O`Brother - collegesaucinema

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O`Brother - collegesaucinema
O'Brother
Inspiré des Voyages de Sullivan réalisé en 1941 par Preston Sturges et de L'Odyssée
d'Homère, le huitième film des frères Coen est une comédie pleine d'humour dont on apprécie
d'autant mieux les saveurs que l'on connait les multiples références auxquelles les frères Coen
font allusion.
C'est aussi une satire sociale qui vise notamment certaines pratiques politiques (images et
slogans masquant les véritables idées des candidats au poste de gouverneur de l'état) et
religieuses (absolution discutable, mercantilisme et fanatisme criminel) qui ne sont pas
seulement propres aux années 1930 et au sud des Etats-Unis...
Cette vision désabusée est néanmoins nuancée par ces références culturelles, la qualité de la
réalisation (penser à la photographie ou aux séquences musicales) et certaines valeurs
discrètement suggérées comme la solidarité.
Nous approfondirons cette dimension comique et satirique qui fait clairement référence au
film de Sturges puis nous nous attacherons à distinguer les personnages et situations adaptés de façon souvent inattendue - de l'Odyssée.
La référence à la comédie musicale nous amènera à relever la nature et le rôle de la musique
dans O Brother et nous terminerons en suggérant quelques pistes de travail avec les élèves,
notamment à propos de la composition de l'image.
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Les voyages de Sullivan (Sullivan's travels), 1941, Preston Sturges
Preston Sturges réalise avec les Voyages de Sullivan une comédie sophistiquée laissant
apparaitre des éléments de réflexion et de critique sociale inhabituels à cette époque.
Dans ce film, Sullivan est un réalisateur de comédies populaires qui rêve d'adapter à l'écran
une tragédie appelée O'Brother, Where Art Thou ? de Sinclair Beckstein (le livre et l'auteur
sont fictifs). Pour mieux préparer son projet, il décide de vivre comme un vagabond. Les
premiers contacts de Sullivan - et de la charmante actrice qui l'accompagne - avec l'univers
des sans-domicile-fixe et autres déshérités sont plutôt amusants. Toutefois le film devient plus
grave lorsque Sullivan est vraiment pris pour un vagabond et se retrouve en prison.
Au terme de ce voyage initiatique, Sullivan montre plus de lucidité et de modestie que
Gulliver : un bon divertissement n'est pas sans valeur quand les temps sont difficiles...
L'objectif essentiel des Voyages de Sullivan est donc de rendre hommage à la comédie, ce
film est d'ailleurs dédié "à la mémoire de tous ceux qui nous ont fait rire" pour avoir "allégé
notre fardeau".
Le projet de réaliser O Brother, Where Art Thou ? en s'inspirant de l'œuvre de Sturges est,
comme le disent les frères Coen, à moitié une blague : "Half a joke and half not".
Ils ne vont pas réaliser la tragédie shakespearienne dont rêvait Sullivan à partir d'un livre qui
n'existe pas ! Cependant leur comédie pleine d'humour n'aurait pas déplu à Sullivan/Sturges...
Quant à l'autosatisfaction et l'absence de lucidité d'Everett, elle est plus proche du Gulliver de
Swift que de l'Ulysse d'Homère. Et Preston Sturges s'est précisément inspiré des Voyages de
Gulliver (1726) dont le succès a souvent estompé la visée satirique et le message pessimiste
du livre. Gulliver est éminemment crédule (en anglais gullible), et ses lunettes ne l'empêchent
pas d'être souvent aveugle et de demeurer imperméable à l'expérience - tout comme Everett
Mc Gill !
L'humour des frères Coen est tour à tour proche du dessin animé (on pense à Tex Avery ou
Disney dans la scène du train ; noter la présence des sacs de farine Pappy O'Daniel contre
lesquels les vagabonds sont assis : à ce stade du récit, ce détail ne peut être compris par le
spectateur mais fera sourire les
happy-few qui connaissent bien
le film), truculent et burlesque
(la scène de la grange en
flamme...), parsemé de clin
d'œil savoureux (par exemple
le séduisant George Clooney
improvisant une chorégraphie
de péquenaud...).
Par ailleurs, la satire sociale, esquissée par Sturges, est ici manifeste même si elle est mise à
distance par l'humour et la dérision.
La religion, si importante dans la société américaine, est l'objet de critiques assez acerbes :
Delmar et Pete croient vraiment être lavés de tous leurs péchés après leur baptême dans une
rivière. Ce qui ne les empêche pas de se rendre complice des braquages de banques de George
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Nelson dès le lendemain donnant ainsi raison à Everett qui ne voyait dans ce baptême qu'une
pratique stupide de mabouls... Noter aussi que les paroles du spiritual Down To The River To
Pray constituent une profession de foi plutôt lénifiante !
La rencontre avec Big Dan qui ne songe qu'à "faire de l'argent au nom du seigneur", pour
reprendre la formule de Delmar, fait écho au commerce autour de la religion aux Etats-Unis marché encore florissant de nos jours...
Enfin le discours d'Homer Stokes, leader du Ku Klux Klan qui parle de "protéger notre sainte
culture" et de "préserver notre religion" notamment "contre tous ces malins qui prétendent
qu'on descend du singe" et qui conclut ainsi : "Voilà pourquoi... on va se pendre un negro !"
témoigne également de propos et de pratiques terriblement réels.
Pour autant, O Brother fonctionne à la manière d'une fable, comme celles de La Fontaine,
dominée par la gaieté, l'humour et une certaine distance avec la réalité : "ce sont des abrutis
qui font les clowns" disent les frères Coen.
Restent les questions qu'ils posent, précises et actuelles.
On peut remarquer que les frères Coen montrent les faiblesses, les travers et les crimes des
hommes - ils mettent même le diable en scène comme nous le verrons plus tard - mais
l'existence de Dieu demeure sujette à interprétation dans ce film.
Bien sûr, les pécheurs impénitents, les marchands du temple et les faux dévots - mais vrais
fanatiques - ne remettent pas fondamentalement en cause l'existence de Dieu surtout si l'on
pense au point de vue de Dieu lors du baptême de Delmar (ci-dessous), à la punition d'Homer
Stokes comme à celle de Big Dan par la croix de feu, au Deus ex machina qui vient sauver les
quatre compères de la pendaison. On peut même se demander si un Dieu malicieux ne
s'amuse pas à donner à Everett la mauvaise bague de mariage pour le punir de son incrédulité,
de son manque de gratitude et de reconnaissance...
Cette plongée (sans jeu de mot ?) indique un point de vue supérieur, dominant les
protagonistes de cette cérémonie. C'est le point de vue du réalisateur qu'on appelle souvent le
point de vue de Dieu ce qui ne manquerait pas de sens en l'occurrence... Ce point de vue met
précisément en évidence la croix de feu qui punira le cyclope ; il se retrouve aussi
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lorsqu'Everett prie pour échapper à la pendaison. On le trouve enfin au début et à la fin de la
séquence musicale I'll Fly Away comme nous le verrons plus loin.
Les frères Coen utilisent alors une grue pour les mouvements de caméra, ce qui est assez
inhabituel dans leurs films et qui souligne leur intention.
Le regard critique des frères Coen porte aussi sur la campagne électorale de Pappy O'Daniel
et d'Homer Stokes.
Le premier se fait passer pour un sympathique papy-gâteau avec son émission radiophonique
"Faites passer les biscuits à la farine Pappy O'Daniel" et sa chanson en forme de déclaration
amoureuse You Are My Sunshine. Si le titre de l'émission laisse deviner que Pappy est un
homme intéressé, sa première apparition montre qu'il ne respecte guère son électorat pas plus
que ses proches... S'il soigne quelque chose, ce n'est pas son langage mais seulement son
image ! Conscient de l'engouement du public pour les Soggy Bottom, il les gracie et les
engage afin de s'attirer la sympathie des électeurs et de consommer sa victoire sur Stokes.
Les méthodes de celui-ci sont d'ailleurs identiques à celles de Pappy. Comme lui, Stokes
utilise les ballades country joyeuses et la radiodiffusion pour sa campagne électorale. Il a
cependant l'avantage d'avoir mis au point un slogan (il promet de "faire le ménage dans l'Etat"
"pour les petits et contre les lobbies") associé à une image de très mauvais goût mais facile à
comprendre et à retenir : un balai et un nain.
Ces procédés de communication, cette mise en avant de l'image plutôt que des programmes
politiques n'est évidemment pas l'apanage exclusif des années 30 et de l'Etat du Mississippi...
Mais le populaire Homer Stokes va affronter les Culs Trempés, plus populaires encore que lui
! Pris au dépourvu, Stokes n'utilise ni image, ni slogan et se montre tel qu'il est : un fanatique
religieux, raciste et criminel.
Le spectateur pourra se réjouir que Stokes se discrédite ainsi mais est-il moral pour autant que
Pappy O'Daniel récupère à des fins politiques le succès d'un groupe de musiciens ? Half a
joke and half not...
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Les références à L'Odysée
Certains épisodes des aventures d'Everett et de ses compagnons sont explicitement issues de
L'Odyssée : on pense aux rencontres avec les sirènes et le cyclope/borgne, Daniel "Big Dan"
Teague, ainsi qu'à la lutte entre Everett/Ulysse et le prétendant de Penny/Pénélope : Vernon T.
Waldrip.
Leur rencontre avec le vieux Noir sur la plateforme de chemin de fer fait également référence
au devin aveugle Tirésias. Dans le onzième chant Ulysse descend chez les morts pour
interroger Tirésias sur son avenir et celui-ci lui précise les conditions de son voyage de retour.
L'apparition de ce personnage sans nom au début et à la fin du film peut aussi faire penser à
Homère qui était également aveugle.
La séquence des sirènes s'inspire d'abord du sixième chant : Nausicaa, fille du roi des
Phéaciens, lave son linge à la rivière avec ses suivantes et fait la rencontre d'Ulysse. Ce n'est
que dans le douzième chant que le navire d'Ulysse atteint les parages des sirènes. Attaché au
mat, Ulysse écoute leur chant impunément ce qui n'est pas le cas des trois compères et surtout
de Pete. On peut aussi noter que ces sirènes modernes enivrent Everett et Delmar reprenant
ainsi la ruse d'Ulysse qui endormit le Cyclope à l'aide d'une outre de vin pur avant de percer
son œil unique avec un pieu dans le neuvième chant. La transformation de Pete en grenouille
fait référence au dixième chant où la magicienne Circé transforme les compagnons d'Ulysse
en porcs...
Le neuvième chant est celui de la rencontre du Cyclope Polyphème. Ulysse et ses
compagnons commencent par festoyer dans l'île faisant face à celle du Cyclope (scène du
restaurant où chacun est sa table). Puis Ulysse se rend avec douze compagnons dans la grotte
de Polyphème (scène du pique nique), décrit comme "quelqu'un de grande vigueur, sauvage et
méprisant la justice comme les lois". Cependant Ulysse espère que le Cyclope lui fasse un don
selon la coutume des hôtes protégés par Zeus. Everett espère aussi quelque bénéfice de cette
rencontre avec Big Dan qui s'avère mépriser autant la justice et les lois que Polyphème.
Comme lui, Big Dan est doté d'une immense force et d'un immense appétit ; il ne craint ni ne
respecte Zeus/Dieu. Par contre, Everett et Delmar n'ont pas la ruse d'Ulysse et c'est le cyclope
qui s'empare d'un pieu de bois non pour les aveugler - ils ne sont guère lucides - mais pour les
assommer sauvagement puis les voler alors qu'Ulysse, lui, réussissait à s'emparer des
troupeaux de son ennemi ! Comme Polyphème tue deux des compagnons d'Ulysse dont "la
cervelle en giclant mouille le sol", Big Dan projette contre un arbre le crapaud représentant
Pete.
La seconde rencontre avec le cyclope pendant la cérémonie du Ku Klux Klan rappelle la fin
du neuvième chant : Ulysse provoque Polyphème bien qu'il soit encore à portée de son
ennemi tout comme Pete, Everett et Delmar provoque tout le Ku Klux Klan en essayant de
sauver leur ami Tommy.
Leur succès, en l'occurrence, suggère une réflexion : bien qu'ils soient d'abord joués par le
cyclope comme par les sirènes - et plus tard par le prétendant - Everett finit par triompher de
chacun de ses ennemis avec l'aide de ses amis alors qu'Ulysse perd tous ses compagnons ! Les
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sirènes livrent Pete à la police mais Everett et Delmar le retrouvent et le délivrent ; le cyclope
les roue de coups et participe à la tentative de meurtre d'un de leurs compagnons mais le trio
parvient à l'empêcher et à provoquer le châtiment de Big Dan. Déguisés en vieillards comme
Ulysse était déguisé en mendiant, les quatre compères à nouveau réunis vont provoquer la
chute de Stokes et du prétendant de Penny/Pénélope qui avait proprement rossé Everett
lorsque celui-ci l'avait combattu seul. Everett n'a ni la clairvoyance, ni la ruse, ni la force
d'Ulysse ; son courage et sa volonté sont souvent risibles mais il parvient pourtant à ses fins
grâce à la solidarité dont il fait preuve avec Delmar, Pete et Tommy.
Une qualité que les frères Coen ont sans doute éprouvée eux-aussi...
On trouve encore de nombreuses allusions à L'Odyssée, par exemple :
- Le sheriff Cooley et son chien font penser à Hadès, l'impitoyable dieu des morts, et au chien
Cerbère.
De l’enfer grec, il a gardé l'univers d’ombre
et de froid : il intervient surtout la nuit, il
apparait souvent dans une dominante bleuenoire (couleur froide). Sa représentation est
mêlée avec l’image chrétienne du diable : sa
présence est toujours accompagnée par le feu.
Feu reflété dans ses lunettes (pas de regard),
torches, éclairs et tonnerre signalent sa
présence ; même le paysage de jour de sa
dernière apparition évoque un incendie. La
description qu'en fait Tommy, le guitariste
noir, lui correspond : ce n’est pas un être humain. D'ailleurs, il ne cherche pas à appliquer la
loi qui n'est qu' «une institution humaine ». On peut noter que ce personnage est aussi
caractérisé par un thème musical assez conventionnel : des notes tenues graves(suggérant un
grondement menaçant) et aiguës (générant une tension) accompagnés de sons-signaux
soulignant la tension dramatique (embrasement de la grange, corde de pendu...).
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- George Nelson tire sur les vaches rappelant l'équipage d'Ulysse qui égorge les vaches du
Soleil dans le douzième chant. Il s'attire ainsi la colère de Zeus qui frappe leur bateau avec sa
foudre tout comme George Nelson doit être foudroyé sur la chaise électrique.
- Au cinéma, Everett prévient Delmar de ne pas se fier aux femmes comme Agamemnon
prévient Ulysse après avoir été trahi par sa femme et tué par son nouveau mari.
- Ménélas "Pappy" O'Daniel porte le même prénom que le roi de Sparte qui a combattu à
Troie aux côtés d'Ulysse.
- Pete signifie "pierre" et Delmar "de la mer", allusions possibles aux rochers en pleine mer de
Charybde et Scylla...
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Les références à la comédie musicale
La musique est très présente dans O Brother : l'ensemble des séquences musicales représente
près de la moitié de la durée du film ! Les frères Coen voulaient « transformer l’Odyssée en
sensation musicale », cela reprend d’ailleurs la tradition orale grecque.
Elle est le plus souvent in screen, directement liée à l'action : ce sont des chants de
prisonniers, des émissions de radio, des chansons interprétées en direct par les Soggy Bottom,
les petites filles Warhvey, les sirènes, les fossoyeurs ou le Ku Klux Klan ! Elle devient même
le moteur de l’action : l’enregistrement va rendre les héros célèbres et permettre le
dénouement final. Certaines scènes relèvent de la comédie musicale comme l'enregistrement
de Man Of Constant Sorrow, le blues de Skip James autour du feu ou la berceuse des sirènes
chantées par des stars de la country comme Emmylou Harris.
La référence à la comédie musicale est d'autant plus évidente que le répertoire est
particulièrement cohérent avec l'action qui se déroule dans les années 1930 à la campagne et
dans de petites villes du Mississippi. Il s'agit essentiellement de country et de blues tous deux
nés aux Etats-Unis, à la campagne et au début du XXème siècle, le blues ayant même vu le
jour dans le delta du Mississippi.
Les frères Coen utilisent cependant la musique de manière variée :
- les 3 premières chansons (chant de prisonnier in, country et blues off) concourent à dater et à
situer l'action dans le Mississippi des années 30.
- la chanson suivante, You Are My Sunshine, est l'hymne de la campagne électorale de Pappy
O'Daniel. Son rival Homer Stokes utilise de la même manière Keep On The Sunny Side.
- le spiritual Down To The River To Pray est utilisé dans sa fonction cérémonielle comme les
chants du Ku Klux Klan et des fossoyeurs, voire les chants de réjouissance accompagnant la
capture de Babyface Nelson.
- beaucoup de chansons sont interprétées par les différents personnages en diverses occasions
: séance d'enregistrement, moments de repos autour du feu à la nuit tombée, meetings
électoraux... On peut remarquer la qualité musicale de ces interprétations qui révèle le talent
souvent inattendu de leurs interprètes. C'est évidemment le cas des Soggy Bottom mais aussi
de Tommy Johnson (Chris Thomas King) qui chante et joue très bien le blues de Skip James.
Au fond, il s'agit là d'une des seules qualités de ces quatre personnages !
- on trouve même une séquence unique de montage proche du clip musical sur la chanson I'll
Fly Away.
Cette variété, cette souplesse dans l'utilisation de la musique évite l'impression de succession
systématique de numéros musicaux. Le spectateur perçoit ainsi moins une comédie musicale
qu'un film dans lequel la musique est particulièrement importante... mais aussi ambivalente.
Les qualités musicales de ces chansons sont indéniables : elles ont valu aux véritables
interprètes de Man Of Constant Sorrow plusieurs récompenses aux Etats-Unis. Le film fut
même suivi d'une série de concerts (à leur tour filmés !) donnés par les artistes ayant réalisé la
bande originale. La musique de O Brother relève réellement de la culture américaine.
Mais, aussi plaisante soit-elle, cette musique possède aussi des aspects inquiétants. On pense
bien sûr au chant dangereusement séduisant des sirènes voire aux paroles lénifiantes de Down
To The River To Pray. Mais on est surtout frappé par la gaité et l'enjouement des chansons
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choisies par Pappy O'Daniel et Homer Stokes afin de masquer leur véritable personnalité. Une
gaieté qui contraste avec les chants de prisonniers et les blues et negro spiritual macabres (O
Death, Lonesome Valley)...
Les frères Coen nous invitent ainsi à une réflexion plus profonde sur la culture des Etats-Unis
et O Brother ne peut se réduire à une simple comédie musicale pas plus qu'à un film policier,
un road movie ou une comédie...
On trouvera ci-dessous le relevé à peu près complet des différentes musiques de O Brother
ainsi que des commentaires sur la nature de chaque chanson.
N.B. Le minutage a été réalisé à partir du premier son du film (des stridulations d'insectes).
1. 0'53 à 2'17 : chant de prisonnier Po' Lazarus, arrangement Alan Lomax. Le chant de
travail, le chant de prisonnier constituent l'une des principales racines du negro
spiritual et du blues.
2. 2'17 à 4'36 : country Big Rock Candy Moutain, Harry Mc Clintock. Autre fondement
de la musique américaine, le country est d'abord la musique du monde rural blanc des
États-Unis. Il apparaît dans les Appalaches au début du XXe siècle sous le nom de
hillbilly (abandonné depuis à cause d'une connotation péjorative). Les instruments
principaux sont le violon et la guitare qui l'accompagne ; l'influence celtique,
irlandaise ou écossaise, est évidente jusque dans les textes et mélodie des chansons.
La version de I Am A Man Of Constant Sorrow au violon seul, lorsque Pete avoue
avoir trahi ses amis, sonne comme une mélancolique ballade irlandaise !
3. 6'58 à 8'07 : blues Hard Time Killing Floor Blues (instrumental), Skip James.
Egalement né au début du XXe siècle, dans le delta du Mississippi, le blues est
l'expression musicale des temps difficiles des noirs américains. L'instrument principal
est la guitare qui accompagne le chant. Parlés, chantés, criés, les textes sont souvent
une chronique d'un quotidien désespérant... Ces trois extraits musicaux renvoient aux
origines de la musique américaine et permettent de situer le lieu et l'époque : le sud
des Etats-Unis (plus précisément l'état du Mississipi) et le début du XXe siècle.
4. 10'39 à 11'56 : country You Are My Sunshine , Jimmie Davis & Charles Mitchell. Le
personnage de Pappy O'Daniel serait inspiré d'un gouverneur du Texas, W. Lee
O'Daniel qui avait une émission de radio et un moulin à farine, et d'un gouverneur de
Louisiane, Jimmie Davies qui enregistra You Are My Sunshine et l'utilisa à des fins
politiques.
5. 16'08 à 19'26 : spiritual Down To The River To Pray, traditionnel. Ce spiritual
polyphonique a cappella est proche du negro spiritual (cf. séquence 26).
6. 23'32 à 25'18 : country blues I Am A Man Of Constant Sorrow, Carter Stanley. Le
thème de la chanson comme les harmonies, le chant construit sur la gamme
pentatonique blues et le jeu de guitare témoignent d'une influence du blues que l'on
trouve notamment chez Jimmie Rodgers (1897-1933) ; ce chanteur utilisait volontiers
le yodle, technique vocale qui consiste à passer rapidement de la voix de gorge à la
voix de tête comme le fera Pete en interprétant une de ses chansons, In The Jailhouse
Now, dans la salle des fêtes. L'influence de la musique irlandaise se manifeste dans les
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passages vocaux polyphoniques également présent dans d'autres chansons (Keep On
The Sunny Side, I'll Fly Away, Didn't Leave Nobody But The Baby...)
7. 26'31 à 29'17 : blues Hard Time Killing Floor Blues, Skip James. Version complète,
interprétée sans doublage, à la guitare et au chant par Chris Thomas King. Celui-ci
joue le personnage de Tommy Johnson, bluesman qui a réellement existé et prétendait
effectivement avoir vendu son âme au diable pour savoir bien jouer de la guitare !
Cette "anecdote" est souvent attribuée à tort à Robert Johnson, l'un des premiers grand
guitariste du blues.
8. 31'20 à 33'08 : ostinato rythmique, la rencontre et la course-poursuite avec George
Nelson.
9. 34'36 à 35'26 : country blues I Am A Man Of Constant Sorrow (instrumental), Carter
Stanley. Le coup de blues de George Nelson...
10. 36'04 à 36'46 : country Keep On The Sunny Side, A. P. Carter. Cette chanson est
associée comme un jingle aux scènes de campagne électorale de Stokes ; l'équivalent
de You Are My Sunshine de Pappy O'Daniel...
11. 37'04 à 40'47 : country I'll Fly Away, Albert E. Brumley. La chanson est lancée in par
l'aveugle à l'intérieur de sa station de radio puis elle continue off pour accompagner le
montage montrant les pérégrinations du trio et la popularité croissante des Soggy
Bottom. Ce type de séquence "clip" est unique dans le film.
12. 40'47 à 43'51 : country Didn't Leave Nobody But The Baby, Gillian Welch, T-Bone
Burnett, Alan Lomax & Mrs Sidney Carter. La séquence des sirènes sur une berceuse
à trois voix répétée de façon hypnotique. Chantée par Gillian Welch, Alison Kraus et
Emmylou Harris, des stars de la country music.
13. 54'29 à 55'19 : work song responsorial, on entend clairement l'alternance chœur soliste caractéristique conservée dans les negro spiritual. Everett et Delmar croisent
Pete en forçat.
14. 55'19 à 56'04 : country Keep On The Sunny Side, A. P. Carter. Le générique de la
campagne électorale de Stokes... Nous l'entendrons à nouveau avant le passage sur
scène des Soggy Bottom puisque cette musique annonce systématiquement les
meetings électoraux de Stokes.
15. 57'22 à 57'59 : country In The Highways, Maybelle Carter. Everett retrouve les petites
filles Warhvey. Noter dans cette chanson comme dans la suivante les polyphonies
vocales relevant de l'influence irlandaise.
16. 59'02 à 59'21 : country I Am Weary (Let Me Rest), Pete Roberts Kuykendall. Les
petites filles Warhvey expliquent à Everett que penny a un prétendant.
17. 1h07'31 à 1h08'41 : country blues I Am A Man Of Constant Sorrow (instrumental),
Carter Stanley. Confessions de Pete et d'Everett : chacun a trahi les autres. La mélodie
du chant jouée au violon seul trahi à son tour l'influence celtique !
18. 1h10'13 à 1h11'02 : la cérémonie du Ku Klux Klan.
19. 1h11'07 à 1h12'37 : blues a cappella O Death, traditionnel. Ces deux séquences
musicales conjuguent la dérision - chorégraphie ridicule du Klan et leader blanc
chantant le blues avec une voix noire - et la gravité de la situation : des fanatiques se
préparent à tuer un homme.
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20. 1h13'45 à 1h14'55 : cérémonie du Ku Klux Klan suite...
21. 1h18'19 à 1h20'46 : country In The Jailhouse Now, Jimmie Rodgers. Meeting d'Homer
Stokes. Tim Blake Nelson, qui joue Delmar dans le film, interprète lui-même cette
chanson. Nous avions déjà signalé l'influence du blues et l'emploi du yodle par Jimmie
Rodgers...
22. 1h20'53 à 1h22'24 : country blues I Am A Man Of Constant Sorrow, Carter Stanley.
23. 1h24'19 à 1h 25'33 : country blues I Am A Man Of Constant Sorrow, Carter Stanley
(fin)
24. 1h27'17 à 1h27'56 : country You Are My Sunshine , Jimmie Davis & Charles Mitchell.
Le triomphe de Pappy O'Daniel.
25. 1h28'58 à 1h30'05: country Indian War Whoop, Hoyt Ming. La capture de Babyface
Nelson.
26. 1h31'27 à 1h35'03: negro spiritual Lonesome Valley, traditionnel. Ce genre musical
apparaît durant la seconde moitié du XIXe siècle aux Etats-Unis au sein de la
communauté afro-américaine. S'inspirant de chants religieux, le negro spiritual recourt
largement à l'improvisation vocale. Il peut s'agir d'improvisations de soliste voire
d'improvisations polyphoniques : un chœur chante à plusieurs voix selon des schémas
harmoniques simples (parallélisme de tierces, basse chantant les notes
fondamentales...). Ce chant des fossoyeurs relève de cette pratique musicale.
27. 1h36'45 à 1h38'26 : Angel Band, Ralph Stanley. Dernière chanson des filles d'Everett
et Penny. D'influence celtique, cette chanson polyphonique a cappella nostalgique
sonne comme un chant d'adieu - il s'agit en effet de quelqu'un qui a connu ses plus
dures épreuves et qui adresse une prière aux anges pour être emporté sur leurs ailes
blanche comme la neige vers un foyer éternel. La chanson est reprise par le devin
aveugle Tirésias...
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Quelques pistes de travail
Selon les objectifs de chacun, on pourra préparer et exploiter ce film :
- en demandant aux élèves leurs premières impressions et réflexions qui souvent pertinentes...
- en étudiant les œuvres auxquelles O Brother fait référence : L'Odyssée d'Homère,
notamment les passages librement adaptés par les frères Coen, Les voyages de Sullivan et les
Voyages de Gulliver...
- en précisant le contexte historique et géographique : la crise des années 30, le Mississippi, le
Ku Klux Klan ; on peut penser aux Raisins de la colère...
- en distinguant country music, blues, negro spiritual, work song qui sont les fondements de la
musique populaire américaine et que les compositeurs américains ont intégrés dans leurs
œuvres (Copland, Gershwin, Bernstein...)
On pourra également travailler sur la photographie et la composition de l'image.
Utilisant des costumes, accessoires et voitures d'époque, aménageant des lieux naturels,
transformant deux petites villes en cités des années 30, les frères Coen ont soigné la
photographie et les décors (penser aux épiceries ou à la forge du cousin : c’est un paysage
ravagé, il semble qu’un cataclysme se soit abattu sur le lieu : une métaphore de la crise des
années 30 et de l’enfer de Vulcain....)
Ils ont aussi supprimé toutes les couleurs après le tournage. Ils ont numérisé le négatif puis
refait tout l’étalonnage sur ordinateur en sélectionnant les couleurs pour obtenir la patine des
vieilles photos colorées à la main. (Ce n’est pas, comme ils l’ont dit, parce qu’ « ils détestent
le vert » !) Cela permet aussi de mettre en valeur certains choix de couleur (celles du Diable,
le blanc des baptistes ou du Ku Klux Klan, le ciel gris poussiéreux des bagnards...). Le film se
referme sur une image qui progressivement devient noir et blanc soulignant comme certains
raccords (fermeture à l'iris) ou les cartons du générique (rappelant les films muets) la distance
du film avec la réalité. La mise en évidence de la nature factice de ces images est
caractéristique du cinéma des frères Coen qui nous invitent ainsi à questionner notre propre
perception de la réalité : n'est-elle pas aussi fondée sur des images que nous prenons pour la
réalité ? Penser à la campagne de Pappy O'Daniel "La politique est un problème d'image" ou
les mensonges de Penny qui s'impose à la réalité : "Tu as été écrasé par un train", "Ce n'est
pas mon mari."
Les lignes structurent également les images. La ligne droite, l'horizon, les rayures des
costumes, la perspective, les rails, la route pourraient être l’image du destin (reprise d’un
thème homérique grec). Les personnages tentent de s'échapper en prenant "la tangente", voire
une autre direction mais ils se retrouvent rapidement sur une autre route, incapable de sortir
de ces lignes, comme le fil du destin.
On peut aussi penser à l'image de la chaîne, vue en plongée, qui lie les bagnards au début du
film et qui sera reprise à la fin du film par le même motif sous la forme de la cordelette qui lie
les fillettes d’Ulysse. Les êtres humains ne sont pas libres de leur destin.
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Le film se clos sur ce motif et sur l’image du devin aveugle Tirésias qui se déplace à la
croisée des chemins sur la voie qui a été construite par les bagnards...
Une proposition de démarche : pendant et après la projection, chaque élève - ou par petits
groupes - doit dresser le portrait, caractériser l'un des personnages du film (Cf. page 9 Dossier
134 Collège au cinéma)
Quelques remarques
- la préoccupation d'Everett pour sa chevelure n'est guère en accord avec la représentation du
héros viril (répétition comique de « Et mes cheveux ? » quand il est réveillé en sursaut). Par
un procédé métonymique, la gomina Dapper Dan est son signe, « I'm a Dapper Dan man ! »,
son odeur le trahit à plusieurs reprises. C’est un procédé courant chez les frères Coen.
- John Turturro, qui joue le personnage de Pete, a mis au point une façon particulière de
marcher, un regard fixe quand il regarde Ulysse, une façon spéciale de parler grâce une
prothèse dentaire. Il a beaucoup tourné avec les frères Coen et c'est un comédien très doué.
- Delmar est le simplet à la bouche ouverte, proche de la nature (les vaches, le petit cochon,
les papillons) : il n'aime pas qu'on fasse du mal au cheptel...
Ces trois personnages ne sont pas des héros, loin de là. Ils veulent simplement exister dans la
société, être reconnus, Pete en dirigeant un restaurant, Delmar en possédant une terre : « On
est rien si on n’a pas de terre ». Ulysse, lui, veut retrouver sa femme et sa famille ; être « pater
familias » ce qui est aussi une façon d’avoir un statut, d’exister. Dans les films des frères
Coen, l’homme de la rue, the common man, est le sujet de leurs interrogations : c’est un être
simple, naïf, souvent stupide, un être perdu malgré ses efforts pour correspondre à l’image
mythique du rêve américain.
L'ambivalence des éléments (feu inquiétant ou reposant, eau porteuse de menace ou
libératrice) ou le fait de ne pas respecter les codes du genre (film d'évasion où l'évasion
proprement dite est traitée en quelques plan flash peu vraisemblables, film policier avec
caricature de gangster et de policier - songer à la voiture de police qui tire de l'intérieur...)
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empêche une vision manichéenne, une interprétation univoque et simpliste du film. Prenant à
contrepied les clichés, bousculant les lieux communs, leur film balaie les certitudes et propose
une réflexion moins consensuelle, moins confortable, plus personnelle. (Cf. page 14 Dossier
134 Collège au cinéma : l'auteur de l'article cite, parmi les vérités qui éclatent "celle du
sentiment d'amour de Penny pour le père de ses enfants" mais ce sentiment existe-t-il
vraiment ? Qu'est-ce qui permet d'affirmer que Penny ne se tourne pas vers Everett parce que
son prétendant est discrédité, entrainé par la chute de Stokes ? Et qu'en est-il des sentiments
d'Everett ? Dans sa prière lorsqu'il se croit perdu, il cite Tommy, Pete et Delmar ainsi que ses
filles mais jamais sa femme...)
De fait cette comédie ne finit pas en Happy end, la quête n'aboutit pas vraiment et renvoie à
une vision désabusée de la société américaine. La solidarité que nous soulignions plus haut
n'efface pas les trahisons et les abandons (Pete et son cousin trahissent chacun à leur tour, la
femme du cousin a pris la tangente et abandonné son fils, Penny s'intéresse plus à la position
sociale qu'aux sentiments abandonnant tour à tour Everett puis Vernon dès lors que son rival
semble promis à un meilleur avenir, l'argument "Tu n'as pas de valeur" et le mensonge "Tu es
mort écrasé par un train" étant même repris par les filles d'Everett !).
§§§
Reste cependant un humour réjouissant, des épisodes où les compères remportent ensemble
malgré tout quelques victoires et des moments musicaux où les interprètes partagent leur
plaisir avec les spectateurs - tout comme les frères Coen nous invitent à partager leur goût
pour les arts, la musique, la littérature et... le cinéma !
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