La perception du génocide Juif
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La perception du génocide Juif
MURIEL KLEIN-ZOLTY La perception du génocide Juif dans «Les Dernières Nouvelles d'Alsace» de 1944 à 1946 Introduction d'Olivier Reboul Si de nombreux ouvrages ont paru sur la connaissance du génocide pendant la guerre, aucun travail jusqu 'à présent ne porte sur cette prise de conscience après guerre. S'il est évident qu 'aujourd'hui l'horreur, l'importance et la spécificité du génocide sont généralement connues et reconnues, qu 'en était-il dans les années qui ont suivi la Libération ? Muriel Klein-Zolty Chercheur, Laboratoire Culture Européenne de Sociologie de la L orsqu'on se reporte à la littérature des années 1944/47, on constate la méconnaissance totale du génocide juif. Ainsi par exemple la question juive de Sartre, publiée en 1947 chez Gallimard traite des persécutions, mais jamais de l'anéantissement systématique d'un peuple. Sartre aurait pu éditer son livre en 1938 qu'il n'y aurait rien changé. Certes les rescapés eux étaient au courant des faits, mais ils ne parvenaient pas à faire entendre leur témoignage. Comme notre Université n'a obtenu jusqu'ici que des crédits locaux, nous avons concentré nos recherches sur l'Alsace en dépouillant la presse locale. Avec un petit regret au départ car nous étions un peu fascinés par Paris et ses « grands journaux ». Mais je pense que la contrainte s'est révélée féconde. L'Alsace-Moselle comptait en effet en 1939 31000 Juifs; la plupart sont des autochtones, profondément enracinés et partie intégrante du paysage physique et humain. Leur culture est essentiellement rurale et leur langue de base est le judéoalsacien. Une minorité est composée par les Juifs d'Europe centrale et orientale. En août 1940, l'Allemagne victorieuse annexe l'Alsace-Lorraine au détriment des conventions de l'armistice. Les résidents juifs sont aussitôt expulsés de ces territoires (bien avant les Français de l'intérieur et les Alsaciens sympathisants). Ils se retrouvent en territoire resté français, en zone libre le plus souvent. C'est là que certains furent pris - pour la ville de Stras116 bourg, on comptait alors 10 000 Juifs dont 1 000 furent déportés sans retour. Comment la presse alsacienne, notamment les Dernières Nouvelles d'Alsace, at-elle transmis l'information du génocide, à partir du 21.12.44, date de la parution du premier numéro consécutif à la Libération de Strasbourg ? L e travail que je présente ici a été réalisé à partir de microfilms des « Dernières Nouvelles d'Alsace » répertoriés à la Bibliothèque Nationale Universitaire. Il est une première étape d'un travail plus exhaustif qui portera également sur les principaux journaux nationaux et qui se prolongera au delà de l'année 1946. Dès le 27.12.44 « Les Dernières Nouvelles d'Alsace » évoquent le gazage des Juifs dans un article intitulé : « Les tortionnaires nazis à l'œuvre ». Cet article décrit l'horreur du camp de concentration alsacien du Struthof. Parmi les horreurs « le 10 août 1943,86 Juives furent gazés en 3 journées dans la chambre à gaz. L'exécution a eu lieu devant 3professeurs allemands... ». « D'autres horreurs ont eu lieu qu'on ne peut décrire. Le Struthof n'est pas l'illustration d'un cas de sadisme particulier d'un directeur, mais un système organisé et une méthode d'extermination scientifique ». (1) LE STRUTHOF, MODELE OU PARADIGME DE L'HORREUR En fait, ce texte n'apporte aucune information sur le génocide mais, à l'instar de nombreux articles de cette période, présente l'atrocité de ce camp situé en Alsace. Jusqu'en avril 1954, date du retour des survivants des camps de Dachau, Buchenwald..., le Struthof joue le rôle de modèle ou de paradigme de l'horreur. Le 28/3/45 un texte relate « la façon tragique avec laquelle les S.S. ont liquidé plusieurs centaines de malades soignés dans les cliniques berlinoises ». Pour qualifier l'innommable, l'auteur utilise le paradigme du Struthof et intitule son article : « Les méthodes du Struthof appliquées aux incurables de Berlin ». Le 28.4.45, une photo du four crématoire du Struthof accompagnée d'un commentaire insoutenable sur son fonctionnement nous plonge dans une vision d'épouvante. L'article conclut: «Il faut que plus tard, lorsqu'on nous reparlera de la bonne Allemagne, le Struthof, tout comme Oradour, demeure comme un avertissement et un symbole». Le Struthof est le symbole du mal absolu au même titre ici qu'Oradour sur Glane dont un article du 29.12.44 avait donné quelques informations. En effet,le Struthof situé «sur les champs de ski... au-dessus de la forêt où les arbres dressent la blanche dentelle de leurs branches givrées » (10.1.45) constitue un outrage, un traumatisme pour la conscience alsacienne : « Jamais plus les Strasbourgeois qui, heureux et insouciants glissaient sur ses pentes aux beaux dimanches d'hiver, ne pourront écarter de leur souvenir les scènes d'horreur dont il fut le témoin». Il hantera à jamais la mémoire alsacienne. L'humiliation de l'Alsace à laquelle la présence du Struthof donne toute son acuité est le thème redondant des « Dernières Nouvelles » de cette période. Les Alsaciens sont un peuple « victime », un peuple « crucifié ». Lâchée par le gouvernement de Vichy, annexée par l'Allemagne, l'Alsace a connu le drame des incorporés de force. A partir du 27.3.45, les premiers Strasbourgeois incorporés de force libérés par les Russes rentrent au foyer. Qualifiés de « déportés de la Wehrmacht», ou de «déportés» tout court, leur misère, leur souffrance n'est pas éloignée de celle des déportés des camps nazis et l'amalgame transparaît dans beaucoup d'articles. Le 14.4.45, par exemple, un témoignage émouvant: celui de Paul Lentz, «déporté de la Wehrmacht». Enrôlé de force dans la Wehrmacht en septembre 1944 il retrouve l'Alsace française « grâce aux soldats de De Lattre de Tassigny». Ce témoignage met l'accent sur la souffrance suivie de la liberté retrouvée où Paul Lentz prend son premier repas sur la terre française « en compagnie de 3 déportés libérés en même temps que lui ». Victimes innocentes d'un système barbare qui les a précipités dans un combat qui n'est pas le leur, les incorporés de force ou déportés de la Wehrmacht symbolisent l'Alsace humiliée, crucifiée, martyre. LE RETOUR DES RESCAPÉS DES CAMPS NAZIS Les premières références aux camps autres que le Struthof apparaissent en avril 1945. Le 19.4.45, un article établit la liste des membres de l'université française libérés à Buchenwald. Le 24.4.45, un texte témoigne des centres d'accueil suisses pour les « Déportés et réfugiés » et décrit avec force détails insupportables « l'état lamentable de ces derniers». Incidemment, le texte fait allusion à la déportation des Juifs. « Parmi les témoignages recueillis, il convient de citer une nouvelle révélation particulièrement atroce. Des inspections S. S. étaient spécialement chargées de procéder au chevet même de leur mère à la strangulation de nouveauxnés de déportées juives ». C'est surtout à partir de mai 1945, date du retour à Strasbourg des rescapés des camps de concentration que les témoignages affluent sur l'enfer de Dachau, Buchenwald, Dora, Ravensbruck, Mathausen. Ces témoignages, souvent accompagnés de commentaires de journalistes constituent ainsi les premières informations sur l'univers concentrationnaire. Il est à noter que cette information, pour neuve qu'elle soit, semble s'adresser à une opinion plus ou moins au courant de l'existence des camps et des atrocités commises, ainsi par exemple, ne prend-on pas la peine de préciser leurs lieux géographiques. Un savoir tacite préexiste à la révélation des horreurs. On ne peut qu'être frappé par le caractère fragmentaire de cette 117 révélation. En aucune manière, le système concentrationnaire n'est appréhendé dans sa spécificité. Chaque camp est un enfer «parmi d'autres enfers hitlériens » (article du 7.6.45), parmi d'autres horreurs tels les massacres collectifs comme Oradour. En outre, l'occultation du génocide est patente. On ne trouve aucun récit de Juif déporté en tant que tel, aucune mention de la présence de Juifs dans les camps de concentration. Aussi bien les témoignages bouleversants et intolérables que les articles de fond des journalistes font silence sur le génocide. Les témoins, déportés politiques (le plus souvent gaullistes ou étudiants repliés à Clermont-Ferrand) ont été envoyés dans les camps en tant que résistants. Ils y sont morts par milliers de faim, de froid, du typhus, de mauvais traitements. Mais la référence à l'industrie de la mort et au gazage comme méthode d'extermination est singulièrement absente. Les camps présentés ne sont pas d'ailleurs les camps spécifiquement juifs et Auschwitz n'est pas évoqué. Il apparaît dans les « Dernières Nouvelles» de cette période trois types spécifiques de victimes. La première est celle des Français patriotes résistants qui ont subi la déportation. Les témoins de mai 45 appartiennent tous à cette catégorie. La deuxième catégorie est générale, philosophique. C'est l'homme en tant que tel qui a été insulté, outragé. La charte de San Francisco des Nations Unies signée le 28.6.45 (article du 29) est représentative de cette référence à un humanisme abstrait: «San Francisco, espoir du monde. La charte de la paix devra être défendue pour empêcher le retour d'horreurs indignes de l'humanité»... « Quand la paix fut déjà presque perdue, on enferma les hommes pacifiques dans les prisons et les camps et on les fit mourir par milliers ». Dans le même esprit, le 28.9.45, Jean Knittel rédacteur en chef des « Dernières Nouvelles » écrit dans son éditorial. « Ce n'est pas à nos compatriotes qu'on peut apprendre ce qu'était un camp de concentration allemand. Des milliers... connaissent les camps allemands, ils ont été à Dachau, ils ont connu les horreurs des camps d'extermi- nation. Des milliers de nos fils et de nos filles déportés de France ont passé à Buchenwald, Dora, Strassfurt, Auschwitz, Ravensbriick... ». Les criminels de guerre «payeront de leurs ignobles et misérables vies les crimes qu'ils ont commis contre des hommes sans distinction de nationalité et de race». La troisième catégorie, est celle des Alsaciens, peuple victime par excellence. Corrélativement à cette référence à l'homme dans l'absolu se perpétue en effet l'idée d'une spécificité alsacienne dans le malheur. Le symbole du Struthof hante les esprits. Ainsi le 14.6.45 un article est intitulé : « Hier matin a été officiellement inaugurée l'exposition française sur les crimes de guerre, crimes hitlériens. Les atrocités du Struthof y sont retracées ». Cette exposition qui a lieu à Paris au Grand Palais ne montre que les atrocités du Struthof comme si celui-ci symbolisait à lui seul les «crimes hitlériens». Le 27.11.45 un titre choc : « L'exposition des crimes nazis a été inaugurée hier à Strasbourg». Dans cette exposition qui semble être le pendant local de l'exposition parisienne, le Struthof là encore figure en place essentielle. LE PROCES DES « COLLABORATEURS» A partir de janvier 1945 se déroulent les procès des « collaborateurs » aussi bien à la cour de justice de Strasbourg (qui condamne régulièrement les « dénonciateurs de patriotes alsaciens » ) qu'à celle de Paris. Parmi les grands procès de 1945, « les Dernières Nouvelles » font écho de celui de Brasillach (article du 24.1.45), celui de Charles Maurras (article du 26.1.45), de Darquier de Pellepoix (article du 3 . 2 . 4 5 ) , de Pétain (articles du 24.7.45 au 16 8.45), de Laval (du 5.8.45 au 10.10.45). Condamnés pour fait de collaboration, la responsabilité de ces personnages à l'égard des Juifs est occultée, ou est tout au plus révélée incidemment, à peine suggérée. Ainsi apprend-on que Brasillach, ancien rédacteur en chef de « Je suis partout » entre autres délits « a réclamé des 118 mesures impitoyables contre les Juifs » et que Darquier de Pellepoix dont le 3.2.45 l'imminence du procès est annoncée, a détenu la fonction de « Haut commissaire pour les affaires juives ». Mais aucune précision n'est apportée quant à la nature de cette fonction. Les procès dont les « Dernières Nouvelles » font le plus état sont bien entendu ceux de Pétain et Laval. Les articles concernant le procès de Pétain ont un ton amer. Tous évoquent le paradoxe du héros de Verdun et le passage incompréhensible de sa grandeur à son déshonneur. Le 15.8.45 (article du 16.08.45) il est « condamné à mort, à la confiscation de ses biens et à l'indignité nationale. Mais la cour émet le vœu que la condamnation à mort ne soit pas exécutée vu le grand âge de l'ancien chef de l'Etat». Une certaine commisération à l'égard de Pétain persiste. On ne trouve dans tous les articles qui retracent le procès de Pétain aucune référence au génocide. Si Pétain suscite un vague sentiment de pitié, le ton à l'égard de Laval est beaucoup plus dur. Il incarne la corruption (article du 5.8.45) « il avait une amoralité analogue à celle d'un criminel » (article du 10.10.45). Si on lui reproche violemment «d'avoir souhaité la victoire de l'Allemagne», jamais n'est mentionné son rôle actif dans la déportation des Juifs. La seule allusion à la déportation se trouve dans un texte du 4.8.45 qui présente la déposition de Laval au procès de Pétain, mais il s'agit de « déportés français ». Laval, s'indigne le journaliste a dit « Je suis contre la guerre », et a ajouté «sans se rendre compte de la monstruosité de sa déclaration lorsqu'on pense aux déportés français des camps de la mort lente, j'ai le respect de la vie humaine, le respect des foyers ». LE PROCES DES CRIMINELS DE GUERRE NAZIS Simultanément aux procès des collaborationnistes français se déroulent les procès des chefs nazis. Le 8.8.45, un petit texte : « Grabner, bourreau nazi est arrêté », entame une longue série d'articles sur le jugement des bourreaux. «La police autrichienne de Vienne a arrêté le Sturmfùhrer S.S. Ernst Grabner qui est considéré comme responsable du meurtre de 6 500 000 personnes durant la guerre. Grabner a été pendant quelques années commandant du camp de concentration d'Auschwitz en Pologne. Il est accusé d'y avoir tué personnellement 2 000 personnes. Grabner sera jugé par un tribunal militaire». Ce texte est le premier à citer le camp d'Auschwitz. Une fois de plus, on ne précise pas l'identité juive des victimes. Le 19.9.45, un compte rendu du procès de Kramer est intitulé : « Au procès des bourreaux à Lunebourg, Kramer et ses complices seront jugés en commun pour les crimes d'Auschwitz et de Belsen ». Parmi ces crimes « le procureur fait état des internés qui ont passé dans la chambre à gaz d'Auschwitz ». Là encore on occulte l'identité réelle des victimes. Dans le même esprit et faisant suite à cet article, le 10.10.45, un titre choc : « Coup de théâtre à Lunebourg. Kramer a confessé ses crimes. Parlant volubilité, il a avoué qu'il avait luimême jeté les détenus dans la chambre à gaz et manœuvré les robinets, tuant ainsi de ses mains des milliers d'innocents ». Ainsi Auschwitz n'a vu mourir que des « personnes », des « internés », des « détenus », des « innocents », jamais des Juifs. La première allusion au procès de Nuremberg se trouve le 1.9.45 dans un article qui publie la liste des criminels de guerre nazis. La valeur symbolique du procès de Nuremberg n'y est pas expliquée, seule une liste de 24 accusés est publiée dont celui de Julius Streicher « antisémite notoire et ancien Gauleiter de Franconie». Le 23.10.45, on trouve une deuxième liste nominative des principaux coupables. Là encore Julius Streicher est qualifié d'antisémite. On peut se demander pourquoi seul lui est accusé de ce délit. « L'un des individus les plus répugnants parmi les criminels de guerre nazis est Julius Streicher, partisan de la méthode du fouet, gauleiter de Franconie et éditeur du fameux hebdomadaire phique antisémite pornogra- « Der Stùrmer» ». A partir du 22.11.45, jusqu'à la fin de l'année 1945, on compte 10 articles généraux sur le procès de Nuremberg, sur la légitimité du recours à une instance internationale, sur les différentes agressions territoriales de l'Allemagne nazie, sur le pillage de l'URSS ou sur le travail obligatoire. Parmi ces 10 articles, 3 abordent les persécutions antisémites. Le premier du 14.12.45 a comme titre: «Camps de concentration et luttes antisémites sont évoqués au procès de Nuremberg». Ce texte est composé en deux parties. Dans la première partie Monsieur Dodds (représentant le ministère public américain) « énumère... quelques unes des atrocités qui étaient courantes dans les différents camps d'Allemagne», et les «mauvais traitements», en particulier à Dachau... «applicables à diverses catégories de détenus». Nulle allusion aux Juifs dans son propos. Dans la deuxième partie « le major Walsh remplace à la barre M. Dodds. Il traitera des persécutions antisémitiques en Allemagne et dans les territoires occupés. Il décrit les conditions de vie épouvantables dans les ghettos et cite en exemple ceux de Varsovie et de Riga ». Le drame juif est ainsi circonscrit « aux conditions épouvantables dans les ghettos ». La solution finale n'est pas perçue. Néanmoins l'idée de persécution antisémite commence à s'imposer comme en témoigne le deuxième texte du 20.12.45 intitulé: «Le rôle des S.A. et des S.S. est tout à tour examiné». «Au cours de l'audience de l'après midi, le commandant Farr, également du ministère public américain, parole de l'organisation criminelle des S.S. qui combattront ouvertement sous les ordres de Himmler les ennemis les plus dangereux de l'état; juifs; francs-maçons, jésuites et prêtres qui se mêlent de politique ». Une certaine prise de conscience émerge mais elle est banalisée par Pénumération d'autres victimes. La troisième référence aux persécutions (le 29.12.45) est une photo connue d'un groupe de Juifs du ghetto de Varsovie arrêtés par les nazis lors de la révolte pour être emmenés en déportation. La légende en est : « Des juifs polonais gardés par des S.S. sont évacués de Varsovie tandis que la ville est en flammes ». Le ghetto est ainsi passé sous silence de même que le lieu de destination des Juifs. 119 Ainsi en 1945, jamais n'est repéré l'entreprise nazie d'anéantissement totale des Juifs. Certes, outre les quelques allusions lors du procès de Nuremberg à l'antisémitisme comme un des aspects de l'idéologie nazie, un certain nombre d'articles parlent des souffrances juives. Ainsi, dès le 27.11.44, on apprend que des Juives ont été gazées au Struthof. D'autre part (articles du 1.9.45,21.10.45,31.10.45), une équipe de médecins qui opérait « sous la direction du Professeur Hagen de la faculté de Médecine de l'Université allemande de Strasbourg» se sont livrés à des expériences sur les «corps vivants des Juifs». Enfin deux textes concèdent au malheur des Juifs une intensité particulière sans pour autant lui accorder une quelconque spécificité. Ces deux textes sont le compte rendu de « cérémonies religieuses ». Le premier, daté du 16.7 45, relate « la première journée de l'interné et du déporté politique d'Alsace» et entre autres manifestations les cérémonies religieuses « à la cathédrale », « au Temple neuf», «à la synagogue». «Nos concitoyens de religion Israélite qui ont payé un si lourd tribut aux affreuses déportations devaient s'associer eux aussi aux manifestations spirituelles de cette journée ». Le deuxième texte du 31.10.45 évoque « l'émouvante cérémonie au cimetière de Cronenbourg ». « Chaque confession honore ses martyrs. Particulièrement éprouvés par le cataclysme, les Israélites et notamment ceux de Strasbourg ont prié dimanche devant 17 cercueils qui contenaient les restes de leurs coreligionnaires affreusement mutilés au Struthof». Appréhendés en terme confessionnel, « nos concitoyens de religion israélite » ne se distinguent pas somme toute des catholiques et des protestants et si, n'ont pas de destin spécifique. Cette carence, occultation, banalisation peut s'expliquer par la masse des horreurs que chacun a vécues pendant ces années de guerre, par le drame spécifique de l'Alsace, sans commune mesure, mais néanmoins omniprésent dans les consciences, par la mauvaise foi d'une France vichyste qui a de bonnes raisons de taire sa participation à la déportation des Juifs. Une autre raison encore peut être avancée ; celle d'une réaction à l'idéologie nazie. Considérer le Juif comme un Français ou comme un homme, c'est lui restituer une dignité perdue. La philosophie qui soustend cette perception est celle de l'humanisme universaliste, les Juifs sont des hommes, citoyens et nationaux des différents pays dans lesquels ils vivent et leur spécificité est tout au plus confessionnelle. En aucune façon, ils ne forment une entité particulière ou un peuple différent. Une seule exception : un compte rendu du 24.5.45 sur le début du sionisme est intitulé: «Devant la conférence de San Francisco les territoires sous mandat l'admission du peuple juif». Le concept de peuple juif n'est pensable, en 1945, qu'en relation avec l'idéologie sioniste. L'ANNÉE 1946 : LE PROCES DE NUREMBERG Du 4.1.46 au 17.10.46, le procès de Nuremberg tient une place importante dans les colonnes des « Dernières Nouvelles d'Alsace ». Le 4.1.46, l'événement atroce du « massacre de 5 millions de juifs » est révélé brutalement, sans préparation. Pour la première fois, un chiffre est avancé, ainsi que la référence à l'extermination. «Le procès de Nuremberg. Gestapo et Wehrmacht partagent la responsabilité dans le massacre de 5 millions de Juifs». « C'est l'ancien Haupsturmfùhrer Wisliceny qui a été interrogé. Il parle notamment des Juifs de Slovaquie qui au nombre de 5 000 ont été mis à mort sur l'ordre de FJimmler au printemps 42. Le témoin évalue à environ 5 millions le nombre de Juifs exterminés soit par les armes, soit dans les camps de concentration ». Après trois articles sur l'accusation américaine et anglaise où le massacre des Juifs apparaît comme thème central, l'accusation française (articles des 18.1.46, 20.1.46, 25.1.46) se situe nettement en retrait. Mettant en évidence « la grande détresse de notre pays deux fois envahi en 30 ans dans deux guerres déclenchées par l'impérialisme 120 allemand », « le combat de la France pour sa libération et la libération de la plupart des pays d'Europe», ou «le pillage de la France » par les Allemands, les représentants français au procès de Nuremberg ne prononcent pas un mot sur la persécution antisémite. Lorsqu'ils évoquent l'horreur de la déportation, qu'ils ne distinguent d'ailleurs pas clairement du S.T.O., c'est pour affirmer la francité des victimes. Le 18.11.46: «Ainsi que le rappelle M. de Menthon, c'est à partir de 1942 que Goering et Sauckel avec la complicité de Vichy ont déporté des centaines de milliers d'ouvriers dans le Reich... Le procureur général donne ensuite quelques détails sur les exécutions d'otages, les arrestations et les tortures de la Gestapo. Sur l'ensemble des 250 000 déportés français, 35 000 seulement sont rentrés ». Certes les nazis ont pratiqué une politique d'extermination. Mais l'acception donnée à ce mot est bien large comme en témoigne ce texte (du 25.1.46). « C'est ensuite M. Charles Dubost qui traite la question des atrocités allemandes. Les accusés en tant que dirigeants du Reich pratiquèrent une politique d'extermination. Ils entreprirent et poursuivirent l'anéantissement de tous les peuples qui leur opposaient une fin de non recevoir pour une participation à la guerre contre l'Angleterre et à la croisade contre le bolchévisme ». A l'accusation française succède l'accusation soviétique. Selon celle-ci, le but des nazis était avant tout l'élimination de la «race slave». Le 22.2.46 : « Le colonel Smirnov déclare que le but des nazis était avant tout l'élimination de la race slave. Dans de nombreux camps de concentration les prisonniers mouraient électrocutés. 500 000 citoyens de l'Union Soviétique ont été massacrés dans les camps de concentration. Des centaines de milliers de cadavres furent brûlés dans les fours crématoires». Dans ce contexte, il n'existe aucun destin juif spécifique même si les Juifs ont payé un lourd tribut à la barbarie comme en témoigne l'exposé du docteur Suskever. (S'agit-il du grand poète yiddish toujours vivant, aujourd'hui Israélien ?) «Le docteur Suskever cité comme témoin par la délégation soviétique vient ensuite déposer sur les atrocités commises dans la synagogue de Vilna où il fut enfermé avec plusieurs centaines d'autres Israélites. Le four de sa naissance, le bébé du témoin fut empoisonné au moyen d'une pommade dont on lui enduisit les lèvres». Mais c'est en tant que membres d'une communauté nationale donnée que les Juifs ont subi les horreurs du nazisme. Ainsi (exposé du colonel Zorya, article du 22.2.1946). «En Yougoslavie, 47500Serbes furent déportés en Allemagne. En Pologne, 1/10 de la population fut déporté. En 42, environ 2 millions de personnes furent déportés des territoires de l'Est en Allemagne où des ouvriers travaillaient 15 heures par jour sans être payés ». Le colonel Smirnov (article du 26.2.1946) «parle de l'anéantissement des peuples slaves préparé et voulu par les conspirateurs hitlériens. En Pologne notamment, des millions de personnes dont 1 200 000 Juifs ont été systématiquement affamés». Ici, les Juifs sont assimilés aux Slaves. Après les Français et les Soviétiques, les Américains reprennent la parole. Par opposition à ces derniers, ils placent l'extermination des Juifs au centre de leur réquisitoire et c'est sur elle qu'ils fondent l'acte d'accusation à l'égard des principaux coupables. (Article du 18.4.46): «A l'aide de documents que l'accusé tente en vain de contredire, le procureur Dodds (du ministère public américain) montre l'antisémitisme de Rosenberg et son désir d'exterminer les Juifs. L'accusé déclare pour sa défense qu'il s'agissait non pas de massacrer les Juifs mais de les annihiler en tant que force politique ». Le 19.4.46 un article choc : « Franck, gouverneur général de Pologne se reconnaît coupable de « crimes contre l'humanité» ». « Vous sentez-vous coupable de crimes contre l'humanité» demande ensuite le défenseur. L'accusé déclare qu'à la suite de ce qu'il a appris au cours de ce procès, il se sent profondément coupable. Son but comme gouverneur de Pologne, explique- t-il, était de maintenir la justice sans nuire aux nécessités de la guerre. Il affirme n'avoir jamais fait exécuter d'otages. En revanche, il se reconnaît coupable en ce qui concerne les persécutions antisémitiques. Lui-même n'y a pas participé mais si le Fùhrer a pris sur lui cette terrible responsabilité, il la porte lui aussi. « Mille années passeront, dit-il sans que l'Allemagne soit disculpée de ses crimes ». Notons que l'expression « crime contre l'humanité » n'est pas précisée dans l'article. Le 7.5.46, on voit surgir un nouveau concept, celui de «l'extermination massive des Juifs». «... Fink (ministre de l'économie du Reich) continue à déplorer à l'extrême toutes les atrocités dont furent victimes les Juifs du reich et des territoires occupés. Il affirme qu'il n'a jamais souhaité l'extermination massive des Juifs contre laquelle il a même osé s'élever et regrette toutefois d'avoir fait passer le sentiment du devoir envers la patrie avant les exigences de sa conscience ». Même réaction de Von Schirach, qui aurait été « impuissant à éviter la déportation des Juifs» (article du 25.5.46). Quant à Sauckel, il aurait ignoré l'existence des camps d'extermination (article du 30.5.46). De même Goering n'était pas davantage au courant et ne peut donc être considéré comme responsable, selon son avocat (article du 6.7.46). En effet « l'extermination en masse des Juifs telle qu'elle a été pratiquée par exemple à Auschwitz est demeurée jusqu'au bout le sinistre secret de Himmler et de quelques rares initiés». Dans l'article du 28.7.46, apparaît pour la première fois le concept de « génocide » et corrélativement celui de peuple juif. «Après avoir énuméré les crimes commis contre l'humanité par le Reich nazi en tant que puissance occupante, Sir Hartley Shaweross (procureur général du Royaume-Uni) évoque la théorie de l'extermination systématique des nations subjuguées et qui a reçu le nom de «génocide». Elle fut appliquée, dit-il, sous différentes formes, non seulement au peuple juif, mais aussi aux Yougoslaves, aux habitants de l'Alsace-Lorraine, aux populations des Pays-Bas et de Norvège ». On remarque ainsi que dès que le concept de génocide est affirmé, il est 121 immédiatement après banalisé. A partir du 1.10.46, les articles rapportent « le verdict de Nuremberg». L'acte d'accusation qui aboutira à la condamnation à mort de 14 parmi les accusés accorde une place certaine quoique relative à la persécution antisémite. Sur les 14 condamnés à mort, 7 sont accusés entre autres délits comme « le massacre des pilotes alliés », « l'exploitation des nations conquises»... « d'avoir eu connaissance ou participé à « l'extermination des Juifs» ». Le procès de Nuremberg a ainsi révélé au grand jour l'ampleur de ce qu'il a défini comme un « génocide » ou comme « l'extermination des Juifs » suivant une terminologie utilisée bien plus fréquemment. Néanmoins cette révélation est en fait nivelée par la masse des horreurs nazie que le procès met aussi en évidence. En outre le procès de Nuremberg n'est pas le seul procès dont les « Dernières Nouvelles » de cette période font le compte rendu et cet amoncellement de procès contre des « bourreaux » contribue à une banalisation de l'horreur. LES AUTRES PROCES DE L'ANNÉE 1946 Ainsi le procès de Rastatt juge (article du 16.5.46) les tortionnaires du camp de Neue Bremm (33 accusés). Ce camp situé à quelques kilomètres de Sarrebruck « a vu mourir de nombreux Français parmi lesquels de nombreux Alsaciens et Lorrains». Selon l'article du 22.5, les Français y étaient victimes d'une extermination systématique. «Les gardiens de Neue Bremm disaient aux Français « Vous êtes ici pour être exterminés » ». Un texte du 6.12.46 relate le procès de Ravensbruck et les horreurs insoutenables qui se sont déroulées dans ce camp de femmes, non spécifiquement juif. «Les nombreux cas de stérilisation pratiqués par les docteurs allemands et enfin l'exécution massive des femmes ont été évoqués par le procureur ». (Articledu 7.11.46)... «3600détenues ont été mises à mort dans la chambre à gaz de Ravensbruck et brûlées dans le crématoire». A partir du 27.10.46, le procès des «Médecins criminels de guerre nazis» accusés d'avoir fait des expériences médicales sur les détenus des camps de concentration à Dachau et à Ravensbriick constitue le « deuxième épisode » du procès de Nuremberg. Or les victimes n'étaient pas spécifiquement juives comme en témoigne (article du 22.10.46) Michailowski, prêtre catholique polonais qui a été désigné comme cobaye pour des expériences sur le paludisme. Notons cependant que parmi 7 articles sur les « expériences médicales », 3 sont consacrés aux cas des 86 Juifs qui ont été massacrés au Struthof et livrés début 1943 à l'Institut d'Anatomie de Strasbourg du docteur Hirth (articles du 22.11.46, 18.12.46, 19.12.46). Enfin un procès qui attire beaucoup l'attention est celui de Wagner, Gauleiter d'Alsace, qui avec ses acolytes est tenu pour responsable du déracinement de 120 000 Alsaciens, de l'incorporation de force, de l'assassinat de 30 000 antinazis au Struthof, enfin de la germanisation de l'Alsace. Le procès de Wagner (du 18.1.46 au 4.5.46, date de sa condamnation à mort), sinistre personnage « qui a transformé l'Alsace en un vaste camp de concentration barbelé de Verboten » (20.4.46), est très nettement le pendant local du procès de Nuremberg. Durant toute l'année 1946, les « Dernières Nouvelles d'Alsace» ne relatent aucun grand procès de Français collaborateurs même si un article du 25.1.46 fait état de l'impressionnant bilan de l'activité des cours de justice et de l'épuration en France. En tout cas, aucun texte n'est publié sur la complicité du gouvernement de Vichy dans la déportation des Juifs. Le seul Français accusé d'antisémitisme est le médecin Petiot condamné le 5.4.46 à la peine capitale pour avoir tué 27 personnes dont 15 Juifs. LES CÉRÉMONIES DU SOUVENIR Malgré l'apport du procès de Nuremberg, les différentes manifestations du souvenir en France en 1946 continuent à occulter le génocide. Ainsi dans la salle de PAubette à Strasbourg est organisée (article du 16.4.46) une exposition sur les « atrocités nazies ». Cette exposition qui témoigne « de la cruauté des occupants nazis et des atrocités qu'Us commirent dans notre pays » comme m Oradour, St Yan, Tulle, n'évoque pas les per- sécutions antisémites. Mi-août 1946 (article du 18.8.46) a lieu « la troisième journée du souvenir à Compiègne ». «A la gare des marchandises où tant d'hommes sont partis vers la mort, les déportés politiques se massent... Dans le maigre bosquet au centre de l'immense terre plein, un grand mat gainé de rouge supporte un drapeau de 600 m qui s'incline sur le cénotaphe noir, symbole des millions de déportés morts en esclavage. M. Biondi, sous-secrétaire d'Etat à l'intérieur prend la parole. Il rappelle l'horreur des départs vers les camps de la mort... ». 2 Que Compiègne près de Paris, ait été un camp à forte majorité de Juifs regroupés avant leur déportation dans les camps de concentration nazis, est passé sous silence. En 1946, malgré le procès de Nuremberg, seuls les déportés politiques ont droit de cité comme le montre un article du 22.2.46 intitulé « Qui peut revendiquer la qualité de déporté politique ? ». La réponse figure dans le texte. « Toute personne transférée par l'ennemi hors du territoire national et qui a été arrêtée et internée pour un motif d'ordre politique a droit au titre de « déporté politique». D'autre part les personnes enrôlées de force dans l'armée allemande et arrêtées après désertion, insoumission ou condamnation politique puis internées dans un camp de concentration. Enfin les prisonniers de guerre ou les travailleurs déportés qui auront été incarcérés ou internés par l'ennemi hors du territoire national pour tout autre motif qu'une infraction au droit commun ». Ceux qui ont été affublés du nom de « déportés raciaux » apparaissent dans ce contexte comme des déportés de deuxième catégorie, réduits au silence, dont on ne témoigne même pas de l'existence. Si au procès de Nuremberg, la conscience d'une spécificité dans l'extermination des Juifs commence à émerger, ce début de prise de conscience n'en reste pas moins ainsi très lacunaire durant toute l'année 1946. NOTE 1. Les « Dernières Nouvelles d'Alsace » comptent en 1945 130 000 lecteurs, dont 8 0 % de langue allemande.