutes
les questions sociales du marché du
travail seront traitées à Bruxelles
avec un gouvernement européen ?
Non, bien sûr. Cette confusion
sciemment entretenue a, entre
autres, fait perdre le référendum en
2005. S'il y avait des non fondamentaux, il y avait aussi des gens troublés par de fausses affirmations.
En France, à partir des années
70, nous avons, plus que d'autres,
réglé nos problèmes structurels de
l'industrie par les préretraites. J'ai lu
récemment dans un grand journal
que les DRH consultés disent " les
plus de 50 ans sont rigides, pas mobiles, etc. ". Certains écartent même
les plus de 45 ans. C'est terrible ! La
société tourne mal !
Les organisations syndicales ont
mis longtemps à se saisir du problème du travail des seniors. Ils le
font maintenant à propos de la discussion sur le passage de 40 à 41
ans de la durée de versement des
cotisations.
…La CFDT s'est impliquée tout de
même !
Oui la CFDT, mais pas les autres…
François Chérèque insiste là-dessus
et essaye de changer l'opinion des
gens. Il faut redonner au travail son
sens profond. Si je n'ai pas un travail, je ne suis pas intégré dans la
société, j'ai du mal à me regarder
dans la glace. Le travail reste un facteur central de cohésion personnelle. Le mouvement ouvrier a lutté
pour que tous aient un travail, pour
que ce travail soit supportable et
qu'il puisse permettre de vivre. Il faut
remettre cette valeur du travail au
centre des préoccupations. Les plus
de 55 ans voulant continuer à travailler doivent pouvoir le faire. Parce
que la retraite est faible et parce
qu'ils seraient fiers de pouvoir transmettre leur savoir-faire professionnel. C'est un grand combat à mener,
pas simplement pour des questions
d'équilibre de nos systèmes de retraite, mais pour des questions de
société, de notre conception de la
société. S'il y en a qui veulent partir
plus tôt, ils partent plus tôt, mais on
doit pouvoir continuer.
La balle est principalement dans
le camp des patrons qui doivent
changer leur manière de voir et de
gérer leur personnel
Dans une société où le travail
donne une place à chacun, quelle
place pour le retraité citoyen ?
On accorde beaucoup d'importance
aux retraités lors des élections. Les
retraités ont encore un rôle à jouer
dans la société. Sauf peut-être en
Italie et en Espagne, il y a une coupure entre les générations. Si en
France l'esprit familial existe encore,
il se réduit trop souvent au "bonjour
Papa, bonjour Maman, peux-tu garder les enfants ?".
Cette partie de la population va
représenter bientôt 22% du total.
Pourtant on ne la met pas en valeur
en leur disant : " vous êtes des citoyens, vous avez un rôle à jouer
dans la société ". Il faut les stimuler
en diffusant des émissions montrant
les bienfaits de la vie syndicale et
associative. On nous montre trop
des résidences pour personnes
âgées avec piscine, golf… inaccessibles pour le plus grand nombre.
On ne fait pas appel à leur sens
citoyen, on ne leur dit pas : "vous
existez !". Souvent la rupture avec le
travail n'est pas facile à gérer. C'est
le moment où il devrait y avoir, par
exemple, un développement des
universités des seniors, et donc de
l'éducation permanente.
Dans les nouveaux États
membres de l'Union, la situation des
personnes âgées est très pénible
parce que la coupure entre les générations est encore plus flagrante.
Les enfants reprochent implicitement à leurs anciens d'avoir supporté le régime totalitaire, voire de
l'avoir soutenu.
En Europe du Nord, on rêve des
Baléares, de Majorque, de la Tunisie… Quelle conception de la société effroyablement matérialiste !
L'Europe occidentale est en déclin,
sans parler du religieux, sur le plan
du vivre ensemble, du respect des
gens, de l'attention porté aux autres.
C'est indiscutable, l'individualisme
contemporain est très poignant.
Claude Wagner
Article publié avec l’aimable
autorisation du Fil Bleu
Lexique
Lexique des mots et noms cités par Jacques Delors dans son
interview, triés par ordre alphabétique.
René Bonety 1920-2003. Membre
du bureau confédéral. Rapporteur
sur la politique des salaires au
congrès confédéral de 1961. Responsable du secteur économique de
1962 à 1973.
Théo Braun Né en 1920. Membre
dirigeant de la CFTC puis de la
CFDT. Conseiller général du BasRhin, dirigeant du Crédit Mutuel d'Alsace. Ministre délégué chargé des
personnes âgées dans le gouvernement Rocard (1988 à 1990).
Braec Bureau de recherches et
d'action économique de la CFTC /
CFDT (de 1956 à 1988).
Commissariat au Plan I n s t i t u t i o n
française chargée de définir la planification économique par la concertation (1946 à 2006).
Eugène Descamps 1922-1990. Secrétaire général de la CFDT de 1961
à 1971.
Esprit Revue intellectuelle française
fondée en 1932 par Emmanuel Mounier. Soutien d'une " nouvelle
gauche ". Passe du personnalisme à
un rôle de carrefour intellectuel.
Emmanuel Mounier 1905-1950.
Fondateur de la revue Esprit. A l'origine du courant personnaliste.
PNB Produit national brut : mesure
la richesse produite par un pays.
Reconstruction Revue des acteurs
de l'évolution de la CFTC en CFDT.
Paul Ricoeur 1913-2005. Philosophe ayant beaucoup écrit dans la
revue Esprit.
Commonwealth Association des
pays ayant fait partie de l'ancien Empire britannique (anciennes colonies
ou protectorats).
Alexandre Soljenitsyne 19182008. Écrivain russe, prix Nobel,
ayant décrit le goulag soviétique
comme il l'avait vécu.
Albert Detraz Né en 1920. Responsable national de la fédération du
Bâtiment de 1952 à 1969. A la confédération, responsable de la revue de
réflexion CFDT Aujourd'hui et du
Braec à partir de 1961 jusqu'en
1976.
Paul Vignaux 1904-1987. Fondateur du Sgen et responsable national
de 1948 à 1970. Leader du groupe
de réflexion Reconstruction.
Avec l'aide du service
archives documentation CFDT
SYMÉTAL CFDT SUD FRANCILIEN
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