Chapitre III L`institution régionale et la représentation politique

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Chapitre III L`institution régionale et la représentation politique
Chapitre III
L’institution régionale et
la représentation politique
La création des régions françaises constitue l’aboutissement d’une idée
originale et relativement récente dans l’organisation des activités publiques
au niveau local. Le choix de créer un nouvel échelon territorial, dans les
années 1950-1960, constitue en effet une innovation dans la mesure où,
contrairement à la commune et au département, la région est alors imaginée
comme un site de confrontation et d’échange susceptible d’assurer la
participation de l’ensemble des catégories dirigeantes locales (politiques,
économiques, syndicales, universitaires) à la réalisation et à la mise en œuvre
d’orientations nationales. Si le caractère «hybride» de l’espace régional a pu
permettre, dans certains cas, l’émergence d’échanges renouvelés entre les
élites socioprofessionnelles et le personnel politique local, il explique aussi
largement le désintérêt initial d’un grand nombre d’élus locaux pour ce
nouveau lieu de participation éloigné des sites traditionnels où s’organise la
vie politique locale. La faible visibilité du nouvel échelon territorial, le
verrouillage des instances régionales opéré par les élites du département cheflieu, le maintien de clivages territoriaux, la faiblesse des compétences
dévolues à l’exécutif régional tout comme l’absence de véritables moyens
budgétaires, ont été autant de facteurs limitant les possibilités d’émergence et
de consolidation d’un espace de négociation différencié.
C’est avec la mise en place de financements structurants et entraînants
(1976-1982), avec les premières expériences de l’alternance politique au
niveau régional1, avec le transfert du pouvoir exécutif au président du Conseil
régional (1982) et l’organisation des premières élections politiques au
suffrage universel direct (1986) que l’on peut observer de nouvelles formes
d’investissement politique, la multiplication d’échanges polémiques et
l’émergence d’une compétition organisée pour la conquête du pouvoir
régional et la maîtrise des instruments d’action publique. En d’autres termes,
c’est moins avec la création formelle d’un nouvel espace ouvert à la
1
En Aquitaine, A. Labarrère (PS) succède à J. Chaban-Delmas à la présidence du Conseil
régional (1979). Cette accession constitue un moment important de la construction
institutionnelle régionale dans la mesure où elle contribue à élargir les possibilités d’accès à la
région, d’une part aux formations politiques de gauche (jusqu’alors exclues d’un pouvoir
régional placé depuis 1964 sous le contrôle du maire de Bordeaux), et d’autre part aux
responsables des départements «périphériques» (jusque-là réticents à participer aux instances
régionales).
155
représentation politique, qu’avec la constitution d’enjeux politiques et
financiers perçus comme déterminants pour la réussite d’entreprises de
pouvoir, que s’institutionnalisent de nouvelles pratiques représentatives dans
l’espace régional.
I. L’INSTITUTION REGIONALE ET L’ESPACE POLITIQUE
LOCAL
L’observation des transactions politiques qui participent à la
construction de l’institution régionale conduit à s’intéresser aux logiques
d’échanges autour desquelles s’organise l’espace politique local. Ce dernier
est considéré ici comme un ensemble de lieux d’échanges territorialisés au
sein desquels des unités sociales diverses («équipes» d’élus politiques, agents
d’administrations publiques, responsables d’associations, de syndicats
professionnels, d’instances consulaires, d’entreprises industrielles ou
commerciales, etc.) interviennent dans la construction de systèmes de pouvoir
localisés.
A. L’orientation territoriale des pratiques régionales
L’étude des formes d’organisation et des règles spécifiques autour
desquelles s’organise l’espace politique local implique de modifier
l’orientation donnée jusqu’ici à l’analyse. L’observation portant sur
l’intervention des dirigeants socioprofessionnels dans l’espace régional
conduisait à s’interroger sur les logiques sociales propres à un secteur
d’activités particulier et sur l’institutionnalisation d’échanges prenant la
forme de «transactions collusives» (Dobry, 1986) entre des organisations
sectorielles d’un côté et les pouvoirs publics de l’autre ; l’analyse de
l’intervention des acteurs politiques est désormais orientée vers l’observation
des conduites et des transactions engagées au cœur du domaine d'activités
spécialisé que constitue l’espace public. Alors que les pratiques
représentatives des dirigeants professionnels et les dynamiques d’échange
auxquelles ils participent dans l’espace régional ont été jusqu’ici rapportées
aux divisions organisationnelles entre secteurs, la dimension territoriale des
activités politiques constitue un élément déterminant pour l’étude des
pratiques de représentation et des jeux de compétition dans le champ
politique. Plus que des différenciations sectorielles, ce sont des clivages
territoriaux qui fondent les principes de division dans l’espace politique local.
C’est en effet sur des territoires que se structurent et se concurrencent des
entreprises de domination politique, et les enjeux de pouvoir peuvent être le
plus souvent mis en perspective à travers des enjeux de territoire.
156
A ce titre, l’exercice de la représentation politique ne saurait être limitée
à la relation symbolique liant l’élu politique au corps de citoyens qu’il est
censé représenter. Les conduites et les usages concrets des différents mandats
témoignent de l’inclination des élus politiques à rechercher un ancrage social
et politique sur un territoire restreint, à y maintenir une présence continue et
visible susceptible de leur assurer la reconnaissance de leurs électeurs et de
leurs pairs, mais aussi d’éliminer d’éventuels rivaux politiques. La
territorialisation des activités de représentation est ainsi une dimension
essentielle des processus par lesquels se consolident des espaces de
compétition dans le champ politique, et il est à ce titre nécessaire de restituer
la dynamique territoriale des jeux de pouvoir pour comprendre les
comportements et les pratiques des acteurs politiques engagés dans l’espace
régional. En d’autres termes, l’exercice d’un (ou plusieurs) mandat(s)
politique(s) est indissociable de l’emprise (relative) de l’élu sur un territoire,
qui est à la fois le lieu géographique où il exerce une autorité et construit sa
légitimité à représenter, et le lieu de la compétition politique où son (ses)
mandat(s) est (sont) régulièrement remis en jeu.
Pour appréhender les dynamiques de structuration des activités
politiques autour d'entreprises de pouvoir et, en définitive, pour rendre
compte de la genèse de systèmes d’échange consacrant l'émergence d'un
espace de pratiques régionales, il apparaît ainsi essentiel de mettre en
évidence l'existence de «territoires politiques» (ou territoires de la
représentation). Il convient, au-delà des découpages administratifs de
l’espace local, de s'interroger sur deux composantes indissociables du
territoire sur lequel les élus exercent leur activité de représentant : d’une part,
le territoire de l'échange électoral (l’espace géographique sur lequel l’élu se
trouve engagé dans une relation d'échange permanent avec les citoyens)1 et,
d’autre part, le territoire de la régulation des activités politiques (l’espace sur
lequel se structurent des entreprises politiques concurrentes et s’organisent un
ou plusieurs systèmes de pouvoir durables). Dans cette perspective, l’analyse
des pratiques régionales ne conduit nullement à se désintéresser des autres
niveaux de la représentation politique. Elle implique au contraire de conduire
l’observation de ces pratiques en mettant à jour le lien attachant les élus
régionaux, pris individuellement et collectivement, aux territoires sur lesquels
ils sont amenés à intervenir quotidiennement, à se forger une légitimité de
représentant et à participer à la compétition pour la conquête de position de
pouvoir dans l’espace politique local.
1
Il s’agit, en d’autres termes, de la (ou des) circonscription(s) électorales(s) sur laquelle (ou
lesquelles) l'acteur politique est mandaté par le suffrage universel.
157
B. La construction des pratiques institutionnelles et les
dynamiques d’assemblée
L’observation
des
comportements
d’assemblée
apparaît
particulièrement féconde pour analyser l’activité des groupes de
représentants1 qui, au sein des instances publiques, cherchent à renforcer leur
position dans l’espace politique et à influer sur les processus d’élaboration de
la décision publique. En permettant d’apprécier les logiques de négociation
internes aux assemblées (notamment les jeux de coalition), elle offre un cadre
d’analyse propice à l’étude des conditions de production des choix publics2.
Mais surtout, elle est particulièrement adaptée à l’étude des comportements
stratégiques et des rôles que les élus sont conduits à adopter dans l’exercice
de leur(s) mandat(s). Dans une perspective stratégique, l’observation des jeux
d’assemblée est en effet l’occasion d’une réflexion sur les préférences, les
anticipations et les objectifs qui structurent les choix du représentant. Elle
permet de repérer — notamment au cours des procédures de vote et des
négociations qui les précèdent — quels sont les facteurs de choix d’une part,
et les conduites suivies pour assurer l’optimisation des préférences et la
réussite des objectifs d’autre part (Schlesinger, 1966 ; Mayhew, 1974). Elle
est également particulièrement propice à l’analyse des types d’attitude
adoptés par les acteurs politiques en fonction des représentations qu’ils ont de
leur propre rôle et du rôle des autres acteurs (Matthews, 1959 ; Huitt, 1957 et
1961 ; Fielin, 1962 ; Francis, 1965 ; Asher, 1973 ; Cayrol, Parodi et Ysmal,
1971, 1973 et 1975 ; Hibbing, 1991). Les stratégies suivies par les élus au
sein des assemblées, leurs comportements de vote, leurs choix d’alliances
politiques, etc., sont en effet étroitement dépendants des prescriptions de rôle
attachées à leur statut de représentant politique ; ces prescriptions
s’expriment à la fois dans les attentes concrètes de leurs publics3, dans les
conceptions que les élus se font de leur fonction de représentant, et dans des
normes plus générales attachées à leur statut. Parce qu’elle vise à saisir les
attitudes et les pratiques représentatives dans toute leur complexité, en termes
de stratégies et de rôles, l’analyse de la construction institutionnelle de la
1
Ces «groupes» sont organisés le plus souvent sur la base de critères d’appartenance partisans,
inter-partisans (groupes de coalition), territoriaux ou professionnels (cas de certaines assemblées,
comme le CESR).
2
L’élaboration des décisions publiques ne saurait bien évidemment être ramenée exclusivement
à des logiques d’assemblée. La construction des choix publics constitue un processus complexe
de négociations et d’arbitrages entre des acteurs politiques, économiques et sociaux, dont la
position et les ressources leur permettent d’influer sur la décision finale (Garraud, 1990 ;
Charvolin, 1993). Il semble toutefois que l’insistance contemporaine à privilégier l’étude des
réseaux d’action publique (policy networks), aussi féconde soit-elle, tende trop souvent à sousévaluer l’importance des dynamiques d’assemblée dans l’émergence des enjeux et des problèmes
appelés à faire l’objet d’un traitement public particulier.
3
Leur électorat, leur clientèle partisane, leur entourage politique proche, leurs pairs au sein de
l’assemblée, les journalistes chargés de suivre les débats, etc.
158
région ne peut faire ainsi l’économie d’une observation des comportements
d’assemblée1.
Il reste qu’un phénomène aussi complexe que l’émergence d’une
institution politique est irréductible aux seules dynamiques d’assemblée. Tout
comme la naissance de la démocratie ne peut être rapportée à l’histoire du
parlementarisme (mais à une multitude d’actes instituants, produits en des
lieux éclatés et en des temporalités variables à tous les niveaux de la vie
sociale), la constitution d’un espace institutionnel régional ne peut être
réduite à l’histoire des assemblées régionales. Tenter d’expliquer la
dynamique institutionnelle par l’observation des logiques d’interaction et des
formes d’apprentissage au sein du Conseil régional conduirait à rechercher un
élément de centralité2 à un processus social fondamentalement éclaté,
désordonné et diffus. Il serait extrêmement imprudent de rapporter un
phénomène d’émergence institutionnelle prioritairement à un centre, même si
les assemblées apparaissent comme des lieux privilégiés où prennent forme
des pratiques régionales. Plusieurs arguments invitent à dépasser la
distinction formelle qui contribue à établir une «frontière» arbitraire entre les
organes politiques spécialisés et leur «environnement». Les assemblées ne
sont qu’une arène dans un espace complexe constitué de multiples
organisations représentatives (politiques, administratives, syndicales,
consulaires, associatives, universitaires, etc.), dotées de logiques d’action
spécifiques, prétendant toutes intervenir dans la régulation et/ou la
représentation de différents secteurs de la société. Les choix publics ne sont à
ce titre jamais le produit d’une imposition arbitraire, mais le résultat
d’interventions et de négociations multiples, de rapports de force, de conflits
et d’accords entre divers groupes et organisations intervenant dans la
construction des enjeux publics. Ensuite, la transversalité des problèmes
appelant un débat et une intervention publique interdit de considérer les
transactions au sein des assemblées régionales indépendamment des relations
d’échange établies avec d’autres instances publiques présentes à différents
niveaux territoriaux (communal, départemental, national et européen).
L’interdépendance entre ces instances «emboîtées» apparaît particulièrement
saillante dans le cadre de la décentralisation et de l’ouverture européenne,
dans lequel l’absence de répartition claire de compétences et la multiplication
1
On entendra la notion de comportements d’assemblée d’une manière extensive. Celle-ci n’est
pas limitée aux comportements adoptés par les responsables politiques dans l’enceinte de
l’assemblée délibérante (séances plénières), et notamment aux comportements liés au vote ; elle
porte plus largement sur l’ensemble des conduites et des pratiques suivies par les conseillers
régionaux dans le cadre du Conseil régional (activités au sein des commissions, de la
commission permanente, des services administratifs, des agences régionales, des «groupes
politiques» du Conseil régional, etc.), même en dehors de moments solennels que sont les
séances plénières.
2
Déterminé alors par un lieu précis (les assemblées régionales), des formes d’échange
particulières (l’ensemble des transactions liées à la construction des choix publics) et des acteurs
identifiés (les élus régionaux et le personnel administratif régional).
159
des participations financières croisées renforcent l’intégration des différents
niveaux institutionnels. Enfin, en raison de la multipositionnalité des élus
régionaux qui, pour la grande majorité, cumulent plusieurs mandats
politiques, on ne peut saisir les comportements adoptés au sein des
assemblées que s’ils sont resitués dans l’ensemble des pratiques et des rôles
tenus par ces élus dans différentes arènes de pouvoir. Les acteurs politiques
régionaux, en effet, n’agissent pas uniquement en fonction des seules
opportunités d’action constituées lors des échanges dans les assemblées
régionales, ni en fonction des contraintes de rôle attachées à leur statut et à
leur position dans le cadre régional. Leurs préférences, leurs attitudes, leurs
choix, leurs stratégies, ainsi que les rôles joués dans l’espace régional, sont
étroitement liés à leur position dans de multiples espaces de la vie sociale
(dans les instances politiques locales, dans une organisation partisane, dans le
milieu professionnel dont ils sont issus, dans des réseaux associatifs, dans
divers cercles de sociabilité, etc.). Toutes ces raisons soulignent
l’impossibilité d’opérer une distinction sociologique valable entre les
logiques d’interaction internes aux assemblées régionales et les échanges
dans lesquels sont engagés les élus régionaux à l’extérieur de ces mêmes
assemblées. Les logiques complexes par lesquelles des acteurs politiques sont
amenés à prendre part à des jeux consolidant l’espace institutionnel régional
ne peuvent être appréhendées que si on les rapporte à l’ensemble des
configurations sociales auxquels ces acteurs participent. En outre, il serait
particulièrement imprudent d’identifier les élus de l’assemblée régionale
comme les seuls acteurs politiques régionaux. Certains conseillers régionaux
ont un rôle très marginal dans l’émergence de règles institutionnelles ;
inversement, certaines personnalités influentes, n’ayant pas de mandat
régional, apparaissent en mesure d’influer sensiblement et durablement sur
les jeux régionaux, et sont au centre des configurations institutionnelles.
Ainsi, si l’on prend garde à ne pas focaliser l’attention sur les seules
dynamiques d’assemblée, à laisser régulièrement glisser le regard vers les
différents espaces de la représentation politique, et à considérer les
comportements politiques des acteurs régionaux dans le cadre de leur activité
quotidienne, il apparaît possible de rendre compte de la complexité du
phénomène institutionnel régional. C’est une fois cette perspective adoptée
que l’on peut considérer les assemblées régionales comme un lieu privilégié
où se construisent des pratiques institutionnelles. En effet, on ne peut nier
qu’avec la décentralisation, les jeux d’assemblée sont devenus de plus en plus
déterminants dans la genèse de comportements, d’usages et de règles liés à
l’institution. Jusqu’à la fin des années 1970, les services de la préfecture de
région restaient au cœur des processus de négociation et de décision dans
l’espace régional. L’assemblée régionale (la Coder, puis le Conseil régional)
apparaissait à ce titre moins comme un site de confrontation entre des équipes
politiques rivales que comme un lieu permettant aux élus locaux de
s’informer sur les dossiers et programmes élaborés et conduits par
160
l’administration préfectorale. C’est avec l’accroissement progressif des
budgets que l’assemblée politique est devenue un lieu où émergent des jeux
de négociation et où sont réalisés les premiers arbitrages politiques entre
groupes d’élus en situation de concurrence pour l’obtention de financements.
C’est surtout avec le transfert du pouvoir exécutif au président du Conseil
régional, l’attribution de nouvelles compétences et de nouvelles ressources
financières, que les acteurs politiques inscrivent désormais leur action dans
des stratégies d’assemblée. Le Conseil régional est désormais un lieu
privilégié où des groupes d’acteurs porteurs d’intérêts différenciés expriment
des demandes, font valoir des intérêts, s’affrontent, négocient et élaborent des
compromis. Les jeux d’assemblée deviennent l’occasion d’un apprentissage
collectif de savoirs et d’usages propres à l’espace régional. Au cours de ces
jeux, se construisent et s’institutionnalisent des conduites routinières, des
pratiques, des rôles politiques, des codes, des principes de négociation et des
techniques d’organisation par lesquels des groupes d’élus apprennent à
intervenir et à interagir dans le cadre régional. Non seulement ces jeux
contribuent à l’émergence de règles institutionnelles, mais ils nous
renseignent de surcroît sur des logiques d’interaction qui dépassent largement
le cadre de l’assemblée régionale. Les stratégies et les rôles tenus par les
représentants régionaux étant étroitement liés aux positions qu’ils occupent
dans d’autres espaces d’interaction, ils sont révélateurs de l’enchevêtrement
des systèmes de pouvoir et de l’inscription des pratiques régionales dans des
logiques d’action non-régionales.
C. La participation régionale et les entreprises politi-ques
locales
Le choix de rendre compte de la construction institutionnelle régionale à
partir des pratiques représentatives des élus politiques d’une part, et des
logiques d’échange mettant aux prises ces mêmes élus dans des jeux de
concurrence pour le contrôle du pouvoir régional d’autre part, conduit
inévitablement à s’interroger sur les dynamiques de lutte autour desquelles
s’organise la vie politique locale. Dans une telle perspective, l’étude de
l’institution régionale apparaît indissociable d’une réflexion sur
l’organisation des activités politiques et l’articulation des systèmes de
pouvoir dans l’espace politique. Les intérêts dont les acteurs politiques sont
porteurs, les conduites stratégiques qu’ils suivent et les rôles auxquels ils sont
assujettis, sont étroitement dépendants de leur appartenance à des
groupements politiques organisés dans le cadre départemental ou infradépartemental. Ce que l’on veut ainsi souligner, c’est que l’engagement et la
mobilisation des élus dans l’espace régional ne peuvent être rapportées
exclusivement à des pratiques individuelles, mais s’inscrivent aussi dans des
activités d’équipe. On entend par là l’ensemble des activités par lesquelles
161
des groupes restreints d’élus, unis par leur appartenance commune à un
groupement politique et par leur allégeance à un leader politique, s’attachent
à faire valoir, dans leur action régionale, les intérêts particuliers du système
de pouvoir auquel ils appartiennent.
On sera ainsi conduit à accorder une importance toute particulière à la
structuration de l’espace politique autour d’entreprises politiques locales pour
observer les comportements des acteurs dans l’espace régional. En s’inspirant
de la définition de Max Weber1, on définira les entreprises politiques locales
comme des groupements de pouvoir organisés et durables, dont l’objectif est
d’exercer une domination politique sur un territoire donné2. Ces groupements
se présentent sous des formes très variables (nombre de participants, nombre
de dirigeants, règles gouvernant les échanges, étendue du territoire, équilibres
des pouvoirs entre leaders, etc.). Ils sont irréductibles, au niveau local, aux
seules instances partisanes. Ils se structurent le plus souvent autour d’un (ou
plusieurs) leader(s) et d’un cercle de fidèles, mais ils mobilisent également
des groupes d’acteurs d’horizons divers dont les intérêts, le statut et le mode
d’implication dans l’entreprise diffèrent sensiblement (Garraud, 1994).
Ainsi entendue, la notion d’entreprise politique n’a pas la prétention de
rendre compte de la nature des échanges politiques. Elle est une simple
notion heuristique permettant l’observation de certains aspects de
l’organisation des activités politiques, et en aucun cas une notion théorique3.
Elle vise simplement à rappeler que les unités sociales intervenant dans les
jeux politiques ne peuvent être toujours ramenées, en dernière analyse, à des
individus ou à de simples sommes d’individus ; certaines de ces unités ont
une dimension collective et organisée, même s’il faut prendre garde à ne pas
les ériger arbitrairement en acteurs sociaux pouvant agir «comme un seul
homme», à ne pas les réifier en les dotant d’une autonomie sociale ou des
propriétés structurelles qu’elles n’ont pas. L’observation des entreprises
politiques n’a de pertinence qu’en tant qu’elle permet d’expliquer l’existence
de logiques sociales dominantes dans l’espace politique, et qu’elle fournit
ainsi des éléments d’interprétation supplémentaires pour comprendre les
1
Max Weber (1995) définit l’entreprise comme «une activité continue en finalité», et le
groupement organisé en entreprise comme «une sociation comportant une direction
administrative à caractère continu, agissant en finalité» (p. 94). Dans notre développement, on
emploiera le terme «entreprise» pour désigner indifféremment l’activité et le groupement
organisé autour de cette activité.
2
L’entreprise politique locale se présente plus précisément comme un ensemble d’unités
sociales (acteurs politiques, agents socio-économiques, groupements associatifs, responsables
administratifs, etc.) stratégiquement regroupées autour d’un (voire plusieurs) élu(s) politique(s)
dominant(s). Ces unités sociales se retrouvent en situation de coopération pour la réalisation
d’objectifs communs, ce qui n’empêche pas, bien évidemment, l’existence de relations de
concurrence au sein même de l’entreprise pour l’obtention d’avantages personnels (notamment la
conquête de postes de direction).
3
La notion d’entreprise ne suppose pas, notamment, l’adhésion à une métaphore du marché et à
une modélisation économique de la compétition politique (pour une telle approche, voir p.e. :
Schumpeter, 1974 et 1983 ; Gaxie, 1994 ; Offerlé, 1985 et 1991).
162
comportements et les pratiques adoptés par les élus politiques dans le cadre
institutionnel régional1.
D. Pratiques représentatives et cumul des mandats
La région émerge comme une réalité institutionnelle dès lors qu’elle
peut être appréhendée comme une forme d’action collective, c'est-à-dire à
partir du moment où s’établissent en son sein des interdépendances durables
entre des groupes d’acteurs dont les actions et les interactions prennent corps
dans un ensemble de règles singulières. Mais l’institution régionale ne saurait
être toutefois rapportée à un simple système d’action ; elle prend forme d’une
façon diffuse, au niveau des individus et des groupes d’individus, dans des
manières d’agir et de penser spécifiques que les acteurs institutionnels sont
progressivement conduits à adopter parce que ces manières leur sont
devenues habituelles, familières, et qu’elles sont perçues désormais comme
les plus appropriées au contexte d’action régional. C’est ainsi dans les
comportements quotidiens et les pratiques routinières des élus, mais aussi
dans les croyances et les représentations qu’ils mobilisent au cours de leur
activité politique, que se consolide socialement l’institution régionale. La
construction de la région comme espace institutionnel apparaît ainsi, pour les
élus politiques, étroitement liée à l’apprentissage de nouveaux modèles
d’action et à l’intériorisation de nouveaux savoirs portant sur l’activité de
représentant.
A ce titre, l’analyse des stratégies et des rôles liés à la pratique du cumul
des mandats constitue un axe privilégié pour observer les comportements de
représentation. Si le cumul des mandats ne peut bien évidemment apporter de
réponse globale sur la formation des préférences, des anticipations et des
choix formulés par les élus politiques au cours de leur action régionale, ni
expliquer l’ensemble des contraintes de rôles pesant sur cette même action, il
n’en constitue pas moins un élément d’appréciation incontournable pour
comprendre les pratiques représentatives liées au mandat régional. Ce sont
tout d’abord des particularités liées à la représentation politique locale en
France qui justifient l’intérêt porté aux pratiques de cumul. Ces pratiques
apparaissent en effet comme un élément essentiel dans la constitution d’un
«capital» politique (Reydelet, 1979 ; Aubert et Parodi, 1980 ; BecquartLeclerc, 1983 ; Knapp, 1991 ; Mabileau, 1989 et 1991) ; elles permettent la
1
Il convient, en effet, de préciser que l’observation des entreprises politiques ne conduit pas à
appréhender l’organisation des activités politiques seulement dans une perspective stratégique.
Certes, les entreprises sont des groupements agissant en finalité, et donc stratégiquement orientés
à la réalisation de fins collectives. Mais ce qui importe, ce n’est pas tant les activités finalisées
poursuivies par ces entreprises, que la façon dont ces entreprises influent sur les logiques
d’échange dans l’espace politique, et plus particulièrement sur les pratiques et les jeux
régionaux.
163
professionnalisation des élus, assurent un ancrage du pouvoir sur un territoire
politique, et renforcent en définitive la longévité des carrières politiques.
C’est de surcroît par le cumul des mandats qu’a été assurée pendant
longtemps une intégration fonctionnelle des différents niveaux territoriaux, et
plus particulièrement l’ajustement de la représentation politique territoriale à
un système administratif traditionnellement centralisé (Sadran, 1989). Si les
lois du 30 décembre 1985 (visant la limitation du cumul des mandats) ont
contribué à une hiérarchisation des différents mandats et à des ajustements
sur le terrain, elles n’ont pas véritablement atténué une pratique toujours
perçue comme déterminante pour la construction de la carrière politique.
Mais l’intérêt porté au cumul des mandats apparaît particulièrement
justifié dans le cadre de la représentation régionale. Avant les premières
élections de 1986, tous les élus régionaux pratiquent de facto le cumul
puisqu’ils siègent au Conseil régional au titre d’un autre mandat1. Depuis
cette date, et malgré les lois de 1985 (dont les effets ont été perceptibles dès
1988-1989), la majorité des élus régionaux restent des «cumulards»2. Le
mandat régional ne semble en effet avoir de valeur que dans la mesure où il
permet à son détenteur de renforcer une emprise sur un territoire politique,
dans le département ou la commune. Ses usages ne peuvent être ainsi
observés que s’ils sont rapportés à l’activité des élus politiques dans les
arènes considérées comme les plus stratégiques pour la construction de la
carrière de représentant. Enfin, assez paradoxalement, l’observation des
pratiques de cumul ne semble pas inopérante pour les élus régionaux qui ne
détiennent pas de mandat local ; car, en définitive, leurs pratiques convergent
avec celles des élus cumulants. En effet, même pour ces «nouveaux élus», qui
sont issus pour la plupart de formations minoritaires et ont fait leur
apprentissage politique au sein du Conseil régional, le mandat régional est le
plus souvent exercé dans un but d’implantation locale, c'est-à-dire de
conquête de postes de pouvoir locaux leur permettant à la fois de se
professionnaliser, de se prémunir contre d’éventuels revers électoraux à la
région et de se constituer un capital politique auprès d’électeurs.
Dans la pratique du cumul des mandats et dans la formation des
itinéraires politiques, le mandat régional paraît ainsi revêtir un caractère
subsidiaire (Palard, 1987 ; Alliès, 1989 et 1991 ; Dauvin, 1994 ; Sadran,
1995). D'autres mandats considérés comme stratégiques sont en effet
1
L’article 5 de la loi du 5 juillet 1972 précisait que le Conseil régional était composé des députés
et sénateurs élus dans la région, des représentants des collectivités locales élus par les Conseils
généraux, ainsi que des représentants des agglomérations désignés par les Conseils municipaux
ou les Conseils de communautés urbaines.
2
La très grande majorité des élites politiques professionnalisées cumulent leur charge régionale
avec d’autres mandats locaux. Au Conseil régional d’Aquitaine, plus de 70% des conseillers
régionaux élus lors des élections régionales de 1992 possédaient un autre mandat. En 1994, ce
sont les 3/4 des élus qui cumulaient au moins deux mandats. Pour comparaison, en 1992, 78%
des élus régionaux du Languedoc-Roussillon et 69% de ceux des Pays-de-Loire cumulaient
plusieurs mandats (Darviche, Genieys et Joana, 1995).
164
privilégiés parce qu'ils donnent accès à des trophées perçus comme
déterminants pour la construction de la carrière politique. Mais que ce
mandat ne soit pas privilégié ne signifie pas pour autant qu’il ait une faible
dimension stratégique. Il serait en effet imprudent d’appréhender les usages
d’un mandat à l’aune de la «hiérarchie» établie entre les différents mandats
par les élus. Ce n’est pas parce qu’il est perçu comme subsidiaire qu’il ne
s’intègre pas dans des stratégies politiques, qu’il n’est pas constitutif de rôles
bien particuliers, ou qu’il ne fait l’objet que d’une faible attention par les
équipes politiques locales.
En considérant la place relative du mandat régional dans l’activité
quotidienne de l’élu local et dans son cursus politique1, ainsi que l’ensemble
des comportements stratégiques et des rôles qui lui sont associés, il apparaît
possible de repérer les pratiques qui enracinent l’institution régionale dans les
logiques de la représentation politique. L’étude de ces pratiques
institutionnelles sera ici entreprise autour de deux angles d’observation. A
travers l’examen du travail quotidien des élus régionaux, on cherchera à
repérer les processus par lesquels s’institutionnalisent, dans l’espace régional,
des rôles spécifiques fondés sur des pratiques de médiation. En s’appuyant
sur l’observation des dynamiques de lutte orientées vers la construction des
positions de pouvoir sur les territoires politiques, on tentera ensuite de
s’interroger sur les comportements et les usages stratégiques liés au mandat
régional. Il sera alors possible, pour conclure, de dresser quelques constats
sur la place du mandat régional dans l’orientation des carrières politiques.
II. LA CONSTRUCTION DES ROLES INSTITUTIONNELS
Observer les processus par lesquels se consolide l’institution régionale
invite à s’interroger sur les pratiques des élus régionaux et sur les usages
concrets qu’ils font de leur mandat dans l’exercice quotidien de leur activité
politique. Il est évident que ces usages, dans un univers où la compétition
pour le pouvoir est au cœur des motivations individuelles, ont un caractère
hautement stratégique. L’étude des rôles sociaux introduit toutefois un angle
d’analyse particulièrement fécond pour l’observation des pratiques de
représentation. Tout d’abord, parce que l’activité du représentant gagne à être
perçue non pas comme une simple activité stratégique, mais aussi comme une
activité orientée par des prescriptions d’attitude2. Ensuite et surtout parce que
1
Pour repérer les pratiques représentatives liées à l’exercice du mandat régional, il apparaît en
effet essentiel d’introduire une perspective diachronique et de situer la place de ce mandat dans
la carrière politique des élus (celle-ci étant entendue comme l’évolution des responsabilités, des
statuts et des rôles liés à la trajectoire individuelle du représentant dans l’espace politique).
2
On rappellera ici que l’on définit le rôle comme l’ensemble des comportements et attitudes
attendus d’un individu à raison de sa position dans l’espace social et de son statut. On sera
amené à parler également de rôles pour désigner plus largement l’activité sociale que déploient
165
l’une des préoccupations essentielles de la sociologie institutionnelle est
l’observation de règles qui orientent les comportements et les conduites
stratégiques des acteurs sociaux. Mais, de manière assez étonnante, la
sociologie des institutions s’est peu aventurée dans l’étude des rôles et des
pratiques de rôles, domaine traditionnellement attaché à la sociologie
interactionniste1. Il nous semble au contraire fécond, pour considérer les
règles institutionnelles, d’observer les rôles que les élus régionaux sont
conduits à adopter dans leur action quotidienne. Tout comme la consolidation
de règles traduit un processus d’objectivation de procédures d’échange, c'està-dire un processus par lequel ces procédures se détachent du «ici et
maintenant» de l’interaction pour prendre place dans un ensemble de
connaissances générales et ordinaires, l’émergence de rôles marque un
processus par lequel des formes de comportements appropriées à la situation
institutionnelle se généralisent, se dépersonnalisent et acquièrent une
pertinence telle qu’elles s’imposent dans les conduites quotidiennes des
acteurs engagés dans le cadre institutionnel. Dans cette perspective, les
contraintes de rôles apparaissent comme un sous-produit et un révélateur des
règles institutionnelles. Concrètement, il s’agit de montrer que l’émergence
de l’institution régionale passe, d’une part, par l’évolution des rôles que les
acteurs régionaux endossent traditionnellement dans leur activité politique
quotidienne, et d’autre part, par la genèse et la consolidation de nouveaux
rôles proprement attachés à l’univers institutionnel2.
Au même titre que les responsables parlementaires ou les élus des
départements et des communes, les représentants régionaux sont confrontés,
par la diversité des publics avec lesquels ils sont en relation, à l’impératif
d’adopter des comportements différenciés en fonction de leurs interlocuteurs
et des situations d’interaction auxquelles ils prennent part. Les rôles qu’ils
adoptent au cours de leur activité politique sont variés, et l’une des exigences
de leur métier est de savoir assurer leur conciliation (Wahlke, Eulau et al.,
1962 ; Riesema et Hedlund, 1974 ; Gross, 1978 ; Chérot, 1984 ; Briquet,
1994 ; Garraud, 1994). Il est évident, en effet, qu’à une même position de
représentant correspond une pluralité de rôles (Gross et Mason, 1958). Les
jeux de rôles auxquels les élus régionaux doivent se prêter apparaissent
encore plus complexes du fait de la détention de plusieurs mandats (et donc
les élus politiques dès lors qu’elle n’est pas exclusivement fondée sur des anticipations
stratégiques, mais qu’elle est conduite conformément aux attentes de leurs publics et aux normes
prescriptives qui fixent des modèles de comportement liés à leur fonction de représentant (voir le
développement consacré aux rôles et à la représentation au chapitre I).
1
La sociologie de la connaissance de P. Berger et T. Luckmann (1992) constitue à cet égard une
exception. Inspirés par une approche phénoménologique, portant leur intérêt sur la construction
des rapports interpersonnels, les auteurs font de la naissance des rôles un élément essentiel des
processus d’institutionnalisation.
2
Les processus de transformation des rôles préexistants et de formation de nouveaux rôles ne
sont bien évidemment pas dissociables dans la réalité concrète. L’apprentissage de «rôles
institutionnels» est un processus complexe marqué par des phénomènes de reproduction,
d’adaptation et d’innovation (voir la conclusion).
166
de plusieurs positions) dans l’espace politique local1. Par leur statut de
représentant, qui les relie à un (ou plusieurs) corps de citoyens dont ils ont
reçu un (ou plusieurs) mandat(s), mais qui les place aussi au cœur de
configurations politiques emboîtées, ils entretiennent des rapports permanents
avec divers interlocuteurs locaux et régionaux dont les attentes sont diffuses
et hétérogènes : les autres élus du département et de la commune, leurs pairs
du Conseil régional, les personnels d’administration des collectivités locales,
les représentants de l’Etat, leur(s) base(s) électorale(s), les responsables
d’associations locales, les représentants des instances consulaires et des
organisations syndicales départementales et régionales, les journalistes, etc.
Les stratégies visant la conservation d’un mandat local (élus en situation
de cumul), tout comme celles visant la conquête d’une position élective (élus
à la recherche d’un mandat local2), conduisent les élus régionaux à privilégier
les contacts susceptibles d’être les plus favorables au renforcement de leur
pouvoir sur un territoire politique. Dans cette perspective, une grande partie
des rôles qu’ils endossent dans leur activité conduite au titre du mandat
régional restent largement déterminés par les attentes et les sollicitations
permanentes de leurs interlocuteurs locaux. En d’autres termes, les rôles de
représentant régional impliquent avant tout de savoir adopter les types
d’attitudes, les pratiques et les savoirs habituellement mobilisés dans
l’exercice du métier politique au niveau local3.
Il reste que la détention du mandat régional génère des prescriptions
nouvelles pour l’élu politique, qui n’est ainsi pas toujours en mesure de
confondre son action régionale et son activité locale. Les attentes des
nouveaux publics auquel il est confronté dans l’espace régional, mais surtout
les principes établis de la représentation démocratique (selon lesquels l’élu
n’est pas le mandataire particulier des groupes d’électeurs qui l’ont désigné
dans une circonscription, mais le représentant universel de l’ensemble des
citoyens relevant de la collectivité publique dont il est élu), contraignent l’élu
à investir de nouveaux rôles par lesquels il doit mobiliser des registres
d’action faisant valoir son dévouement et son intérêt pour la conduite des
affaires régionales. Dès lors qu’il est en présence de partenaires dont les
attentes sont distinctes de celles de ses interlocuteurs locaux (ses pairs du
1
La multipositionnalité dans l’espace politique local n’est toutefois pas toujours liée au cumul
des mandats. Elle peut concerner des élus régionaux qui ont des responsabilités non-électives
dans des organisations militantes, administratives, syndicales, associatives, etc., liées — plus ou
moins directement — à l’action d’entreprises politiques locales.
2
Cette situation peut concerner des élus déjà en situation de cumul, mais désireux de renforcer
leur position de pouvoir sur le territoire par l’acquisition de nouveaux mandats perçus comme
décisifs pour leur carrière politique (mandats de député, de sénateur ou de maire par exemple).
3
J.-L. Briquet (1994) distingue quatre types de «registres» de rôles attachés en général au métier
d’élu politique local : le registre politique (appartenance partisane), celui de la proximité sociale,
celui de la compétence et de l’efficacité gestionnaire, et enfin le registre local (appartenance
territoriale). L’auteur semble cependant sous-estimer l’importance de l’accès aux instances
nationales (et aujourd’hui européennes) comme registre d’argumentation récurrent auxquels
recourent les élus politiques dans la construction de leur image de représentant.
167
Conseil régional, les agents de la préfecture régionale, les acteurs locaux d’un
département où il n’exerce pas de fonction élective, les représentants de la
presse quotidienne régionale…), l’élu est en effet tenu de dissimuler les
intérêts localisés dont il est en pratique le mandataire ainsi que l’orientation
territoriale qu’il donne à son action. Le cumul des fonctions et des positions,
lié à la gestion simultanée de plusieurs mandats, tend ainsi à enfermer l’élu
dans un faisceau d’exigences contradictoires qu’il doit concilier, soit en
recourant successivement à des rôles spécifiques conformes aux situations
dans lesquelles il s’engage (lorsque les attentes des publics sont identifiées),
soit en endossant des rôles fondés sur des répertoires d’action et de
justification suffisamment larges pour faire l’objet de réceptions diverses et
satisfaire ainsi les exigences diffuses d’un public composite1.
Le recours au rôle ne saurait toutefois être analysé simplement comme
la mobilisation de registres symboliques susceptibles de correspondre aux
normes appropriées à certaines situations d’interaction, et aux attentes
qu’elles génèrent ; il s’exprime aussi largement dans l’usage de techniques et
dans la mise en œuvre de pratiques par lesquelles les élus s’attachent à
répondre aux attentes concrètes de leurs interlocuteurs : diffusion de
l’information, accès à des procédures décisionnelles, intercession entre
acteurs physiquement éloignés, réalisation d’arbitrages localisés, répartition
de crédits publics, etc. C’est cette dimension pratique du rôle que l’on
abordera ici.
A. Les pratiques de courtage comme conduite de rôle
La multipositionnalité des élus régionaux, au cœur de configurations
d’acteurs assez éloignées les unes des autres2, les conduit à endosser un rôle
d’intermédiaire, rôle dont l’activité consiste à assurer une intercession
permanente entre des groupes d’acteurs qui n’entretiennent pas ou peu de
relations directes3. Cette intercession prend forme, en l’occurrence, dans les
échanges que les élus régionaux contribuent à établir entre l’équipe politique
dirigeante du Conseil régional d’une part, et les différents acteurs sociaux
présents sur leur territoire d’influence d’autre part. L’une des exigences
1
C’est le cas, par exemple, des discours placés sous le thème de la «démocratie locale» ou des
actions faisant valoir l’intérêt pour le «développement local».
2
L’espace régional reste perçu par les acteurs locaux comme une arène politique éloignée des
lieux de pouvoir dans leur département. Les élus locaux (à l’exception de ceux du département
chef-lieu, des élus cumulants, et des principales équipes dirigeantes départementales) ont en effet
rarement un accès direct aux instances régionales situées dans la principale métropole de la
région. Inversement, les membres de l’équipe dirigeante du Conseil régional (président, viceprésidents, proches conseillers) interviennent rarement en personne sur les territoires dont ils ne
sont pas issus, mais font généralement appel à un (ou plusieurs) conseiller(s) régional(ux) dont
l’«ancrage» territorial lui (leur) permet d’être accueilli(s) favorablement par les acteurs locaux.
3
Voir à ce titre les remarques de F. G. Bailey (1971) sur l’action des «leaders transactionnels».
168
fondamentales associées à l’exercice du mandat régional consiste en effet à
assurer une médiation pratique par laquelle l’élu s’efforce d’obtenir des
ressources financières du Conseil régional susceptibles de profiter à ses
interlocuteurs territoriaux. Si cette exigence de rétribution, qui fait de l’élu un
courtier (broker) au service de ses partenaires locaux1, participe à la
construction d’un rôle spécifique, elle n’en prend pas moins des formes
variables en fonction du rang et du statut qu’occupe l’élu régional dans
l’espace politique local.
1. Pratiques représentatives et exercice d’un rôle d’intermédiaire
Dans ce type d’activité, les élus régionaux exercent une médiation par
laquelle ils s’attachent à obtenir l’attribution de financements publics
régionaux destinés à la réalisation d’opérations très diverses dans le
département, le canton ou la commune dont ils sont issus. L’observation des
dossiers de financement déposés par les élus devant le Conseil régional d'une
part, et des fonds de concours accordés par sa commission permanente d'autre
part, témoignent de la très grande diversité des aides pour lesquelles un même
élu régional est amené à intervenir comme intermédiaire (aides à la
construction de lycées, aides à la rénovation de bâtiments municipaux, aides à
la création d’entreprises et à l’emploi, prêts, avances et bonifications
d’intérêts, aides à l’aménagement touristique, aides au développement rural,
aides à la rénovation d’équipements publics, etc.). Les médiations exercées
par les conseillers régionaux sont réalisées tout d’abord au profit d’instances
politiques locales2 pour la conduite de projets à financements croisés, soit
directement lorsqu’ils y occupent une position élective (voire des
responsabilités au sein de l’exécutif), soit indirectement dès lors qu’ils en ont
reçu la demande par un autre élu local. Mais ils agissent également au
bénéfice de multiples interlocuteurs privés3 avec lesquels ils entretiennent des
échanges quotidiens, et qui voient dans «leurs» représentants régionaux des
entremetteurs dont le savoir-faire politique — leur connaissance des critères
de classement et de sélection des dossiers de financement, leur capacité
d’accès direct aux services administratifs, leur aptitude à intervenir auprès
des élus influents, des présidents des commissions de travail et des membres
de la commission permanente — est susceptible de renforcer les chances
1
La notion de courtier (ou intermédiaire) est entendue ici dans le sens que lui accorde Jeremy
Boissevain (cité par Médard, 1976, p. 113) : «Un courtier social met les gens en relation les uns
avec les autres soit directement, soit indirectement pour le profit. Il comble le fossé des
communications entre les personnes, les groupes, les structures et même les cultures. Un courtier
est donc un manipulateur professionnel de personnes et d’informations pour créer de la
communication».
2
Conseil général, municipalités, communautés urbaines et districts, communautés de communes,
syndicats intercommunaux, syndicats mixtes, etc.
3
Etablissements consulaires, associations, organismes techniques, entreprises, etc.
169
d’octroi d’un financement régional. Ces organisations bénéficient certes de la
possibilité de déposer elles-mêmes leurs demandes de financement sur le
bureau de l’exécutif régional, voire de confier celles-ci à un conseiller
économique et social qui sera en mesure de les faire valoir auprès de certains
élus et membres de l’administration. Mais le courtage exercé par des élus
politiques constitue incontestablement la voie privilégiée par les responsables
locaux pour faire suivre leurs dossiers tout au long de leur cheminement
administratif et politique au Conseil régional, et éviter notamment qu’ils
soient refusés ou «mis en veille» par les services administratifs chargés de
leur instruction. C’est la raison pour laquelle l’action des conseillers
régionaux ne se limite pas à la participation aux réunions officielles du
Conseil régional (séances plénières) ; elle se double d’un travail plus
officieux par lequel l’élu régional s’engage, pour le compte de responsables
publics et privés dont il cherche le soutien sur un territoire politique, à porter
devant l’exécutif régional un certain nombre de demandes de dotations
financières, puis à suivre l’instruction des dossiers par les services
administratifs, et enfin à les défendre (ou les faire défendre) au sein du
groupe inter-assemblée (GIA) concerné1, de la commission de travail
compétente, et surtout de la commission permanente chargée de voter les
fonds de concours régionaux2.
Le rôle d’intermédiaire financier est devenu un modèle de
comportement largement institutionnalisé dans l’espace régional, à un point
tel que la plupart des élus régionaux se sentent tenus de revendiquer devant
leurs interlocuteurs de la commune et du département (notamment à travers la
presse locale) leur vocation à défendre des intérêts territorialisés.
L’institutionnalisation d’un rôle de représentant d’un territoire doit être
rapportée, tout d’abord, aux logiques sociales autour desquelles s’organise la
vie politique locale. C’est principalement dans le département que se
structurent les entreprises politiques, que se consolident les réseaux de
pouvoir et que s’organise la compétition entre leaders territoriaux. Cette
particularité implique un certain nombre de contraintes pour les représentants
régionaux. Pour les élus de second rang (en position d’allégeance au sein
d’une entreprise de pouvoir), la construction de la carrière politique demeure
1
Les GIA sont des instances paritaires composées de conseillers régionaux et de conseillers
économiques et sociaux. Créés au début des années 1980 en Aquitaine, portés à huit en 1988,
puis à onze en 1992, ils sont officiellement chargés d’assurer une meilleure coordination entre
les deux assemblées pour l’établissement de dossiers de financement régionaux. Ils se sont
rapidement révélés être en pratique des lieux privilégiés permettant aux responsables sectoriels
de défendre personnellement les dossiers de leur secteur devant les élus politiques et
l’administration du Conseil régional. La quasi-totalité des projets de financement du Conseil
régional sont soumis pour avis aux GIA.
2
Créée par la loi du 6 février 1992, la commission permanente est une émanation de l’assemblée
délibérante, composée à la représentation proportionnelle. Elle s’est substituée au bureau du
Conseil régional. Elle est l’instance chargée de délibérer sur les affaires courantes et, plus
particulièrement, de se prononcer sur l’attribution de dotations régionales dans l’application des
programmes d’action et du budget annuel adoptés par l’assemblée régionale.
170
en effet étroitement dépendante de leur aptitude à se placer au service d’un
leader, et de leur disposition à faire valoir leur dévouement et leur fidélité à
l’égard d’une équipe politique. Dans ce contexte, une grande partie de leurs
actions n’est pas consacrée à la conquête de positions de pouvoir nouvelles
(même si c’est là un des objectifs sur le moyen terme), mais à préserver des
liens d’appartenance locaux pour conserver leur position au sein de l’équipe
dont ils sont issus. Ces élus se montrent particulièrement attentifs aux attentes
de leurs pairs et plus particulièrement de leur leader. On comprend dans cette
perspective que l’une de leurs préoccupations centrales est d’adopter un rôle
d’intermédiaire entre les intérêts constitués de l’entreprise politique dont ils
sont issus d’une part, et le pouvoir régional d’autre part. Pour les élus en
position dominante dans l’espace politique local, ensuite, le maintien de leur
autorité reste dépendant de leur aptitude à maintenir des réseaux de clientèles
(politiques, économiques, socioprofessionnelles, associatives) sur leur
territoire politique (Becquart-Leclerc, 1979). Pour le leader politique qui
accède à des charges régionales, le rôle de courtier est étroitement lié à
l’ensemble diffus d’attentes de son entourage clientélaire, qui l’incitent à la
distribution des avantages financiers qu’il peut mobiliser dans son activité
régionale. Il faut enfin préciser que pour l’ensemble de ces élus (en position
d’allégeance ou de leadership), l’adoption de pratiques de courtage ne
découle pas seulement des attentes de rôle particulières de leurs publics ; elle
n’est pas non plus le seul produit de calculs stratégiques visant le
renforcement d’un pouvoir territorial ; elle découle aussi plus simplement de
la croyance généralisée en la nécessité de rétribuer son entourage (ses pairs,
ses clientèles) par des avantages symboliques ou matériels afin de s’assurer
des fidélités politiques durables1.
Dans une perspective plus stratégique, le rôle d’intermédiaire est
indissociable des objectifs individuels liés aux impératifs de réélection ou
d’accession à d’autres mandats sur le territoire. Parce qu’il est soumis à
l’appréciation permanente des citoyens qui l’ont mandaté, l’élu politique
consacre en effet une grande partie de son temps à entretenir par des gestes
symboliques le lien de figuration qui fait de lui le porte-parole d’une
communauté et d’un territoire. Pour susciter l’adhésion des citoyens, l’élu est
amené à adopter, sur le territoire de l’échange électoral, des comportements
et des attitudes qui répondent le plus fidèlement possible aux attentes de rôle
supposées des différents «publics» qui composent sa base électorale. Au
cours des nombreux rôles que l’élu local est amené à endosser pour s’assurer
la reconnaissance de ceux qui l’ont élu, la manifestation de signes rappelant
l’appartenance à une communauté sociale, les marques de la présence sur le
territoire, ainsi que l’expression du don de soi et du dévouement au corps
social, se présentent comme les stratégies de présentation de soi les plus
1
C’est en ce sens qu’il faut interpréter la distinction faite par J. C. Wahlke et al. (1962) entre le
«rôle prescrit» (tel qu’il découle des prescriptions d’attitudes générées par les attentes des
interlocuteurs) et le «rôle subjectif» (tel qu’il est perçu par celui qui l’endosse).
171
habituelles. Pour les représentants régionaux, dont le mandat permet
difficilement de s’auto-imputer des décisions publiques régionales (adoptées
par une assemblée assez méconnue par le citoyen ordinaire et dont les
financements viennent bien souvent alimenter des projets croisés mis en
œuvre par des acteurs locaux), le rôle d’intermédiaire constitue ainsi un
modèle de conduite (à la fois stratégique et prescrit) susceptible de leur
permettre de faire valoir leur action régionale dans le cadre restreint de leur
territoire d’influence. Leur intervention au profit d’organisations sectorielles
est à ce titre loin d’être négligeable dans la mesure où celles-ci agissent ellesmêmes comme des intermédiaires locaux vers différentes communautés de
citoyens.
2. Statuts différenciés et variations de rôle
Endossé par la très grande majorité des élus ayant (ou cherchant) une
implantation politique sur un territoire, le rôle d’intermédiaire n’en prend pas
moins des formes variables d’un représentant à l’autre, en fonction de sa
position dans les configurations politiques locales, des spécificités de son
itinéraire politique, et enfin du type de territoire (urbain ou rural) sur lequel il
construit sa carrière politique.
L’apprentissage du rôle d’intermédiaire varie selon que l’élu régional
est en position d’allégeance dans son département, ou qu’il est en mesure
d’exercer un leadership sur une équipe territoriale1. La capacité des élus
régionaux à influer sur le travail du Conseil régional (sélection et instruction
des dossiers de financement, élaboration de projets, procédures de vote)
demeure en effet étroitement liée à la position d’autorité qu’ils occupent dans
leur département. Il faut en rechercher la raison principale dans la difficulté
rencontrée par les équipes dirigeantes du Conseil régional à intervenir
directement dans les départements (Rangeon, 1993), et dans la nécessité pour
eux de s’assurer la collaboration directe des élus régionaux les plus à même
de faire jouer leur influence politique sur les territoires infra-régionaux. C’est
ainsi que les élus territoriaux en position de leadership local se voient
généralement confiés un siège de vice-président2 et un certain contrôle sur les
1
Il ne faudrait pas conclure, cependant, que les élus sont soit en situation d’allégeance, soit en
situation de leadership. La réalité est forcément plus complexe. Certains maires, par exemple,
placés sous l’autorité d’un grand «feudataire» territorial (ministre et président du Conseil
général), n’en sont pas moins en position de leadership dans leur ville vis-à-vis de toute une
clientèle politique locale.
2
Bien évidemment pour ceux qui appartiennent à la majorité du Conseil régional. Cette situation
est particulièrement nette avant les premiers effets des lois de 1985 limitant le cumul des
mandats. En 1986, en Aquitaine, l’exécutif régional, placé sous la présidence de J. ChabanDelmas, comptait parmi ses 10 membres quatre sénateurs (dont J. François-Poncet, président du
Conseil général du Lot-et-Garonne, et J. Valade, ministre en exercice), quatre membres influents
de Conseils généraux ou de la communauté urbaine de Bordeaux (dont un ancien ministre). Ces
élus influents sont certes moins nombreux dans les exécutifs régionaux depuis 1988-1989 ; ils
172
programmes engagés par le Conseil régional dans leur département. Elus
régionaux en même temps que représentants territoriaux, ces leaders peuvent
faire valoir leur double position d’influence, locale et régionale, pour
intervenir dans les processus d’attribution de crédits financiers et jouer ainsi
un rôle d’intermédiaire politique. Parce qu’ils sont des élus locaux influents,
parfois incontournables, ils sont en mesure de négocier leur participation à
l’exécutif régional en faisant valoir (directement auprès du président du
Conseil régional) l’intérêt d’attribuer des fonds de concours à des projets
majeurs intéressant leur ville ou leur département. Par leur statut de viceprésident, ils apparaissent également en mesure de faire jouer leur autorité,
d'une part dans les différents lieux de concertation internes aux assemblées
(groupes politiques, commissions, GIA, sessions en assemblée plénière),
d'autre part auprès des services administratifs régionaux qui instruisent les
dossiers. C’est ainsi essentiellement leur statut de leader et leur «rang» dans
l’espace politique local qui leur permettent de bénéficier d’arbitrages
financiers favorables à leur territoire. En revanche, pour la grande majorité
des élus régionaux, dont la position locale (situation d’allégeance) et/ou
régionale (membre de l’opposition) ne leur permet pas d’exercer leur autorité
sur le travail de l’exécutif régional, le rôle de courtier consiste plus
modestement, d’une part à porter des demandes de financement intéressant
des organisations locales devant le Conseil régional et à intervenir auprès des
services administratifs pour s’assurer de leur instruction, d’autre part à
informer localement les différents acteurs territoriaux des possibilités de
financements régionaux dont ceux-ci ignorent le plus souvent l’existence.
Dans de tels cas, le rôle de courtier n’implique pas forcément l’existence
d’une coercition ou d’un pouvoir, mais suppose l’exercice d’une médiation
prenant le caractère d’un service rendu.
L’itinéraire politique de l’élu régional est un autre élément d’explication
des pratiques différenciées liées au rôle d’intermédiaire. L’apprentissage du
rôle dépend en effet des conditions par lesquelles le responsable local a
accédé au mandat régional, et plus largement du parcours social qui l’a
conduit à des charges électives. En effet, c’est en fonction des connaissances
et des savoir-faire particuliers qu’il a acquis en différents lieux de l’échange
politique, où il a progressivement intériorisé les règles du jeu politique, que
l’élu régional est amené à jouer son rôle de courtier. La différence est
particulièrement nette entre les élus qui ont accédé au mandat régional par
des filières non-politiques, ceux qui sont issus du militantisme partisan, et
enfin ceux dont le mandat s’inscrit dans un parcours plus traditionnel de
construction de la carrière politique par le cumul des mandats. Pour les élus
régionaux qui se sont imposés dans le cadre d’activités socioprofessionnelles
ont toutefois été le plus souvent remplacés par des élus qui leur restent fidèles et agissent sous
leur autorité directe.
173
ou associatives1, le travail réalisé dans l’exercice de leur mandat politique
reste en grande partie consacré à maintenir des contacts privilégiés avec les
organisations de leur secteur, et à assurer à ces dernières des possibilités
croissantes d’accès aux financements régionaux. Le rôle d’intermédiaire est
d’autant plus manifeste qu’un certain nombre d’entre eux ont été enrôlés dans
des équipes politiques pour assurer une meilleure intégration de leurs
organisations sectorielles dans l’espace politique régional. Un tel rôle
apparaît d’autant plus évident pour les élus issus d’associations de protection
de l’environnement et de la qualité de la vie (listes écologistes), ou de
défense des traditions et cultures locales (listes CPNT), dont le programme
électoral est explicitement lié à la défense de secteurs particuliers de la vie
sociale. Pour les responsables politiques issus du militantisme, qui n’ont pas
encore de véritable clientèle politique ni de base électorale, et dont l’activité
n’est pas professionnalisée, la dépendance à l’égard d’un leader les conduit le
plus souvent à n’être que le commissionnaire de ce dernier. En ce sens, l’élu
militant ne joue pas totalement le rôle d’intermédiaire puisqu’il n’est pas un
véritable interlocuteur local et n’agit que dans l’ombre d’un chef. Ce sont les
élus cumulants, ceux pour qui l’activité politique est un métier, qui adoptent
les comportements les plus conformes au rôle d’intermédiaire. La médiation
est pour eux le moyen de s’assurer des fidélités territoriales en répondant aux
attentes supposées de leurs clientèles politiques et de leurs électeurs.
Enfin, le rôle de courtier prend des formes différentes selon que l’élu
régional est établi sur un territoire politique en milieu rural, ou qu’il est issu
d’un territoire urbain. Pour les élus implantés dans les circonscriptions rurales
(le canton, la petite municipalité), le travail quotidien est constitué d’activités
relationnelles, et l’exercice de la représentation politique apparaît étroitement
lié au contrôle social qu’ils peuvent exercer sur une partie de leur électorat
ainsi que sur des responsables locaux participant à la vie économique,
politique et associative du pays. Par la transmission de demandes de
financement au Conseil régional, l’élu cherche généralement à rétribuer une
diversité d’acteurs pour renforcer son influence et construire des réseaux de
clientèle élargis à l’ensemble des secteurs de la vie sociale. Contrairement
aux élus ruraux, les élus issus de municipalités urbaines sont plus souvent, en
raison de la division des tâches qui caractérisent les formes du gouvernement
municipal en milieu urbain, spécialisés dans des domaines d’action publique
(accueil des entreprises, gestion des quartiers en difficulté, animation
culturelle, action sanitaire et sociale, etc.). Plus que le courtier d’une clientèle
territoriale, il n’est pas rare alors qu’ils continuent, dans leur action régionale,
à intercéder en faveur du domaine d’activités sur lequel ils peuvent exercer
une influence, et que leur rôle d’intermédiaire ait ainsi une dimension plus
sectorielle que territoriale.
1
Certains sont d’anciens membres du CESR qui ont saisi l’opportunité de l’engagement
politique lors des premières élections régionales en 1986 ; d’autres ont été recrutés lors de la
constitution des listes électorales, pour leur notoriété dans le département.
174
B. La difficile gestion des exigences contradictoires
Parce qu’il conduit à se présenter devant des publics qui sont porteurs
d’intérêts contradictoires, le rôle d’intermédiaire expose les élus régionaux à
des exigences normatives partiellement incompatibles. La multipositionnalité
liée au rôle d’intermédiaire (qui implique au minimum deux publics) les
conduit en effet à intervenir dans des contextes d’action différents, et à
multiplier ainsi les contacts avec des interlocuteurs dont les attentes peuvent
s’avérer contradictoires. Erving Goffman souligne dans cette perspective que
«l’activité de l’intermédiaire est bizarre, intenable et dépourvue de dignité,
oscillant comme elle le fait entre deux apparences opposées et deux principes
de loyauté différents» (1973, p. 145). Dans la gestion simultanée de leurs
mandats, les représentants politiques sont conduits à adopter des attitudes et
des discours adaptés aux situations d’échange dans lesquelles ils se trouvent,
c'est-à-dire de répondre à des prescriptions de rôle fondées sur des normes,
des valeurs, des codes et des principes de légitimité spécifiques à ces
situations. En fonction des sites d'interaction, les élus régionaux sont amenés
à faire usage de registres de légitimité différents pour justifier leur action, en
cherchant à être en conformité avec les attentes de leurs interlocuteurs, mais
aussi avec les images qu'ils se font de leur propre fonction dans chaque site.
On parlera ainsi de contradiction ou de conflit dans l’ensemble de rôles1
auxquels sont tenus les conseillers régionaux lorsque les rôles qu’ils
endossent dans un contexte d’interaction donné apparaissent partiellement
incompatibles avec celui (ou ceux) joué(s) simultanément dans un autre
contexte2.
1. La construction de rôles différenciés liés au mandat régional
Suivant les publics auxquels ils s’adressent et en fonction des
prescriptions d’attitude et de discours que leur impose chaque situation, les
élus régionaux sont amenés, dans leur activité de représentation, à justifier
très différemment l’action qu’ils mènent au titre de leur mandat régional.
S’ils sont ainsi conduits à jouer des rôles contradictoires, c’est principalement
parce que les attentes et les intérêts des interlocuteurs territoriaux avec
lesquels ils ont des contacts quotidiens diffèrent sensiblement des
représentations attendues de leur rôle dans l’instance publique régionale.
1
On emprunte ici la notion d’ensemble de rôles (role set) à Robert K. Merton (1983), pour
désigner les rôles associés qui correspondent à un ensemble de positions (ou de statuts). En
l’occurrence, il s’agit des rôles associés aux différentes positions occupées par les élus régionaux
dans l’espace politique.
2
Il y a contradiction de rôles si un individu est amené à jouer des rôles partiellement
incompatibles à un moment donné, et non à des moments successifs de sa vie. Les rôles endossés
varient certes avec le temps, mais il serait préférable, dans cette perspective, de parler de
«séquences» ou de «successions» de rôles contradictoires, plutôt que de contradiction de rôles.
175
Pour la très grande majorité des acteurs locaux (élus politiques,
fonctionnaires territoriaux, agents de l’Etat, décideurs socio-économiques,
responsables associatifs), la région constitue rarement, en effet, un horizon
d’action considéré comme approprié à la gestion de leurs activités. Le
département et la commune, où s’établissent des liens réticulaires et des
affinités durables, restent le plus souvent perçus comme les échelons
politiques les plus adaptés au traitement public des problèmes locaux. Si l’on
doit admettre que les élus régionaux sont amenés à modifier constamment la
définition de leur rôle de représentant en fonction de chaque contexte
d’interaction, on peut identifier deux principaux registres d’argumentation
(contradictoires) par lesquels ils justifient l’action menée au titre de leur
mandat1 : selon le premier, leur action est consacrée à la réalisation
d’objectifs «régionaux» dégagés des intérêts territorialisés dont ils sont
porteurs au titre de leur(s) autre(s) mandat(s) ; selon le second, elle est mise
au service d’une communauté de proximité (territoriale, politique,
sectorielle).
Lorsque les élus régionaux interviennent dans le cadre des séances
plénières de l’assemblée régionale et des diverses structures placées sous
l’autorité de l’exécutif régional2, lorsqu’ils sont amenés à négocier avec les
représentants d’autres organisations régionales (publiques ou privées), ou
encore lorsqu’ils sont contraints d’intervenir dans le cadre de leur mandat sur
des sites éloignés de leur territoire politique, ils sont conduits à recourir à des
registres de justification valorisant le cadre régional comme espace d’action
collective et comme territoire pertinent pour l’élaboration des décisions
publiques. Dans la plupart des situations d’échange où un élu se trouve ainsi
confronté à des publics qui ne sont pas attachés au territoire de proximité sur
lequel il exerce quotidiennement son activité3, l’expression de l’appartenance
territoriale apparaît d’autant plus difficile qu’elle ne correspond ni aux
attentes de ses interlocuteurs, ni aux principes de la représentation
démocratique. Dans ses comportements publics, l’élu est tenu d’ignorer toute
position ou fonction occupée dans des arènes non-régionales, de masquer les
intérêts territorialisés dont il est porteur et de dissimuler les conduites qui
pourraient rappeler des liens de dépendance à l’égard d’une entreprise
politique locale. L’analyse des prises de parole au sein des assemblées
1
Ces deux registres sont présentés ici comme des «types», c'est-à-dire qu’ils ne s’expriment
jamais en réalité d’une façon aussi nette et n’existent pas comme des répertoires rigides dont
pourraient faire usage tous les élus régionaux. C’est toujours en fonction de leur position dans le
jeu et de la nature de leur(s) interlocuteur(s) que les élus utilisent ces registres selon toute une
palette de nuances et de variations.
2
Les commissions de travail, les «agences» et associations directement rattachées au Conseil
régional, le Comité régional du tourisme (CRT), etc.
3
Soit parce qu’ils sont issus d’autres territoires (cas de ses pairs dans les échanges d’assemblée),
soit parce que leur horizon d’action est la région (cas des administrations régionales ou de la
presse quotidienne régionale), soit encore parce qu’ils privilégient des logiques d’action
sectorielles (cas d’organismes économiques, de syndicats, d’associations, etc.)
176
régionales permet de dégager quelques thèmes récurrents autour desquels est
construit le discours des élus en situation de représentation régionale.
En premier lieu, l’entité politico-administrative régionale acquiert, dans
les discours tenus, une unité que les élus semblent largement méconnaître
dans leurs conduites pratiques. La valorisation des critères d’homogénéité
tend à présenter le territoire régional comme un espace intégré et unitaire. La
notion d’«intérêt régional», calquée sur le principe d’intérêt général dont
s’inspire l’administration d’Etat, est évoquée de façon insistante, à la fois par
la recherche de critères de distinction (par rapport aux intérêts
départementaux) et par la quête de critères d’identité. Le citoyen est ensuite
replacé au cœur de l’action régionale, comme s’il se substituait aux intérêts
territoriaux dont les élus sont porteurs. Certes, les revendications territoriales
se dessinent nettement dans les joutes d’assemblée, mais elles sont toujours
présentées sous couvert de la défense d’une équité territoriale qui doit
permettre à tout citoyen de bénéficier des sources de financement dégagées
par le Conseil régional. Les registres de justification tendent également à
réactiver les découpages partisans (droite-gauche) comme principes de
division pertinents dans l’espace politique régional. Le classement des enjeux
et des luttes en termes partisans est indissociable des contraintes de rôle
imposant aux représentants régionaux de dissimuler les enjeux et les clivages
territoriaux. Enfin, le mandat régional semble investir les élus régionaux d’un
rôle critique par lequel ils sont amenés à dénoncer tout usage clientélaire des
ressources financières régionales (critique du «saupoudrage» des crédits). Les
contraintes de rôles conduisent en d’autres termes les élus à mettre en cause
des pratiques dont ils sont en privé les premiers à revendiquer la paternité.
L'intervention des élus régionaux dans les arènes de proximité où ils
exercent leur activité politique quotidienne (la commune, l'agglomération, le
canton, le département…) révèle l'usage de registres de justification
sensiblement éloignés des grands principes affichés au cœur des instances
régionales. Certes, il apparaît difficile de distinguer ces registres de
l’ensemble varié des prescriptions qui pèsent en général sur les conduites
publiques des élus locaux : les rôles attachés au mandat régional s’inscrivent
en effet dans les différents rôles habituellement tenus par les élus locaux, qui
sont déterminés moins par la nature du mandat que par la position de l’élu
politique dans les différents segments de la société locale et par les attentes
des groupes organisés les plus influents sur le territoire. A ce titre, l’une des
premières spécificités des rôles attachés au mandat régional, dans les
territoires de la représentation, est de présenter peu de spécificité par rapport
aux principaux modèles de comportements et de discours suivis par
l’ensemble des élus locaux. Toutefois, les élus régionaux, dans leurs actions
locales, sont amenés à intégrer la dimension régionale de leur parcours
politique dans les registres d’argumentation venant justifier leurs choix et
leurs comportements.
177
L’exigence de recourir à des attitudes, à des discours et à des symboles
rappelant l’appartenance à une communauté politique locale1 constitue une
dimension essentielle des conduites de rôle adoptées localement dans
l’exercice du mandat régional2. Une telle exigence trouve certes un
fondement dans les attentes (formulées ou supposées) de groupes d’acteurs
présents sur le territoire politique de l’élu — et en premier lieu dans celles de
l’équipe politique dont l’élu est issu et de sa base électorale. «Elu du sol»,
l’élu est tenu de faire valoir son attachement et son dévouement à un territoire
et aux groupes sociaux sur lesquels il exerce son autorité, à la fois par
l’adoption de gestes et de discours symboliques, et par la valorisation de
certaines propriétés sociales censées exprimer tacitement cette appartenance3.
Mais la nécessité de faire valoir l’appartenance locale se trouve renforcée par
la détention du mandat régional, à double titre. D’abord parce que le mandat
régional, en lui-même, n’exprime pas le lien particulier qui unit son détenteur
et un territoire. Le scrutin régional n’est en effet pas favorable à
l’identification de l’élu régional à un espace territorial, puisque celui-ci est
désigné sur une liste dans le cadre du département et qu’il ne peut
revendiquer l’existence d’une base électorale personnelle. Faire valoir le lien
de proximité, au titre d’un mandat qui apparaît éloigné des intérêts
spécifiques d’une communauté territoriale, implique ainsi de multiplier les
coups de force symboliques, en manifestant notamment avec insistance des
signes d’appartenance territoriale et sociale. Ensuite, les prescriptions
imposant la proximité s’expliquent par le fait que le mandat régional permet
difficilement de s’investir du nouveau rôle d’élu-entrepreneur valorisé par les
acteurs locaux4. Le Conseil régional reste en effet une instance dont les
compétences sont encore mal identifiées, et dont les actions se limitent bien
souvent à des participations (sous forme de fonds de concours), pour des
projets dont la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage sont le plus
généralement confiées à des instances locales5. Le mandat régional n’est à ce
1
On ne suppose pas ici l’existence d’une telle communauté. Elle est largement le fruit des
images et des croyances que les élus cherchent à mobiliser en formulant des critères
d’appartenance qui peuvent varier d’un groupe à l’autre (critères sociaux, territoriaux,
identitaires, historiques, géographiques, politiques, partisans, etc.).
2
Il convient de rappeler que les rôles et les stratégies suivis par les acteurs sociaux peuvent être
tout à fait convergents. En l’occurrence, l’exigence d’exprimer l’appartenance à une
communauté est à la fois une prescription de rôle liée aux attentes des publics locaux et une
attitude stratégique pour les élus locaux dont l’objectif est d’asseoir une carrière politique locale.
3
En mettant en avant les critères socialement les plus valorisant comme, en milieu rural,
l’origine agricole ou familiale (Abélès, 1989), ou, en milieu urbain, la réussite professionnelle,
les services rendus à la communauté ou l’accès privilégié aux sphères nationales.
4
Le rôle de l’élu-manager est intrinsèquement lié aux nouvelles formes de légitimité émergeant
dans les années 1980, fondées sur des critères de compétence et d’efficacité gestionnaire, et qui
ont été renforcées avec la décentralisation et la responsabilisation des élus dans la mise en œuvre
de politiques publiques locales.
5
Le Conseil régional, à l’exception des domaines de l’éducation (lycées, université) et de la
formation professionnelle, n’a en effet pratiquement jamais la maîtrise d’ouvrage des projets
qu’il contribue à financer. Non seulement, il ne dispose d’aucun patrimoine à l’exception de
178
titre pas propice à des pratiques d’auto-imputation de la réussite de «grands
projets» dont les entrepreneurs politiques se font généralement les hérauts.
Pour s’assurer localement la reconnaissance d’une position de
représentant territorial, les élus régionaux se montrent particulièrement
attentifs à réaliser une mise en correspondance entre les enjeux localisés
intéressant leurs interlocuteurs locaux d’une part, et les actes qu’ils engagent
au titre de leur mandat régional d’autre part. Ils sont conduits en pratique à
adopter un rôle de courtier et à le valoriser dans leurs discours publics. La
recherche du lien territorial les conduit également, lorsqu’ils sont en contact
avec leurs publics locaux, à identifier et présenter l’espace politique régional
moins comme un espace de la représentation ou comme un échelon
d’intervention publique, que comme un simple échelon de répartition de
crédits publics. La production des images et des représentations portant sur la
région emprunte beaucoup, à ce titre, aux normes d’action et au discours
technocratique sur lesquels les administrations d’Etat se sont appuyées dans
les années 1960-1970 pour justifier la mise en place d’un échelon politicoadministratif régional (la région comme échelon d’intervention «surimposé»
visant la rationalisation des interventions de l’Etat dans les domaines du
développement économique et de l’aménagement du territoire). Dans le cadre
de la décentralisation, la réappropriation d’un tel discours par les élus prend
un tout autre sens dans la mesure où les collectivités locales (dont la région)
ont désormais la vocation à devenir des lieux où s’élaborent de véritables
politiques publiques sous l’autorité d’un exécutif politique. L’usage (souvent
implicite) d’énoncés et de savoirs issus du contexte de l’Etat jacobin (la
région comme espace de concertation, la région comme «relais» dans l’accès
à l’Etat et aujourd’hui aux Communautés européennes, la région comme
espace de répartition des financements publics) contribue ainsi à figer la
nouvelle collectivité dans un statut ancien qui la distingue des autres niveaux
d’action publique, et valorise l’échelon local comme le niveau pertinent où
s’exerce le lien de représentation. Dans une telle perspective, l’idée
tacitement soutenue est que l’intervention publique sur le territoire doit
prioritairement être engagée dans le département et la commune où
s’établissent les médiations essentielles entre les différentes organisations de
la vie locale.
2. La dissimulation des contradictions de rôles
La gestion de rôles contradictoires constitue une dimension essentielle
du statut d’intermédiaire dont s’investissent la majorité des élus régionaux.
l’Hôtel de région et des lycées, mais surtout, il ne jouit pas de compétences exclusives dans les
principaux domaines couverts par son action (l’aménagement du territoire, le développement
économique, le tourisme) et participe le plus souvent à des opérations à financements croisés
dont il n’a pas la maîtrise.
179
L’intensité des conflits de rôles, cependant, varie sensiblement selon que
l’élu appartient à la majorité politique du Conseil régional ou à un groupe
d’opposition. D'autre part, parce que le recours au rôle n’est pas toujours
calculé, il conduit ces derniers à des contradictions logiques dans leurs
attitudes et leurs discours, qu’ils ne sont pas toujours en mesure de
dissimuler.
La position des élus et la gestion des conflits de rôles
Les élus sont conduits à adopter des rôles en fonction des contextes
d’action dans lesquels ils interviennent. Le choix du rôle n’est toutefois pas
dépendant de ces seuls contextes ; il demeure largement conditionné par le
statut particulier de l’élu dans le système politique local, par son intégration
plus ou moins forte dans des réseaux d’affinités politiques, ainsi que par sa
position dans les instances régionales. Il semble, à ce titre, que l’appartenance
à la majorité régionale génère des prescriptions de rôles assez lourdes pesant
sur les attitudes locales des élus régionaux, dont la principale est
l’impossibilité d’adopter des conduites et des discours traduisant un
désaccord manifeste avec les orientations adoptées par l’exécutif régional.
Des conflits de rôles particulièrement saillants émergent en effet lorsque les
attentes exprimées localement par certains groupes d’acteurs à l’égard de
l’élu régional, se révèlent partiellement incompatibles avec les choix réalisés
par la majorité du Conseil régional dont ce dernier est tenu d’être solidaire.
Certes, l’élu, en tant qu’intermédiaire, cherche à donner à chaque
groupe qu’il côtoie — ses interlocuteurs locaux d’un côté, ses pairs de la
majorité régionale de l’autre — l’impression fallacieuse qu’il est le plus
fidèle envers lui qu’envers les autres (Goffman, 1973, p. 144). Il est à ce titre
susceptible, dans chaque situation, de faire croire qu’il intervient dans un sens
favorable au groupe avec lequel il interagit. L’élu régional est amené, en ce
sens, à adopter des attitudes envers son entourage local partiellement
inconciliables avec celles qu’il adopte lors des interventions au Conseil
régional et des échanges avec les autres membres de la majorité. Mais, dans
l’espace politique local, les sites d’interaction sont loin d’être isolés les uns
des autres. L’emboîtement territorial des collectivités locales conduit les
mêmes entreprises politiques à exercer leur influence aux différents niveaux
de l’organisation politico-administrative (communal, intercommunal,
départemental et régional). Le personnel politique régional est en grande
majorité directement issu des équipes politiques locales. La transversalité des
réseaux politiques et l’interpénétration des configurations d’acteurs
conduisent ainsi les élus politiques à être soumis, dans une même arène de
jeu, à des exigences contradictoires liées à la présence de plusieurs publics
porteurs d’intérêts divergents. Les conflits de rôles trouvent une expression
particulièrement visible lors des situations où deux publics se retrouvent
physiquement dans un même site d’interaction. C’est le cas par exemple à
180
Bordeaux, où un grand nombre d’élus régionaux de la majorité RPR-UDF,
proches de l’entourage d’Alain Juppé (élu à la mairie en 1995), sont amenés à
intervenir quotidiennement dans la gestion des problèmes municipaux. Mais
les conflits de rôles sont le plus souvent générés par la presse quotidienne
locale et régionale lorsqu’elle rend compte des propos tenus par les élus
régionaux, et qu’elle les confronte ainsi simultanément à plusieurs publics.
Devant les risques de conflits de rôles, les élus sont alors conduits à préférer
des discours lénifiants, à recourir à des représentations neutres, à donner une
image consensuelle de leur rôle de représentant, et à présenter d’une manière
indistincte les intérêts territoriaux et régionaux.
Pour les élus appartenant à la majorité régionale, la principale difficulté
est d’adopter, dans les espaces de proximité, des comportements et des
discours qui ne soient pas en contradiction avec les orientations suivies par
l’exécutif politique auquel ils sont censés accorder un soutien inflexible.
L’implication de ces élus dans les choix publics régionaux leur interdit en
effet d’adopter des attitudes critiques à l’endroit de décisions auxquelles ils
ont participé et les conduit à composer en faisant des choix tenant compte des
exigences contradictoires. Cette difficulté est de surcroît accentuée par le fait
que de nombreux conseillers régionaux, cumulant plusieurs mandats, sont
élus dans des instances locales ou départementales dont les actions publiques
viennent concurrencer, dans certains domaines, des opérations entreprises par
l’exécutif du Conseil régional. Pour les représentants de l’opposition
régionale, en revanche, la double appartenance locale et régionale ne suscite
pas de contradictions majeures dans la mesure où ils affichent la plupart du
temps une hostilité aux décisions adoptées par la majorité politique du
Conseil régional.
La multiplicité et la diversité des attentes que les élus doivent savoir
gérer sur leur territoire politique et au sein de l’assemblée régionale, la
complexité des systèmes d’alliance politique structurés au niveau local (qui
ne reflètent pas forcément ceux du Conseil régional), l’emboîtement des
réseaux de pouvoir, les exigences de discipline partisane (plus ou moins bien
respectées), les impératifs de carrière et notamment de réélection, rendent
particulièrement difficile l’adoption de rôles cohérents liés au mandat
régional. Au mieux, l’élu peut modifier tendanciellement ses attitudes
publiques en fonction des différentes situations et des différents
interlocuteurs ; il peut également, lorsqu’il dispose des ressources politiques
suffisantes pour entrer en conflit avec les membres de sa propre majorité du
Conseil régional, faire prévaloir les attentes formulées par ses partenaires
territoriaux. Mais le plus souvent, il doit recourir à des rôles de composition
(dans les deux sens du terme) qui visent à ménager les différents intérêts en
présence, mais qui comportent aussi un risque principal : celui de susciter
l’insatisfaction de l’ensemble des interlocuteurs.
181
La difficile conciliation entre les représentations de rôle et l’expérience
pratique
Si les élus régionaux sont conscients de l’intérêt de modifier leurs
attitudes en fonction des contextes d’interaction, ils ne parviennent pas
toujours à concilier les exigences contradictoires que leur impose leur
mandat. Face à des publics spécifiés (par exemple le président du Conseil
régional, une association locale, les responsables de la fédération
départementale du parti) dont les attentes de rôle apparaissent claires et
explicites, les élus sont conduits à mobiliser un registre particulier venant
conforter l’image que ces publics se font du rôle de conseiller régional.
Inversement, en présence d’un public dont les attentes demeurent diffuses et
incertaines, l’élu doit faire preuve d’une capacité à intégrer, dans un même
ensemble de discours et d’attitudes, les différentes images contradictoires que
ce public est susceptible d’avoir. Ce dernier type de situation implique
l’usage de représentations générales présentant un caractère suffisamment
englobant pour satisfaire des attentes éclatées (Briquet, 1994). Mais il conduit
aussi à des contradictions patentes que les élus parviennent difficilement à
dissimuler, et qui sont particulièrement révélatrices des normes incompatibles
qui structurent l’ensemble de rôles des élus régionaux.
On prendra ici pour exemple les propos tenus lors des situations
d’entretien que nous avons eu avec des conseillers régionaux, et qui sont
significatifs des contradictions auxquelles ne peuvent échapper ces
représentants dans la mise en scène de leur rôle, face à un interlocuteur dont
les attentes ne sont pas a priori définies1. Les deux interventions restituées ici
montrent qu’en situation d’incertitude, les élus sont amenés à mobiliser
simultanément deux registres de perceptions difficilement conciliables, et qui
pourtant font l’objet d’un travail de mise en cohérence (premier cas). Elles
révèlent également que la présentation de soi ne se fait pas seulement par
l’usage de modèles savants, mais qu’elle est étroitement liée aux
connaissances et aux observations tirées de l’expérience. Le recours aux rôles
passe par un travail de mise en accord entre des représentations idéologiques
portant sur la fonction de représentant et tout un ensemble d’images, de
perceptions et de croyances acquises dans l’exercice du métier politique.
Monsieur S. nous reçoit dans son «ancien» bureau de la mairie de Germinac2,
qu’il n’occupe plus pour «laisser la place aux jeunes qui travaillent». Il a abandonné
1
On peut penser que l’universitaire, à l’instar du journaliste, est perçu par ces élus comme un
intermédiaire dans la transmission de l’information ; s’il est bien le seul interlocuteur présent
physiquement, il est loin d’être le seul public. Lors des entretiens, il apparaissait à ce titre évident
que les propos tenus par ces élus ne visaient pas uniquement notre personne, mais tout un
ensemble de publics susceptibles d’accéder à nos travaux, et dont les attentes peuvent
difficilement être anticipées par l’élu au cours de l’entretien.
2
Germinac et Mars-de-Manton sont les noms fictifs que nous donnons ici aux municipalités
auxquelles appartiennent messieurs S et D.
182
son mandat régional en 1992 au profit d’un de ses proches. Il a pendant longtemps
été l’un des interlocuteurs privilégiés de J. Chaban-Delmas à la Communauté urbaine
de Bordeaux.
«J’ai toujours considéré que Germinac devait avoir un conseiller régional… tout
comme elle doit avoir un ou deux conseillers généraux […]. En fait, la ville doit être
représentée dans toutes les institutions locales, compte tenu de son importance
démographique et de ses enjeux économiques. Il y a tellement de projets de taille qui
intéressent Germinac qu’on ne peut se passer d’un conseiller régional germinacais
[…]. J’ai d’ailleurs accepté de démissionner que quand j’ai eu la garantie d’être
remplacé par un autre Germinacais».
Environ 8 minutes plus tard…
«Je suis un fervent régionaliste. S’il y a une collectivité locale de trop, c’est le
département […]. J’ai toujours été frappé par l’absence d’esprit régional qui règne au
Conseil régional. Chacun intervient pour sa chapelle. Il n’y a aucune solidarité
d’ensemble. C’est vraiment dommage, car ça freine une évolution inéluctable avec
l’Europe […]. Mais ça, c’est la politique à la française, toute faite d’égoïsme et
d’intérêt personnel. Il n’y a pas de discipline […]. Quand j’étais au Conseil régional,
j’ai toujours cherché à lutter contre cela».
L’entretien se déroule dans la ville de Mars-de-Manton où monsieur D.,
conseiller régional et conseiller général, est en campagne électorale pour les
élections municipales de 1995. Il nous accorde un temps qu’il juge «précieux». Il
nous répond tout en envoyant quelques fax.
«Le mandat régional est un mandat de représentation. C’est le plus intéressant par
rapport au mandat de conseiller général […] car avec ce dernier, on est lié par des
rapports de proximité, on doit être toujours sur le terrain et on a pas de latitude
d’action… alors qu’au Conseil régional, on a la possibilité de penser sur le long terme
[…]. Ça nous permet de nous détacher de la gestion du quotidien et d’engager des
projets structurants de portée régionale, comme les routes par exemple. […] A la
région, le principal intérêt pour un élu, c’est de voir se dégager des priorités pour
l’avenir, qui ne sont pas liées au quotidien. Moi, je prends un grand plaisir à participer
à l’élaboration de certaines priorités dont je me dis qu’elles font entrer les gens dans
l’avenir […]. Contribuer, même si c’est de façon modeste, à la réalisation des voies de
communication, c’est autrement plus important que jouer au notable en distribuant
par-ci, par-là, quelques récompenses et quelques gratifications. […] Ça, c’est pas
encore bien compris, mais c’est ce qui me semble le plus important».
Environ 10 minutes plus tard…
«En fait, la région, il ne faut pas se le cacher, c’est un tiroir-caisse pour les lycées,
pour la ville, etc. Mon rôle, c’est surtout de répondre à la volonté des gens ici, de faire
avancer des projets grâce au Conseil régional, de défendre des dossiers qui me
semblent plein d’avenir pour mes électeurs […] et ma tâche, c’est d’obtenir des
financements, ou du moins une partie. Il faut s’adapter à ses électeurs pour pouvoir
assumer son mandat. C’est le défaut de tout le monde de travailler pour son entourage
politique proche, mais on ne peut pas faire autrement, sinon on perd toute crédibilité
et on se fait déplumer».
Environ trois minutes plus tard (après que nous avions fait remarquer la
contradiction de l’argumentation)…
183
«De toute façon, moi je ne conçois pas de différence dans l’action que je mène. Je suis
un élu, et je suis au service de mes électeurs. Il ne faut jamais perdre ça de vue en
politique, sinon c’est pas la peine d’en faire. Que ce soit dans mon département ou à
la région, je crois que je fais tout pour améliorer la qualité de vie des gens […]. On ne
peut pas toujours penser en fonction du mandat qu’on utilise. Il faut voir là où il y a
des problèmes avant tout autre chose. Après, que ce soit régional ou départemental, ce
n’est qu’une affaire de distinction. Pour dire vrai tout se recoupe, et si on ne sait pas
ça, alors on ne peut pas être un bon élu. […] Moi, il m’arrive d’agir au Conseil
régional dans l’intérêt des administrés du département, parce que c’est ça aussi
l’intérêt pour la région. Inversement, il m’arrive de contester ici [dans le département]
l’action du Conseil général parce que je me dis que ce n’est pas dans l’intérêt des
concitoyens […] qui habitent l’Aquitaine. Quand on est un élu, on est pas avant tout
un conseiller général ou un conseiller régional… on doit agir dans l’intérêt qu’on
estime être le meilleur pour tout le monde».
III. LES USAGES STRATEGIQUES DU MANDAT REGIONAL
L’analyse des rôles, en mettant l’accent sur les contraintes normatives
pesant sur l’attitude des élus régionaux, conduit à observer les stratégies de
mise en scène auxquelles ont recours ces élus, mais ne nous renseigne guère
sur les objectifs qu’ils poursuivent dans le temps, dont le principal est la
conquête (ou la préservation) de positions de pouvoir dans l’espace politique.
Pour observer les usages stratégiques du mandat, on fait ici le choix
d’analyser les comportements des élus régionaux à partir des ressources
qu’ils mobilisent pour atteindre leurs objectifs. L’analyse en terme de
ressources présente un double intérêt1. Tout d’abord, parce qu’elle oriente
l’attention sur la capacité d’action des acteurs politiques dans le cadre de
situations où s’exerce un rapport de pouvoir entre plusieurs individus, elle est
particulièrement adaptée à l’étude des dynamiques relationnelles autour
desquelles se sédimentent des échanges durables dans le cadre régional2.
1
La notion de ressource de pouvoir (ou ressource politique) est entendue ici comme tout moyen
à la disposition d’un acteur social et dont l’activation lui permet d’exercer une influence sur le
comportement d’autrui. Depuis les travaux d’Amitaï Etzioni (1968), trois grandes catégories de
ressources sont généralement distinguées : les ressources fondées sur l’exercice d’une
coercition ; celles fondées sur la capacité de rétribuer par des avantages matériels ou des
services ; enfin celles associées à la persuasion et à la manipulation de biens symboliques
(Lacam, 1988 ; Braud, 1992). Michel Dobry (1986, pp. 124-126) propose une distinction plus
originale des ressources, en dégageant trois types de ressources dépendant des lieux (les
«arènes») où elles sont opérantes : les positions institutionnelles, l’influence, les ressources
coercitives.
2
En effet, on ne prendra pas ici le parti d’une vision «instrumentale» qui ferait des élus
régionaux les détenteurs d’un «stock» de ressources dont ils seraient conduits à faire un usage
différencié en fonction des opportunités politiques. Les ressources n'existent pas sous une forme
objective, et encore moins matérialisable. Les ressources politiques sont construites dans
l'interaction, lors des transactions dans lesquelles les élus régionaux sont engagés, et au cours
desquelles ils sont amenés à faire valoir un statut, une position, des qualités personnelles, ainsi
que des droits et des compétences exercés au titre de leur mandat.
184
Autrement dit, dans la perspective institutionnelle adoptée dans notre
recherche, où nous avons pris le parti de rendre compte de la genèse d’une
institution à partir de l’émergence et de la consolidation de configurations
sociales spécifiques, l’analyse en termes de ressources se présente comme un
cadre privilégié pour l’observation des systèmes de jeux autour desquels
prend forme, dans le champ politique, un site institutionnel régional. Ensuite,
une telle approche présente l’intérêt de replacer les échanges politiques dans
la durée de la carrière politique. Elle permet d’observer les investissements
politiques effectués dans l’exercice du mandat régional, en les resituant dans
l’ensemble des engagements successifs réalisés par les élus politiques pour
assurer la réussite d’une carrière politique, que celle-ci soit envisagée dans
une perspective proprement «régionale», ou qu’elle soit réalisée à d’autres
niveaux institutionnels (comme c’est le plus souvent le cas).
L’observation empirique des stratégies de pouvoir des élus régionaux
conduit à formuler une hypothèse centrale autour de laquelle sera conduite
l’analyse des comportements institutionnels. Dans le prolongement des
remarques établies tout au long de ce chapitre sur la multipositionnalité des
élus régionaux, et en particulier sur l’importance du cumul des mandats dans
l’orientation des rôles et des stratégies, on peut estimer en premier lieu que la
mobilisation des ressources liées à l’exercice du mandat régional est
étroitement dépendante des positions multiples occupées par les élus
régionaux en différents lieux de l’espace politique, et notamment dans les
arènes qu’ils privilégient pour construire leur carrière politique. Plus
précisément, pour des raisons variées tenant à l’organisation juridique,
administrative et politique de la région, à la structuration des activités
politiques sur le territoire, mais aussi à l’ensemble des croyances et des
attitudes des élus locaux, l’intérêt porté au mandat régional semble
particulièrement limité dans la mesure où son usage ne permet pas de
mobiliser des ressources suffisantes pour assurer à son détenteur un ancrage
politique sur un territoire. Il n’en reste pas moins que si de telles ressources
n’apparaissent pas déterminantes pour la construction d’un pouvoir — on
dira qu’elles sont subsidiaires ou complémentaires1 — elles permettent
toutefois bien souvent de renforcer un statut local, en vue d’accéder à des
charges électives considérées comme stratégiques pour la poursuite d’une
carrière. Certes, l’intérêt du mandat régional se limite aux moyens
d’intervention complémentaires qu’il permet de mobiliser (Alliès, 1989),
mais il est rarement négligé dans la mesure où il permet de conforter un
1
Le mandat régional est en effet rarement suffisant pour assurer localement la reconnaissance
d’une légitimité politique. La succession d’échecs politiques retentissants de certains élus
régionaux, notamment de vice-présidents ou présidents, est là pour rappeler que le mandat
régional ne confère pas à lui seul les ressources nécessaires à la construction d’une position de
pouvoir durable sur un territoire. L’exemple le plus significatif est à cet égard celui de
J. Tavernier (RPR), universitaire bordelais et président du Conseil régional d’Aquitaine de 1988
à 1992, dont l’évincement par J. Valade a marqué la fin de la carrière politique.
185
ensemble de ressources (statut, position, influence…) au niveau de la
commune, du canton ou du département.
Le caractère subsidiaire des ressources politiques tirées du mandat régional ne
saurait être rapporté à une explication univoque. Pour une majorité d’élus politiques,
tout un ensemble de facteurs sociaux, historiques, politiques et juridiques, contribuent
à limiter l’intérêt pour un échelon institutionnel qui n’est pas encore perçu comme un
lieu privilégié de la représentation politique. Une première explication réside dans la
faible visibilité institutionnelle de l’échelon régional. Le cadre régional ne présente
pas, en effet, toutes les garanties de visibilité pour des élus dont l’une des
préoccupations premières est de faire valoir devant leur électorat leur participation à la
réalisation de programmes publics. L’absence de visibilité est profondément liée, tout
d’abord, au faible ancrage historique de la région, qui reste un espace d’action
publique encore largement méconnu par le citoyen. Elle est liée ensuite à
l’intervention des médias (nationaux, régionaux, locaux) dont l’action conduit le plus
souvent à orienter les représentations politiques du territoire dans un sens défavorable
à l’espace régional, en hiérarchisant l’information et en recherchant la conformité aux
attentes locales des lecteurs (valorisant les territoires de proximité) ou en intégrant les
enjeux liés à la région dans des débats nationaux (en particulier au moment des
élections) (Gerstlé, 1992). Enfin, la nature des compétences dévolues à la région en
1983 et surtout l’importance des mécanismes d’intervention croisée (associant
plusieurs collectivités locales dans la construction et la mise en œuvre des politiques
publiques locales) concourent également à diminuer la visibilité de l’échelon régional.
Le développement des pratiques de saupoudrage financier héritées de l’EPR, les
nombreuses participations financières accordées dans une logique contractuelle à des
projets locaux sur lesquels le Conseil régional n’a aucune emprise véritable, et enfin la
dépendance croissante à l’égard des orientations fixées au niveau national (notamment
par les CPER), contribuent à faire de l’échelon régional un espace de répartition des
crédits publics dont les élus
186
ne peuvent retirer des ressources symboliques fortes pour s’assurer la reconnaissance
de leurs électeurs.
Un second ensemble d’explications peut être recherché dans la structuration des
activités politiques sur le territoire. Comme nous l’avons précisé plus haut, le
département et la commune constituent les espaces privilégiés où s’organisent les
entreprises politiques locales, où se structurent des systèmes d’échange à base de
solidarité et de conflit, et où, en conséquence, les élus locaux exercent
quotidiennement leur activité politique. En établissant un scrutin électoral de liste
dans le cadre de la circonscription départementale (loi du 10 juillet 1985), le
législateur n’a fait que consolider des solidarités territoriales préétablies et limiter les
possibilités d’élargissement des chaînes d’interdépendance politiques. Désignés sur
une liste électorale, les conseillers régionaux sont de surcroît dans l’impossibilité de
faire valoir le lien entre leur mandat régional d’une part, et un territoire politique
d’autre part, affaiblissant par là même leur intérêt à participer à une instance
représentative qui ne leur permet pas d’établir un contact direct avec une population
électorale.
Enfin, la faiblesse des ressources tirées du mandat régional n’est pas dissociable
des croyances et des représentations que les élus ont de l’environnement politique qui
les entoure, et en particulier de l’échelon régional. La région, comme simple
circonscription administrative (1960-1972), puis comme établissement public (19741982), est longtemps restée associée à la présence de l’Etat sur le territoire et aux
intérêts constitués de la métropole régionale. Avec la décentralisation, la région n’est
certes plus associée à un simple échelon intermédiaire permettant l’accès à l’Etat.
Mais dans une période marquée par l’émergence de situations de rivalité entre
gouvernements locaux pour la maîtrise des politiques publiques, le Conseil régional
apparaît encore perçu comme une instance concurrente dont l’intervention dans les
processus décisionnels locaux est susceptible d’affaiblir des féodalités territoriales.
Inversement, dans les croyances et les représentations dominantes des élus,
l’intervention dans des arènes où peuvent être établies des relations de proximité, la
constitution de réseaux d’interconnaissance construits autour d’affinités électives,
ainsi que l’aptitude du représentant à jouer un rôle d’arbitre et d’intermédiaire auprès
de clientèles territoriales, apparaissent comme les enjeux essentiels pour la
construction d’une carrière politique.
Pour toutes ces raisons, les ressources dégagées de l’exercice du mandat
régional ne sauraient être considérées indépendamment des rôles tenus et des
stratégies engagées dans les territoires où les élus régionaux construisent leur
carrière politique. A ce titre, la mobilisation des ressources peut être mise en
relation avec le rôle d’intermédiaire adopté par ces élus dans l’espace
politique local : les ressources de pouvoir sont en effet étroitement liées à la
position d’autorité et à la légitimité personnelle que conquièrent les
conseillers régionaux au cours de transactions fondées sur l’échange
d’avantages matériels ou de services entre le Conseil régional et des
clientèles territoriales. C’est en se faisant reconnaître un statut de «leader
transactionnel» (Bailey, 1971), c'est-à-dire en parvenant à contrôler les
échanges établis entre des groupes placés à différents niveaux décisionnels,
que l’élu régional parvient à se constituer des ressources pour établir à son
profit des relations de pouvoir dans les arènes politiques qu’il juge
187
déterminantes pour la réalisation de ses objectifs. On cherchera ainsi à
montrer que le mandat régional permet l’activation de ressources de pouvoir
dans les espaces politiques territoriaux où s’établissent des entreprises de
domination et où s’exerce principalement la carrière politique, dans le but de
conquérir, conforter ou préserver une position de pouvoir durable.
On gardera toujours à l’esprit qu’une ressource reste un moyen d’action,
qu’elle ne prend forme que dans les relations de pouvoir localisées que les
élus régionaux parviennent à construire. On préférera ainsi percevoir les
ressources comme des capacités d’action que les élus cherchent à activer
dans des relations concrètes de pouvoir, plus que comme des biens matériels
ou symboliques dont les élus feraient usage pour exercer une contrainte sur le
comportement d’autrui. A ce titre, les ressources tirées du mandat régional
sont essentiellement liées à la capacité des représentants régionaux à
distribuer ou refuser des avantages financiers à des clientèles locales. En
effet, parce qu’il ne permet pas d’exercer un contrôle sur un territoire
politique et qu’il est doté d’une faible visibilité, le mandat régional n’est
favorable ni à l’exercice d’une coercition, ni à la création d’effets de
persuasion ; la mobilisation de ressources de pouvoir associées au mandat est
principalement liée à l’orientation de masses financières conçues comme des
moyens de rétribution1. C’est la capacité à filtrer des demandes de
financement émanant d’acteurs locaux, à rendre des arbitrages dans la
répartition des crédits régionalisés, et dans une moindre mesure à intervenir
dans la construction de l’agenda public régional, qui confèrent aux élus
régionaux des ressources de pouvoir qu’ils peuvent mobiliser dans les arènes
politiques où ils entendent renforcer (ou préserver) des positions de pouvoir.
Si les élus régionaux tirent l’essentiel de leurs ressources de leur statut
d’intermédiaire, leurs objectifs sont rarement orientés au maintien de ce statut
qui ne donne aucune assurance de stabilité pour la construction de la carrière
politique. Parce que les stratégies engagées visent le plus souvent à construire
des positions de pouvoir sur un territoire politique, c’est essentiellement dans
les arènes de proximité où interviennent les élus régionaux que l’on peut
saisir l’usage stratégique des ressources tirées du mandat régional.
1
Bien évidemment, il s’agit là d’une considération visant à rendre compte d’une tendance
générale, et la réalité est forcément plus complexe. On peut notamment établir une distinction
entre différentes catégories d’élus régionaux. Pour la grande majorité des conseillers régionaux,
le travail régional se limite à des activités de courtage, à la participation aux commissions et aux
GIA, ainsi qu’à des instances locales relevant du domaine de compétence du Conseil régional.
Pour certains élus appartenant à la majorité (en particulier les membres de l’exécutif), le mandat
régional peut permettre, au delà des pratiques de rétribution, de retirer de leur participation
régionale des profits symboliques (auto-imputation de certaines interventions régionales) et des
moyens coercitifs (orientations de dossiers de financement, accession à des postes de direction
au sein de différentes instances régionales, interventions locales au nom du Conseil régional,
etc.). Enfin, il est incontestable que le président bénéficie, par son statut, son pouvoir et la
médiatisation de son rôle, de profits symboliques particulièrement importants.
188
A. Mobilisation des ressources régionales et construc-tion des
positions de pouvoir
Lorsque l’on interroge les élus régionaux sur les motivations qui
orientent leurs conduites stratégiques, on ne peut qu’être frappé par la place
résiduelle qu’occupent les enjeux symboliques liés à la détention du mandat
régional. L’observation des stratégies engagées montre que les élus visent
moins la recherche d’effets symboliques susceptibles d’influer sur le
comportement électoral des citoyens-électeurs (dont ils cherchent pourtant à
capter les suffrages), que le renforcement, auprès de leurs pairs et de
certaines catégories dirigeantes, de leur légitimité de représentant. Si, dans
leur rôle d’intermédiaire, les élus s’appliquent à rétribuer des clientèles
territoriales par des avantages concrets, c’est en effet dans le but de renforcer
une position d’autorité sur un territoire politique, mais aussi bien souvent de
confirmer les relations d’allégeance qui les lient à une entreprise politique
locale.
1. L’exercice du mandat régional et la construction du pouvoir local
Si le mandat régional apparaît comme un mandat subsidiaire dans
l’exercice du métier politique, il n’en revêt pas moins un caractère
stratégique. A l’exception de quelques dirigeants régionaux qui ne cherchent
pas à intervenir sur un territoire (soit parce qu’ils sont issus de la
proportionnelle et ne bénéficient localement d’aucun soutien, soit parce qu’ils
exercent leur autorité dans des organisations sectorielles), les ressources
mobilisées dans le cadre régional sont orientées principalement à la recherche
d’effets de positionnement — effets par lesquels les acteurs sociaux cherchent
à modifier tendanciellement les hiérarchies et les positions locales dans un
sens conforme à leur intérêt — dans des espaces de proximité où les
fonctions et les rôles sont fortement hiérarchisés mais jamais définitivement
fixés. Si, pour la grande majorité des élus régionaux, l’exercice du mandat
régional est orienté à la construction de positions d’autorité, on peut
cependant distinguer deux cas de figure en fonction de la position
hiérarchique occupée par les élus régionaux dans les systèmes de pouvoir
locaux.
Confirmation du leadership et logique de verrouillage
Pour les élus exerçant un leadership au niveau local, dont le cumul des
mandats vise essentiellement à élargir leur autorité aux différents échelons de
gouvernement, le mandat régional s’inscrit dans une logique de
«verrouillage» des principaux postes d’influence politique. En ce sens,
189
l’accès au mandat régional vient confirmer une autorité politique établie dans
l’espace local. L’influence que ces élus se voient immédiatement reconnaître
au sein de l’assemblée régionale, la maîtrise des sources de financement et
l’orientation de masses financières vers leur département, leur assurent la
possibilité de donner, sur leur territoire, les gages d’une sollicitude sur
laquelle repose déjà en grande partie leur légitimité à diriger. Bien
évidemment, le contrôle des mécanismes d’attribution des financements
publics régionalisés (crédits régionaux, nationaux et européens) apparaît
d’autant plus large que l’élu est proche du pouvoir régional. Il reste que les
leaders de l’opposition ne sont pas dépourvus de moyens d’influence sur
l’orientation de ces crédits dans la mesure où le contrôle qu’ils peuvent
exercer sur des instances politiques locales les place en position de force pour
négocier, directement avec le président du Conseil régional, le montage de
dossiers intéressant leur département.
Certes, par les effets des lois de 1985 sur le cumul des mandats, la
présence de leaders territoriaux au sein des assemblées régionales s’est
considérablement affaiblie et de telles situations apparaissent limitées. La
période qui a suivi les élections régionales de 1992 a cependant montré la
résurgence momentanée de tels usages. En effet, pour assurer le succès
électoral de la liste conduite sous leur autorité dans leur département, certains
«feudataires» locaux n’ont pas hésité à prendre la tête de liste, en dépit de
l’impossibilité légale d’assumer pour eux un mandat supplémentaire —
comme J. François-Poncet (UDF), H. Emmanuelli (PS) ou Y. Guéna (RPR)
en Aquitaine. C’est au cours des trois semaines autorisées par la loi pour
siéger au Conseil régional avant de démissionner que les principaux élus
régionaux s’attachent à «verrouiller» les postes d’influence au sein du
Conseil régional. Ces élus apparaissent en effet particulièrement attentifs au
respect des équilibres politiques et territoriaux dans la répartition des viceprésidences de l’assemblée. Ils se montrent notamment soucieux de placer
des membres dévoués de leur entourage à des postes clés (présidences de
commission et de GIA, présidences de groupe politique de l’assemblée) qui
leur permettront — par personnes interposées — de continuer à influer sur
l’élaboration des choix publics. C’est ainsi par des mécanismes de cumul en
équipe, que les grands élus continuent à mobiliser localement les ressources
d’un mandat régional dont ils ne sont plus personnellement titulaires, mais
dont ils bénéficient en pratique par le jeu des fidélités politiques.
Activation des ressources régionales et reconnaissance de la légitimité
politique
Pour les élus de second rang, majoritaires dans les assemblées
régionales, l’exercice du mandat confère deux catégories de ressources dont
ils font usage pour renforcer ou construire leur légitimité à occuper des postes
politiques (un mandat local, une responsabilité au sein de la fédération
190
partisane, voire un emploi administratif dans une collectivité locale). Par la
prise en charge et le suivi de dossiers de financement, les conseillers
régionaux s'efforcent de s’assurer la reconnaissance d’interlocuteurs locaux,
en particulier de l’ensemble des organisations professionnelles ou
associatives implantées sur leur territoire politique. Ensuite, le mandat
régional leur permet de prétendre occuper certaines fonctions et postes dans
des instances de représentation et des structures de concertation situées sur
leur territoire. C’est le cas des instances au sein desquelles le Conseil régional
bénéficie statutairement d’un (ou plusieurs) siège(s) dans l’organe de
direction (conseil d’administration, commission exécutive, comité syndical,
etc.) ; pour des raisons pratiques tenant à leur présence régulière sur le
terrain, les élus régionaux peuvent alors être mandatés par l’exécutif régional
pour y représenter le Conseil régional (procédure évoquée sous le terme de
«délégation»1). C’est également le cas des structures de concertation ad hoc
mises en place pour assurer la réalisation de projets locaux bénéficiant d’un
financement régional ou lié à des enjeux reconnus comme relevant de la
compétence du Conseil régional (un organisme départemental de
développement économique, le comité d’action et de suivi d’un programme
touristique, un syndicat interdépartemental d’aménagement rural, etc.). C’est
enfin le cas d’organismes locaux publics ou privés indépendants du Conseil
régional (associations, syndicats mixtes, SIVOM, organismes consulaires…),
mais qui font appel aux conseillers régionaux présents sur le territoire pour
les compétences techniques qu’ils ont pu acquérir dans le travail mené à la
région (en matière de formation, d’infrastructures routières, de tourisme, de
développement économique, etc.).
En ce sens, les ressources tirées du mandat régional ne se limitent pas à
la capacité à rétribuer son entourage par des avantages financiers et des
services. Le mandat régional est constitutif d’une légitimité à intervenir dans
certains domaines d’action collective. Il confère, notamment pour ceux qui
exercent au Conseil régional une responsabilité particulière2, une aptitude à
diriger localement la concertation, et parfois même la mise en œuvre de
programmes liés au domaine dans lequel ils exercent une compétence. Si la
capacité à rétribuer est susceptible de conforter la légitimité traditionnelle de
l’élu sur le territoire (liée à sa vocation à rendre des arbitrages et à assurer un
patronage sur des clientèles), les compétences qu’il exerce dans ses fonctions
régionales peuvent renforcer tendanciellement sa légitimité à gérer les
affaires publiques (légitimité managériale). On peut à ce titre considérer le
cas particulier des élus appartenant à la majorité du Conseil régional et
simultanément cantonnés dans un rôle d’opposition au niveau du Conseil
1
Les cas les plus significatifs sont les délégations dans les conseils d’administration des lycées.
C’est également le cas, par exemple, des nominations prévues dans le comité syndical des Parcs
naturels régionaux (voir chapitre IV).
2
Vice-présidents, présidents délégués d’agences régionales, membres du Comité régional du
tourisme, présidents de commission ou de GIA.
191
général ou d’une municipalité. Implantés sur une circonscription électorale,
ces élus ont certes des clientèles territoriales mais ne participent pas à un
exécutif local leur permettant de faire valoir leur efficacité gestionnaire ; le
mandat régional prend alors une importance toute particulière puisqu’il
devient un élément central, et non plus subsidiaire, sur lequel l’élu s’appuie
pour se construire une telle légitimité et se faire reconnaître une aptitude à
gouverner.
2. L’exercice du mandat régional et la confirmation des allégeances
politiques locales
Les effets de la nouvelle réglementation du cumul des mandats issue des
lois de 1985 ont été incontestablement plus sensibles au niveau des Conseils
régionaux qu’aux autres échelons de la représentation politique. La nette
préférence donnée aux mandats de conseiller général et de maire a contribué
en effet à un renouvellement du marché politique régional (Mabileau, 1991)
et nombreux sont les grands notables qui ont déserté les bancs des hémicycles
régionaux1. La redistribution des mandats s’accompagne de deux évolutions
majeures qui se révèlent défavorables à l’émergence d’une élite
intermédiaire. Tout d’abord, par le jeu du scrutin de liste qui régit les
élections régionales, les sièges des leaders territoriaux démissionnaires ont
été pourvus au profit de responsables dont l’assise politique et l’autorité
personnelle apparaissent bien plus modestes que celles de leurs
prédécesseurs. Ensuite, le désistement des élus régionaux ne s’est pas
caractérisé par l’arrivée d’un personnel politique acquis aux idées de la
régionalisation. Les élus contraints d’abandonner leur mandat se sont en effet
attachés à transmettre celui-ci à des responsables dont la fidélité et le
dévouement leur permettaient de conserver un accès privilégié aux travaux
du Conseil régional. Dès lors, les nouveaux élus n’apparaissent bien souvent
que comme les émissaires d’une équipe départementale placée sous l’autorité
d’un grand notable local, dont ils sont chargés de faire valoir les intérêts dans
l’enceinte de l’assemblée régionale.
Ainsi, parce que les élus du Conseil régional sont majoritairement des
responsables de second rang, dont une grande partie se trouve en position de
vassalité dans leur département ou leur commune, leurs conduites
stratégiques visent bien souvent à rappeler leur situation d’allégeance
politique à l’égard d’une équipe et d’un leader. Elus grâce à l’appui et la
bienveillance d’un notable, mais aussi dépendant de son bon vouloir, ils
s’attachent constamment à rappeler la relation particulière qui les lie à un
chef et un territoire. C’est une nouvelle fois dans les attitudes liées au rôle
d’intermédiaire que l’on peut saisir les stratégies locales engagées par les élus
1
Le Conseil régional d’Aquitaine est marqué par le départ de six anciens ministres entre 1988 et
1989.
192
régionaux en direction de leur territoire. Les pratiques de courtage financier
menées au profit de leur entourage politique sont une première occasion
d’exprimer de façon régulière les marques d’attachement et de dévouement à
une entreprise politique et à un chef. Mais c’est surtout par la participation à
la construction de l’agenda public régional que les élus de second rang
tentent, dans la mesure de leur influence, de donner les gages de leur fidélité
envers un coryphée local. Bien évidemment, cette participation apparaît plus
ou moins aisée selon que l’élu appartient à la majorité ou à l’opposition
régionale. Alors que les membres de la majorité cherchent à construire des
enjeux et des problèmes susceptibles d’engager une intervention financière
du Conseil régional, c’est plus par des actions d’obstruction que les
représentants de l’opposition tentent d’influer sur la nature des dispositions
adoptées par l’assemblée. Parce qu’il permet ainsi de réactiver les marques de
leur loyauté, en agissant au nom des intérêts élargis de la communauté
politique dont ils sont issus (et plus particulièrement dans l’intérêt d’un
leader), le mandat régional donne à ces élus l’occasion de confirmer leur
place et leur «rang» dans une entreprise politique locale.
Nombreux sont les élus régionaux dont l’activité vise principalement à
intervenir dans l’intérêt d’un territoire politique dont le leader ne peut siéger
au Conseil régional. Le cas est particulièrement accentué quant il existe dans
le département concerné une figure dominante exerçant un pouvoir quasihégémonique, et que les représentants régionaux élus sur une même liste
électorale sont suffisamment nombreux pour se regrouper sous la forme
d’une équipe au sein même de l’enceinte régionale. Ces petites équipes (de
trois à six membres), dont les liens de solidarité sont souvent beaucoup plus
forts que ceux des «groupes politiques»1, mènent généralement un travail
efficace, se concertent avant toute action commune, se partagent les tâches au
Conseil régional pour éviter tout désaccord interne2. Elles ont un rôle
essentiel dans la circulation de l’information entre le Conseil régional et les
entreprises territoriales. Mais leur action est particulièrement visible dès lors
qu’il s’agit de défendre l’intérêt de programmes publics touchant leur
département. C’est ainsi que la présence active de telles équipes au Conseil
régional d’Aquitaine permet à de grands notables physiquement absents
(comme J. François-Poncet, H. Emmanuelli ou F. Bayrou) d’être des acteurs
régionaux incontournables avec lesquels l’exécutif régional doit trouver des
arrangements pour élaborer et mettre en œuvre des programmes publics.
1
On ne doit en effet pas confondre ici les équipes avec les «groupes politiques» du Conseil
régional, qui réunissent des conseillers régionaux de différents départements en fonction d’un
critère d’appartenance (ou d’affinité) partisane.
2
C’est le cas lors des prises de parole en séance plénière du Conseil régional ; les rôles de
chacun sont généralement préétablis de façon à renforcer les effets de l’intervention collective.
C’est le cas également dans le travail de courtage financier ; les élus d’une même équipe
s’attachent à se répartir les rôles en fonction de zones d’influence dans leur département, afin de
ne pas se trouver en concurrence face à de mêmes clientèles territoriales.
193
En définitive, pour une majorité d’élus régionaux, les stratégies
destinées à renforcer leur autorité politique sur des clientèles territoriales ne
sont pas dissociables de celles visant à confirmer leur allégeance à un leader
politique. Ce sont en fait les mêmes pratiques liées au rôle d’intermédiaire,
qui assurent à la fois la reconnaissance d’un pouvoir sur un territoire et celle
de leur appartenance à une entreprise politique locale. Car, en tout état de
cause, les élus régionaux ne peuvent espérer conquérir, consolider ou
préserver une position de pouvoir durable sur un territoire, que s’ils sont en
mesure de confirmer en permanence leur allégeance à un chef et leur
dévouement à une communauté politique.
B. Didier Borotra ou l’exemple d’une promotion régionale de
la carrière politique
L’itinéraire politique de Didier Borotra (UDF, Force démocrate) ne
présente pas une grande originalité. Son parcours, parsemé d’échecs et de
succès, s’inscrit dans un cursus classique marqué par la conquête de premiers
mandats, menée au gré des opportunités politiques, par l’accession à des
responsabilités départementales sous l’égide d’un grand notable, par le
développement d’une stratégie visant un «enracinement» sur un territoire
politique, et enfin par l’accès à des positions électives considérées comme
stratégiques pour la conservation d’un pouvoir durable (mandats de maire et
de sénateur). Considérée dans la trajectoire politique de D. Borotra,
l’accession au Conseil régional en 1986 ne peut être dissociée du parcours
effectué préalablement dans le département des Pyrénées-Atlantiques où il a
entamé sa carrière politique ; elle ne peut être dissociée non plus des
positions qu’il convoite alors dans une perspective d’ascension politique.
Mais l’itinéraire «régional» de D. Borotra, aussi éphémère soit-il (19861991), demeure un exemple particulièrement significatif des comportements
stratégiques adoptés dans l’exercice du mandat régional, délibérément
orientés à la conquête (puis à la conservation) de positions territoriales
perçues comme déterminantes. S’il ne saurait bien évidemment rendre
compte des conduites extrêmement variées observées sur le terrain, il n’en
reste pas moins caractéristique des formes récurrentes que prend la
mobilisation des ressources tirées du mandat régional.
C’est aux élections municipales de 1971 que D. Borotra accède à ses
premières charges électives, après une candidature malheureuse aux
législatives de 1968 : il devient maire de la petite commune rurale
d’Arbonne, dans les Pyrénées-Atlantiques (près de Biarritz). Aux élections
cantonales partielles de 1973, il conquiert un premier siège de conseiller
général. L’expérience qu’il mène dans le cadre de ses deux mandats
contribue à lui définir un territoire d’influence sur lequel, pendant plus de
vingt années, il cherchera à ancrer son pouvoir. Cette première expérience
194
politique demeure malheureusement de très courte durée. En 1976,
D. Borotra est battu par J.P. Destrade (PS) qui, lui aussi, entend construire sa
carrière politique locale sur la zone de Biarritz. Il subit un second revers
politique aux élections municipales de 1977, à Biarritz, où, malgré le soutien
du maire sortant, il est écarté par les suffrages dès le premier tour, au profit
du candidat gaulliste Bernard Marie (RPR). Ce double échec marque le début
d’une période de forte incertitude pour D. Borotra. Assez paradoxalement,
c’est son adversaire de 1977, B. Marie, qui s’emploie en 1982 à assurer son
retour sur la scène politique locale. Défait par J.P. Destrade aux élections
législatives de 1981, anticipant les risques d’une nouvelle défaite aux
élections municipales de 1983, le maire gaulliste de Biarritz fait appel à son
adversaire de la veille pour constituer un front commun susceptible de limiter
l’ascension politique locale de J.P. Destrade. Ainsi, grâce à l’appui de
B. Marie, D. Borotra retrouve son siège de conseiller général aux élections de
1982, et l’année suivante, grâce au succès de la liste commune conduite avec
le maire de Biarritz pour les élections municipales, il devient le premier
adjoint de ce dernier. Mais c’est l’accession du maire de Bayonne, Henri
Grenet (UDF), à la présidence du Conseil général des Pyrénées-Atlantiques,
en 1985, qui permet à D. Borotra d’entamer sa première véritable ascension
politique locale. Ses affinités avec le nouveau président lui permettent en
effet d’accéder à la présidence de la puissante commission des finances du
Conseil général, charge qui lui donne désormais un ascendant déterminant
dans la gestion des finances départementales et lui assure dans le même
temps la sollicitude de nombreux maires. C’est dans ce contexte politique
favorable, que l’on peut comprendre l’accession de D. Borotra au Conseil
régional d’Aquitaine lors des élections de 1986. En seconde position sur la
liste d’union RPR-UDF de son département, il accède à la vice-présidence du
Conseil régional en charge du tourisme et de l’environnement. Bénéficiant
d’une solide assise départementale et du départ des principaux «ténors»
politiques du Conseil régional à partir de 1988, il parvient rapidement à
s’assurer une position d’autorité au sein de l’exécutif régional, dont il devient
le premier vice-président en 1989.
L’ascension politique de D. Borotra dans son département doit être
rapportée au cumul efficace de ses trois mandats (régional, départemental et
municipal) et à l’usage croisé des différentes ressources tirées de sa
participation à plusieurs échelons institutionnels. On verra ainsi que
l’exercice du mandat régional a été l’occasion, pour D. Borotra, d’un
apprentissage de règles et de savoir-faire nouveaux qui lui ont permis de
jouer un rôle central dans les processus de négociation de financements
publics croisés. Il sera alors possible d’observer les usages stratégiques des
ressources politiques mobilisées au cours de son action régionale dans une
perspective d’implantation territoriale.
195
1. Engagement régional et apprentissage de savoir-faire
Dès son accession au Conseil régional en 1986, D. Borotra est invité à
participer à l’exécutif placé sous l’autorité de J. Chaban-Delmas, bénéficiant
ainsi des équilibres territoriaux et partisans recherchés pour la répartition des
postes d’influence. Ayant accédé depuis moins d’une année à des
responsabilités départementales, il demeure une personnalité encore peu
connue de ses homologues dont la carrière politique est souvent prestigieuse.
Mais les responsabilités croissantes dont il est progressivement pourvu, grâce
au départ des principaux leaders du Conseil régional et à son implication
personnelle dans la gestion de certains programmes régionaux, lui assurent
non seulement une compétence technique dans des domaines d’activités
importants pour son action départementale et municipale, mais aussi une
inscription personnelle dans des circuits décisionnels régionaux devenus
déterminants pour l’obtention de financements nationaux et communautaires.
La participation à l’élaboration de programmes publics et l’acquisition d’un
pouvoir d’expertise
L’expérience professionnelle de D. Borotra (il est chef d’entreprise
durant les années 1970), et surtout l’apprentissage de sa fonction de président
de la commission des finances du Conseil général des Pyrénées-Atlantiques,
donnent très tôt au nouveau vice-président du Conseil régional une
conception technique de l’action politique. En effet, le travail qu’il mène dans
son département lui fait découvrir les marges de pouvoir importantes qu’il
peut tirer de la maîtrise technique des dossiers qui sont soumis à
l’approbation de sa commission. Elu en pleine période de décentralisation,
D. Borotra est acquis très tôt à l’idée que la légitimité du représentant
politique, tout autant que son pouvoir, est étroitement associée à sa capacité à
prendre part à la gestion technique des dossiers publics. Au Conseil régional,
il est le premier à engager des négociations dans le domaine du tourisme,
avec les représentants de l’Etat et de la Communauté européenne (19871988). Il suit plus particulièrement, au bénéfice du Conseil général des
Pyrénées-Atlantiques, les dossiers touchant son département. Mais c’est
surtout dans le contexte institutionnel de 1988-1991, où il bénéficie d’un
rapport de force favorable au sein de l’exécutif régional1, que D. Borotra
s’implique résolument dans la gestion de certains secteurs d’intervention
publique et établit un contrôle étroit sur l’élaboration technique et politique
des dossiers régionaux. Comme vice-président, puis comme premier viceprésident (1989), il est investi désormais des portefeuilles du tourisme, de
1
En 1988, J. Chaban-Delmas quitte le Conseil régional. Dans le nouvel exécutif, les viceprésidents de la «périphérie» se retrouvent en position de force face au président J. Tavernier
(RPR, universitaire bordelais) tenu de ménager les équilibres de pouvoir au sein de la majorité de
gestion, à laquelle le FN prête désormais son appui.
196
l’environnement, des infrastructures et transports, ainsi que des affaires
européennes. Il conduit personnellement les négociations avec les
représentants des administrations de l’Etat (SGAR, directions régionales,
ministères) et des Communautés européennes (directions générales), engage
une politique de coopération interrégionale avec l’Espagne, pose les principes
d’une politique touristique régionale et s’attache à coordonner les
financements régionaux destinés aux infrastructures routières. Ses
interventions quotidiennes auprès des services administratifs du Conseil
régional et son engagement personnel dans les négociations menées à
Bordeaux, Paris et Bruxelles, lui donnent une influence dans des domaines
d’intervention échappant largement à l’autorité du président du Conseil
régional.
Contrairement aux autres membres de l’exécutif régional, les ressources
que D. Borotra parvient à mobiliser au niveau régional ne dépendent pas
seulement de sa position d’autorité dans son département et de l’appui d’un
grand feudataire local. C’est en grande partie sa capacité à maîtriser, à
plusieurs échelons institutionnels, les critères d’intervention financière des
différentes instances locales, régionales, nationales et supranationales
intervenant dans le financement de dossiers locaux, qui lui confère une
capacité d’action croissante dans l’espace politique local. Lors des
négociations des crédits régionalisés, il fait preuve d’une aptitude particulière
à participer au montage de projets contractualisés, à assurer leur mise en
forme normative et à obtenir des arbitrages favorables des assemblées
politiques et des administrations publiques concernées.
Mais c’est surtout le cumul des mandats qui le place en position
d’arbitrage dans les différentes chaînes de médiation au sein desquelles sont
identifiées les demandes de financement, définies les règles de sélection des
dossiers et négociées les dotations accordées par chaque instance publique.
Alors que sa présence au Conseil général (et, dans une moindre mesure, à la
municipalité de Biarritz) lui assure une position d’interlocuteur direct des
acteurs territoriaux en position de demande, son engagement régional lui
permet de participer aux procédures d’étiquetage qui qualifient les dossiers
comme relevant de la sphère de compétence des autorités publiques
régionales, nationales et européennes. Ainsi, si le mandat régional de
D. Borotra est loin de lui assurer les ressources que lui confère son mandat
départemental (en termes de visibilité vis-à-vis d’un électorat et de contrôle
de clientèles locales), il lui permet l’acquisition d’un pouvoir d’expertise lié à
l’apprentissage d’un savoir-faire technique. Désormais en position de
«médiateur» (au sens où l’entendent B. Jobert et P. Muller, 1985) à de
multiples niveaux de négociation et d’arbitrage devenus interdépendants, il
s’impose progressivement comme un acteur politique incontournable dans
son département.
197
Le travail régional et l’acquisition d’une aptitude à la négociation
L’implication de D. Borotra dans les circuits de décision régionaux
n’est pas l’occasion d’un simple apprentissage technique. Ses interventions
répétées auprès de multiples autorités administratives et politiques lui
permettent de faire l’apprentissage des règles pragmatiques autour desquelles
s’organisent les échanges entre les différents acteurs intervenant dans les
négociations conduites au niveau régional. Ses responsabilités durant cinq
années lui permettent non seulement de nouer des relations personnelles avec
des élus influents et de nombreux agents des administrations publiques, mais
lui enseignent surtout quels sont les responsables, les lieux et les moments les
plus déterminants pour l’élaboration d’un dossier ou le «déblocage» de
crédits financiers, et quels comportements stratégiques adopter dans les
différents sites où s’établissent les négociations.
C’est en premier lieu au sein même du Conseil régional que D. Borotra
construit des jeux d’alliance et tisse des liens d’affinité. Il n’hésite pas, tout
d’abord, à faire usage des divisions politiques et des rapports de force
internes à l’exécutif pour obtenir des avantages concrets dans les arbitrages
réalisés par le président de l’assemblée régionale. Les jeux de coalition,
particulièrement intenses au Conseil régional (en raison de la représentation
proportionnelle qui favorise l’éclatement des tendances au sein de
l’assemblée) multiplient les occasions de faire jouer des stratégies d’alliance
au sein de «majorités de gestion» souvent composites. La vice-présidence
exercée à partir de 1988, dans un exécutif régional composé de trois
tendances (RPR, UDF, FN) et dirigé par un président dont les ressources
restent faibles (J. Tavernier), offre à D. Borotra l’occasion d’établir des liens
de complicité avec trois autres membres influents de l’exécutif (J. FrançoisPoncet, J. Castaing, Yves Lecaudey, tous trois UDF), et d’exercer un contrôle
sur l’orientation des programmes régionaux. L’engagement régional
s’accompagne ainsi d’un apprentissage des règles d’équilibre et des logiques
de marchandage internes à l’exécutif régional (voir chapitre IV), permettant à
D. Borotra de peser effectivement sur les choix du président. Mais c’est
surtout dans les contacts quotidiens qu’il entretient avec les agents des
services administratifs que l’élu biarrot prend conscience des ressources qu’il
peut mobiliser au Conseil régional. Prenant part personnellement au montage
financier des dossiers soumis à l’appréciation de l’administration, D. Borotra
se montre particulièrement soucieux d’établir une relation d’équipe avec
différents chefs de service et chargés de mission. Il ne fait que reproduire au
niveau régional le système de relations interne du Conseil général des
Pyrénées-Atlantiques où il a pu établir, de la même façon, une forte emprise
personnelle sur le travail des services administratifs départementaux.
Ce réseau de liens personnels constitué au sein du Conseil régional est
consolidé par l’ensemble des relations que D. Borotra parvient à tisser avec
les responsables de différentes administrations de l’Etat et de la Communauté
198
européenne. Par ses responsabilités en matière de tourisme et
d’infrastructures, il est conduit en effet à multiplier les contacts avec les
représentants des administrations déconcentrées de l’Etat dans la région
(directions régionales du tourisme, des affaires culturelles, de l’équipement),
de la DATAR, des ministères parisiens, mais également ceux des
administrations départementales des Pyrénées-Atlantiques dont il reste (par
son mandat de conseiller général) le principal interlocuteur politique. Ce sont
surtout ses responsabilités dans les «affaires européennes» du Conseil
régional qui le conduisent à intervenir dans de multiples négociations
relevant de domaines d’action particulièrement variés. Il participe à plusieurs
reprises à des déplacements à Bruxelles pour négocier directement avec les
Directions générales européennes les possibilités d’attribution de crédits
communautaires. En dépit des velléités du président J. Tavernier, il s’impose
sans difficulté comme le principal interlocuteur régional du SGAR, de la
DATAR et du Ministère des affaires européennes pour la négociation des
dotations communautaires (en particulier celles dégagées dans le cadre des
fonds structurels européens réformés en 1988).
On peut observer ainsi que l’exercice d’une vice-présidence du Conseil
régional confère à D. Borotra des ressources bien spécifiques. C’est moins
par le contrôle de clientèles politiques que par la maîtrise technique des
procédures de sélection, d’élaboration et de négociation des dossiers de
financement élaborés au niveau régional qu’il démontre une capacité à jouer
un rôle d’arbitre et une habileté certaine à construire de nouvelles marges de
pouvoir. Les ressources de pouvoir tirées de son action régionale lui
permettent d’influer sur les comportements de ses interlocuteurs locaux, dans
les arènes politiques qui lui apparaissent déterminantes pour la construction
de sa carrière de représentant.
2. Mobilisation des ressources régionales et stratégie de conquête
politique
Observé rétrospectivement, le mandat régional de D. Borotra est loin
d’avoir été subsidiaire dans la construction de sa carrière politique. De 1986 à
1991, c’est grâce au cumul efficace de postes clés dans les exécutifs des
assemblées départementale et régionale qu’il parvient à établir un contrôle
étroit sur la construction de l’agenda public local, puisqu’il exerce désormais
une influence déterminante sur les mécanismes d’attribution des
financements publics à différents échelons institutionnels. Durant toute cette
période, les stratégies et les calculs de D. Borotra visent essentiellement le
renforcement de son implantation territoriale. A l’exception des élections à la
présidence du Conseil régional de 1988 où il entrevoit la possibilité d’une
carrière régionale, c’est essentiellement dans son département qu’il entend
consolider son pouvoir. Sa position d’influence au Conseil général le conduit
dès 1988 à envisager la conquête de la présidence du département. C’est,
199
d’une part, l’opportunité électorale liée à la crise politique qu’il déclenche à
la municipalité de Biarritz en 1991, et, d’autre part, l’échec qu’il essuie dans
la course à l’investiture du candidat UDF à la présidence du Conseil général
en 1992, qui l’amènent à opter pour une carrière de sénateur-maire et à se
défaire ainsi de ses charges régionales (1991) et départementales (1992).
Les usages stratégiques du mandat régional et la conquête d’une position de
pouvoir départementale (1986-1992)
Comme tous les autres élus politiques, D. Borotra est conduit à
rechercher dans sa participation au Conseil régional les moyens susceptibles
d’élargir son influence dans l’espace politique local. Il est tenu de répondre à
de nombreuses requêtes qui l’obligent à faire preuve de sollicitude, par la
distribution d’avantages divers, à l’égard d’une pléiade d’acteurs sociaux
dont le soutien lui apparaît nécessaire pour renforcer sa position d’autorité.
Le travail politique qu’il réalise au Conseil régional est ainsi consacré à
mobiliser des ressources, d’une part au niveau du département où il est en
contact avec un grand nombre de maires et de responsables sectoriels, et
d’autre part au niveau de sa zone d’influence autour de la ville de Biarritz.
Lors de son arrivée au Conseil régional en 1986, D. Borotra n’est pas un
«grand élu» dans son département. Son influence personnelle demeure encore
étroitement dépendante de la bienveillance que peut lui manifester le docteur
Henri Grenet, président du Conseil général. Aussi, l’un des premiers soucis
de D. Borotra, au Conseil régional, est d’obtenir l’attribution d’une dotation
régionale en vue du financement de travaux d’infrastructure réalisés par le
Conseil général des Pyrénées-Atlantiques1. Par son intervention auprès du
SGAR et de J. François-Poncet, il parvient à obtenir l’allocation de crédits
européens accordés au titre du FEDER (Fonds européen de développement
régional). Mais bien plus, certaines interventions régionales de D. Borotra
apparaissent résolument destinées à protéger les intérêts du département
contre les empiétements éventuels du Conseil régional (dont il est pourtant le
vice-président)2.
Mais c’est incontestablement en Pays basque, où il détient une position
d’influence plus affirmée et apparaît comme le principal intermédiaire
régional des élus locaux, que D. Borotra s’attache à répartir les avantages
1
Sur un arrangement commun passé entre les principaux membres de l’exécutif, D. Borotra
obtient par un vote du bureau une dotation régionale de 103 MF destinée à la réalisation du
projet de liaison départemental.
2
Le cas de l’Office régional de l’éducation permanente (OREP) est à ce titre particulièrement
significatif. Cet établissement public, financé en totalité sur des crédits du Conseil général,
risquait en effet de voir son action remise en cause avec la création en 1990 de l’Association
régionale de l’éducation permanente (AREPA), nouvelle «agence» du Conseil régional. Non
seulement D. Borotra obtient un protocole d’accord assurant le maintien de l’OREP, mais il
parvient même à substituer une partie des crédits départementaux par des dotations régionales,
réussissant du même coup à alléger la charge fiscale de son département.
200
financiers captés au niveau régional. S’il est tenu localement de faire
allégeance à la fois à H. Grenet (maire de Bayonne) et à B. Marie (dont il
reste le maire-adjoint jusqu’en 1991), il s’impose, par ses fonctions
départementales et régionales, comme le seul élu pouvant intervenir
simultanément aux différents niveaux d’arbitrage financier. Dès 1988, grâce à
sa présence continue dans les négociations portant sur l’attribution des crédits
communautaires, il parvient à obtenir, par substitution entre des dotations
publiques régionalisées (nationales et européennes), le maintien de crédits
d’investissement pour la «valorisation touristique de la côte Aquitaine»… au
profit des deux seules villes de Biarritz et Saint Jean de Luz. La même année,
lorsque le maire de Bayonne décide de conduire un vaste projet de plateforme multimodale installée dans la périphérie de sa ville, c’est D. Borotra
qui en assure le montage juridique et financier. Outre les participations
financières des communes, du Conseil général et de partenaires privés,
D. Borotra obtient un concours substantiel du Conseil régional, ainsi que des
crédits communautaires régionalisés (FEDER et PIM). De la même façon,
c’est encore D. Borotra qui parvient à mobiliser tous les types de financement
public pour la réalisation d’une technopole à proximité de Biarritz.
Sa position d’intermédiaire apparaît encore plus manifeste lorsque
seules les collectivités locales sont partenaires pour des projets menés en
Pays Basque, car il devient alors son propre interlocuteur financier aux
différents niveaux institutionnels (communes, département, région). Jonglant
avec ses différentes «casquettes» d’élu, il se retrouve simultanément en
position de solliciteur local (demande de crédits), d’intermédiaire (courtage
des dossiers et médiation des enjeux) et d’autorité financière (offre de
crédits). En 1988, D. Borotra décide de mettre en œuvre un projet de parc
floral sur la commune d’Urugne. Il obtient, grâce à sa présence dans plusieurs
exécutifs, les participations financières croisées du Conseil général et du
Conseil régional. C’est surtout la construction et la rénovation des lycées qui
constitue le mode de rétribution privilégié des communes sur lesquelles
D. Borotra entend faire valoir son influence personnelle. Un tel domaine
d’intervention présente un intérêt stratégique dans la mesure où les opérations
qui y sont menées sont dotées d’une forte visibilité auprès de la population et
des responsables associatifs locaux, et où l’intervention exclusive du Conseil
régional permet à son vice-président de s’imputer personnellement la réussite
des projets.
Si, à la faveur d’une crise municipale, en 1990-1991, D. Borotra
parvient à obtenir le départ du maire dont il était jusque-là le bras droit, ce
n’est pas simplement en raison de la position personnelle qu’il adopte sur le
motif de la dissension au sein de l’exécutif ; c’est aussi parce qu’il est
parvenu à se faire reconnaître localement une autorité politique et qu’il est en
mesure de rallier de nombreux soutiens politiques autour de sa candidature.
201
La mobilisation des ressources régionales et le renforcement du pouvoir
municipal (1991-1996)
En 1990, la vie municipale de Biarritz est en effet marquée par la
naissance d’une polémique entre D. Borotra et Michèle Alliot-Marie
(conseiller municipal et fille du maire B. Marie), conduisant en quelques
mois à une scission irrévocable au sein de la majorité RPR-UDF. Le
fondement de la division peut paraître anodin1, mais la crise municipale et les
affrontements auxquels elle donne lieu se cristallisent rapidement sur la
légitimité d’un «premier adjoint» à contester un projet municipal porté par le
maire. Si l’absence de loyauté politique à l’égard de B. Marie n’est en effet
pas contestable, D. Borotra sait également qu’il peut faire valoir le
dévouement local dont il a su faire preuve dans l’exercice de ses charges
départementales et régionales. Conscient des préjugés favorables sur son
aptitude à diriger, auprès de nombreux responsables politiques et sectoriels de
la côte basque, et du soutien d’élus influents du département, D. Borotra met
en minorité le maire de Biarritz et présente sa candidature aux élections
municipales partielles organisées sur fond de crise. Il est élu maire de Biarritz
au printemps 1991.
Désormais maire d’une ville de plus de 20 000 habitants, et sénateur un
an plus tard, D. Borotra est conduit à abandonner ses mandats de conseiller
régional et de conseiller général. Cette double démission modifie
sensiblement sa capacité d’action puisqu’il n’est plus en mesure de contrôler
directement l’élaboration et le suivi de dossiers départementaux et régionaux.
C’est désormais par l’intermédiaire d’élus du département et de la région
dont il a la confiance, ainsi que par des contacts personnels entretenus avec
les présidents d’assemblée (F. Bayrou au Conseil général, J. Valade au
Conseil régional) qu’il peut obtenir une orientation favorable de crédits
publics. L’accès au mandat sénatorial apparaît dans cette perspective
déterminant dans la mesure où les présidents du département et de la région
exercent également des fonctions importantes dans les instances politiques
centrales (F. Bayrou devient ministre de l’Education nationale [1993] et
président du CDS2 [1995], formation à laquelle appartient le maire de
Biarritz ; J. Valade est vice-président du Sénat). La capacité d’action de
D. Borotra n’est cependant pas limitée aux liens personnels entretenus avec
d’autres acteurs de la vie politique régionale. Elle demeure étroitement liée,
d’une part, à sa connaissance des différents circuits de négociation régionaux,
et d’autre part, au maintien de relations personnelles avec tout un réseau
d’agents techniques situés à des postes clés dans l’administration régionale
ou locale. Ainsi, même après l’abandon de son mandat régional, D. Borotra
reste en mesure d’accéder aux différentes instances politico-administratives
1
La crise trouve ses germes dans l’opposition de D. Borotra au projet de construction d’un hôtel
grand luxe en lieu et place d’un Casino municipal construit dans l’entre-deux-guerres.
2
Devenu en 1996 «Force démocrate».
202
de la région où il a conservé de nombreux contacts et dont il connaît bien les
rouages. S’il apparaît toujours apte à mobiliser des ressources de son ancien
mandat régional, c’est désormais à la préservation de sa position de sénateurmaire de Biarritz, plus qu’à la conquête de nouveaux mandats, qu’est orientée
sa stratégie politique.
Le montage du projet financier visant la rénovation du Casino de Biarritz
présente une acuité particulière dans la mesure où c’est sur ce dossier que D. Borotra
est parvenu à conquérir la mairie de Biarritz. Le projet qu’il conduit est
particulièrement significatif de son aptitude à faire usage de son statut et de sa
position dans l’espace régional ; il témoigne également de sa capacité à élaborer un
dossier de financement en conformité avec les règles de sélection des dossiers
régionaux, à tirer parti des différentes chaînes d’intermédiaires dans les instances
publiques régionales, et in fine, à qualifier et étiqueter un problème proprement
municipal comme relevant de la compétence du Conseil régional et de l’Etat.
Conscient de l’ampleur du financement nécessaire à un tel projet, D. Borotra
s’attache dès son élection à la constitution d’un dossier susceptible de permettre
l’obtention de financements croisés. A ce titre, la première exigence à laquelle tente
de répondre la nouvelle équipe municipale est clairement de réaliser une mise en
forme du dossier assurant sa conformité avec les critères d’intervention financière du
Conseil général, du Conseil régional, de l’Etat et des Communautés européennes.
L’intention de D. Borotra est alors de ne pas limiter le projet à un simple programme
d’aménagement touristique, mais de lui conférer une dimension historique et
culturelle susceptible d’élargir la base des financements publics. Aussi, dès l’été 1991,
n’hésite-t-il pas à intervenir directement auprès de la Direction régionale de l’action
culturelle (DRAC) pour obtenir le «classement» des bâtiments du Casino, bénéficiant
dans sa requête de l’appui non dissimulé de plusieurs élus régionaux participant à la
commission régionale chargée de se prononcer sur l’opportunité du classement. Dès
juillet 1992, l’inscription du Casino municipal à l’Inventaire supplémentaire des
bâtiments classés est acquise.
Dès lors, l’équipe municipale peut élaborer un plan de financement global. Si
les subventions accordées par la municipalité et le district Bayonne-Anglet-Biarritz
apparaissent justifiées par l’importance du projet pour l’économie locale, c’est au titre
de la protection des monuments inscrits et de l’action culturelle que sont formulées les
demandes de subventions adressées au Conseil général, au Conseil régional, à l’Etat et
aux Communautés européennes. La négociation menée par D. Borotra auprès du
SGAR et de la DRAC lui permet d’obtenir un triple financement d’Etat (ministère de
la Culture, ministère de l’Intérieur, FIAT). Il obtient du Conseil régional quatre
financements distincts (aux chapitres «culture» et «tourisme» du budget régional) et,
du Conseil général, une dotation importante dont les trois quarts sont consacrés à la
protection des monuments inscrits…
C’est en grande pompe, en présence des ministres F. Bayrou et A. Lamassoure,
de J. Valade, du préfet de département, de l’architecte F. Lombart, de plusieurs
ambassadeurs, parlementaires et élus de Biarritz, qu’est inauguré le nouvel édifice en
pleine période estivale de l’année 1994. D. Borotra, accompagné de son conseil
municipal au grand complet, guide la visite du nouveau Casino rénové dans le style
art-déco. Peu avant le cocktail donné sur la grande terrasse, il ne tarit pas d’éloges
pour l’ensemble des autorités ayant contribué financièrement à la restauration de
l’édifice.
203
L’itinéraire de D. Borotra est exemplaire parce qu’il est révélateur de
l’orientation territoriale des stratégies engagées par les élus régionaux. La
territorialisation de son action est d’autant plus significative que dans
l’exercice de la vice-présidence du Conseil régional, il est en mesure
d’activer des ressources bien supérieures à celles mobilisées par la grande
majorité des élus régionaux. L’action de D. Borotra est animée par des
intentions fort explicites : valoriser la relation de proximité, intercéder aux
profits d’acteurs territoriaux, distribuer des avantages financiers, rappeler son
allégeance politique à un feudataire, et surtout renforcer une position
d’autorité sur un territoire politique où il parvient à accéder à des mandats
considérés comme durables et stratégiques pour la poursuite de sa carrière
politique. Enfin, le parcours régional de D. Borotra témoigne du caractère
subsidiaire (mais non moins déterminant) des ressources mobilisées grâce au
mandat régional, dans la mesure où celles-ci sont essentiellement orientées au
renforcement d’un statut et à l’accession à des positions électives dans une
arène politique infra-régionale.
204
VERS
UNE
POLITIQUE
PROBLEMATIQUE
DE
LA
PROMOTION
L’observation des conduites de rôle et des usages stratégiques adoptés
par les élus régionaux montre à l’évidence que le mandat régional n’est pas
un trophée politique central dans la construction des carrières politiques1.
Observé dans l’univers des pratiques politiques, il revêt un caractère
subsidiaire. Considéré dans une perspective diachronique (celle des
itinéraires politiques), il présente incontestablement un caractère transitoire.
Pour la très grande majorité des élus (cumulants ou non cumulants), l’accès à
la représentation régionale s’inscrit dans une stratégie d’attente visant
l’acquisition ultérieure de mandats considérés comme plus stratégiques. Parce
qu’il est un mandat de «prétendant», parce qu’il est indissociable de
stratégies plus globales de conquête de trophées politiques, le mandat
régional s’inscrit résolument dans une problématique de la promotion
politique : hormis pour quelques élus régionaux dont les chances d’accéder à
des mandats locaux apparaissent réellement compromises, le mandat vaut
rarement par lui-même, mais pour l’ensemble des positions plus profitables
auxquelles il peut donner accès. Il traduit ainsi souvent une position de
précarité politique, c'est-à-dire une situation où l'élu n'a pas encore, ou n'a
plus, les ressources nécessaires pour occuper les postes auxquels il prétend
accéder. Trois situations idéales-typiques peuvent être distinguées selon que
le mandat régional constitue un instrument d’affirmation politique, une
position de repli stratégique ou un trophée compensatoire assurant un
reclassement politique.
Le mandat régional comme instrument d’affirmation politique
Les pratiques associées au mandat régional, observées tout au long de
l’analyse, visent en général l’affirmation d’une autorité politique locale. Un
tel constat prend toute sa signification pour les élus de second rang qui
constituent désormais la grande majorité des élus régionaux. Pour ceux
d’entre eux qui sont déjà engagés dans la vie politique et ont un mandat local,
mais qui restent en position de faiblesse sur un territoire et/ou en situation
d’allégeance dans une équipe locale, le mandat régional est l’occasion de se
voir reconnaître une compétence politique, c’est-à-dire une aptitude à tenir
tout un ensemble de rôles autour desquels se structure l’activité politique. Il
1
Cette remarque doit être relativisée pour les élus dont le mandat régional marque l’entrée dans
la vie politique. Ces élus ne cumulent pas d’autres charges électives et conservent le plus souvent
une activité professionnelle en dehors de leur activité politique. C’est le cas des représentants de
formations minoritaires ayant bénéficié du scrutin proportionnel. C’est le cas plus particulier des
élus issus d’organisations professionnelles ou associatives, dont le mandat régional est une
ressource essentielle pour le maintien de leur position dans leur secteur.
205
leur permet de s’attirer la confiance de leurs pairs, d’obtenir la
reconnaissance de leaders politiques, et par un intense travail de rétribution,
de constituer des clientèles sur un territoire, dans l’attente d'accéder à des
postes plus déterminants. Plus largement, pour ces élus locaux, l’accession au
mandat régional apparaît comme une étape décisive dans la
professionnalisation de leur activité de représentant. Pour les élus dont le
mandat régional constitue une première expérience politique, cooptés sur les
listes électorales en raison de leur position stratégique dans un secteur de la
vie sociale, ou de leur fidélité à une entreprise politique, et plus encore pour
ceux qui relèvent de petites formations ayant bénéficié du scrutin
proportionnel (Verts, GE, CPNT, FN), le mandat régional leur permet
d’entrer sur le «marché» politique local. Il est l’occasion d’acquérir un
premier statut de représentant politique, notamment pour ceux dont les
chances d’accéder à des positions électives par la voie du scrutin majoritaire
uninominal restent particulièrement faibles. Plus largement, pour l’ensemble
des élus de second rang (cumulants ou non-cumulants), l’accès au Conseil
régional permet de faire l’apprentissage du métier politique, un apprentissage
qui renvoie à l’intériorisation de certains rôles et à la maîtrise progressive des
règles du jeu politique.
Si elle est loin de s’inscrire dans une problématique de l’apprentissage
et de la professionnalisation, l’accession de notables locaux au Conseil
régional ne s’inscrit pas moins dans une logique d’affirmation de leur autorité
politique. La présence de ces notables dans l’enceinte régionale avant 1986
(par désignation automatique) et après les premières élections au suffrage
universel (par la voie du cumul) confirmait leur légitimité de dirigeant et leur
vocation à participer aux négociations financières conduites au niveau
régional. Si cette opportunité de confirmer par le mandat régional un
leadership politique apparaît sensiblement réduite par le dispositif de
limitation du cumul des mandats, les périodes électorales constituent toujours
cependant un moment privilégié au cours duquel les leaders territoriaux font
valoir leur autorité, soit en prenant la tête d’une liste et en accédant
provisoirement au mandat (le temps d’organiser l’élection de l’exécutif et de
désigner les membres des commissions), soit en intervenant directement dans
la composition de la liste et en y imposant, dans le respect des équilibres de
tendances et de territoires, des hommes de leur entourage. Il convient, enfin,
de mentionner le cas particulier de la présidence du Conseil régional, seule
fonction qui confère des ressources importantes à son détenteur1 : elle peut
certes constituer une ressource centrale dans la construction de la carrière
1
Des ressources pratiques dans la mesure où, en réaction à la dispersion des forces politiques
dans l’assemblée régionale, le pouvoir de décision est souvent concentré dans les mains du
président et de son cabinet ; des ressources symboliques dans la mesure où les médias
concentrent leur attention sur les actions dotées d’une grande visibilité, dont le président manque
rarement l’occasion de s’imputer la responsabilité.
206
politique1, mais elle vise le plus souvent la construction d’une légitimité
politique permettant l’accès à des positions plus décisives.
Le mandat comme position de repli stratégique
S’il est loin d’être un trophée électif privilégié, le mandat régional est
toutefois rarement délaissé par les acteurs dont les perspectives de carrière
apparaissent momentanément limitées. Il permet en effet à des élus dont les
ambitions ne sont pas dirigées vers des postes de pouvoir régionaux,
d’attendre l’émergence d’opportunités politiques pouvant leur permettre de
conquérir d’autres trophées électifs considérés comme plus stratégiques
(mandats de député, de sénateur, de maire, de député européen, voire de
conseiller général). Pour ces élus, l’accès à des charges régionales est
considéré comme un investissement temporaire à un moment de leur carrière
où leur position d’influence est incertaine ou affaiblie. Si la possession du
mandat régional est alors loin d’être l’objectif prioritaire, elle permet de
poursuivre une activité politique, de maintenir — voire de consolider — une
capacité de négociation vis-à-vis d’autres élus, de conserver des moyens de
rétribuer des clientèles, et enfin de préserver une rémunération financière.
Ici encore, la présidence du Conseil régional constitue une position de
repli stratégique pour des grands notables dont les perspectives de carrière
sont incertaines. Elle permet à la fois de continuer d’exercer un leadership
politique tout en patientant dans l’espoir de retrouver une position
d’influence comparable ou supérieure à celle occupée dans le passé. Le
mandat régional se présente dans cette perspective comme une sorte de
«joker» (Sadran, 1995) grâce auquel l’élu se place momentanément dans une
position d’attente dans l’objectif d’accéder ultérieurement à des positions
électives plus décisives2. La stratégie d’attente ne concerne cependant pas la
seule présidence. Pour des raisons de calendrier électoral, des élus peuvent
être investis du mandat régional dans l’objectif non dissimulé de participer à
des élections à venir. Au printemps 1992, quatre représentants girondins en
pleine ascension politique, pressentis pour être élus quelques mois plus tard
aux élections législatives, sont présentés sur la liste girondine RPR-UDF dans
le double objectif de leur assurer une position élective provisoire et de
renforcer leur notoriété publique.
1
C ‘est le cas, par exemple, pour Charles Millon en Rhônes-Alpes, Valéry Giscard d’Estaing en
Auvergne, ou encore Jacques Blanc en Languedoc-Roussillon.
2
C’est ainsi que l’on peut interpréter le choix de J. Valade de se porter en 1992 à la présidence
du Conseil régional. Ministre de la recherche et des universités dans le gouvernement de
cohabitation (1986-1988), président du Conseil général de Gironde de 1985 à 1989, il se retrouve
en 1990 dans la position inconfortable d’éternel dauphin du maire de Bordeaux. Il a dû entretemps céder la direction du RPR girondin au bordelais Hugues Martin, et sa réélection au Sénat
(siège abandonné en 1986) est peu brillante. L'accès à la présidence du Conseil régional apparaît
alors comme une position tactique de repli et comme un tremplin en vue de succéder à
J. Chaban-Delmas à la mairie de Bordeaux en 1995.
207
Le mandat régional comme trophée de compensation et de reclassement
Enfin, le mandat régional constitue l’un des rares trophées électifs
accessibles aux responsables politiques dont l’influence est déclinante ou qui
ont été écartés de la compétition politique locale. Ces élus, qui ne possèdent
pas (ou plus) les ressources nécessaires pour espérer occuper des positions
électives locales ou nationales, trouvent dans le mandat régional un trophée
de compensation qui leur permet d’opérer un reclassement politique1 et
d’assurer leur maintien dans des configurations de pouvoir. Le mandat joue
ainsi une fonction compensatoire pour trois catégories-types d’acteurs exclus
des jeux de compétition. Il s'agit tout d’abord des élus dont les tentatives
d’«enracinement» sur un territoire politique ont été vaines, et qui trouvent
dans l’accès au Conseil régional une compensation à leurs déconvenues
électorales. Ceux-ci sont essentiellement des élus de second rang, qui
disposent d’un mandat local modeste (conseiller municipal, maire de petite
commune, conseiller général d’opposition), et qui ont subi des échecs
successifs dans leur tentative de s’implanter sur un territoire contrôlé par un
autre élu. On trouve ensuite tout un ensemble d’élus «déchus», qui ont perdu
leurs principaux mandats lors de joutes électorales. L’accès à la
représentation régionale constitue alors l’unique moyen d’assurer leur
«survie» politique ; il leur est généralement accordé par leurs pairs pour
compenser (ou faire accepter) un déclin trop brutal. Enfin, le mandat régional
constitue un trophée de compensation pour des notables âgés en fin de
parcours politique, progressivement mis à l’écart des positions de pouvoir les
plus stratégiques mais dont les leaders cherchent à conserver le soutien (par
bienveillance ou par intérêt). Le mandat est considéré alors comme un «bâton
de maréchal» délivré à un vieil élu à qui l’on reconnaît ainsi le rôle qu’il a pu
jouer par le passé. La charge qui lui est confiée permet de conserver sa
dignité, une rémunération et quelques responsabilités. L’accès à la
représentation régionale des prétendants recalés, des élus déchus ou des
notables vieillissants, apparaît une nouvelle fois lié au régime spécifique des
élections régionales qui permet à des élus sans véritable ressource politique
d’accéder aux listes électorales à la faveur d’arbitrages rendus par quelques
dirigeants départementaux.
L'analyse des pratiques de représentation (dans le double sens
d’exercice de la délégation et de mise en scène de l’activité politique) a
permis de montrer que la région s'enracine comme une institution dans
1
Le terme de reclassement n’est ici pas éloigné du sens que lui accorde P. Bourdieu (1978)
puisqu’il renvoie aux stratégies de reconversion par lesquelles certains acteurs politiques visent à
maintenir ou améliorer leur position dans l’espace politique au prix d’une reconversion d’un
ensemble de ressources (que l’on préférera à l’idée d’«espèce de capital» utilisée par
P. Bourdieu) dans un autre ensemble de ressources. Cependant, contrairement à l’auteur, on
n’appréhendera pas ici l’idée du reclassement en considérant des clivages entre des «classes»
sociales, mais simplement comme une action de repositionnement dans un espace politique
fortement hiérarchisé.
208
l'espace politique dès lors que les élus intervenant dans le cadre régional
adoptent des comportements récurrents prenant progressivement la forme de
règles de conduite attachées à la fonction de représentant. Il reste que la
sociologie de l'institution ne saurait être rapportée exclusivement à
l'observation des comportements sociaux des acteurs engagés dans l'espace
institutionnel. En tant que forme d'action collective, une institution prend
corps dans des logiques sociales globales qui trouvent leur expression dans
des dynamiques d'échange et des équilibres construits entre groupes d'acteurs
organisés. En déplaçant le regard des comportements de représentation vers
les structures de jeux et les règles d'action collective autour desquelles se
construisent des configurations d'acteurs dans le champ institutionnel, on
s'intéressera maintenant, dans une perspective relationnelle, à la structuration
de la région conçue comme un espace d'action collective. L'institution
régionale apparaît dans cette perspective étroitement imbriquée dans
l'organisation générale des activités politiques sur le territoire.
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