La perception du génocide Juif

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La perception du génocide Juif
MURIEL KLEIN-ZOLTY
La perception
du génocide Juif
dans «Les Dernières Nouvelles d'Alsace» de 1944 à 1946
Introduction d'Olivier Reboul
Si de nombreux ouvrages ont
paru sur la connaissance du
génocide pendant la guerre,
aucun travail jusqu 'à présent
ne porte sur cette prise de
conscience après guerre. S'il
est évident qu 'aujourd'hui
l'horreur, l'importance et la
spécificité du génocide sont
généralement connues et reconnues, qu 'en était-il
dans les années qui ont
suivi la Libération ?
Muriel Klein-Zolty
Chercheur, Laboratoire
Culture Européenne
de Sociologie
de la
L
orsqu'on se reporte à la littérature
des années 1944/47, on constate la
méconnaissance totale du génocide
juif. Ainsi par exemple la question juive de
Sartre, publiée en 1947 chez Gallimard traite des persécutions, mais jamais de l'anéantissement systématique d'un peuple. Sartre
aurait pu éditer son livre en 1938 qu'il n'y
aurait rien changé. Certes les rescapés eux
étaient au courant des faits, mais ils ne parvenaient pas à faire entendre leur témoignage.
Comme notre Université n'a obtenu
jusqu'ici que des crédits locaux, nous
avons concentré nos recherches sur
l'Alsace en dépouillant la presse locale.
Avec un petit regret au départ car nous
étions un peu fascinés par Paris et ses
« grands journaux ». Mais je pense que la
contrainte s'est révélée féconde.
L'Alsace-Moselle comptait en effet en
1939 31000 Juifs; la plupart sont des
autochtones, profondément enracinés et
partie intégrante du paysage physique et
humain. Leur culture est essentiellement
rurale et leur langue de base est le judéoalsacien. Une minorité est composée par
les Juifs d'Europe centrale et orientale.
En août 1940, l'Allemagne victorieuse
annexe l'Alsace-Lorraine au détriment
des conventions de l'armistice. Les résidents juifs sont aussitôt expulsés de ces territoires (bien avant les Français de l'intérieur et les Alsaciens sympathisants). Ils se
retrouvent en territoire resté français, en
zone libre le plus souvent. C'est là que
certains furent pris - pour la ville de Stras116
bourg, on comptait alors 10 000 Juifs dont
1 000 furent déportés sans retour.
Comment la presse alsacienne, notamment les Dernières Nouvelles d'Alsace, at-elle transmis l'information du génocide,
à partir du 21.12.44, date de la parution du
premier numéro consécutif à la Libération
de Strasbourg ?
L
e travail que je présente ici a été
réalisé à partir de microfilms des
« Dernières Nouvelles d'Alsace »
répertoriés à la Bibliothèque Nationale
Universitaire. Il est une première étape d'un
travail plus exhaustif qui portera également
sur les principaux journaux nationaux et
qui se prolongera au delà de l'année 1946.
Dès le 27.12.44 « Les Dernières Nouvelles
d'Alsace » évoquent le gazage des Juifs
dans un article intitulé : « Les tortionnaires
nazis à l'œuvre ». Cet article décrit l'horreur
du camp de concentration alsacien du
Struthof. Parmi les horreurs « le 10 août
1943,86 Juives furent gazés en 3 journées
dans la chambre à gaz. L'exécution a eu
lieu devant 3professeurs allemands... ». «
D'autres horreurs ont eu lieu qu'on ne peut
décrire. Le Struthof n'est pas l'illustration
d'un cas de sadisme particulier d'un directeur, mais un système organisé et une
méthode d'extermination scientifique ».
(1)
LE STRUTHOF, MODELE OU
PARADIGME DE L'HORREUR
En fait, ce texte n'apporte aucune information sur le génocide mais, à l'instar de
nombreux articles de cette période, présente l'atrocité de ce camp situé en Alsace.
Jusqu'en avril 1954, date du retour des
survivants des camps de Dachau,
Buchenwald..., le Struthof joue le rôle de
modèle ou de paradigme de l'horreur. Le
28/3/45 un texte relate « la façon tragique
avec laquelle les S.S. ont liquidé plusieurs
centaines de malades soignés dans les cliniques berlinoises ».
Pour qualifier l'innommable, l'auteur
utilise le paradigme du Struthof et intitule son article : « Les méthodes du Struthof
appliquées aux incurables de Berlin ».
Le 28.4.45, une photo du four crématoire du Struthof accompagnée d'un commentaire insoutenable sur son fonctionnement nous plonge dans une vision
d'épouvante. L'article conclut: «Il faut que
plus tard, lorsqu'on nous reparlera de la
bonne Allemagne,
le Struthof,
tout
comme Oradour, demeure comme un
avertissement et un symbole».
Le Struthof est le symbole du mal
absolu au même titre ici qu'Oradour sur
Glane dont un article du 29.12.44 avait
donné quelques informations.
En effet,le Struthof situé «sur les
champs de ski... au-dessus de la forêt où
les arbres dressent la blanche dentelle de
leurs branches givrées » (10.1.45) constitue un outrage, un traumatisme pour la
conscience alsacienne : « Jamais plus les
Strasbourgeois
qui, heureux et insouciants glissaient sur ses pentes aux beaux
dimanches d'hiver, ne pourront écarter de
leur souvenir les scènes d'horreur dont il
fut le témoin». Il hantera à jamais la
mémoire alsacienne.
L'humiliation de l'Alsace à laquelle la
présence du Struthof donne toute son
acuité est le thème redondant des
« Dernières Nouvelles » de cette période.
Les Alsaciens sont un peuple « victime », un peuple « crucifié ». Lâchée par le
gouvernement de Vichy, annexée par
l'Allemagne, l'Alsace a connu le drame des
incorporés de force. A partir du 27.3.45, les
premiers Strasbourgeois incorporés de
force libérés par les Russes rentrent au
foyer. Qualifiés de « déportés
de la
Wehrmacht», ou de «déportés» tout
court, leur misère, leur souffrance n'est pas
éloignée de celle des déportés des camps
nazis et l'amalgame transparaît dans beaucoup d'articles. Le 14.4.45, par exemple, un
témoignage émouvant: celui de Paul Lentz,
«déporté de la Wehrmacht». Enrôlé de
force dans la Wehrmacht en septembre
1944 il retrouve l'Alsace française « grâce
aux soldats de De Lattre de Tassigny».
Ce témoignage met l'accent sur la souffrance suivie de la liberté retrouvée où Paul
Lentz prend son premier repas sur la terre
française « en compagnie de 3 déportés
libérés en même temps que lui ».
Victimes innocentes d'un système barbare qui les a précipités dans un combat
qui n'est pas le leur, les incorporés de force
ou déportés de la Wehrmacht symbolisent
l'Alsace humiliée, crucifiée, martyre.
LE RETOUR DES RESCAPÉS
DES CAMPS NAZIS
Les premières références aux camps
autres que le Struthof apparaissent en
avril 1945. Le 19.4.45, un article établit la
liste des membres de l'université française libérés à Buchenwald. Le 24.4.45, un
texte témoigne des centres d'accueil suisses
pour les « Déportés et réfugiés » et décrit
avec force détails insupportables « l'état
lamentable
de ces derniers». Incidemment, le texte fait allusion à la déportation
des Juifs. « Parmi les
témoignages
recueillis, il convient de citer une nouvelle révélation particulièrement
atroce.
Des inspections S. S. étaient spécialement
chargées de procéder au chevet même de
leur mère à la strangulation de nouveauxnés de déportées juives ».
C'est surtout à partir de mai 1945, date
du retour à Strasbourg des rescapés des
camps de concentration que les témoignages affluent sur l'enfer de Dachau,
Buchenwald, Dora, Ravensbruck,
Mathausen. Ces témoignages, souvent
accompagnés de commentaires de journalistes constituent ainsi les premières
informations sur l'univers concentrationnaire. Il est à noter que cette information,
pour neuve qu'elle soit, semble s'adresser
à une opinion plus ou moins au courant
de l'existence des camps et des atrocités
commises, ainsi par exemple, ne prend-on
pas la peine de préciser leurs lieux géographiques. Un savoir tacite préexiste à la
révélation des horreurs. On ne peut qu'être
frappé par le caractère fragmentaire de cette
117
révélation. En aucune manière, le système
concentrationnaire n'est appréhendé dans
sa spécificité. Chaque camp est un enfer
«parmi d'autres enfers hitlériens » (article
du 7.6.45), parmi d'autres horreurs tels les
massacres collectifs comme Oradour. En
outre, l'occultation du génocide est patente. On ne trouve aucun récit de Juif déporté en tant que tel, aucune mention de la
présence de Juifs dans les camps de
concentration. Aussi bien les témoignages
bouleversants et intolérables que les articles
de fond des journalistes font silence sur le
génocide. Les témoins, déportés politiques
(le plus souvent gaullistes ou étudiants
repliés à Clermont-Ferrand) ont été envoyés dans les camps en tant que résistants.
Ils y sont morts par milliers de faim, de
froid, du typhus, de mauvais traitements.
Mais la référence à l'industrie de la mort
et au gazage comme méthode d'extermination est singulièrement absente. Les
camps présentés ne sont pas d'ailleurs les
camps spécifiquement juifs et Auschwitz
n'est pas évoqué.
Il apparaît dans les « Dernières Nouvelles» de cette période trois types spécifiques de victimes. La première est celle des
Français patriotes résistants qui ont subi la
déportation. Les témoins de mai 45 appartiennent tous à cette catégorie.
La deuxième catégorie est générale,
philosophique. C'est l'homme en tant que
tel qui a été insulté, outragé.
La charte de San Francisco des Nations
Unies signée le 28.6.45 (article du 29) est
représentative de cette référence à un
humanisme abstrait: «San
Francisco,
espoir du monde. La charte de la paix
devra être défendue pour empêcher le
retour d'horreurs indignes de l'humanité»... « Quand la paix fut déjà presque
perdue, on enferma les hommes
pacifiques dans les prisons et les camps et on
les fit mourir par milliers ».
Dans le même esprit, le 28.9.45, Jean
Knittel rédacteur en chef des « Dernières
Nouvelles » écrit dans son éditorial.
« Ce n'est pas à nos
compatriotes
qu'on peut apprendre
ce qu'était un
camp de concentration
allemand. Des
milliers... connaissent
les camps allemands, ils ont été à Dachau, ils ont
connu les horreurs des camps d'extermi-
nation. Des milliers de nos fils et de nos
filles déportés
de France ont
passé
à Buchenwald,
Dora,
Strassfurt,
Auschwitz, Ravensbriick... ».
Les criminels de guerre «payeront de
leurs ignobles et misérables
vies les
crimes qu'ils ont commis contre des
hommes sans distinction de nationalité
et de race».
La troisième catégorie, est celle des
Alsaciens, peuple victime par excellence.
Corrélativement à cette référence à
l'homme dans l'absolu se perpétue en
effet l'idée d'une spécificité alsacienne
dans le malheur. Le symbole du Struthof
hante les esprits. Ainsi le 14.6.45 un article
est intitulé : « Hier matin a été officiellement inaugurée l'exposition
française
sur les crimes de guerre, crimes hitlériens.
Les atrocités du Struthof y sont retracées ».
Cette exposition qui a lieu à Paris au
Grand Palais ne montre que les atrocités
du Struthof comme si celui-ci symbolisait
à lui seul les «crimes hitlériens».
Le
27.11.45 un titre choc : « L'exposition des
crimes nazis a été inaugurée
hier à
Strasbourg». Dans cette exposition qui
semble être le pendant local de l'exposition
parisienne, le Struthof là encore figure en
place essentielle.
LE PROCES DES
« COLLABORATEURS»
A partir de janvier 1945 se déroulent les
procès des « collaborateurs » aussi bien à
la cour de justice de Strasbourg (qui
condamne régulièrement les « dénonciateurs de patriotes alsaciens » ) qu'à celle
de Paris. Parmi les grands procès de 1945,
« les Dernières Nouvelles » font écho de
celui de Brasillach (article du 24.1.45), celui
de Charles Maurras (article du 26.1.45), de
Darquier de Pellepoix (article du 3 . 2 . 4 5 ) ,
de Pétain (articles du 24.7.45 au 16 8.45),
de Laval (du 5.8.45 au 10.10.45).
Condamnés pour fait de collaboration,
la responsabilité de ces personnages à
l'égard des Juifs est occultée, ou est tout au
plus révélée incidemment, à peine suggérée. Ainsi apprend-on que Brasillach,
ancien rédacteur en chef de « Je suis partout » entre autres délits « a réclamé des
118
mesures impitoyables contre les Juifs » et
que Darquier de Pellepoix dont le 3.2.45
l'imminence du procès est annoncée, a
détenu la fonction de « Haut commissaire pour les affaires juives ». Mais aucune
précision n'est apportée quant à la nature
de cette fonction.
Les procès dont les « Dernières
Nouvelles » font le plus état sont bien entendu ceux de Pétain et Laval. Les articles
concernant le procès de Pétain ont un ton
amer. Tous évoquent le paradoxe du héros
de Verdun et le passage incompréhensible
de sa grandeur à son déshonneur. Le 15.8.45
(article du 16.08.45) il est « condamné à
mort, à la confiscation de ses biens et à
l'indignité nationale. Mais la cour émet le
vœu que la condamnation à mort ne soit
pas exécutée vu le grand âge de l'ancien
chef de l'Etat». Une certaine commisération
à l'égard de Pétain persiste. On ne trouve
dans tous les articles qui retracent le procès
de Pétain aucune référence au génocide. Si
Pétain suscite un vague sentiment de pitié,
le ton à l'égard de Laval est beaucoup plus
dur. Il incarne la corruption (article du
5.8.45) « il avait une amoralité
analogue
à celle d'un criminel » (article du 10.10.45).
Si on lui reproche violemment «d'avoir
souhaité la victoire de
l'Allemagne»,
jamais n'est mentionné son rôle actif dans
la déportation des Juifs. La seule allusion à
la déportation se trouve dans un texte du
4.8.45 qui présente la déposition de Laval au
procès de Pétain, mais il s'agit de « déportés français ». Laval, s'indigne le journaliste a dit « Je suis contre la guerre », et a ajouté «sans se rendre compte
de la
monstruosité de sa déclaration
lorsqu'on
pense aux déportés français des camps de
la mort lente, j'ai le respect de la vie
humaine, le respect des foyers ».
LE PROCES DES CRIMINELS
DE GUERRE NAZIS
Simultanément aux procès des collaborationnistes français se déroulent les procès des chefs nazis. Le 8.8.45, un petit
texte : « Grabner, bourreau nazi est arrêté », entame une longue série d'articles sur
le jugement des bourreaux.
«La police autrichienne de Vienne a
arrêté le Sturmfùhrer S.S. Ernst Grabner
qui est considéré comme responsable du
meurtre de 6 500 000 personnes durant la
guerre. Grabner a été pendant
quelques
années commandant du camp de concentration d'Auschwitz en Pologne. Il est
accusé d'y avoir tué
personnellement
2 000 personnes. Grabner sera jugé par un
tribunal
militaire».
Ce texte est le premier à citer le camp
d'Auschwitz. Une fois de plus, on ne précise pas l'identité juive des victimes. Le
19.9.45, un compte rendu du procès de
Kramer est intitulé : « Au procès des bourreaux à Lunebourg, Kramer et ses complices seront jugés en commun pour les
crimes d'Auschwitz et de Belsen ».
Parmi ces crimes « le procureur fait état
des internés qui ont passé dans la
chambre à gaz d'Auschwitz ».
Là encore on occulte l'identité réelle
des victimes. Dans le même esprit et faisant suite à cet article, le 10.10.45, un titre
choc : « Coup de théâtre à Lunebourg.
Kramer a confessé ses crimes.
Parlant
volubilité,
il a avoué qu'il avait luimême jeté les détenus dans la chambre
à gaz et manœuvré les robinets,
tuant
ainsi de ses mains des milliers d'innocents ».
Ainsi Auschwitz n'a vu mourir que des
« personnes », des « internés », des « détenus », des « innocents », jamais des Juifs.
La première allusion au procès de
Nuremberg se trouve le 1.9.45 dans un
article qui publie la liste des criminels de
guerre nazis. La valeur symbolique du procès de Nuremberg n'y est pas expliquée,
seule une liste de 24 accusés est publiée
dont celui de Julius Streicher « antisémite notoire
et ancien
Gauleiter
de
Franconie». Le 23.10.45, on trouve une
deuxième liste nominative des principaux
coupables. Là encore Julius Streicher est
qualifié d'antisémite. On peut se demander pourquoi seul lui est accusé de ce délit.
« L'un des individus les plus répugnants
parmi les criminels de guerre nazis est
Julius Streicher, partisan de la méthode
du fouet, gauleiter de Franconie et éditeur
du fameux hebdomadaire
phique antisémite
pornogra-
« Der Stùrmer» ».
A partir du 22.11.45, jusqu'à la fin de
l'année 1945, on compte 10 articles généraux sur le procès de Nuremberg, sur la
légitimité du recours à une instance internationale, sur les différentes agressions territoriales de l'Allemagne nazie, sur le pillage de l'URSS ou sur le travail obligatoire.
Parmi ces 10 articles, 3 abordent les persécutions antisémites. Le premier du
14.12.45 a comme titre: «Camps
de
concentration et luttes antisémites sont
évoqués au procès de Nuremberg». Ce
texte est composé en deux parties. Dans la
première partie Monsieur Dodds (représentant le ministère public américain)
« énumère... quelques unes des atrocités
qui étaient courantes dans les différents
camps d'Allemagne»,
et les «mauvais
traitements», en particulier à Dachau...
«applicables
à diverses catégories
de
détenus».
Nulle allusion aux Juifs dans son propos. Dans la deuxième partie « le major
Walsh remplace à la barre M. Dodds. Il
traitera des persécutions
antisémitiques
en Allemagne et dans les territoires occupés. Il décrit les conditions de vie épouvantables dans les ghettos et cite en
exemple ceux de Varsovie et de Riga ».
Le drame juif est ainsi circonscrit « aux
conditions épouvantables
dans les ghettos ». La solution finale n'est pas perçue.
Néanmoins l'idée de persécution antisémite commence à s'imposer comme en
témoigne le deuxième texte du 20.12.45
intitulé: «Le rôle des S.A. et des S.S. est
tout à tour
examiné».
«Au cours de l'audience de l'après
midi, le commandant Farr, également du
ministère public américain, parole de
l'organisation criminelle des S.S. qui combattront ouvertement sous les ordres de
Himmler les ennemis les plus dangereux
de l'état; juifs; francs-maçons, jésuites et
prêtres qui se mêlent de politique ».
Une certaine prise de conscience émerge mais elle est banalisée par Pénumération
d'autres victimes. La troisième référence aux
persécutions (le 29.12.45) est une photo
connue d'un groupe de Juifs du ghetto de
Varsovie arrêtés par les nazis lors de la révolte pour être emmenés en déportation. La
légende en est : « Des juifs polonais gardés
par des S.S. sont évacués de Varsovie tandis que la ville est en flammes ».
Le ghetto est ainsi passé sous silence de
même que le lieu de destination des Juifs.
119
Ainsi en 1945, jamais n'est repéré
l'entreprise nazie d'anéantissement totale des Juifs.
Certes, outre les quelques allusions
lors du procès de Nuremberg à l'antisémitisme comme un des aspects de l'idéologie nazie, un certain nombre d'articles
parlent des souffrances juives. Ainsi, dès
le 27.11.44, on apprend que des Juives ont
été gazées au Struthof. D'autre part
(articles du 1.9.45,21.10.45,31.10.45), une
équipe de médecins qui opérait « sous la
direction du Professeur Hagen de la
faculté de Médecine de l'Université allemande de Strasbourg» se sont livrés à des
expériences sur les «corps vivants des
Juifs». Enfin deux textes concèdent au
malheur des Juifs une intensité particulière
sans pour autant lui accorder une quelconque spécificité. Ces deux textes sont le
compte rendu de « cérémonies
religieuses ». Le premier, daté du 16.7 45, relate « la première journée de l'interné et du
déporté politique
d'Alsace»
et entre
autres manifestations les cérémonies religieuses « à la cathédrale », « au Temple
neuf», «à la synagogue». «Nos concitoyens de religion Israélite qui ont payé
un si lourd tribut aux affreuses
déportations devaient s'associer eux aussi
aux manifestations
spirituelles de cette
journée ». Le deuxième texte du 31.10.45
évoque « l'émouvante cérémonie au cimetière de Cronenbourg ».
« Chaque confession honore ses martyrs. Particulièrement
éprouvés par le
cataclysme, les Israélites et notamment
ceux de Strasbourg ont prié
dimanche
devant 17 cercueils qui contenaient
les
restes de leurs coreligionnaires
affreusement mutilés au Struthof».
Appréhendés en terme confessionnel,
« nos concitoyens de religion israélite » ne
se distinguent pas somme toute des catholiques et des protestants et si, n'ont pas de
destin spécifique.
Cette carence, occultation, banalisation
peut s'expliquer par la masse des horreurs
que chacun a vécues pendant ces années
de guerre, par le drame spécifique de
l'Alsace, sans commune mesure, mais
néanmoins omniprésent dans les consciences, par la mauvaise foi d'une France
vichyste qui a de bonnes raisons de taire
sa participation à la déportation des Juifs.
Une autre raison encore peut être avancée ;
celle d'une réaction à l'idéologie nazie.
Considérer le Juif comme un Français ou
comme un homme, c'est lui restituer une
dignité perdue. La philosophie qui soustend cette perception est celle de l'humanisme universaliste, les Juifs sont des
hommes, citoyens et nationaux des différents pays dans lesquels ils vivent et leur
spécificité est tout au plus confessionnelle. En aucune façon, ils ne forment une
entité particulière ou un peuple différent.
Une seule exception : un compte rendu du
24.5.45 sur le début du sionisme est intitulé: «Devant la conférence
de San
Francisco les territoires sous
mandat
l'admission du peuple juif».
Le concept de peuple juif n'est pensable,
en 1945, qu'en relation avec l'idéologie sioniste.
L'ANNÉE 1946 :
LE PROCES DE NUREMBERG
Du 4.1.46 au 17.10.46, le procès de
Nuremberg tient une place importante
dans les colonnes des « Dernières
Nouvelles d'Alsace ». Le 4.1.46, l'événement atroce du « massacre de 5 millions
de juifs » est révélé brutalement, sans préparation. Pour la première fois, un chiffre
est avancé, ainsi que la référence à l'extermination. «Le procès de
Nuremberg.
Gestapo et Wehrmacht partagent la responsabilité dans le massacre de 5 millions de Juifs».
« C'est l'ancien
Haupsturmfùhrer
Wisliceny qui a été interrogé. Il parle
notamment des Juifs de Slovaquie qui au
nombre de 5 000 ont été mis à mort sur
l'ordre de FJimmler au printemps 42. Le
témoin évalue à environ 5 millions le
nombre de Juifs exterminés soit par les
armes, soit dans les camps de concentration ».
Après trois articles sur l'accusation américaine et anglaise où le massacre des Juifs
apparaît comme thème central, l'accusation
française (articles des 18.1.46, 20.1.46,
25.1.46) se situe nettement en retrait. Mettant
en évidence « la grande détresse de notre
pays deux fois envahi en 30 ans dans deux
guerres déclenchées
par
l'impérialisme
120
allemand », « le combat de la France pour
sa libération et la libération de la plupart
des pays d'Europe», ou «le pillage de la
France » par les Allemands, les représentants
français au procès de Nuremberg ne prononcent pas un mot sur la persécution antisémite. Lorsqu'ils évoquent l'horreur de la
déportation, qu'ils ne distinguent d'ailleurs
pas clairement du S.T.O., c'est pour affirmer
la francité des victimes.
Le 18.11.46: «Ainsi que le rappelle
M. de Menthon, c'est à partir de 1942 que
Goering et Sauckel avec la complicité de
Vichy ont déporté des centaines de milliers d'ouvriers dans le Reich... Le procureur général donne ensuite
quelques
détails sur les exécutions d'otages, les
arrestations et les tortures de la Gestapo.
Sur l'ensemble
des 250 000
déportés
français, 35 000 seulement sont rentrés ».
Certes les nazis ont pratiqué une politique d'extermination. Mais l'acception
donnée à ce mot est bien large comme en
témoigne ce texte (du 25.1.46).
« C'est ensuite M. Charles Dubost qui
traite la question des atrocités
allemandes. Les accusés en tant que dirigeants du Reich pratiquèrent une politique d'extermination.
Ils
entreprirent
et poursuivirent l'anéantissement de tous
les peuples qui leur opposaient une fin de
non recevoir pour une participation à la
guerre contre l'Angleterre et à la croisade contre le bolchévisme ».
A l'accusation française succède l'accusation soviétique. Selon celle-ci, le but des
nazis était avant tout l'élimination de la
«race
slave».
Le 22.2.46 : « Le colonel Smirnov déclare que le but des nazis était avant tout l'élimination de la race slave. Dans de nombreux camps de concentration
les
prisonniers
mouraient
électrocutés.
500 000 citoyens de l'Union Soviétique ont
été massacrés dans les camps de concentration. Des centaines de milliers de
cadavres furent brûlés dans les fours crématoires».
Dans ce contexte, il n'existe aucun destin juif spécifique même si les Juifs ont payé
un lourd tribut à la barbarie comme en
témoigne l'exposé du docteur Suskever.
(S'agit-il du grand poète yiddish toujours
vivant, aujourd'hui Israélien ?)
«Le docteur Suskever cité
comme
témoin par la délégation soviétique vient
ensuite déposer sur les atrocités commises
dans la synagogue de Vilna où il fut enfermé avec plusieurs centaines
d'autres
Israélites. Le four de sa naissance, le bébé
du témoin fut empoisonné
au moyen
d'une pommade dont on lui enduisit les
lèvres».
Mais c'est en tant que membres d'une
communauté nationale donnée que les
Juifs ont subi les horreurs du nazisme. Ainsi
(exposé du colonel Zorya, article du
22.2.1946). «En Yougoslavie,
47500Serbes furent déportés en Allemagne.
En
Pologne, 1/10 de la population fut déporté. En 42, environ 2 millions de personnes
furent déportés des territoires de l'Est en
Allemagne où des ouvriers
travaillaient
15 heures par jour sans être payés ».
Le colonel Smirnov (article du 26.2.1946)
«parle de l'anéantissement des peuples
slaves préparé et voulu par les conspirateurs hitlériens. En Pologne
notamment,
des millions
de personnes
dont
1 200 000 Juifs ont été
systématiquement
affamés». Ici, les Juifs sont assimilés aux
Slaves.
Après les Français et les Soviétiques, les
Américains reprennent la parole. Par
opposition à ces derniers, ils placent
l'extermination des Juifs au centre de leur
réquisitoire et c'est sur elle qu'ils fondent
l'acte d'accusation à l'égard des principaux
coupables.
(Article du 18.4.46): «A l'aide de
documents que l'accusé tente en vain de
contredire, le procureur Dodds (du ministère public américain) montre l'antisémitisme de Rosenberg et son désir d'exterminer les Juifs. L'accusé déclare pour sa
défense qu'il s'agissait non pas de massacrer les Juifs mais de les annihiler en
tant que force politique ».
Le 19.4.46 un article choc : « Franck,
gouverneur général de Pologne se reconnaît coupable de « crimes contre l'humanité» ».
« Vous sentez-vous coupable de crimes
contre l'humanité» demande ensuite le
défenseur. L'accusé déclare qu'à la suite
de ce qu'il a appris au cours de ce procès,
il se sent profondément coupable. Son but
comme gouverneur de Pologne, explique-
t-il, était de maintenir la justice sans
nuire aux nécessités de la guerre. Il affirme n'avoir jamais fait exécuter d'otages.
En revanche, il se reconnaît coupable en
ce qui concerne les persécutions
antisémitiques. Lui-même n'y a pas participé
mais si le Fùhrer a pris sur lui cette terrible responsabilité,
il la porte lui aussi.
« Mille années passeront, dit-il sans que
l'Allemagne soit disculpée de ses crimes ».
Notons que l'expression « crime contre
l'humanité » n'est pas précisée dans l'article.
Le 7.5.46, on voit surgir un nouveau concept,
celui de «l'extermination
massive des
Juifs». «... Fink (ministre de l'économie du
Reich) continue à déplorer à l'extrême
toutes les atrocités dont furent victimes les
Juifs du reich et des territoires occupés. Il
affirme qu'il n'a jamais souhaité l'extermination massive des Juifs contre laquelle il a même osé s'élever et regrette toutefois d'avoir fait passer le sentiment du
devoir envers la patrie avant les exigences
de sa conscience ». Même réaction de Von
Schirach, qui aurait été « impuissant à éviter la déportation
des Juifs» (article
du 25.5.46). Quant à Sauckel, il aurait ignoré l'existence des camps d'extermination
(article du 30.5.46). De même Goering
n'était pas davantage au courant et ne peut
donc être considéré comme responsable,
selon son avocat (article du 6.7.46). En effet
« l'extermination en masse des Juifs telle
qu'elle a été pratiquée par exemple à
Auschwitz est demeurée jusqu'au bout le
sinistre secret de Himmler et de quelques
rares initiés».
Dans l'article du 28.7.46, apparaît pour
la première fois le concept de « génocide »
et corrélativement celui de peuple juif.
«Après avoir énuméré les crimes commis contre l'humanité par le Reich nazi
en tant que puissance occupante,
Sir
Hartley Shaweross (procureur général du
Royaume-Uni)
évoque la théorie
de
l'extermination systématique des nations
subjuguées
et qui a reçu le nom de
«génocide».
Elle fut appliquée,
dit-il,
sous différentes formes, non seulement au
peuple juif, mais aussi aux Yougoslaves,
aux habitants de l'Alsace-Lorraine,
aux
populations des Pays-Bas et de Norvège ».
On remarque ainsi que dès que le
concept de génocide est affirmé, il est
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immédiatement après banalisé. A partir du
1.10.46, les articles rapportent « le verdict
de Nuremberg». L'acte d'accusation qui
aboutira à la condamnation à mort de
14 parmi les accusés accorde une place certaine quoique relative à la persécution antisémite. Sur les 14 condamnés à mort,
7 sont accusés entre autres délits comme
« le massacre des pilotes alliés », « l'exploitation
des nations
conquises»...
« d'avoir eu connaissance ou participé à
« l'extermination des Juifs» ». Le procès
de Nuremberg a ainsi révélé au grand jour
l'ampleur de ce qu'il a défini comme un
« génocide » ou comme « l'extermination
des Juifs » suivant une terminologie utilisée bien plus fréquemment. Néanmoins
cette révélation est en fait nivelée par la
masse des horreurs nazie que le procès met
aussi en évidence. En outre le procès de
Nuremberg n'est pas le seul procès dont les
« Dernières Nouvelles » de cette période
font le compte rendu et cet amoncellement
de procès contre des « bourreaux » contribue à une banalisation de l'horreur.
LES AUTRES PROCES
DE L'ANNÉE 1946
Ainsi le procès de Rastatt juge (article
du 16.5.46) les tortionnaires du camp de
Neue Bremm (33 accusés). Ce camp situé
à quelques kilomètres de Sarrebruck « a vu
mourir de nombreux Français parmi lesquels
de nombreux
Alsaciens
et
Lorrains».
Selon l'article du 22.5, les
Français y étaient victimes d'une extermination systématique. «Les gardiens de
Neue Bremm disaient aux
Français
« Vous êtes ici pour être exterminés » ».
Un texte du 6.12.46 relate le procès de
Ravensbruck et les horreurs insoutenables
qui se sont déroulées dans ce camp de
femmes, non spécifiquement juif.
«Les nombreux cas de
stérilisation
pratiqués par les docteurs allemands et
enfin l'exécution massive des femmes ont
été évoqués par le procureur ».
(Articledu 7.11.46)...
«3600détenues
ont été mises à mort dans la chambre à
gaz de Ravensbruck et brûlées dans le crématoire».
A partir du 27.10.46, le procès des
«Médecins criminels de guerre nazis»
accusés d'avoir fait des expériences médicales sur les détenus des camps de concentration à Dachau et à Ravensbriick constitue le « deuxième épisode » du procès de
Nuremberg. Or les victimes n'étaient pas spécifiquement juives comme en témoigne
(article du 22.10.46) Michailowski, prêtre
catholique polonais qui a été désigné comme
cobaye pour des expériences sur le paludisme. Notons cependant que parmi
7 articles sur les « expériences médicales »,
3 sont consacrés aux cas des 86 Juifs qui ont
été massacrés au Struthof et livrés début 1943
à l'Institut d'Anatomie de Strasbourg du docteur Hirth (articles du 22.11.46, 18.12.46,
19.12.46).
Enfin un procès qui attire beaucoup
l'attention est celui de Wagner, Gauleiter
d'Alsace, qui avec ses acolytes est tenu pour
responsable du déracinement de 120 000 Alsaciens, de l'incorporation de force, de
l'assassinat de 30 000 antinazis au Struthof,
enfin de la germanisation de l'Alsace. Le procès de Wagner (du 18.1.46 au 4.5.46, date
de sa condamnation à mort), sinistre personnage « qui a transformé l'Alsace en un
vaste camp de concentration barbelé de
Verboten » (20.4.46), est très nettement le
pendant local du procès de Nuremberg.
Durant toute l'année 1946, les « Dernières
Nouvelles d'Alsace» ne relatent aucun
grand procès de Français collaborateurs
même si un article du 25.1.46 fait état de
l'impressionnant bilan de l'activité des cours
de justice et de l'épuration en France. En tout
cas, aucun texte n'est publié sur la complicité du gouvernement de Vichy dans la
déportation des Juifs. Le seul Français accusé d'antisémitisme est le médecin Petiot
condamné le 5.4.46 à la peine capitale pour
avoir tué 27 personnes dont 15 Juifs.
LES CÉRÉMONIES
DU SOUVENIR
Malgré l'apport du procès de Nuremberg,
les différentes manifestations du souvenir en
France en 1946 continuent à occulter le
génocide. Ainsi dans la salle de PAubette à
Strasbourg est organisée (article du 16.4.46)
une exposition sur les « atrocités nazies ».
Cette exposition qui témoigne « de la cruauté des occupants nazis et des atrocités qu'Us
commirent
dans notre pays » comme
m
Oradour, St Yan, Tulle, n'évoque pas les per-
sécutions antisémites. Mi-août 1946 (article
du 18.8.46) a lieu « la troisième journée du
souvenir à Compiègne ».
«A la gare des marchandises où tant
d'hommes sont partis vers la mort, les
déportés politiques se massent... Dans le
maigre bosquet au centre de l'immense
terre plein, un grand mat gainé de rouge
supporte un drapeau de 600 m qui s'incline sur le cénotaphe noir, symbole des millions de déportés morts en
esclavage.
M. Biondi, sous-secrétaire d'Etat à l'intérieur prend la parole. Il rappelle l'horreur
des départs vers les camps de la mort... ».
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Que Compiègne près de Paris, ait été un
camp à forte majorité de Juifs regroupés
avant leur déportation dans les camps de
concentration nazis, est passé sous silence.
En 1946, malgré le procès de Nuremberg,
seuls les déportés politiques ont droit de cité
comme le montre un article du 22.2.46 intitulé « Qui peut revendiquer la qualité de
déporté politique ? ».
La réponse figure dans le texte.
« Toute personne transférée par l'ennemi hors du territoire national et qui a été
arrêtée et internée pour un motif d'ordre
politique a droit au titre de « déporté politique». D'autre part les personnes enrôlées de force dans l'armée allemande et
arrêtées après désertion, insoumission ou
condamnation
politique puis internées
dans un camp de concentration. Enfin les
prisonniers de guerre ou les travailleurs
déportés qui auront été incarcérés
ou
internés par l'ennemi hors du territoire
national pour tout autre motif qu'une
infraction au droit commun ».
Ceux qui ont été affublés du nom de
« déportés raciaux » apparaissent dans ce
contexte comme des déportés de deuxième catégorie, réduits au silence, dont on
ne témoigne même pas de l'existence.
Si au procès de Nuremberg, la conscience d'une spécificité dans l'extermination des
Juifs commence à émerger, ce début de prise
de conscience n'en reste pas moins ainsi très
lacunaire durant toute l'année 1946.
NOTE
1. Les « Dernières Nouvelles d'Alsace » comptent
en 1945 130 000 lecteurs, dont 8 0 % de langue
allemande.