Les Personnages Orphelins Dans Les Thibault de Roger Martin du

Transcription

Les Personnages Orphelins Dans Les Thibault de Roger Martin du
I
Les Personnages Orphelins
Dans
Les Thibault de
Roger Martin du Gard
Recherche Préparée par
Suhad Shihabe Ahmed
Enseignante dans le département du français
Faculté des Lettres, Université Al- Mustansiryia.
2007
II
Pour un grand nombre de romanciers l'enfance est la période la plus
heureuse dans la vie. Parvenus à l'âge adulte, leurs héros regrettent leur
enfance, vivent constamment tournés vers ce passé. Mais, le principal
objet du roman, c'est d'exprimer le tragique de la vie. Pour ses héros le
bonheur n'est ni un souvenir ni un espoir, le bonheur est toujours absent
de la vie de l'homme et de son enfance. Aucun personnage de Roger
Martin du Gard n'évoque son enfance pour y puiser d'agréables souvenirs,
puisque l'enfance, aussi bien que les autres âges de la vie de l'homme, est
malheureuse.
Les souffrances commencent trop tôt, dès la naissance : beaucoup
d'enfants naissent difficilement ou meurent. La mort, menace et guette
non seulement les enfants, mais aussi leurs parents. Quand on lit l'œuvre
de Roger Martin du Gard, on est frappé par le grand nombre d'orphelins.
Leur nombre est remarquable dans Les Thibault où, parmi les
personnages féminins, Gise est orpheline (1), ainsi que Lisbeth (2),
Huguette (3), et Dedette (4). Claude Sicard dit à ce propose :
"Faut-il rappeler que Madeleine Wimy, la mère de
Roger Martin du Gard perdit sa mère en 1869, à
l'âge de 10 ans, et son père en 1874? Il serait pas
impossible que Roger ait été marqué par la
découverte de ce passé tragique." (5)
Le même auteur remarque que dans Les Thibault "il n'existe
pratiquement aucun foyer normal"(6), et qu'aucun des enfants du
roman ne vit "au sein d'un foyer uni, auprès de son père et de sa
mère"(7). Et cela non seulement à cause de la mort de son père qui prive
les enfants de l'amour maternel ou paternel, mais aussi à cause de la
séparation ou du dévorce des parents. Ce qui en résulte, c'est un climat
déséquilibre dans lesquels les enfants grandissent seuls, sans direction
authentique.
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1-Roger Martin du Gard : Le Cahier Gris, t. I, p. 648.
2- Roger Martin du Gard : Le Pénitencier, t. I, P. 767
3- Roger Martin du Gard : La Consultation, t. I, p.1077
4- Roger Martin du Gard : La Belle saison, t. I, p. 887
5- Claude Sicard : Les Années d'apprentissage littéraire (1881-1910), p. 109, note 3.
6- Ibid. : p.109, note 3
7- Claude Sicard : "Les femmes dans Les Thibault", p. 86
III
Quand Les Thibault commence, il y a peu de véritables enfants,
puisque Gise a déjà dix ans (8). Plusieurs personnages entrent à peine ou
sont en pleine adolescence. Pourtant, nous avons voulu dégager certains
traits de l'enfance dans l'œuvre de Roger Martin du Gard, d'abord par ce
que, dans Les Thibault, il y a une confusion des termes (enfant
adolescent) (9); et parce que l'enfance joue un rôle primordial dans
l'évolution des êtres.
En commençant par Jenny, rien n'égaie son existence solitaire. A
cause de son très jeune âge, elle est incapable de réagir naturellement
avec son entourage. Sa mère, elle-même, est incapable de développer
chez elle le sentiment social, de faciliter le contact avec les autres. On
peut dire que l'esprit de Mme de Fontanin est constamment tourné
ailleurs. C'est dans le milieu familial qu'il faudra rechercher l'origine de
cette obsession de la pureté qui est l'apanage de Jenny. Comme dit
l'auteur :
"Jenny avait vécu, toute son enfance, si près de sa
mère, qu'elle avait subit le contrecoup des
souffrances maternelles, et qu'elle avait, très jeune,
porté sur son père, un jugement sans
indulgence."(10)
Tout à fait différent est le milieu dans lequel évolue Nicole PetitDutreuil. De parents divorcés, elle vit avec sa mère et les amants de celleci. Mais si Mme de Fontanin fait tout pour que ses enfants ne
s'aperçoivent pas de la crise de rapports entre elle et son mari, Noémie
Petit- Dutreuil ne présente rien à sa fille, se désintéresse des répercussions
psychologiques et morales que sa conduite peut avoir sur elle. Nicole est
pour sa mère un témoin qui ne compte pas, mais qui gêne par ce qu'elle
voit, comprend et sait tout. A son propre aveu(11), sa mère, ne sachant que
faire d'elle, la bat, puis elle l'abandonne à Jérôme, à fin de pouvoir partir
libre avec son amant Raoul. Nicole se révolte, fait une fugue et se réfugie
auprès de sa tante Thérèse pour trouver chez elle l'amour et la protection.
Pourtant, devant sa tante, non seulement elle n'accuse pas sa mère, mais
elle essaie de lui donner raison, se montrant ainsi mûre et pleine de
compréhension pour une mère qui a manqué à son devoir.
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8- Roger Martin du Gard : Le Cahier Gris, t .I, p. : 648
9- pour parler de Nicole, 16ans(t. I, p. :604), de Jenny,13ans(t,I, p.:591), de la jeune fille qui déniaise
Daniel(t,I, p.:640-643)et, plus tard d'Huguette(t,I, p.:(1073), l'auteur emploie constamment les mots
enfant, petit enfant, fillette.
10-R.M.G. : La Selle saison, t. I, p. 984
11-R.M.G. : Le Pénitencier, t. I, p. 774
IV
"Tante Thérèse, ne jugez pas mal maman, je vous
assure que rien de tout ça n'est sa faute. Moi non
plus je ne suis pas toujours gentille, et je suis
tellement gênante pour elle, ça se comprend ! Mais
je suis grande maintenant, je ne peux plus vivre
comme ça. Non, je ne peux plus."(12)
Il est clair que les conditions dans lesquelles s'épanouit l'adolescente
sont défavorables où d'importants changements physiologiques entraînent
sa profonde transformation intérieure et extérieure. Car l'adolescence n'est
pas seulement l'époque de la croissance qui, trop rapide parfois, comme
celle d'Huguette (13), peut devenir dangereuse. Elle est aussi celle de la
puberté, de l'éveille de la sexualité et des première troubles pour la
femme en puissance qu'est l'adolescente. Pourtant, Roger Martin du Gard
n'étudie pas à fond les problèmes spécifiques de cet âge
Chaque fois qu'il s'agit de héros adolescents, Roger Martin du Gard
consacre de longues pages pour examiner leur éveil intellectuel, leur
éducation, leurs goûts et leurs premières tentatives littéraires. Daniel et
Jacques, par leur savoir et leur intelligence dominent les jeunes filles. En
réponse à la question de Jacques, si elle est dans un collège, Jenny dit :
"Non, je ne vais dans aucune école; je travaille avec
une institutrice."(14) Jacques réplique : "Oui, pour
une fille, ça n'a pas d'importance". (15)Et plus loin :
"Une fille en sait toujours assez pour ce qu'elle a
besoin….."(16)
A cette époque, le savoir et la science sont presque réservés à
l'homme. Pour l'adolescente qui n'aura pas à choisir sa destinée, cette
instruction est considérée comme suffisante pour la préparer à ses futures
fonctions d'épouse et de mère; elle est complétée par des cours de piano,
pour Jenny, de violon, pour Nicole, bagage indispensable pour les jeunes
filles de leur milieu social. La musique donne libre cours a leur sensibilité
mais le développement de leurs qualités intellectuelles est presque
totalement négligé : elles sont préparées pour vivre à l'ombre et à la
charge d'un homme.
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12-Ibid, p. 745.
13-R.M.G. : La Consultation, t. I, P. 1074
14-R.M.G. : Le Pénitencier, t. I, p. 800
15- Ibid.
16- Ibid.
V
Roger Martin du Gard s'occupe de l'éducation religieuse donnée aux
jeunes filles, il ne crée dans Les Thibault qu'une jeune fille, la nièce
orpheline de Mlle de Waize, qui "passe son interminable enfant entre
deux vieillards", sa tante et Monsieur Thibault, et qui vit dans une telle
atmosphère d'austérité et de dévotion que Jacques dira d'elle dans La
Sorellina, "Miracle qu'elle ait pu fleurir dans ce sècheresse."(17).
Chez cet être obéissant la religion qui, comme dit René Garguilo, "est
assez proche de la superstition, et qui est faite de rites plus que de foi
profonde"(18), étouffe sa nature spontanée et sensible : la prière est sa
consolation, "un moyen de moins souffrir","une barrière contre le
mal"(19).
"Elle priait la Vierge avec une ferveur hâtive,
cherchant à endormir sa pensée dans la chanson de
la prière : jamais elle ne se sentait aussi heureuse
que dans ces heures où elle priait, sans penser à
rien". (20)
Dans Les Thibault, les adolescentes éprouvent une grande gamme
de sentiments : la spontanéité, la sensibilité, et la fraîcheur de leur âge.
Nicole et Gise sont douces et obéissantes à se dévouer à celui qu'elles
aiment. Chez Jenny, un besoin de pureté résulté aussi de son éducation
protestante ainsi que de la rupture entre ses parents, douloureusement
ressentie par elle."Née pour une vie différente des autres"(21), Elle
éprouve ce besoin de pureté qui empêche tout contact avec les autres, la
confine dans la solitude, fait qu'elle ne supporte pas qu'on la touche"Elle
n'avait jamais voulu apprendre à danser, tant le contact d'un bras
étranger lui semblait physiquement intolérable."(22). Elle rêve presque
tout le temps par ce que, comme elle avoue à Jacques : "Ce à quoi je
rêve n'appartient qu'à moi; ça me plait de n'avoir pas à le partager
avec les autres"(23). Sa nature passionnée et sa sensibilité maladive
l'isolent des autres, "murée dans son énigme"(24).
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17- R.M.G. : La Sorellina, t. I, p.1177
18- René Garguilo : Op. Cit. : p. 684
19- Ibid.
20- R.M.G.: La Mort du père , t. I , p. 1324
21-R.M.G.: Le Pénitencier, t. I, p. 794.
22- "Elle ne pouvait supporter qu'on le touchât; elle n'avait jamais voulu apprendre à danser,
tant le contact d'un bras étranger lui semblait physiquement intolérable.", La Belle saison, t. I, p.
922
23-Ibid. p. 958
24-R.M.G. : La Sorellina, t. I, p. 1886
VI
Jacques dit : "ses yeux, ils sont indéchiffrables. Tout le visage est
encore d'une enfant; mais les yeux…"(25). Jenny est à ce point timide
et rétractée, par ce qu'elle est toujours la petite fille que personne n'aime.
Daniel trace un portrait de Jenny :
" Petite âme mal poussée, mal partie, sans équilibre,
songea-t-il avec chagrin; trop mûrie par la réflexion,
la solitude, les lectures…..et tellement ignorante de
la vie ! Qu'y puis-je ? Elle se défie de moi,
maintenant. Si seulement elle avait une santé solide :
mais des nerfs de petite fille ! Et ce romantisme ! Ce
besoin de se croire incomprise, ce perpétuel refus de
s'expliquer ! Un orgueil silencieux qui envenime
tout ! A moins que ce ne soit un reste de l'age
ingrat ?" (26).
Jenny éprouve du plaisir à être avec Jacques, une sympathie s'établit
entre eux, jusqu'au moment où Jacques prononce le mot d passe (pureté)
qui lui permet d'accéder au fond de l'âme de Jenny. Cela signifie que les
rapports entre les deux seront faciles. Le culte de la pureté n'est que le
premier trait commun que les deux possèdent. Ils revendiquent la pureté
pour eux, traitent les autres, comme Daniel et Antoine, d'impurs et de
pervers, mais ils sont tout les deux timides et orgueilleux, incompris et
solitaires, rêveurs et passionnés. Entre ces deux êtres qui ne sont que trop
pareils naît un amour pur, immatériel, amour de tête qui essaie de faire
abstraction du corps.
Mais suivant les étapes de cette amour : après prononcer le mot
pureté, ce qui lui permet de gagner la confiance de Jenny, Jacques réussit
à avoir une longue conversation intime avec elle.
"Jacques ne lui avait jamais vu cette figure d’où la
tristesse avait disparu, ce regard émancipé avec une
pointe d'extravagance. Brusquement, ce feu
s'éteignit. Jacques découvrait peu à peu une Jenny
inconnu, ces alternatives de réserve, puis de fougue
subite, faisaient songer à une source aveuglée mais
copieuse qui par instants seulement, trouverait
issue."(27)
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25- R.M.G. : La Belle saison, t. I, p. 918
26-Ibid. p. 1190
27- R.M.G. : La Belle saison, t. I, p. 957
La solitude est le lot de Jenny : au sein de sa famille, solitude forcée,
puisque le père est fréquemment absent, et que sa mère et son frère sont
VII
occupés par leurs propres problèmes. Pour eux, Jenny n'est qu'un
problème mineur parce que la solitude est son refuge et que, comme dit
R. Garguilo, " Jenny n'est vraie avec elle-même que lorsqu'elle est
seule. C'est le soir où il la surprend à son piano dans le halo des
bougies, jouant la troisième étude de Chopin que Jacques aura de
Jenny l'image la plus authentique " (28).
Elle est complexe et extrêmement susceptible, elle refuse avec
violence tout geste de tendresse, parce qu'elle y voit une menace de son
intégrité ou une atteinte à son orgueil. Un sourire, un mot compatissant,
la sollicitude de ses proches provoquent chez elle un mouvement de
résistance. Elle ne veut pas partager avec personne les secrets de son âme
tourmentée, elle ne connaît pas l'amitié, elle ne se confie à personne.
Il faudrait voir ce qu'est l'amour pour les héroïnes des Thibault. Pour
Nicole, qui a longtemps vécu dans l'intimité de sa mère et les amants de
celle-ci, sait trop de choses pour son âge. L'amour n'est plus une notion
mystérieuse. Elle distingue la part du cœur et celle de la chaire et rejette
la seconde sans la première. Un jour elle ne cède aux désirs de Daniel qui
l'assaille, elle s'explique :
"Je ne veux pas d'un vie…D'une vie qui
commencerait comme ça. (….) je veux pouvoir, plus
tard…mériter le respect d'un homme qui m'aimera
pour de vrai, pour toujours…(….)je veux …aimer,
oui, plus tard, mais alors ce sera quelqu'un
de…enfin quelqu'un de pur, qui sera venu à moi
autrement….pour autre chose…."(29)
Nicole sait bien ce que l'amour est et ce qu'il ne doit pas être. Elle ne
se fait pas d'illusion; elle veut fonder sa vie sur le respect et la réciprocité
des sentiments et, surtout, elle ne veut pas vivre comme sa mère. Auprès
du Dr. Hequet qui "l'a trouvée si intelligents, si dévouée, si courageuse
devant la vie qu'il s'est épris d'elle" (30), elle espère trouver le soutien et
la stabilité qui l'ont toujours manqué et, surtout le bonheur. Mais, elle le
trouve auprès de cet homme qui "la traite un peu en fillette dont il
aurait (….) la garde ?" (31)
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28-Rene Garguilo, Op.Cit. p. 346-347
29- R.M.G. : Le Pénitencier, t. I, p. 804
30- R.M.G. : La Belle saison, t. I, p918
31- Ibid. p. 923
VIII
Qu'est-ce que l'amour pour l'"être naïf et tendre"qu'est Gise ? Voyons
le portrait que l'auteur fait d'elle :
"Elle avait la sensualité naturelle et joyeuse d'un
animal jeune, et son rire de gorge, lorsqu'il ne faisait
pas penser à un fou rire d'enfant, ressemblait à un
roucoulement amoureux. Mais son âme de vierge
habitait à l'aise ce corps potelé, malgré les mille
désirs dont il frémissait déjà, sans qu'elle en
soupçonnât la nature" (32)
Gise est trop innocente pour avoir conscience de son charme et des
désirs qu'elle éveille, tantôt chez Jacques, tantôt chez Antoine. Des
l'instant qu'elle éprouve le besoin d'épancher sa tendresse, elle n'aime que
Jacques d'un amour où se mêlent les souvenirs d'une enfance commune.
(33). cette adolescente simple et ouverte, aime passionnément l'être le plus
proche d'un amour profond et silencieux. Le baiser que Jacques lui donne
un soir la lie avec lui pour toujours. Elle vit dans le secret de"ce brûlant
amour d'animal fidèle, qu'après trois ans d'absence" (34). Ce destin
tragique qu'elle accepte, la pousse à la superstition et au mysticisme. Sa
vie solitaire gravite autour de cette idée fixe qui l'empêche de tenter un
nouveau départ avec Antoine qui lui propose le mariage. Ainsi, elle ne
connaît ni l'amour, ni le bonheur, ni la maternité.
"Il lui sembla que ce qu'elle pressait contre son sein,
dans la chaleur du lit, c'était aussi un petit enfant, a
elle, a elle seule; et elle se creusait pour lui faire un
nid, elle se courbait pour mieux envelopper de ses
bras cette fiction de son amour, qu'elle baignait de
larmes, en s'endormant" (35)
Nicole et Gise vivent dans l'attente de l'amour et du bonheur, Jenny
le refuse, c'est parce que Jacques manifeste un grand intérêt pour elle.
Elle éprouve pour Daniel un sentiment profond parce qu'elle voit en lui à
la fois le frère et le substitut de son père absent du foyer. Elle déteste
Jacques parce qu'elle le trouve " laid, même vulgaire, à cause de sa
grosse tête aux traits mal formés, de sa mâchoire, de ses lèvres
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32- R.M.G. : La Belle saison, t. I, p.909
33-"sœur de ses désespoirs d'enfant, de ses rébellions. Unique clarté, source fraîche, source
unique dans cette ombre aride." (La Sorelina, t.I, p. 1177)
34-R.M.G. : La Mort du Père, t. I, p. 1350
35- Ibid. p. 1324
IX
Gercées, de ses oreilles, de ses cheveux roux qui cabrent en épi sur
son front" (36). Mais, elle le déteste particulièrement parce que sa
sensibilité flairent en lui l'ennemie de son indépendance et de son
autonomie affectives.
Au cours de leurs rencontres ils se heurtent, ils s'offensent. Que
pousse-t-il l'un contre l'autre quand ils se rencontrent de nouveau dans La
Belle saison ? Jacques, extrêmement maladroit, semble ne vouloir autre
chose qu'agacer Jenny qui se fâche de tout ce qu'il dit ou fait. Ce qui
explique l'aatitude de Jenny, c'est que Nicole vient de lui faire des
confidences sur son amour, sur son bonheur qui "l'étouffe" : Héquet, un
homme, l'a transformée et elle pressent que Jacques pourrait bien cet
homme. Ces vérités qui bousculent ses principes et menacent ses rêves de
pureté la bouleversent. Et, au seuil de sa vie, Jenny arrive à souhaiter la
mort.
"Longtemps elle suivit des yeux, parmi les arbres, la
traînée lumineuse qui devançait la voiture dans la
nuit. Et, appuyée au mur du jardin, serrant la
chienne entre ses bras, elle éprouvait une si
poignante mélancolie, tant de rancœur contre elle ne
savait quoi, tant d'espérance sans but, qu'elle leva la
tête vers le ciel constelle, et souhaita, pendant
quelques secondes, de mourir avant d'avoir essaye
de vivre" (37)
Cependant, plus elle fréquente Jacques, plus elle est forcée de
reconnaître ses mérites. Elle se rend compte qu'il est sincère, elle le
trouve moins antipathique, pour s'apercevoir bientôt "qu'elle savait
depuis longtemps que Jacques était sensible et bon" (38). En le
regardant elle remarque que "ses prunelles, claires, mobiles,
expressives sont (…) d'une eau très pure" (39). Un peu plus tard,
Jacques, lui apporte les livres qu'il lui avait promis, la surprend seule, à
jouer du piano. Jacques, timide et romantique, à la fois, dépose un baiser
sur l'ombre de Jenny, qui se détache sur un mur. La révélation de l'amour
de Jacques et la certitude qu'elle l'aime, elles aussi, l'effraient.
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36-R.M.G. : Le Pénitencier, t. I p. 779
37- R.M.G. : La Belle saison, t. I, p. 923
38- Ibid. p. 929
39- Ibid. p. 931
X
Elle essaie de lutter, de se convaincre- plutôt que de convaincre sa mère
qui la pousse à s'expliquer que Jacques est "un égoïste, un orgueilleux !
Et bourru, taquin, mal élevé !"(40). Mais, elle se met à énumérer les
mérites de Jacques et finit par ces mots : "Mais tout ça n'empêche
rien ! Il a la nature d'un Thibault ! C'est un Thibault ! Et je les
hais !"(41). Elle le hait, sans doute, mais elle n'oublie pas le baiser que
Jacques a déposé sur son ombre. Ecartelée entre ses sentiments et ses
principes, son cœur et sa raison. Tout ça épuise ses forces, use sa santé,
sur tout après la disparition de Jacques qui la laisse seule.
Quatre ans après leur dernière rencontre Jenny et Jacques se
rencontrent chez Antoine ou elle est accourue demander de l'aide pour
son père qui a tente de se suicider. Par un récit rétrospectif le lecteur
apprend le drame : après la disparition de Jacques, elle perd à jamais son
équilibre et le calme par ce qu'elle avait cessé d'espérer.
"Comment éteindre maintenant cette soif insensée
d'être heureuse que la rencontre de Jacques avait,
depuis quatre jours, rallumée? C'était une nouvelle
maladie qui commençait, et qui allait durer. Elle le
sentait bien….cette fois elle ne parviendrait plus à
guérir, parce qu'elle ne désirait plus la guérison" (42)
Jacques désir avoir une explication avec elle. Il hésite, obsédé par
l'idée de la revoir. Il assiste à l'enterrement de son père et tout le temps il
la cherche des yeux. Jenny écoute les raisons de la fuite de Jacques et
l'aveu de son amour.
"Pendant toute mon enfance, mon univers a tourné
autour de vous : je ne pouvait imaginer mon avenir
que mêlé au votre fut ce malgré vous. Et vous étés
toujours la Jenny de cet été–là. La même !
Seule,…comme autrefois ! " (43)
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40 - Ibid. p. 989
41- Ibid. p.990
42- Ibid. p. 266
43- Ibid. p.319
XI
Depuis ce jour-là, Jenny et Jacques ne se séparent guère. A Jenny,
"la certitude d'être aimée lui forge une âme neuve"(44), tandis que
Jacques a "plus que jamais besoin d'un monde nouveau, de justice et
de pureté"(45). Pourtant tous les deux sont"effrayés de leur bonheur,
comme si ce bonheur n'était pas une conquête, mais une capitulation
devant d'obscure forces"(46)
Jenny qui n'a jamais été heureuse, s'ouvre au bonheur grâce à
Jacques qui, lui aussi se sent si heureux qu'il oublie tout. Cependant, plus
elle s'attache à Jacques, plus elle lui donne la certitude de l'aimer
passionnément, plus il a honte d'avoir abandonne ses préoccupations de
militant. Jenny et Jacques décident de partir ensemble pour le suisse,
mais l'arrivée de Mme de Fontanin empêche le départ de Jenny. A la gare
de Lyon, elle annonce à Jacques qu'elle ne peut pas partir avec lui, mais il
est déjà loin d'elle, ne pense qu'à ses préoccupations de militant et à sa
mission, oubliant tout même Jenny. Les deux amants se quittent avec
l'effroyable conviction d'une séparation éternelle.
Peut-être avons-nous trop insisté sur les étapes de cet amour, cela
parce que nous voulons en dégager certains traits qui nous paraissent
essentiels, éclairer davantage le caractère de Jenny. Dans les amours de
Jacques il y a cette attirance vers le Même, cette nature incestueuse, ou si
l'on préfère "homosexuelle" au sens étymologique du mot. Aussi Jacques
cherche-t-il dans l'aimée un reflet de sa propre image. Ce complexe de
Narcisse le conduit vers des amours possibles et reconnus comme tels.
Dans La Belle saison il oscille entre une passion considérée incestueuse
envers sa demi-sœur Gise et un sentiment fervent envers Jenny de
Fontanin. Dans les deux cas, c'est lui-même qu'il poursuit. Avec Gise, il
retrouve le visage de son enfance, avec Jenny, celui de son angoisse
présente. Mais, l'attrait de sa demi-sœur garde un côté charnel qu'il ne
peut que repousser. Au contraire, dans la pureté de Jenny, dans ses
violences, son désarroi, sa crainte de vivre, il reconnaît la contrepartie
féminine de son propre caractère. Le choix de Jacques n'est qu'une
rejection volontaire du charnel. La peur de l'inceste, charnel ou moral, lui
fait fuir Gise, puis Jenny pour se fuir.
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44- Ibid. p.324
45- Ibid. p.325
46- Ibid.
XII
Quand on croit chercher l'autre, on trouve que soi. On blesse l'autre à
tous coups parce qu'on lui est trop semblable, comme le fait Jacques qui
ne peut que meurtrir Jenny " la farouche Jenny" (47), et à son propre
aveu, la part de l'égoïsme est grande dans son incessante poursuite de
Jenny. "Je m'imagine toujours que je suis la proie des autres"(48), se
jette sur Jenny "comme sur une proie'(49)
Pourquoi accuser Jenny de n'avoir pas su rendre Jacques heureux,
lorsqu'il est, lui aussi, responsable de cet échec, il fuit ce qu'il a déjà pour
courir vers ce qui est au loin, toujours incapable de "fixer son choix"(50)
Ainsi abandonne-t-il Gise pour Jenny, et Jenny pour sa mission et une
mort certaine parce que, ce qui lui manque, selon Camus, c'est "une
instruction (….), une connaissance reconnaissante, qui le rendrait
plus humble devant l'amour selon la chair et plus libre devant les
dons joyeux de la vie et des êtres."(51)
Cependant, on pardonne tout a Jacques et on se montre sévère pour
Jenny parce qu'elle ne cède pas des le premier moment à ses instances :
c'est oublier ce qui pèse sur elle, ce quelle cache en elle. Jacques qui
désire faire le bonheur de l'humanité n'arrive pas à dompter sa
personnalité, tandis que Jenny, pour faire le bonheur de celui qu'elle aime
dompte la sienne, sort d'elle-même.
Cet amour éphémère sera un bref intermède de bonheur dans
l'acheminement de Jacques vers la mort, dans l'existence morne de Jenny.
Il sera à l'origine de la révolte de Jenny qui se dresse contre le monde des
adultes et celle qui le représente : sa mère. Elle est profondément blesse
par le spectacle de Jacques et de Jenny entrelacées sur le lit de Daniel, et,
surtout, trahie dans la confiance qu'elle a en Jenny, après le départ de
Jacques elle invite sa fille à la prière, puis elle lui conseille de se montrer
raisonnable parce que : "rien de bon ne peut sortir de la…."(52) et elle
finit par se résigner prononçant: "que ta volonté soit faite"(53)
s'apercevant, honteuse, de son indifférence.
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47-Albert Camus : Préface aux œuvres complètes, p. XXI.
48-R.M.G. : L'Eté 1914, t. II, p. 321
49-Ibid. 629
50- R.M.G. : L'Eté 1914, t. II, p. 339.
51-Albert Camus : Op.Cit. : p. XXV
52-R.M.G. : L'Eté 1914, t. II, p 660
53-Ibid. p.667
XIII
Rien ne peut combler la fosse entre la mère et la fille, les ponts sont
coupés. Face à sa mère et à son amour mêlé de rancune, Jenny, "le visage
tendu, le regard absent, fanatique, comme brûlé et brûlant à la fois"
(54), se révolte et crie son refus du monde des adultes et de leurs valeurs;
elle dénonce leur incompréhension à l'égard des jeunes, leur égoïsme
aussi, que leur hypocrisie ne parvient pas à dissimuler. Elle accuse sa
mère de ne pas penser qu'à elle-même, de ne l'aimer que pour elle-même,
d'être jalouse de son bonheur.
A la douceur de sa mère elle oppose le défi et la violence, à sa foi son
indifférence en matière de religion, et à son mysticisme son sens de la
réalité : elle rejette le monde des adultes. Martin du Gard s'occuper de son
thème favori, le conflit des générations. Jenny, Gise, Nicole ne sont pas
les seules jeunes filles dans Les Thibault. Il y a aussi Lisbeth, Rinette,
attirant et attirée par Jérôme et Daniel, et d'autres, que l'auteur ne nomme
même pas, comme celle qui déniaise Daniel (55). Roger Martin du Gard
réussit à créer des jeunes filles attachantes, dont la douceur, la loyauté ou
même la complexité, restent inoubliables.
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54- Ibid. p 660
55-R.M.G. : Le Cahier Gris, t. I, p. 640-643
XIV
Bibliographie
1-Roger Martin du Gard, œuvres Complètes, coll. "La Pléiade",
Paris, 1050:
* Albert Camus, Preface aux oeuvres completes, XXI
-Le Cahier gris, t. I
-Le Pénitencier, t. I
-La Consultation, t. I
-La Belle saison, t. I
-La Mort du père, t. II
-L'Eté1914, t. II
-Epilogue, t. II
2- Correspondance André Gide-Roger Martin du Gard, Paris,
Gallimard, 1968.
3-Claude Sicard," Les Années d'apprentissage littéraires (18811910"), Lille, Atelier de reproduction des Thèses de l'université de
Lille III et Paris 1976.
4-Claude Sicard, "Les femmes dans Les Thibault", Annales publiées
trimestrielement par la Facultédes Lettres et Science Humaines de
Toulouse, septembre 1966.
5-Melvin Gallant, Le Thème de la mort chez Roger Martin du Gard,
PARIS, Editions Klincksieck, 1971
6-Pierre Brodin, "Présences Contemporaines", Paris, Nouvelles
éditions de Presse 1956. II.
7-René Garguilo, " La Genèse des Thibault de Roger Martin du
Gard", Paris, librairie C. Klincksieck, 1974.
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