Les Personnages Orphelins Dans Les Thibault de Roger Martin du
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Les Personnages Orphelins Dans Les Thibault de Roger Martin du
I Les Personnages Orphelins Dans Les Thibault de Roger Martin du Gard Recherche Préparée par Suhad Shihabe Ahmed Enseignante dans le département du français Faculté des Lettres, Université Al- Mustansiryia. 2007 II Pour un grand nombre de romanciers l'enfance est la période la plus heureuse dans la vie. Parvenus à l'âge adulte, leurs héros regrettent leur enfance, vivent constamment tournés vers ce passé. Mais, le principal objet du roman, c'est d'exprimer le tragique de la vie. Pour ses héros le bonheur n'est ni un souvenir ni un espoir, le bonheur est toujours absent de la vie de l'homme et de son enfance. Aucun personnage de Roger Martin du Gard n'évoque son enfance pour y puiser d'agréables souvenirs, puisque l'enfance, aussi bien que les autres âges de la vie de l'homme, est malheureuse. Les souffrances commencent trop tôt, dès la naissance : beaucoup d'enfants naissent difficilement ou meurent. La mort, menace et guette non seulement les enfants, mais aussi leurs parents. Quand on lit l'œuvre de Roger Martin du Gard, on est frappé par le grand nombre d'orphelins. Leur nombre est remarquable dans Les Thibault où, parmi les personnages féminins, Gise est orpheline (1), ainsi que Lisbeth (2), Huguette (3), et Dedette (4). Claude Sicard dit à ce propose : "Faut-il rappeler que Madeleine Wimy, la mère de Roger Martin du Gard perdit sa mère en 1869, à l'âge de 10 ans, et son père en 1874? Il serait pas impossible que Roger ait été marqué par la découverte de ce passé tragique." (5) Le même auteur remarque que dans Les Thibault "il n'existe pratiquement aucun foyer normal"(6), et qu'aucun des enfants du roman ne vit "au sein d'un foyer uni, auprès de son père et de sa mère"(7). Et cela non seulement à cause de la mort de son père qui prive les enfants de l'amour maternel ou paternel, mais aussi à cause de la séparation ou du dévorce des parents. Ce qui en résulte, c'est un climat déséquilibre dans lesquels les enfants grandissent seuls, sans direction authentique. ************************************ 1-Roger Martin du Gard : Le Cahier Gris, t. I, p. 648. 2- Roger Martin du Gard : Le Pénitencier, t. I, P. 767 3- Roger Martin du Gard : La Consultation, t. I, p.1077 4- Roger Martin du Gard : La Belle saison, t. I, p. 887 5- Claude Sicard : Les Années d'apprentissage littéraire (1881-1910), p. 109, note 3. 6- Ibid. : p.109, note 3 7- Claude Sicard : "Les femmes dans Les Thibault", p. 86 III Quand Les Thibault commence, il y a peu de véritables enfants, puisque Gise a déjà dix ans (8). Plusieurs personnages entrent à peine ou sont en pleine adolescence. Pourtant, nous avons voulu dégager certains traits de l'enfance dans l'œuvre de Roger Martin du Gard, d'abord par ce que, dans Les Thibault, il y a une confusion des termes (enfant adolescent) (9); et parce que l'enfance joue un rôle primordial dans l'évolution des êtres. En commençant par Jenny, rien n'égaie son existence solitaire. A cause de son très jeune âge, elle est incapable de réagir naturellement avec son entourage. Sa mère, elle-même, est incapable de développer chez elle le sentiment social, de faciliter le contact avec les autres. On peut dire que l'esprit de Mme de Fontanin est constamment tourné ailleurs. C'est dans le milieu familial qu'il faudra rechercher l'origine de cette obsession de la pureté qui est l'apanage de Jenny. Comme dit l'auteur : "Jenny avait vécu, toute son enfance, si près de sa mère, qu'elle avait subit le contrecoup des souffrances maternelles, et qu'elle avait, très jeune, porté sur son père, un jugement sans indulgence."(10) Tout à fait différent est le milieu dans lequel évolue Nicole PetitDutreuil. De parents divorcés, elle vit avec sa mère et les amants de celleci. Mais si Mme de Fontanin fait tout pour que ses enfants ne s'aperçoivent pas de la crise de rapports entre elle et son mari, Noémie Petit- Dutreuil ne présente rien à sa fille, se désintéresse des répercussions psychologiques et morales que sa conduite peut avoir sur elle. Nicole est pour sa mère un témoin qui ne compte pas, mais qui gêne par ce qu'elle voit, comprend et sait tout. A son propre aveu(11), sa mère, ne sachant que faire d'elle, la bat, puis elle l'abandonne à Jérôme, à fin de pouvoir partir libre avec son amant Raoul. Nicole se révolte, fait une fugue et se réfugie auprès de sa tante Thérèse pour trouver chez elle l'amour et la protection. Pourtant, devant sa tante, non seulement elle n'accuse pas sa mère, mais elle essaie de lui donner raison, se montrant ainsi mûre et pleine de compréhension pour une mère qui a manqué à son devoir. ************************************** 8- Roger Martin du Gard : Le Cahier Gris, t .I, p. : 648 9- pour parler de Nicole, 16ans(t. I, p. :604), de Jenny,13ans(t,I, p.:591), de la jeune fille qui déniaise Daniel(t,I, p.:640-643)et, plus tard d'Huguette(t,I, p.:(1073), l'auteur emploie constamment les mots enfant, petit enfant, fillette. 10-R.M.G. : La Selle saison, t. I, p. 984 11-R.M.G. : Le Pénitencier, t. I, p. 774 IV "Tante Thérèse, ne jugez pas mal maman, je vous assure que rien de tout ça n'est sa faute. Moi non plus je ne suis pas toujours gentille, et je suis tellement gênante pour elle, ça se comprend ! Mais je suis grande maintenant, je ne peux plus vivre comme ça. Non, je ne peux plus."(12) Il est clair que les conditions dans lesquelles s'épanouit l'adolescente sont défavorables où d'importants changements physiologiques entraînent sa profonde transformation intérieure et extérieure. Car l'adolescence n'est pas seulement l'époque de la croissance qui, trop rapide parfois, comme celle d'Huguette (13), peut devenir dangereuse. Elle est aussi celle de la puberté, de l'éveille de la sexualité et des première troubles pour la femme en puissance qu'est l'adolescente. Pourtant, Roger Martin du Gard n'étudie pas à fond les problèmes spécifiques de cet âge Chaque fois qu'il s'agit de héros adolescents, Roger Martin du Gard consacre de longues pages pour examiner leur éveil intellectuel, leur éducation, leurs goûts et leurs premières tentatives littéraires. Daniel et Jacques, par leur savoir et leur intelligence dominent les jeunes filles. En réponse à la question de Jacques, si elle est dans un collège, Jenny dit : "Non, je ne vais dans aucune école; je travaille avec une institutrice."(14) Jacques réplique : "Oui, pour une fille, ça n'a pas d'importance". (15)Et plus loin : "Une fille en sait toujours assez pour ce qu'elle a besoin….."(16) A cette époque, le savoir et la science sont presque réservés à l'homme. Pour l'adolescente qui n'aura pas à choisir sa destinée, cette instruction est considérée comme suffisante pour la préparer à ses futures fonctions d'épouse et de mère; elle est complétée par des cours de piano, pour Jenny, de violon, pour Nicole, bagage indispensable pour les jeunes filles de leur milieu social. La musique donne libre cours a leur sensibilité mais le développement de leurs qualités intellectuelles est presque totalement négligé : elles sont préparées pour vivre à l'ombre et à la charge d'un homme. *************************************** 12-Ibid, p. 745. 13-R.M.G. : La Consultation, t. I, P. 1074 14-R.M.G. : Le Pénitencier, t. I, p. 800 15- Ibid. 16- Ibid. V Roger Martin du Gard s'occupe de l'éducation religieuse donnée aux jeunes filles, il ne crée dans Les Thibault qu'une jeune fille, la nièce orpheline de Mlle de Waize, qui "passe son interminable enfant entre deux vieillards", sa tante et Monsieur Thibault, et qui vit dans une telle atmosphère d'austérité et de dévotion que Jacques dira d'elle dans La Sorellina, "Miracle qu'elle ait pu fleurir dans ce sècheresse."(17). Chez cet être obéissant la religion qui, comme dit René Garguilo, "est assez proche de la superstition, et qui est faite de rites plus que de foi profonde"(18), étouffe sa nature spontanée et sensible : la prière est sa consolation, "un moyen de moins souffrir","une barrière contre le mal"(19). "Elle priait la Vierge avec une ferveur hâtive, cherchant à endormir sa pensée dans la chanson de la prière : jamais elle ne se sentait aussi heureuse que dans ces heures où elle priait, sans penser à rien". (20) Dans Les Thibault, les adolescentes éprouvent une grande gamme de sentiments : la spontanéité, la sensibilité, et la fraîcheur de leur âge. Nicole et Gise sont douces et obéissantes à se dévouer à celui qu'elles aiment. Chez Jenny, un besoin de pureté résulté aussi de son éducation protestante ainsi que de la rupture entre ses parents, douloureusement ressentie par elle."Née pour une vie différente des autres"(21), Elle éprouve ce besoin de pureté qui empêche tout contact avec les autres, la confine dans la solitude, fait qu'elle ne supporte pas qu'on la touche"Elle n'avait jamais voulu apprendre à danser, tant le contact d'un bras étranger lui semblait physiquement intolérable."(22). Elle rêve presque tout le temps par ce que, comme elle avoue à Jacques : "Ce à quoi je rêve n'appartient qu'à moi; ça me plait de n'avoir pas à le partager avec les autres"(23). Sa nature passionnée et sa sensibilité maladive l'isolent des autres, "murée dans son énigme"(24). ************************************** 17- R.M.G. : La Sorellina, t. I, p.1177 18- René Garguilo : Op. Cit. : p. 684 19- Ibid. 20- R.M.G.: La Mort du père , t. I , p. 1324 21-R.M.G.: Le Pénitencier, t. I, p. 794. 22- "Elle ne pouvait supporter qu'on le touchât; elle n'avait jamais voulu apprendre à danser, tant le contact d'un bras étranger lui semblait physiquement intolérable.", La Belle saison, t. I, p. 922 23-Ibid. p. 958 24-R.M.G. : La Sorellina, t. I, p. 1886 VI Jacques dit : "ses yeux, ils sont indéchiffrables. Tout le visage est encore d'une enfant; mais les yeux…"(25). Jenny est à ce point timide et rétractée, par ce qu'elle est toujours la petite fille que personne n'aime. Daniel trace un portrait de Jenny : " Petite âme mal poussée, mal partie, sans équilibre, songea-t-il avec chagrin; trop mûrie par la réflexion, la solitude, les lectures…..et tellement ignorante de la vie ! Qu'y puis-je ? Elle se défie de moi, maintenant. Si seulement elle avait une santé solide : mais des nerfs de petite fille ! Et ce romantisme ! Ce besoin de se croire incomprise, ce perpétuel refus de s'expliquer ! Un orgueil silencieux qui envenime tout ! A moins que ce ne soit un reste de l'age ingrat ?" (26). Jenny éprouve du plaisir à être avec Jacques, une sympathie s'établit entre eux, jusqu'au moment où Jacques prononce le mot d passe (pureté) qui lui permet d'accéder au fond de l'âme de Jenny. Cela signifie que les rapports entre les deux seront faciles. Le culte de la pureté n'est que le premier trait commun que les deux possèdent. Ils revendiquent la pureté pour eux, traitent les autres, comme Daniel et Antoine, d'impurs et de pervers, mais ils sont tout les deux timides et orgueilleux, incompris et solitaires, rêveurs et passionnés. Entre ces deux êtres qui ne sont que trop pareils naît un amour pur, immatériel, amour de tête qui essaie de faire abstraction du corps. Mais suivant les étapes de cette amour : après prononcer le mot pureté, ce qui lui permet de gagner la confiance de Jenny, Jacques réussit à avoir une longue conversation intime avec elle. "Jacques ne lui avait jamais vu cette figure d’où la tristesse avait disparu, ce regard émancipé avec une pointe d'extravagance. Brusquement, ce feu s'éteignit. Jacques découvrait peu à peu une Jenny inconnu, ces alternatives de réserve, puis de fougue subite, faisaient songer à une source aveuglée mais copieuse qui par instants seulement, trouverait issue."(27) *************************************** 25- R.M.G. : La Belle saison, t. I, p. 918 26-Ibid. p. 1190 27- R.M.G. : La Belle saison, t. I, p. 957 La solitude est le lot de Jenny : au sein de sa famille, solitude forcée, puisque le père est fréquemment absent, et que sa mère et son frère sont VII occupés par leurs propres problèmes. Pour eux, Jenny n'est qu'un problème mineur parce que la solitude est son refuge et que, comme dit R. Garguilo, " Jenny n'est vraie avec elle-même que lorsqu'elle est seule. C'est le soir où il la surprend à son piano dans le halo des bougies, jouant la troisième étude de Chopin que Jacques aura de Jenny l'image la plus authentique " (28). Elle est complexe et extrêmement susceptible, elle refuse avec violence tout geste de tendresse, parce qu'elle y voit une menace de son intégrité ou une atteinte à son orgueil. Un sourire, un mot compatissant, la sollicitude de ses proches provoquent chez elle un mouvement de résistance. Elle ne veut pas partager avec personne les secrets de son âme tourmentée, elle ne connaît pas l'amitié, elle ne se confie à personne. Il faudrait voir ce qu'est l'amour pour les héroïnes des Thibault. Pour Nicole, qui a longtemps vécu dans l'intimité de sa mère et les amants de celle-ci, sait trop de choses pour son âge. L'amour n'est plus une notion mystérieuse. Elle distingue la part du cœur et celle de la chaire et rejette la seconde sans la première. Un jour elle ne cède aux désirs de Daniel qui l'assaille, elle s'explique : "Je ne veux pas d'un vie…D'une vie qui commencerait comme ça. (….) je veux pouvoir, plus tard…mériter le respect d'un homme qui m'aimera pour de vrai, pour toujours…(….)je veux …aimer, oui, plus tard, mais alors ce sera quelqu'un de…enfin quelqu'un de pur, qui sera venu à moi autrement….pour autre chose…."(29) Nicole sait bien ce que l'amour est et ce qu'il ne doit pas être. Elle ne se fait pas d'illusion; elle veut fonder sa vie sur le respect et la réciprocité des sentiments et, surtout, elle ne veut pas vivre comme sa mère. Auprès du Dr. Hequet qui "l'a trouvée si intelligents, si dévouée, si courageuse devant la vie qu'il s'est épris d'elle" (30), elle espère trouver le soutien et la stabilité qui l'ont toujours manqué et, surtout le bonheur. Mais, elle le trouve auprès de cet homme qui "la traite un peu en fillette dont il aurait (….) la garde ?" (31) ************************************* 28-Rene Garguilo, Op.Cit. p. 346-347 29- R.M.G. : Le Pénitencier, t. I, p. 804 30- R.M.G. : La Belle saison, t. I, p918 31- Ibid. p. 923 VIII Qu'est-ce que l'amour pour l'"être naïf et tendre"qu'est Gise ? Voyons le portrait que l'auteur fait d'elle : "Elle avait la sensualité naturelle et joyeuse d'un animal jeune, et son rire de gorge, lorsqu'il ne faisait pas penser à un fou rire d'enfant, ressemblait à un roucoulement amoureux. Mais son âme de vierge habitait à l'aise ce corps potelé, malgré les mille désirs dont il frémissait déjà, sans qu'elle en soupçonnât la nature" (32) Gise est trop innocente pour avoir conscience de son charme et des désirs qu'elle éveille, tantôt chez Jacques, tantôt chez Antoine. Des l'instant qu'elle éprouve le besoin d'épancher sa tendresse, elle n'aime que Jacques d'un amour où se mêlent les souvenirs d'une enfance commune. (33). cette adolescente simple et ouverte, aime passionnément l'être le plus proche d'un amour profond et silencieux. Le baiser que Jacques lui donne un soir la lie avec lui pour toujours. Elle vit dans le secret de"ce brûlant amour d'animal fidèle, qu'après trois ans d'absence" (34). Ce destin tragique qu'elle accepte, la pousse à la superstition et au mysticisme. Sa vie solitaire gravite autour de cette idée fixe qui l'empêche de tenter un nouveau départ avec Antoine qui lui propose le mariage. Ainsi, elle ne connaît ni l'amour, ni le bonheur, ni la maternité. "Il lui sembla que ce qu'elle pressait contre son sein, dans la chaleur du lit, c'était aussi un petit enfant, a elle, a elle seule; et elle se creusait pour lui faire un nid, elle se courbait pour mieux envelopper de ses bras cette fiction de son amour, qu'elle baignait de larmes, en s'endormant" (35) Nicole et Gise vivent dans l'attente de l'amour et du bonheur, Jenny le refuse, c'est parce que Jacques manifeste un grand intérêt pour elle. Elle éprouve pour Daniel un sentiment profond parce qu'elle voit en lui à la fois le frère et le substitut de son père absent du foyer. Elle déteste Jacques parce qu'elle le trouve " laid, même vulgaire, à cause de sa grosse tête aux traits mal formés, de sa mâchoire, de ses lèvres ************************************ 32- R.M.G. : La Belle saison, t. I, p.909 33-"sœur de ses désespoirs d'enfant, de ses rébellions. Unique clarté, source fraîche, source unique dans cette ombre aride." (La Sorelina, t.I, p. 1177) 34-R.M.G. : La Mort du Père, t. I, p. 1350 35- Ibid. p. 1324 IX Gercées, de ses oreilles, de ses cheveux roux qui cabrent en épi sur son front" (36). Mais, elle le déteste particulièrement parce que sa sensibilité flairent en lui l'ennemie de son indépendance et de son autonomie affectives. Au cours de leurs rencontres ils se heurtent, ils s'offensent. Que pousse-t-il l'un contre l'autre quand ils se rencontrent de nouveau dans La Belle saison ? Jacques, extrêmement maladroit, semble ne vouloir autre chose qu'agacer Jenny qui se fâche de tout ce qu'il dit ou fait. Ce qui explique l'aatitude de Jenny, c'est que Nicole vient de lui faire des confidences sur son amour, sur son bonheur qui "l'étouffe" : Héquet, un homme, l'a transformée et elle pressent que Jacques pourrait bien cet homme. Ces vérités qui bousculent ses principes et menacent ses rêves de pureté la bouleversent. Et, au seuil de sa vie, Jenny arrive à souhaiter la mort. "Longtemps elle suivit des yeux, parmi les arbres, la traînée lumineuse qui devançait la voiture dans la nuit. Et, appuyée au mur du jardin, serrant la chienne entre ses bras, elle éprouvait une si poignante mélancolie, tant de rancœur contre elle ne savait quoi, tant d'espérance sans but, qu'elle leva la tête vers le ciel constelle, et souhaita, pendant quelques secondes, de mourir avant d'avoir essaye de vivre" (37) Cependant, plus elle fréquente Jacques, plus elle est forcée de reconnaître ses mérites. Elle se rend compte qu'il est sincère, elle le trouve moins antipathique, pour s'apercevoir bientôt "qu'elle savait depuis longtemps que Jacques était sensible et bon" (38). En le regardant elle remarque que "ses prunelles, claires, mobiles, expressives sont (…) d'une eau très pure" (39). Un peu plus tard, Jacques, lui apporte les livres qu'il lui avait promis, la surprend seule, à jouer du piano. Jacques, timide et romantique, à la fois, dépose un baiser sur l'ombre de Jenny, qui se détache sur un mur. La révélation de l'amour de Jacques et la certitude qu'elle l'aime, elles aussi, l'effraient. ************************************** 36-R.M.G. : Le Pénitencier, t. I p. 779 37- R.M.G. : La Belle saison, t. I, p. 923 38- Ibid. p. 929 39- Ibid. p. 931 X Elle essaie de lutter, de se convaincre- plutôt que de convaincre sa mère qui la pousse à s'expliquer que Jacques est "un égoïste, un orgueilleux ! Et bourru, taquin, mal élevé !"(40). Mais, elle se met à énumérer les mérites de Jacques et finit par ces mots : "Mais tout ça n'empêche rien ! Il a la nature d'un Thibault ! C'est un Thibault ! Et je les hais !"(41). Elle le hait, sans doute, mais elle n'oublie pas le baiser que Jacques a déposé sur son ombre. Ecartelée entre ses sentiments et ses principes, son cœur et sa raison. Tout ça épuise ses forces, use sa santé, sur tout après la disparition de Jacques qui la laisse seule. Quatre ans après leur dernière rencontre Jenny et Jacques se rencontrent chez Antoine ou elle est accourue demander de l'aide pour son père qui a tente de se suicider. Par un récit rétrospectif le lecteur apprend le drame : après la disparition de Jacques, elle perd à jamais son équilibre et le calme par ce qu'elle avait cessé d'espérer. "Comment éteindre maintenant cette soif insensée d'être heureuse que la rencontre de Jacques avait, depuis quatre jours, rallumée? C'était une nouvelle maladie qui commençait, et qui allait durer. Elle le sentait bien….cette fois elle ne parviendrait plus à guérir, parce qu'elle ne désirait plus la guérison" (42) Jacques désir avoir une explication avec elle. Il hésite, obsédé par l'idée de la revoir. Il assiste à l'enterrement de son père et tout le temps il la cherche des yeux. Jenny écoute les raisons de la fuite de Jacques et l'aveu de son amour. "Pendant toute mon enfance, mon univers a tourné autour de vous : je ne pouvait imaginer mon avenir que mêlé au votre fut ce malgré vous. Et vous étés toujours la Jenny de cet été–là. La même ! Seule,…comme autrefois ! " (43) ************************************** 40 - Ibid. p. 989 41- Ibid. p.990 42- Ibid. p. 266 43- Ibid. p.319 XI Depuis ce jour-là, Jenny et Jacques ne se séparent guère. A Jenny, "la certitude d'être aimée lui forge une âme neuve"(44), tandis que Jacques a "plus que jamais besoin d'un monde nouveau, de justice et de pureté"(45). Pourtant tous les deux sont"effrayés de leur bonheur, comme si ce bonheur n'était pas une conquête, mais une capitulation devant d'obscure forces"(46) Jenny qui n'a jamais été heureuse, s'ouvre au bonheur grâce à Jacques qui, lui aussi se sent si heureux qu'il oublie tout. Cependant, plus elle s'attache à Jacques, plus elle lui donne la certitude de l'aimer passionnément, plus il a honte d'avoir abandonne ses préoccupations de militant. Jenny et Jacques décident de partir ensemble pour le suisse, mais l'arrivée de Mme de Fontanin empêche le départ de Jenny. A la gare de Lyon, elle annonce à Jacques qu'elle ne peut pas partir avec lui, mais il est déjà loin d'elle, ne pense qu'à ses préoccupations de militant et à sa mission, oubliant tout même Jenny. Les deux amants se quittent avec l'effroyable conviction d'une séparation éternelle. Peut-être avons-nous trop insisté sur les étapes de cet amour, cela parce que nous voulons en dégager certains traits qui nous paraissent essentiels, éclairer davantage le caractère de Jenny. Dans les amours de Jacques il y a cette attirance vers le Même, cette nature incestueuse, ou si l'on préfère "homosexuelle" au sens étymologique du mot. Aussi Jacques cherche-t-il dans l'aimée un reflet de sa propre image. Ce complexe de Narcisse le conduit vers des amours possibles et reconnus comme tels. Dans La Belle saison il oscille entre une passion considérée incestueuse envers sa demi-sœur Gise et un sentiment fervent envers Jenny de Fontanin. Dans les deux cas, c'est lui-même qu'il poursuit. Avec Gise, il retrouve le visage de son enfance, avec Jenny, celui de son angoisse présente. Mais, l'attrait de sa demi-sœur garde un côté charnel qu'il ne peut que repousser. Au contraire, dans la pureté de Jenny, dans ses violences, son désarroi, sa crainte de vivre, il reconnaît la contrepartie féminine de son propre caractère. Le choix de Jacques n'est qu'une rejection volontaire du charnel. La peur de l'inceste, charnel ou moral, lui fait fuir Gise, puis Jenny pour se fuir. *********************************** 44- Ibid. p.324 45- Ibid. p.325 46- Ibid. XII Quand on croit chercher l'autre, on trouve que soi. On blesse l'autre à tous coups parce qu'on lui est trop semblable, comme le fait Jacques qui ne peut que meurtrir Jenny " la farouche Jenny" (47), et à son propre aveu, la part de l'égoïsme est grande dans son incessante poursuite de Jenny. "Je m'imagine toujours que je suis la proie des autres"(48), se jette sur Jenny "comme sur une proie'(49) Pourquoi accuser Jenny de n'avoir pas su rendre Jacques heureux, lorsqu'il est, lui aussi, responsable de cet échec, il fuit ce qu'il a déjà pour courir vers ce qui est au loin, toujours incapable de "fixer son choix"(50) Ainsi abandonne-t-il Gise pour Jenny, et Jenny pour sa mission et une mort certaine parce que, ce qui lui manque, selon Camus, c'est "une instruction (….), une connaissance reconnaissante, qui le rendrait plus humble devant l'amour selon la chair et plus libre devant les dons joyeux de la vie et des êtres."(51) Cependant, on pardonne tout a Jacques et on se montre sévère pour Jenny parce qu'elle ne cède pas des le premier moment à ses instances : c'est oublier ce qui pèse sur elle, ce quelle cache en elle. Jacques qui désire faire le bonheur de l'humanité n'arrive pas à dompter sa personnalité, tandis que Jenny, pour faire le bonheur de celui qu'elle aime dompte la sienne, sort d'elle-même. Cet amour éphémère sera un bref intermède de bonheur dans l'acheminement de Jacques vers la mort, dans l'existence morne de Jenny. Il sera à l'origine de la révolte de Jenny qui se dresse contre le monde des adultes et celle qui le représente : sa mère. Elle est profondément blesse par le spectacle de Jacques et de Jenny entrelacées sur le lit de Daniel, et, surtout, trahie dans la confiance qu'elle a en Jenny, après le départ de Jacques elle invite sa fille à la prière, puis elle lui conseille de se montrer raisonnable parce que : "rien de bon ne peut sortir de la…."(52) et elle finit par se résigner prononçant: "que ta volonté soit faite"(53) s'apercevant, honteuse, de son indifférence. ************************************** 47-Albert Camus : Préface aux œuvres complètes, p. XXI. 48-R.M.G. : L'Eté 1914, t. II, p. 321 49-Ibid. 629 50- R.M.G. : L'Eté 1914, t. II, p. 339. 51-Albert Camus : Op.Cit. : p. XXV 52-R.M.G. : L'Eté 1914, t. II, p 660 53-Ibid. p.667 XIII Rien ne peut combler la fosse entre la mère et la fille, les ponts sont coupés. Face à sa mère et à son amour mêlé de rancune, Jenny, "le visage tendu, le regard absent, fanatique, comme brûlé et brûlant à la fois" (54), se révolte et crie son refus du monde des adultes et de leurs valeurs; elle dénonce leur incompréhension à l'égard des jeunes, leur égoïsme aussi, que leur hypocrisie ne parvient pas à dissimuler. Elle accuse sa mère de ne pas penser qu'à elle-même, de ne l'aimer que pour elle-même, d'être jalouse de son bonheur. A la douceur de sa mère elle oppose le défi et la violence, à sa foi son indifférence en matière de religion, et à son mysticisme son sens de la réalité : elle rejette le monde des adultes. Martin du Gard s'occuper de son thème favori, le conflit des générations. Jenny, Gise, Nicole ne sont pas les seules jeunes filles dans Les Thibault. Il y a aussi Lisbeth, Rinette, attirant et attirée par Jérôme et Daniel, et d'autres, que l'auteur ne nomme même pas, comme celle qui déniaise Daniel (55). Roger Martin du Gard réussit à créer des jeunes filles attachantes, dont la douceur, la loyauté ou même la complexité, restent inoubliables. ************************************ 54- Ibid. p 660 55-R.M.G. : Le Cahier Gris, t. I, p. 640-643 XIV Bibliographie 1-Roger Martin du Gard, œuvres Complètes, coll. "La Pléiade", Paris, 1050: * Albert Camus, Preface aux oeuvres completes, XXI -Le Cahier gris, t. I -Le Pénitencier, t. I -La Consultation, t. I -La Belle saison, t. I -La Mort du père, t. II -L'Eté1914, t. II -Epilogue, t. II 2- Correspondance André Gide-Roger Martin du Gard, Paris, Gallimard, 1968. 3-Claude Sicard," Les Années d'apprentissage littéraires (18811910"), Lille, Atelier de reproduction des Thèses de l'université de Lille III et Paris 1976. 4-Claude Sicard, "Les femmes dans Les Thibault", Annales publiées trimestrielement par la Facultédes Lettres et Science Humaines de Toulouse, septembre 1966. 5-Melvin Gallant, Le Thème de la mort chez Roger Martin du Gard, PARIS, Editions Klincksieck, 1971 6-Pierre Brodin, "Présences Contemporaines", Paris, Nouvelles éditions de Presse 1956. II. 7-René Garguilo, " La Genèse des Thibault de Roger Martin du Gard", Paris, librairie C. Klincksieck, 1974. XV