Chapitre III L`institution régionale et la représentation politique
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Chapitre III L`institution régionale et la représentation politique
Chapitre III L’institution régionale et la représentation politique La création des régions françaises constitue l’aboutissement d’une idée originale et relativement récente dans l’organisation des activités publiques au niveau local. Le choix de créer un nouvel échelon territorial, dans les années 1950-1960, constitue en effet une innovation dans la mesure où, contrairement à la commune et au département, la région est alors imaginée comme un site de confrontation et d’échange susceptible d’assurer la participation de l’ensemble des catégories dirigeantes locales (politiques, économiques, syndicales, universitaires) à la réalisation et à la mise en œuvre d’orientations nationales. Si le caractère «hybride» de l’espace régional a pu permettre, dans certains cas, l’émergence d’échanges renouvelés entre les élites socioprofessionnelles et le personnel politique local, il explique aussi largement le désintérêt initial d’un grand nombre d’élus locaux pour ce nouveau lieu de participation éloigné des sites traditionnels où s’organise la vie politique locale. La faible visibilité du nouvel échelon territorial, le verrouillage des instances régionales opéré par les élites du département cheflieu, le maintien de clivages territoriaux, la faiblesse des compétences dévolues à l’exécutif régional tout comme l’absence de véritables moyens budgétaires, ont été autant de facteurs limitant les possibilités d’émergence et de consolidation d’un espace de négociation différencié. C’est avec la mise en place de financements structurants et entraînants (1976-1982), avec les premières expériences de l’alternance politique au niveau régional1, avec le transfert du pouvoir exécutif au président du Conseil régional (1982) et l’organisation des premières élections politiques au suffrage universel direct (1986) que l’on peut observer de nouvelles formes d’investissement politique, la multiplication d’échanges polémiques et l’émergence d’une compétition organisée pour la conquête du pouvoir régional et la maîtrise des instruments d’action publique. En d’autres termes, c’est moins avec la création formelle d’un nouvel espace ouvert à la 1 En Aquitaine, A. Labarrère (PS) succède à J. Chaban-Delmas à la présidence du Conseil régional (1979). Cette accession constitue un moment important de la construction institutionnelle régionale dans la mesure où elle contribue à élargir les possibilités d’accès à la région, d’une part aux formations politiques de gauche (jusqu’alors exclues d’un pouvoir régional placé depuis 1964 sous le contrôle du maire de Bordeaux), et d’autre part aux responsables des départements «périphériques» (jusque-là réticents à participer aux instances régionales). 155 représentation politique, qu’avec la constitution d’enjeux politiques et financiers perçus comme déterminants pour la réussite d’entreprises de pouvoir, que s’institutionnalisent de nouvelles pratiques représentatives dans l’espace régional. I. L’INSTITUTION REGIONALE ET L’ESPACE POLITIQUE LOCAL L’observation des transactions politiques qui participent à la construction de l’institution régionale conduit à s’intéresser aux logiques d’échanges autour desquelles s’organise l’espace politique local. Ce dernier est considéré ici comme un ensemble de lieux d’échanges territorialisés au sein desquels des unités sociales diverses («équipes» d’élus politiques, agents d’administrations publiques, responsables d’associations, de syndicats professionnels, d’instances consulaires, d’entreprises industrielles ou commerciales, etc.) interviennent dans la construction de systèmes de pouvoir localisés. A. L’orientation territoriale des pratiques régionales L’étude des formes d’organisation et des règles spécifiques autour desquelles s’organise l’espace politique local implique de modifier l’orientation donnée jusqu’ici à l’analyse. L’observation portant sur l’intervention des dirigeants socioprofessionnels dans l’espace régional conduisait à s’interroger sur les logiques sociales propres à un secteur d’activités particulier et sur l’institutionnalisation d’échanges prenant la forme de «transactions collusives» (Dobry, 1986) entre des organisations sectorielles d’un côté et les pouvoirs publics de l’autre ; l’analyse de l’intervention des acteurs politiques est désormais orientée vers l’observation des conduites et des transactions engagées au cœur du domaine d'activités spécialisé que constitue l’espace public. Alors que les pratiques représentatives des dirigeants professionnels et les dynamiques d’échange auxquelles ils participent dans l’espace régional ont été jusqu’ici rapportées aux divisions organisationnelles entre secteurs, la dimension territoriale des activités politiques constitue un élément déterminant pour l’étude des pratiques de représentation et des jeux de compétition dans le champ politique. Plus que des différenciations sectorielles, ce sont des clivages territoriaux qui fondent les principes de division dans l’espace politique local. C’est en effet sur des territoires que se structurent et se concurrencent des entreprises de domination politique, et les enjeux de pouvoir peuvent être le plus souvent mis en perspective à travers des enjeux de territoire. 156 A ce titre, l’exercice de la représentation politique ne saurait être limitée à la relation symbolique liant l’élu politique au corps de citoyens qu’il est censé représenter. Les conduites et les usages concrets des différents mandats témoignent de l’inclination des élus politiques à rechercher un ancrage social et politique sur un territoire restreint, à y maintenir une présence continue et visible susceptible de leur assurer la reconnaissance de leurs électeurs et de leurs pairs, mais aussi d’éliminer d’éventuels rivaux politiques. La territorialisation des activités de représentation est ainsi une dimension essentielle des processus par lesquels se consolident des espaces de compétition dans le champ politique, et il est à ce titre nécessaire de restituer la dynamique territoriale des jeux de pouvoir pour comprendre les comportements et les pratiques des acteurs politiques engagés dans l’espace régional. En d’autres termes, l’exercice d’un (ou plusieurs) mandat(s) politique(s) est indissociable de l’emprise (relative) de l’élu sur un territoire, qui est à la fois le lieu géographique où il exerce une autorité et construit sa légitimité à représenter, et le lieu de la compétition politique où son (ses) mandat(s) est (sont) régulièrement remis en jeu. Pour appréhender les dynamiques de structuration des activités politiques autour d'entreprises de pouvoir et, en définitive, pour rendre compte de la genèse de systèmes d’échange consacrant l'émergence d'un espace de pratiques régionales, il apparaît ainsi essentiel de mettre en évidence l'existence de «territoires politiques» (ou territoires de la représentation). Il convient, au-delà des découpages administratifs de l’espace local, de s'interroger sur deux composantes indissociables du territoire sur lequel les élus exercent leur activité de représentant : d’une part, le territoire de l'échange électoral (l’espace géographique sur lequel l’élu se trouve engagé dans une relation d'échange permanent avec les citoyens)1 et, d’autre part, le territoire de la régulation des activités politiques (l’espace sur lequel se structurent des entreprises politiques concurrentes et s’organisent un ou plusieurs systèmes de pouvoir durables). Dans cette perspective, l’analyse des pratiques régionales ne conduit nullement à se désintéresser des autres niveaux de la représentation politique. Elle implique au contraire de conduire l’observation de ces pratiques en mettant à jour le lien attachant les élus régionaux, pris individuellement et collectivement, aux territoires sur lesquels ils sont amenés à intervenir quotidiennement, à se forger une légitimité de représentant et à participer à la compétition pour la conquête de position de pouvoir dans l’espace politique local. 1 Il s’agit, en d’autres termes, de la (ou des) circonscription(s) électorales(s) sur laquelle (ou lesquelles) l'acteur politique est mandaté par le suffrage universel. 157 B. La construction des pratiques institutionnelles et les dynamiques d’assemblée L’observation des comportements d’assemblée apparaît particulièrement féconde pour analyser l’activité des groupes de représentants1 qui, au sein des instances publiques, cherchent à renforcer leur position dans l’espace politique et à influer sur les processus d’élaboration de la décision publique. En permettant d’apprécier les logiques de négociation internes aux assemblées (notamment les jeux de coalition), elle offre un cadre d’analyse propice à l’étude des conditions de production des choix publics2. Mais surtout, elle est particulièrement adaptée à l’étude des comportements stratégiques et des rôles que les élus sont conduits à adopter dans l’exercice de leur(s) mandat(s). Dans une perspective stratégique, l’observation des jeux d’assemblée est en effet l’occasion d’une réflexion sur les préférences, les anticipations et les objectifs qui structurent les choix du représentant. Elle permet de repérer — notamment au cours des procédures de vote et des négociations qui les précèdent — quels sont les facteurs de choix d’une part, et les conduites suivies pour assurer l’optimisation des préférences et la réussite des objectifs d’autre part (Schlesinger, 1966 ; Mayhew, 1974). Elle est également particulièrement propice à l’analyse des types d’attitude adoptés par les acteurs politiques en fonction des représentations qu’ils ont de leur propre rôle et du rôle des autres acteurs (Matthews, 1959 ; Huitt, 1957 et 1961 ; Fielin, 1962 ; Francis, 1965 ; Asher, 1973 ; Cayrol, Parodi et Ysmal, 1971, 1973 et 1975 ; Hibbing, 1991). Les stratégies suivies par les élus au sein des assemblées, leurs comportements de vote, leurs choix d’alliances politiques, etc., sont en effet étroitement dépendants des prescriptions de rôle attachées à leur statut de représentant politique ; ces prescriptions s’expriment à la fois dans les attentes concrètes de leurs publics3, dans les conceptions que les élus se font de leur fonction de représentant, et dans des normes plus générales attachées à leur statut. Parce qu’elle vise à saisir les attitudes et les pratiques représentatives dans toute leur complexité, en termes de stratégies et de rôles, l’analyse de la construction institutionnelle de la 1 Ces «groupes» sont organisés le plus souvent sur la base de critères d’appartenance partisans, inter-partisans (groupes de coalition), territoriaux ou professionnels (cas de certaines assemblées, comme le CESR). 2 L’élaboration des décisions publiques ne saurait bien évidemment être ramenée exclusivement à des logiques d’assemblée. La construction des choix publics constitue un processus complexe de négociations et d’arbitrages entre des acteurs politiques, économiques et sociaux, dont la position et les ressources leur permettent d’influer sur la décision finale (Garraud, 1990 ; Charvolin, 1993). Il semble toutefois que l’insistance contemporaine à privilégier l’étude des réseaux d’action publique (policy networks), aussi féconde soit-elle, tende trop souvent à sousévaluer l’importance des dynamiques d’assemblée dans l’émergence des enjeux et des problèmes appelés à faire l’objet d’un traitement public particulier. 3 Leur électorat, leur clientèle partisane, leur entourage politique proche, leurs pairs au sein de l’assemblée, les journalistes chargés de suivre les débats, etc. 158 région ne peut faire ainsi l’économie d’une observation des comportements d’assemblée1. Il reste qu’un phénomène aussi complexe que l’émergence d’une institution politique est irréductible aux seules dynamiques d’assemblée. Tout comme la naissance de la démocratie ne peut être rapportée à l’histoire du parlementarisme (mais à une multitude d’actes instituants, produits en des lieux éclatés et en des temporalités variables à tous les niveaux de la vie sociale), la constitution d’un espace institutionnel régional ne peut être réduite à l’histoire des assemblées régionales. Tenter d’expliquer la dynamique institutionnelle par l’observation des logiques d’interaction et des formes d’apprentissage au sein du Conseil régional conduirait à rechercher un élément de centralité2 à un processus social fondamentalement éclaté, désordonné et diffus. Il serait extrêmement imprudent de rapporter un phénomène d’émergence institutionnelle prioritairement à un centre, même si les assemblées apparaissent comme des lieux privilégiés où prennent forme des pratiques régionales. Plusieurs arguments invitent à dépasser la distinction formelle qui contribue à établir une «frontière» arbitraire entre les organes politiques spécialisés et leur «environnement». Les assemblées ne sont qu’une arène dans un espace complexe constitué de multiples organisations représentatives (politiques, administratives, syndicales, consulaires, associatives, universitaires, etc.), dotées de logiques d’action spécifiques, prétendant toutes intervenir dans la régulation et/ou la représentation de différents secteurs de la société. Les choix publics ne sont à ce titre jamais le produit d’une imposition arbitraire, mais le résultat d’interventions et de négociations multiples, de rapports de force, de conflits et d’accords entre divers groupes et organisations intervenant dans la construction des enjeux publics. Ensuite, la transversalité des problèmes appelant un débat et une intervention publique interdit de considérer les transactions au sein des assemblées régionales indépendamment des relations d’échange établies avec d’autres instances publiques présentes à différents niveaux territoriaux (communal, départemental, national et européen). L’interdépendance entre ces instances «emboîtées» apparaît particulièrement saillante dans le cadre de la décentralisation et de l’ouverture européenne, dans lequel l’absence de répartition claire de compétences et la multiplication 1 On entendra la notion de comportements d’assemblée d’une manière extensive. Celle-ci n’est pas limitée aux comportements adoptés par les responsables politiques dans l’enceinte de l’assemblée délibérante (séances plénières), et notamment aux comportements liés au vote ; elle porte plus largement sur l’ensemble des conduites et des pratiques suivies par les conseillers régionaux dans le cadre du Conseil régional (activités au sein des commissions, de la commission permanente, des services administratifs, des agences régionales, des «groupes politiques» du Conseil régional, etc.), même en dehors de moments solennels que sont les séances plénières. 2 Déterminé alors par un lieu précis (les assemblées régionales), des formes d’échange particulières (l’ensemble des transactions liées à la construction des choix publics) et des acteurs identifiés (les élus régionaux et le personnel administratif régional). 159 des participations financières croisées renforcent l’intégration des différents niveaux institutionnels. Enfin, en raison de la multipositionnalité des élus régionaux qui, pour la grande majorité, cumulent plusieurs mandats politiques, on ne peut saisir les comportements adoptés au sein des assemblées que s’ils sont resitués dans l’ensemble des pratiques et des rôles tenus par ces élus dans différentes arènes de pouvoir. Les acteurs politiques régionaux, en effet, n’agissent pas uniquement en fonction des seules opportunités d’action constituées lors des échanges dans les assemblées régionales, ni en fonction des contraintes de rôle attachées à leur statut et à leur position dans le cadre régional. Leurs préférences, leurs attitudes, leurs choix, leurs stratégies, ainsi que les rôles joués dans l’espace régional, sont étroitement liés à leur position dans de multiples espaces de la vie sociale (dans les instances politiques locales, dans une organisation partisane, dans le milieu professionnel dont ils sont issus, dans des réseaux associatifs, dans divers cercles de sociabilité, etc.). Toutes ces raisons soulignent l’impossibilité d’opérer une distinction sociologique valable entre les logiques d’interaction internes aux assemblées régionales et les échanges dans lesquels sont engagés les élus régionaux à l’extérieur de ces mêmes assemblées. Les logiques complexes par lesquelles des acteurs politiques sont amenés à prendre part à des jeux consolidant l’espace institutionnel régional ne peuvent être appréhendées que si on les rapporte à l’ensemble des configurations sociales auxquels ces acteurs participent. En outre, il serait particulièrement imprudent d’identifier les élus de l’assemblée régionale comme les seuls acteurs politiques régionaux. Certains conseillers régionaux ont un rôle très marginal dans l’émergence de règles institutionnelles ; inversement, certaines personnalités influentes, n’ayant pas de mandat régional, apparaissent en mesure d’influer sensiblement et durablement sur les jeux régionaux, et sont au centre des configurations institutionnelles. Ainsi, si l’on prend garde à ne pas focaliser l’attention sur les seules dynamiques d’assemblée, à laisser régulièrement glisser le regard vers les différents espaces de la représentation politique, et à considérer les comportements politiques des acteurs régionaux dans le cadre de leur activité quotidienne, il apparaît possible de rendre compte de la complexité du phénomène institutionnel régional. C’est une fois cette perspective adoptée que l’on peut considérer les assemblées régionales comme un lieu privilégié où se construisent des pratiques institutionnelles. En effet, on ne peut nier qu’avec la décentralisation, les jeux d’assemblée sont devenus de plus en plus déterminants dans la genèse de comportements, d’usages et de règles liés à l’institution. Jusqu’à la fin des années 1970, les services de la préfecture de région restaient au cœur des processus de négociation et de décision dans l’espace régional. L’assemblée régionale (la Coder, puis le Conseil régional) apparaissait à ce titre moins comme un site de confrontation entre des équipes politiques rivales que comme un lieu permettant aux élus locaux de s’informer sur les dossiers et programmes élaborés et conduits par 160 l’administration préfectorale. C’est avec l’accroissement progressif des budgets que l’assemblée politique est devenue un lieu où émergent des jeux de négociation et où sont réalisés les premiers arbitrages politiques entre groupes d’élus en situation de concurrence pour l’obtention de financements. C’est surtout avec le transfert du pouvoir exécutif au président du Conseil régional, l’attribution de nouvelles compétences et de nouvelles ressources financières, que les acteurs politiques inscrivent désormais leur action dans des stratégies d’assemblée. Le Conseil régional est désormais un lieu privilégié où des groupes d’acteurs porteurs d’intérêts différenciés expriment des demandes, font valoir des intérêts, s’affrontent, négocient et élaborent des compromis. Les jeux d’assemblée deviennent l’occasion d’un apprentissage collectif de savoirs et d’usages propres à l’espace régional. Au cours de ces jeux, se construisent et s’institutionnalisent des conduites routinières, des pratiques, des rôles politiques, des codes, des principes de négociation et des techniques d’organisation par lesquels des groupes d’élus apprennent à intervenir et à interagir dans le cadre régional. Non seulement ces jeux contribuent à l’émergence de règles institutionnelles, mais ils nous renseignent de surcroît sur des logiques d’interaction qui dépassent largement le cadre de l’assemblée régionale. Les stratégies et les rôles tenus par les représentants régionaux étant étroitement liés aux positions qu’ils occupent dans d’autres espaces d’interaction, ils sont révélateurs de l’enchevêtrement des systèmes de pouvoir et de l’inscription des pratiques régionales dans des logiques d’action non-régionales. C. La participation régionale et les entreprises politi-ques locales Le choix de rendre compte de la construction institutionnelle régionale à partir des pratiques représentatives des élus politiques d’une part, et des logiques d’échange mettant aux prises ces mêmes élus dans des jeux de concurrence pour le contrôle du pouvoir régional d’autre part, conduit inévitablement à s’interroger sur les dynamiques de lutte autour desquelles s’organise la vie politique locale. Dans une telle perspective, l’étude de l’institution régionale apparaît indissociable d’une réflexion sur l’organisation des activités politiques et l’articulation des systèmes de pouvoir dans l’espace politique. Les intérêts dont les acteurs politiques sont porteurs, les conduites stratégiques qu’ils suivent et les rôles auxquels ils sont assujettis, sont étroitement dépendants de leur appartenance à des groupements politiques organisés dans le cadre départemental ou infradépartemental. Ce que l’on veut ainsi souligner, c’est que l’engagement et la mobilisation des élus dans l’espace régional ne peuvent être rapportées exclusivement à des pratiques individuelles, mais s’inscrivent aussi dans des activités d’équipe. On entend par là l’ensemble des activités par lesquelles 161 des groupes restreints d’élus, unis par leur appartenance commune à un groupement politique et par leur allégeance à un leader politique, s’attachent à faire valoir, dans leur action régionale, les intérêts particuliers du système de pouvoir auquel ils appartiennent. On sera ainsi conduit à accorder une importance toute particulière à la structuration de l’espace politique autour d’entreprises politiques locales pour observer les comportements des acteurs dans l’espace régional. En s’inspirant de la définition de Max Weber1, on définira les entreprises politiques locales comme des groupements de pouvoir organisés et durables, dont l’objectif est d’exercer une domination politique sur un territoire donné2. Ces groupements se présentent sous des formes très variables (nombre de participants, nombre de dirigeants, règles gouvernant les échanges, étendue du territoire, équilibres des pouvoirs entre leaders, etc.). Ils sont irréductibles, au niveau local, aux seules instances partisanes. Ils se structurent le plus souvent autour d’un (ou plusieurs) leader(s) et d’un cercle de fidèles, mais ils mobilisent également des groupes d’acteurs d’horizons divers dont les intérêts, le statut et le mode d’implication dans l’entreprise diffèrent sensiblement (Garraud, 1994). Ainsi entendue, la notion d’entreprise politique n’a pas la prétention de rendre compte de la nature des échanges politiques. Elle est une simple notion heuristique permettant l’observation de certains aspects de l’organisation des activités politiques, et en aucun cas une notion théorique3. Elle vise simplement à rappeler que les unités sociales intervenant dans les jeux politiques ne peuvent être toujours ramenées, en dernière analyse, à des individus ou à de simples sommes d’individus ; certaines de ces unités ont une dimension collective et organisée, même s’il faut prendre garde à ne pas les ériger arbitrairement en acteurs sociaux pouvant agir «comme un seul homme», à ne pas les réifier en les dotant d’une autonomie sociale ou des propriétés structurelles qu’elles n’ont pas. L’observation des entreprises politiques n’a de pertinence qu’en tant qu’elle permet d’expliquer l’existence de logiques sociales dominantes dans l’espace politique, et qu’elle fournit ainsi des éléments d’interprétation supplémentaires pour comprendre les 1 Max Weber (1995) définit l’entreprise comme «une activité continue en finalité», et le groupement organisé en entreprise comme «une sociation comportant une direction administrative à caractère continu, agissant en finalité» (p. 94). Dans notre développement, on emploiera le terme «entreprise» pour désigner indifféremment l’activité et le groupement organisé autour de cette activité. 2 L’entreprise politique locale se présente plus précisément comme un ensemble d’unités sociales (acteurs politiques, agents socio-économiques, groupements associatifs, responsables administratifs, etc.) stratégiquement regroupées autour d’un (voire plusieurs) élu(s) politique(s) dominant(s). Ces unités sociales se retrouvent en situation de coopération pour la réalisation d’objectifs communs, ce qui n’empêche pas, bien évidemment, l’existence de relations de concurrence au sein même de l’entreprise pour l’obtention d’avantages personnels (notamment la conquête de postes de direction). 3 La notion d’entreprise ne suppose pas, notamment, l’adhésion à une métaphore du marché et à une modélisation économique de la compétition politique (pour une telle approche, voir p.e. : Schumpeter, 1974 et 1983 ; Gaxie, 1994 ; Offerlé, 1985 et 1991). 162 comportements et les pratiques adoptés par les élus politiques dans le cadre institutionnel régional1. D. Pratiques représentatives et cumul des mandats La région émerge comme une réalité institutionnelle dès lors qu’elle peut être appréhendée comme une forme d’action collective, c'est-à-dire à partir du moment où s’établissent en son sein des interdépendances durables entre des groupes d’acteurs dont les actions et les interactions prennent corps dans un ensemble de règles singulières. Mais l’institution régionale ne saurait être toutefois rapportée à un simple système d’action ; elle prend forme d’une façon diffuse, au niveau des individus et des groupes d’individus, dans des manières d’agir et de penser spécifiques que les acteurs institutionnels sont progressivement conduits à adopter parce que ces manières leur sont devenues habituelles, familières, et qu’elles sont perçues désormais comme les plus appropriées au contexte d’action régional. C’est ainsi dans les comportements quotidiens et les pratiques routinières des élus, mais aussi dans les croyances et les représentations qu’ils mobilisent au cours de leur activité politique, que se consolide socialement l’institution régionale. La construction de la région comme espace institutionnel apparaît ainsi, pour les élus politiques, étroitement liée à l’apprentissage de nouveaux modèles d’action et à l’intériorisation de nouveaux savoirs portant sur l’activité de représentant. A ce titre, l’analyse des stratégies et des rôles liés à la pratique du cumul des mandats constitue un axe privilégié pour observer les comportements de représentation. Si le cumul des mandats ne peut bien évidemment apporter de réponse globale sur la formation des préférences, des anticipations et des choix formulés par les élus politiques au cours de leur action régionale, ni expliquer l’ensemble des contraintes de rôles pesant sur cette même action, il n’en constitue pas moins un élément d’appréciation incontournable pour comprendre les pratiques représentatives liées au mandat régional. Ce sont tout d’abord des particularités liées à la représentation politique locale en France qui justifient l’intérêt porté aux pratiques de cumul. Ces pratiques apparaissent en effet comme un élément essentiel dans la constitution d’un «capital» politique (Reydelet, 1979 ; Aubert et Parodi, 1980 ; BecquartLeclerc, 1983 ; Knapp, 1991 ; Mabileau, 1989 et 1991) ; elles permettent la 1 Il convient, en effet, de préciser que l’observation des entreprises politiques ne conduit pas à appréhender l’organisation des activités politiques seulement dans une perspective stratégique. Certes, les entreprises sont des groupements agissant en finalité, et donc stratégiquement orientés à la réalisation de fins collectives. Mais ce qui importe, ce n’est pas tant les activités finalisées poursuivies par ces entreprises, que la façon dont ces entreprises influent sur les logiques d’échange dans l’espace politique, et plus particulièrement sur les pratiques et les jeux régionaux. 163 professionnalisation des élus, assurent un ancrage du pouvoir sur un territoire politique, et renforcent en définitive la longévité des carrières politiques. C’est de surcroît par le cumul des mandats qu’a été assurée pendant longtemps une intégration fonctionnelle des différents niveaux territoriaux, et plus particulièrement l’ajustement de la représentation politique territoriale à un système administratif traditionnellement centralisé (Sadran, 1989). Si les lois du 30 décembre 1985 (visant la limitation du cumul des mandats) ont contribué à une hiérarchisation des différents mandats et à des ajustements sur le terrain, elles n’ont pas véritablement atténué une pratique toujours perçue comme déterminante pour la construction de la carrière politique. Mais l’intérêt porté au cumul des mandats apparaît particulièrement justifié dans le cadre de la représentation régionale. Avant les premières élections de 1986, tous les élus régionaux pratiquent de facto le cumul puisqu’ils siègent au Conseil régional au titre d’un autre mandat1. Depuis cette date, et malgré les lois de 1985 (dont les effets ont été perceptibles dès 1988-1989), la majorité des élus régionaux restent des «cumulards»2. Le mandat régional ne semble en effet avoir de valeur que dans la mesure où il permet à son détenteur de renforcer une emprise sur un territoire politique, dans le département ou la commune. Ses usages ne peuvent être ainsi observés que s’ils sont rapportés à l’activité des élus politiques dans les arènes considérées comme les plus stratégiques pour la construction de la carrière de représentant. Enfin, assez paradoxalement, l’observation des pratiques de cumul ne semble pas inopérante pour les élus régionaux qui ne détiennent pas de mandat local ; car, en définitive, leurs pratiques convergent avec celles des élus cumulants. En effet, même pour ces «nouveaux élus», qui sont issus pour la plupart de formations minoritaires et ont fait leur apprentissage politique au sein du Conseil régional, le mandat régional est le plus souvent exercé dans un but d’implantation locale, c'est-à-dire de conquête de postes de pouvoir locaux leur permettant à la fois de se professionnaliser, de se prémunir contre d’éventuels revers électoraux à la région et de se constituer un capital politique auprès d’électeurs. Dans la pratique du cumul des mandats et dans la formation des itinéraires politiques, le mandat régional paraît ainsi revêtir un caractère subsidiaire (Palard, 1987 ; Alliès, 1989 et 1991 ; Dauvin, 1994 ; Sadran, 1995). D'autres mandats considérés comme stratégiques sont en effet 1 L’article 5 de la loi du 5 juillet 1972 précisait que le Conseil régional était composé des députés et sénateurs élus dans la région, des représentants des collectivités locales élus par les Conseils généraux, ainsi que des représentants des agglomérations désignés par les Conseils municipaux ou les Conseils de communautés urbaines. 2 La très grande majorité des élites politiques professionnalisées cumulent leur charge régionale avec d’autres mandats locaux. Au Conseil régional d’Aquitaine, plus de 70% des conseillers régionaux élus lors des élections régionales de 1992 possédaient un autre mandat. En 1994, ce sont les 3/4 des élus qui cumulaient au moins deux mandats. Pour comparaison, en 1992, 78% des élus régionaux du Languedoc-Roussillon et 69% de ceux des Pays-de-Loire cumulaient plusieurs mandats (Darviche, Genieys et Joana, 1995). 164 privilégiés parce qu'ils donnent accès à des trophées perçus comme déterminants pour la construction de la carrière politique. Mais que ce mandat ne soit pas privilégié ne signifie pas pour autant qu’il ait une faible dimension stratégique. Il serait en effet imprudent d’appréhender les usages d’un mandat à l’aune de la «hiérarchie» établie entre les différents mandats par les élus. Ce n’est pas parce qu’il est perçu comme subsidiaire qu’il ne s’intègre pas dans des stratégies politiques, qu’il n’est pas constitutif de rôles bien particuliers, ou qu’il ne fait l’objet que d’une faible attention par les équipes politiques locales. En considérant la place relative du mandat régional dans l’activité quotidienne de l’élu local et dans son cursus politique1, ainsi que l’ensemble des comportements stratégiques et des rôles qui lui sont associés, il apparaît possible de repérer les pratiques qui enracinent l’institution régionale dans les logiques de la représentation politique. L’étude de ces pratiques institutionnelles sera ici entreprise autour de deux angles d’observation. A travers l’examen du travail quotidien des élus régionaux, on cherchera à repérer les processus par lesquels s’institutionnalisent, dans l’espace régional, des rôles spécifiques fondés sur des pratiques de médiation. En s’appuyant sur l’observation des dynamiques de lutte orientées vers la construction des positions de pouvoir sur les territoires politiques, on tentera ensuite de s’interroger sur les comportements et les usages stratégiques liés au mandat régional. Il sera alors possible, pour conclure, de dresser quelques constats sur la place du mandat régional dans l’orientation des carrières politiques. II. LA CONSTRUCTION DES ROLES INSTITUTIONNELS Observer les processus par lesquels se consolide l’institution régionale invite à s’interroger sur les pratiques des élus régionaux et sur les usages concrets qu’ils font de leur mandat dans l’exercice quotidien de leur activité politique. Il est évident que ces usages, dans un univers où la compétition pour le pouvoir est au cœur des motivations individuelles, ont un caractère hautement stratégique. L’étude des rôles sociaux introduit toutefois un angle d’analyse particulièrement fécond pour l’observation des pratiques de représentation. Tout d’abord, parce que l’activité du représentant gagne à être perçue non pas comme une simple activité stratégique, mais aussi comme une activité orientée par des prescriptions d’attitude2. Ensuite et surtout parce que 1 Pour repérer les pratiques représentatives liées à l’exercice du mandat régional, il apparaît en effet essentiel d’introduire une perspective diachronique et de situer la place de ce mandat dans la carrière politique des élus (celle-ci étant entendue comme l’évolution des responsabilités, des statuts et des rôles liés à la trajectoire individuelle du représentant dans l’espace politique). 2 On rappellera ici que l’on définit le rôle comme l’ensemble des comportements et attitudes attendus d’un individu à raison de sa position dans l’espace social et de son statut. On sera amené à parler également de rôles pour désigner plus largement l’activité sociale que déploient 165 l’une des préoccupations essentielles de la sociologie institutionnelle est l’observation de règles qui orientent les comportements et les conduites stratégiques des acteurs sociaux. Mais, de manière assez étonnante, la sociologie des institutions s’est peu aventurée dans l’étude des rôles et des pratiques de rôles, domaine traditionnellement attaché à la sociologie interactionniste1. Il nous semble au contraire fécond, pour considérer les règles institutionnelles, d’observer les rôles que les élus régionaux sont conduits à adopter dans leur action quotidienne. Tout comme la consolidation de règles traduit un processus d’objectivation de procédures d’échange, c'està-dire un processus par lequel ces procédures se détachent du «ici et maintenant» de l’interaction pour prendre place dans un ensemble de connaissances générales et ordinaires, l’émergence de rôles marque un processus par lequel des formes de comportements appropriées à la situation institutionnelle se généralisent, se dépersonnalisent et acquièrent une pertinence telle qu’elles s’imposent dans les conduites quotidiennes des acteurs engagés dans le cadre institutionnel. Dans cette perspective, les contraintes de rôles apparaissent comme un sous-produit et un révélateur des règles institutionnelles. Concrètement, il s’agit de montrer que l’émergence de l’institution régionale passe, d’une part, par l’évolution des rôles que les acteurs régionaux endossent traditionnellement dans leur activité politique quotidienne, et d’autre part, par la genèse et la consolidation de nouveaux rôles proprement attachés à l’univers institutionnel2. Au même titre que les responsables parlementaires ou les élus des départements et des communes, les représentants régionaux sont confrontés, par la diversité des publics avec lesquels ils sont en relation, à l’impératif d’adopter des comportements différenciés en fonction de leurs interlocuteurs et des situations d’interaction auxquelles ils prennent part. Les rôles qu’ils adoptent au cours de leur activité politique sont variés, et l’une des exigences de leur métier est de savoir assurer leur conciliation (Wahlke, Eulau et al., 1962 ; Riesema et Hedlund, 1974 ; Gross, 1978 ; Chérot, 1984 ; Briquet, 1994 ; Garraud, 1994). Il est évident, en effet, qu’à une même position de représentant correspond une pluralité de rôles (Gross et Mason, 1958). Les jeux de rôles auxquels les élus régionaux doivent se prêter apparaissent encore plus complexes du fait de la détention de plusieurs mandats (et donc les élus politiques dès lors qu’elle n’est pas exclusivement fondée sur des anticipations stratégiques, mais qu’elle est conduite conformément aux attentes de leurs publics et aux normes prescriptives qui fixent des modèles de comportement liés à leur fonction de représentant (voir le développement consacré aux rôles et à la représentation au chapitre I). 1 La sociologie de la connaissance de P. Berger et T. Luckmann (1992) constitue à cet égard une exception. Inspirés par une approche phénoménologique, portant leur intérêt sur la construction des rapports interpersonnels, les auteurs font de la naissance des rôles un élément essentiel des processus d’institutionnalisation. 2 Les processus de transformation des rôles préexistants et de formation de nouveaux rôles ne sont bien évidemment pas dissociables dans la réalité concrète. L’apprentissage de «rôles institutionnels» est un processus complexe marqué par des phénomènes de reproduction, d’adaptation et d’innovation (voir la conclusion). 166 de plusieurs positions) dans l’espace politique local1. Par leur statut de représentant, qui les relie à un (ou plusieurs) corps de citoyens dont ils ont reçu un (ou plusieurs) mandat(s), mais qui les place aussi au cœur de configurations politiques emboîtées, ils entretiennent des rapports permanents avec divers interlocuteurs locaux et régionaux dont les attentes sont diffuses et hétérogènes : les autres élus du département et de la commune, leurs pairs du Conseil régional, les personnels d’administration des collectivités locales, les représentants de l’Etat, leur(s) base(s) électorale(s), les responsables d’associations locales, les représentants des instances consulaires et des organisations syndicales départementales et régionales, les journalistes, etc. Les stratégies visant la conservation d’un mandat local (élus en situation de cumul), tout comme celles visant la conquête d’une position élective (élus à la recherche d’un mandat local2), conduisent les élus régionaux à privilégier les contacts susceptibles d’être les plus favorables au renforcement de leur pouvoir sur un territoire politique. Dans cette perspective, une grande partie des rôles qu’ils endossent dans leur activité conduite au titre du mandat régional restent largement déterminés par les attentes et les sollicitations permanentes de leurs interlocuteurs locaux. En d’autres termes, les rôles de représentant régional impliquent avant tout de savoir adopter les types d’attitudes, les pratiques et les savoirs habituellement mobilisés dans l’exercice du métier politique au niveau local3. Il reste que la détention du mandat régional génère des prescriptions nouvelles pour l’élu politique, qui n’est ainsi pas toujours en mesure de confondre son action régionale et son activité locale. Les attentes des nouveaux publics auquel il est confronté dans l’espace régional, mais surtout les principes établis de la représentation démocratique (selon lesquels l’élu n’est pas le mandataire particulier des groupes d’électeurs qui l’ont désigné dans une circonscription, mais le représentant universel de l’ensemble des citoyens relevant de la collectivité publique dont il est élu), contraignent l’élu à investir de nouveaux rôles par lesquels il doit mobiliser des registres d’action faisant valoir son dévouement et son intérêt pour la conduite des affaires régionales. Dès lors qu’il est en présence de partenaires dont les attentes sont distinctes de celles de ses interlocuteurs locaux (ses pairs du 1 La multipositionnalité dans l’espace politique local n’est toutefois pas toujours liée au cumul des mandats. Elle peut concerner des élus régionaux qui ont des responsabilités non-électives dans des organisations militantes, administratives, syndicales, associatives, etc., liées — plus ou moins directement — à l’action d’entreprises politiques locales. 2 Cette situation peut concerner des élus déjà en situation de cumul, mais désireux de renforcer leur position de pouvoir sur le territoire par l’acquisition de nouveaux mandats perçus comme décisifs pour leur carrière politique (mandats de député, de sénateur ou de maire par exemple). 3 J.-L. Briquet (1994) distingue quatre types de «registres» de rôles attachés en général au métier d’élu politique local : le registre politique (appartenance partisane), celui de la proximité sociale, celui de la compétence et de l’efficacité gestionnaire, et enfin le registre local (appartenance territoriale). L’auteur semble cependant sous-estimer l’importance de l’accès aux instances nationales (et aujourd’hui européennes) comme registre d’argumentation récurrent auxquels recourent les élus politiques dans la construction de leur image de représentant. 167 Conseil régional, les agents de la préfecture régionale, les acteurs locaux d’un département où il n’exerce pas de fonction élective, les représentants de la presse quotidienne régionale…), l’élu est en effet tenu de dissimuler les intérêts localisés dont il est en pratique le mandataire ainsi que l’orientation territoriale qu’il donne à son action. Le cumul des fonctions et des positions, lié à la gestion simultanée de plusieurs mandats, tend ainsi à enfermer l’élu dans un faisceau d’exigences contradictoires qu’il doit concilier, soit en recourant successivement à des rôles spécifiques conformes aux situations dans lesquelles il s’engage (lorsque les attentes des publics sont identifiées), soit en endossant des rôles fondés sur des répertoires d’action et de justification suffisamment larges pour faire l’objet de réceptions diverses et satisfaire ainsi les exigences diffuses d’un public composite1. Le recours au rôle ne saurait toutefois être analysé simplement comme la mobilisation de registres symboliques susceptibles de correspondre aux normes appropriées à certaines situations d’interaction, et aux attentes qu’elles génèrent ; il s’exprime aussi largement dans l’usage de techniques et dans la mise en œuvre de pratiques par lesquelles les élus s’attachent à répondre aux attentes concrètes de leurs interlocuteurs : diffusion de l’information, accès à des procédures décisionnelles, intercession entre acteurs physiquement éloignés, réalisation d’arbitrages localisés, répartition de crédits publics, etc. C’est cette dimension pratique du rôle que l’on abordera ici. A. Les pratiques de courtage comme conduite de rôle La multipositionnalité des élus régionaux, au cœur de configurations d’acteurs assez éloignées les unes des autres2, les conduit à endosser un rôle d’intermédiaire, rôle dont l’activité consiste à assurer une intercession permanente entre des groupes d’acteurs qui n’entretiennent pas ou peu de relations directes3. Cette intercession prend forme, en l’occurrence, dans les échanges que les élus régionaux contribuent à établir entre l’équipe politique dirigeante du Conseil régional d’une part, et les différents acteurs sociaux présents sur leur territoire d’influence d’autre part. L’une des exigences 1 C’est le cas, par exemple, des discours placés sous le thème de la «démocratie locale» ou des actions faisant valoir l’intérêt pour le «développement local». 2 L’espace régional reste perçu par les acteurs locaux comme une arène politique éloignée des lieux de pouvoir dans leur département. Les élus locaux (à l’exception de ceux du département chef-lieu, des élus cumulants, et des principales équipes dirigeantes départementales) ont en effet rarement un accès direct aux instances régionales situées dans la principale métropole de la région. Inversement, les membres de l’équipe dirigeante du Conseil régional (président, viceprésidents, proches conseillers) interviennent rarement en personne sur les territoires dont ils ne sont pas issus, mais font généralement appel à un (ou plusieurs) conseiller(s) régional(ux) dont l’«ancrage» territorial lui (leur) permet d’être accueilli(s) favorablement par les acteurs locaux. 3 Voir à ce titre les remarques de F. G. Bailey (1971) sur l’action des «leaders transactionnels». 168 fondamentales associées à l’exercice du mandat régional consiste en effet à assurer une médiation pratique par laquelle l’élu s’efforce d’obtenir des ressources financières du Conseil régional susceptibles de profiter à ses interlocuteurs territoriaux. Si cette exigence de rétribution, qui fait de l’élu un courtier (broker) au service de ses partenaires locaux1, participe à la construction d’un rôle spécifique, elle n’en prend pas moins des formes variables en fonction du rang et du statut qu’occupe l’élu régional dans l’espace politique local. 1. Pratiques représentatives et exercice d’un rôle d’intermédiaire Dans ce type d’activité, les élus régionaux exercent une médiation par laquelle ils s’attachent à obtenir l’attribution de financements publics régionaux destinés à la réalisation d’opérations très diverses dans le département, le canton ou la commune dont ils sont issus. L’observation des dossiers de financement déposés par les élus devant le Conseil régional d'une part, et des fonds de concours accordés par sa commission permanente d'autre part, témoignent de la très grande diversité des aides pour lesquelles un même élu régional est amené à intervenir comme intermédiaire (aides à la construction de lycées, aides à la rénovation de bâtiments municipaux, aides à la création d’entreprises et à l’emploi, prêts, avances et bonifications d’intérêts, aides à l’aménagement touristique, aides au développement rural, aides à la rénovation d’équipements publics, etc.). Les médiations exercées par les conseillers régionaux sont réalisées tout d’abord au profit d’instances politiques locales2 pour la conduite de projets à financements croisés, soit directement lorsqu’ils y occupent une position élective (voire des responsabilités au sein de l’exécutif), soit indirectement dès lors qu’ils en ont reçu la demande par un autre élu local. Mais ils agissent également au bénéfice de multiples interlocuteurs privés3 avec lesquels ils entretiennent des échanges quotidiens, et qui voient dans «leurs» représentants régionaux des entremetteurs dont le savoir-faire politique — leur connaissance des critères de classement et de sélection des dossiers de financement, leur capacité d’accès direct aux services administratifs, leur aptitude à intervenir auprès des élus influents, des présidents des commissions de travail et des membres de la commission permanente — est susceptible de renforcer les chances 1 La notion de courtier (ou intermédiaire) est entendue ici dans le sens que lui accorde Jeremy Boissevain (cité par Médard, 1976, p. 113) : «Un courtier social met les gens en relation les uns avec les autres soit directement, soit indirectement pour le profit. Il comble le fossé des communications entre les personnes, les groupes, les structures et même les cultures. Un courtier est donc un manipulateur professionnel de personnes et d’informations pour créer de la communication». 2 Conseil général, municipalités, communautés urbaines et districts, communautés de communes, syndicats intercommunaux, syndicats mixtes, etc. 3 Etablissements consulaires, associations, organismes techniques, entreprises, etc. 169 d’octroi d’un financement régional. Ces organisations bénéficient certes de la possibilité de déposer elles-mêmes leurs demandes de financement sur le bureau de l’exécutif régional, voire de confier celles-ci à un conseiller économique et social qui sera en mesure de les faire valoir auprès de certains élus et membres de l’administration. Mais le courtage exercé par des élus politiques constitue incontestablement la voie privilégiée par les responsables locaux pour faire suivre leurs dossiers tout au long de leur cheminement administratif et politique au Conseil régional, et éviter notamment qu’ils soient refusés ou «mis en veille» par les services administratifs chargés de leur instruction. C’est la raison pour laquelle l’action des conseillers régionaux ne se limite pas à la participation aux réunions officielles du Conseil régional (séances plénières) ; elle se double d’un travail plus officieux par lequel l’élu régional s’engage, pour le compte de responsables publics et privés dont il cherche le soutien sur un territoire politique, à porter devant l’exécutif régional un certain nombre de demandes de dotations financières, puis à suivre l’instruction des dossiers par les services administratifs, et enfin à les défendre (ou les faire défendre) au sein du groupe inter-assemblée (GIA) concerné1, de la commission de travail compétente, et surtout de la commission permanente chargée de voter les fonds de concours régionaux2. Le rôle d’intermédiaire financier est devenu un modèle de comportement largement institutionnalisé dans l’espace régional, à un point tel que la plupart des élus régionaux se sentent tenus de revendiquer devant leurs interlocuteurs de la commune et du département (notamment à travers la presse locale) leur vocation à défendre des intérêts territorialisés. L’institutionnalisation d’un rôle de représentant d’un territoire doit être rapportée, tout d’abord, aux logiques sociales autour desquelles s’organise la vie politique locale. C’est principalement dans le département que se structurent les entreprises politiques, que se consolident les réseaux de pouvoir et que s’organise la compétition entre leaders territoriaux. Cette particularité implique un certain nombre de contraintes pour les représentants régionaux. Pour les élus de second rang (en position d’allégeance au sein d’une entreprise de pouvoir), la construction de la carrière politique demeure 1 Les GIA sont des instances paritaires composées de conseillers régionaux et de conseillers économiques et sociaux. Créés au début des années 1980 en Aquitaine, portés à huit en 1988, puis à onze en 1992, ils sont officiellement chargés d’assurer une meilleure coordination entre les deux assemblées pour l’établissement de dossiers de financement régionaux. Ils se sont rapidement révélés être en pratique des lieux privilégiés permettant aux responsables sectoriels de défendre personnellement les dossiers de leur secteur devant les élus politiques et l’administration du Conseil régional. La quasi-totalité des projets de financement du Conseil régional sont soumis pour avis aux GIA. 2 Créée par la loi du 6 février 1992, la commission permanente est une émanation de l’assemblée délibérante, composée à la représentation proportionnelle. Elle s’est substituée au bureau du Conseil régional. Elle est l’instance chargée de délibérer sur les affaires courantes et, plus particulièrement, de se prononcer sur l’attribution de dotations régionales dans l’application des programmes d’action et du budget annuel adoptés par l’assemblée régionale. 170 en effet étroitement dépendante de leur aptitude à se placer au service d’un leader, et de leur disposition à faire valoir leur dévouement et leur fidélité à l’égard d’une équipe politique. Dans ce contexte, une grande partie de leurs actions n’est pas consacrée à la conquête de positions de pouvoir nouvelles (même si c’est là un des objectifs sur le moyen terme), mais à préserver des liens d’appartenance locaux pour conserver leur position au sein de l’équipe dont ils sont issus. Ces élus se montrent particulièrement attentifs aux attentes de leurs pairs et plus particulièrement de leur leader. On comprend dans cette perspective que l’une de leurs préoccupations centrales est d’adopter un rôle d’intermédiaire entre les intérêts constitués de l’entreprise politique dont ils sont issus d’une part, et le pouvoir régional d’autre part. Pour les élus en position dominante dans l’espace politique local, ensuite, le maintien de leur autorité reste dépendant de leur aptitude à maintenir des réseaux de clientèles (politiques, économiques, socioprofessionnelles, associatives) sur leur territoire politique (Becquart-Leclerc, 1979). Pour le leader politique qui accède à des charges régionales, le rôle de courtier est étroitement lié à l’ensemble diffus d’attentes de son entourage clientélaire, qui l’incitent à la distribution des avantages financiers qu’il peut mobiliser dans son activité régionale. Il faut enfin préciser que pour l’ensemble de ces élus (en position d’allégeance ou de leadership), l’adoption de pratiques de courtage ne découle pas seulement des attentes de rôle particulières de leurs publics ; elle n’est pas non plus le seul produit de calculs stratégiques visant le renforcement d’un pouvoir territorial ; elle découle aussi plus simplement de la croyance généralisée en la nécessité de rétribuer son entourage (ses pairs, ses clientèles) par des avantages symboliques ou matériels afin de s’assurer des fidélités politiques durables1. Dans une perspective plus stratégique, le rôle d’intermédiaire est indissociable des objectifs individuels liés aux impératifs de réélection ou d’accession à d’autres mandats sur le territoire. Parce qu’il est soumis à l’appréciation permanente des citoyens qui l’ont mandaté, l’élu politique consacre en effet une grande partie de son temps à entretenir par des gestes symboliques le lien de figuration qui fait de lui le porte-parole d’une communauté et d’un territoire. Pour susciter l’adhésion des citoyens, l’élu est amené à adopter, sur le territoire de l’échange électoral, des comportements et des attitudes qui répondent le plus fidèlement possible aux attentes de rôle supposées des différents «publics» qui composent sa base électorale. Au cours des nombreux rôles que l’élu local est amené à endosser pour s’assurer la reconnaissance de ceux qui l’ont élu, la manifestation de signes rappelant l’appartenance à une communauté sociale, les marques de la présence sur le territoire, ainsi que l’expression du don de soi et du dévouement au corps social, se présentent comme les stratégies de présentation de soi les plus 1 C’est en ce sens qu’il faut interpréter la distinction faite par J. C. Wahlke et al. (1962) entre le «rôle prescrit» (tel qu’il découle des prescriptions d’attitudes générées par les attentes des interlocuteurs) et le «rôle subjectif» (tel qu’il est perçu par celui qui l’endosse). 171 habituelles. Pour les représentants régionaux, dont le mandat permet difficilement de s’auto-imputer des décisions publiques régionales (adoptées par une assemblée assez méconnue par le citoyen ordinaire et dont les financements viennent bien souvent alimenter des projets croisés mis en œuvre par des acteurs locaux), le rôle d’intermédiaire constitue ainsi un modèle de conduite (à la fois stratégique et prescrit) susceptible de leur permettre de faire valoir leur action régionale dans le cadre restreint de leur territoire d’influence. Leur intervention au profit d’organisations sectorielles est à ce titre loin d’être négligeable dans la mesure où celles-ci agissent ellesmêmes comme des intermédiaires locaux vers différentes communautés de citoyens. 2. Statuts différenciés et variations de rôle Endossé par la très grande majorité des élus ayant (ou cherchant) une implantation politique sur un territoire, le rôle d’intermédiaire n’en prend pas moins des formes variables d’un représentant à l’autre, en fonction de sa position dans les configurations politiques locales, des spécificités de son itinéraire politique, et enfin du type de territoire (urbain ou rural) sur lequel il construit sa carrière politique. L’apprentissage du rôle d’intermédiaire varie selon que l’élu régional est en position d’allégeance dans son département, ou qu’il est en mesure d’exercer un leadership sur une équipe territoriale1. La capacité des élus régionaux à influer sur le travail du Conseil régional (sélection et instruction des dossiers de financement, élaboration de projets, procédures de vote) demeure en effet étroitement liée à la position d’autorité qu’ils occupent dans leur département. Il faut en rechercher la raison principale dans la difficulté rencontrée par les équipes dirigeantes du Conseil régional à intervenir directement dans les départements (Rangeon, 1993), et dans la nécessité pour eux de s’assurer la collaboration directe des élus régionaux les plus à même de faire jouer leur influence politique sur les territoires infra-régionaux. C’est ainsi que les élus territoriaux en position de leadership local se voient généralement confiés un siège de vice-président2 et un certain contrôle sur les 1 Il ne faudrait pas conclure, cependant, que les élus sont soit en situation d’allégeance, soit en situation de leadership. La réalité est forcément plus complexe. Certains maires, par exemple, placés sous l’autorité d’un grand «feudataire» territorial (ministre et président du Conseil général), n’en sont pas moins en position de leadership dans leur ville vis-à-vis de toute une clientèle politique locale. 2 Bien évidemment pour ceux qui appartiennent à la majorité du Conseil régional. Cette situation est particulièrement nette avant les premiers effets des lois de 1985 limitant le cumul des mandats. En 1986, en Aquitaine, l’exécutif régional, placé sous la présidence de J. ChabanDelmas, comptait parmi ses 10 membres quatre sénateurs (dont J. François-Poncet, président du Conseil général du Lot-et-Garonne, et J. Valade, ministre en exercice), quatre membres influents de Conseils généraux ou de la communauté urbaine de Bordeaux (dont un ancien ministre). Ces élus influents sont certes moins nombreux dans les exécutifs régionaux depuis 1988-1989 ; ils 172 programmes engagés par le Conseil régional dans leur département. Elus régionaux en même temps que représentants territoriaux, ces leaders peuvent faire valoir leur double position d’influence, locale et régionale, pour intervenir dans les processus d’attribution de crédits financiers et jouer ainsi un rôle d’intermédiaire politique. Parce qu’ils sont des élus locaux influents, parfois incontournables, ils sont en mesure de négocier leur participation à l’exécutif régional en faisant valoir (directement auprès du président du Conseil régional) l’intérêt d’attribuer des fonds de concours à des projets majeurs intéressant leur ville ou leur département. Par leur statut de viceprésident, ils apparaissent également en mesure de faire jouer leur autorité, d'une part dans les différents lieux de concertation internes aux assemblées (groupes politiques, commissions, GIA, sessions en assemblée plénière), d'autre part auprès des services administratifs régionaux qui instruisent les dossiers. C’est ainsi essentiellement leur statut de leader et leur «rang» dans l’espace politique local qui leur permettent de bénéficier d’arbitrages financiers favorables à leur territoire. En revanche, pour la grande majorité des élus régionaux, dont la position locale (situation d’allégeance) et/ou régionale (membre de l’opposition) ne leur permet pas d’exercer leur autorité sur le travail de l’exécutif régional, le rôle de courtier consiste plus modestement, d’une part à porter des demandes de financement intéressant des organisations locales devant le Conseil régional et à intervenir auprès des services administratifs pour s’assurer de leur instruction, d’autre part à informer localement les différents acteurs territoriaux des possibilités de financements régionaux dont ceux-ci ignorent le plus souvent l’existence. Dans de tels cas, le rôle de courtier n’implique pas forcément l’existence d’une coercition ou d’un pouvoir, mais suppose l’exercice d’une médiation prenant le caractère d’un service rendu. L’itinéraire politique de l’élu régional est un autre élément d’explication des pratiques différenciées liées au rôle d’intermédiaire. L’apprentissage du rôle dépend en effet des conditions par lesquelles le responsable local a accédé au mandat régional, et plus largement du parcours social qui l’a conduit à des charges électives. En effet, c’est en fonction des connaissances et des savoir-faire particuliers qu’il a acquis en différents lieux de l’échange politique, où il a progressivement intériorisé les règles du jeu politique, que l’élu régional est amené à jouer son rôle de courtier. La différence est particulièrement nette entre les élus qui ont accédé au mandat régional par des filières non-politiques, ceux qui sont issus du militantisme partisan, et enfin ceux dont le mandat s’inscrit dans un parcours plus traditionnel de construction de la carrière politique par le cumul des mandats. Pour les élus régionaux qui se sont imposés dans le cadre d’activités socioprofessionnelles ont toutefois été le plus souvent remplacés par des élus qui leur restent fidèles et agissent sous leur autorité directe. 173 ou associatives1, le travail réalisé dans l’exercice de leur mandat politique reste en grande partie consacré à maintenir des contacts privilégiés avec les organisations de leur secteur, et à assurer à ces dernières des possibilités croissantes d’accès aux financements régionaux. Le rôle d’intermédiaire est d’autant plus manifeste qu’un certain nombre d’entre eux ont été enrôlés dans des équipes politiques pour assurer une meilleure intégration de leurs organisations sectorielles dans l’espace politique régional. Un tel rôle apparaît d’autant plus évident pour les élus issus d’associations de protection de l’environnement et de la qualité de la vie (listes écologistes), ou de défense des traditions et cultures locales (listes CPNT), dont le programme électoral est explicitement lié à la défense de secteurs particuliers de la vie sociale. Pour les responsables politiques issus du militantisme, qui n’ont pas encore de véritable clientèle politique ni de base électorale, et dont l’activité n’est pas professionnalisée, la dépendance à l’égard d’un leader les conduit le plus souvent à n’être que le commissionnaire de ce dernier. En ce sens, l’élu militant ne joue pas totalement le rôle d’intermédiaire puisqu’il n’est pas un véritable interlocuteur local et n’agit que dans l’ombre d’un chef. Ce sont les élus cumulants, ceux pour qui l’activité politique est un métier, qui adoptent les comportements les plus conformes au rôle d’intermédiaire. La médiation est pour eux le moyen de s’assurer des fidélités territoriales en répondant aux attentes supposées de leurs clientèles politiques et de leurs électeurs. Enfin, le rôle de courtier prend des formes différentes selon que l’élu régional est établi sur un territoire politique en milieu rural, ou qu’il est issu d’un territoire urbain. Pour les élus implantés dans les circonscriptions rurales (le canton, la petite municipalité), le travail quotidien est constitué d’activités relationnelles, et l’exercice de la représentation politique apparaît étroitement lié au contrôle social qu’ils peuvent exercer sur une partie de leur électorat ainsi que sur des responsables locaux participant à la vie économique, politique et associative du pays. Par la transmission de demandes de financement au Conseil régional, l’élu cherche généralement à rétribuer une diversité d’acteurs pour renforcer son influence et construire des réseaux de clientèle élargis à l’ensemble des secteurs de la vie sociale. Contrairement aux élus ruraux, les élus issus de municipalités urbaines sont plus souvent, en raison de la division des tâches qui caractérisent les formes du gouvernement municipal en milieu urbain, spécialisés dans des domaines d’action publique (accueil des entreprises, gestion des quartiers en difficulté, animation culturelle, action sanitaire et sociale, etc.). Plus que le courtier d’une clientèle territoriale, il n’est pas rare alors qu’ils continuent, dans leur action régionale, à intercéder en faveur du domaine d’activités sur lequel ils peuvent exercer une influence, et que leur rôle d’intermédiaire ait ainsi une dimension plus sectorielle que territoriale. 1 Certains sont d’anciens membres du CESR qui ont saisi l’opportunité de l’engagement politique lors des premières élections régionales en 1986 ; d’autres ont été recrutés lors de la constitution des listes électorales, pour leur notoriété dans le département. 174 B. La difficile gestion des exigences contradictoires Parce qu’il conduit à se présenter devant des publics qui sont porteurs d’intérêts contradictoires, le rôle d’intermédiaire expose les élus régionaux à des exigences normatives partiellement incompatibles. La multipositionnalité liée au rôle d’intermédiaire (qui implique au minimum deux publics) les conduit en effet à intervenir dans des contextes d’action différents, et à multiplier ainsi les contacts avec des interlocuteurs dont les attentes peuvent s’avérer contradictoires. Erving Goffman souligne dans cette perspective que «l’activité de l’intermédiaire est bizarre, intenable et dépourvue de dignité, oscillant comme elle le fait entre deux apparences opposées et deux principes de loyauté différents» (1973, p. 145). Dans la gestion simultanée de leurs mandats, les représentants politiques sont conduits à adopter des attitudes et des discours adaptés aux situations d’échange dans lesquelles ils se trouvent, c'est-à-dire de répondre à des prescriptions de rôle fondées sur des normes, des valeurs, des codes et des principes de légitimité spécifiques à ces situations. En fonction des sites d'interaction, les élus régionaux sont amenés à faire usage de registres de légitimité différents pour justifier leur action, en cherchant à être en conformité avec les attentes de leurs interlocuteurs, mais aussi avec les images qu'ils se font de leur propre fonction dans chaque site. On parlera ainsi de contradiction ou de conflit dans l’ensemble de rôles1 auxquels sont tenus les conseillers régionaux lorsque les rôles qu’ils endossent dans un contexte d’interaction donné apparaissent partiellement incompatibles avec celui (ou ceux) joué(s) simultanément dans un autre contexte2. 1. La construction de rôles différenciés liés au mandat régional Suivant les publics auxquels ils s’adressent et en fonction des prescriptions d’attitude et de discours que leur impose chaque situation, les élus régionaux sont amenés, dans leur activité de représentation, à justifier très différemment l’action qu’ils mènent au titre de leur mandat régional. S’ils sont ainsi conduits à jouer des rôles contradictoires, c’est principalement parce que les attentes et les intérêts des interlocuteurs territoriaux avec lesquels ils ont des contacts quotidiens diffèrent sensiblement des représentations attendues de leur rôle dans l’instance publique régionale. 1 On emprunte ici la notion d’ensemble de rôles (role set) à Robert K. Merton (1983), pour désigner les rôles associés qui correspondent à un ensemble de positions (ou de statuts). En l’occurrence, il s’agit des rôles associés aux différentes positions occupées par les élus régionaux dans l’espace politique. 2 Il y a contradiction de rôles si un individu est amené à jouer des rôles partiellement incompatibles à un moment donné, et non à des moments successifs de sa vie. Les rôles endossés varient certes avec le temps, mais il serait préférable, dans cette perspective, de parler de «séquences» ou de «successions» de rôles contradictoires, plutôt que de contradiction de rôles. 175 Pour la très grande majorité des acteurs locaux (élus politiques, fonctionnaires territoriaux, agents de l’Etat, décideurs socio-économiques, responsables associatifs), la région constitue rarement, en effet, un horizon d’action considéré comme approprié à la gestion de leurs activités. Le département et la commune, où s’établissent des liens réticulaires et des affinités durables, restent le plus souvent perçus comme les échelons politiques les plus adaptés au traitement public des problèmes locaux. Si l’on doit admettre que les élus régionaux sont amenés à modifier constamment la définition de leur rôle de représentant en fonction de chaque contexte d’interaction, on peut identifier deux principaux registres d’argumentation (contradictoires) par lesquels ils justifient l’action menée au titre de leur mandat1 : selon le premier, leur action est consacrée à la réalisation d’objectifs «régionaux» dégagés des intérêts territorialisés dont ils sont porteurs au titre de leur(s) autre(s) mandat(s) ; selon le second, elle est mise au service d’une communauté de proximité (territoriale, politique, sectorielle). Lorsque les élus régionaux interviennent dans le cadre des séances plénières de l’assemblée régionale et des diverses structures placées sous l’autorité de l’exécutif régional2, lorsqu’ils sont amenés à négocier avec les représentants d’autres organisations régionales (publiques ou privées), ou encore lorsqu’ils sont contraints d’intervenir dans le cadre de leur mandat sur des sites éloignés de leur territoire politique, ils sont conduits à recourir à des registres de justification valorisant le cadre régional comme espace d’action collective et comme territoire pertinent pour l’élaboration des décisions publiques. Dans la plupart des situations d’échange où un élu se trouve ainsi confronté à des publics qui ne sont pas attachés au territoire de proximité sur lequel il exerce quotidiennement son activité3, l’expression de l’appartenance territoriale apparaît d’autant plus difficile qu’elle ne correspond ni aux attentes de ses interlocuteurs, ni aux principes de la représentation démocratique. Dans ses comportements publics, l’élu est tenu d’ignorer toute position ou fonction occupée dans des arènes non-régionales, de masquer les intérêts territorialisés dont il est porteur et de dissimuler les conduites qui pourraient rappeler des liens de dépendance à l’égard d’une entreprise politique locale. L’analyse des prises de parole au sein des assemblées 1 Ces deux registres sont présentés ici comme des «types», c'est-à-dire qu’ils ne s’expriment jamais en réalité d’une façon aussi nette et n’existent pas comme des répertoires rigides dont pourraient faire usage tous les élus régionaux. C’est toujours en fonction de leur position dans le jeu et de la nature de leur(s) interlocuteur(s) que les élus utilisent ces registres selon toute une palette de nuances et de variations. 2 Les commissions de travail, les «agences» et associations directement rattachées au Conseil régional, le Comité régional du tourisme (CRT), etc. 3 Soit parce qu’ils sont issus d’autres territoires (cas de ses pairs dans les échanges d’assemblée), soit parce que leur horizon d’action est la région (cas des administrations régionales ou de la presse quotidienne régionale), soit encore parce qu’ils privilégient des logiques d’action sectorielles (cas d’organismes économiques, de syndicats, d’associations, etc.) 176 régionales permet de dégager quelques thèmes récurrents autour desquels est construit le discours des élus en situation de représentation régionale. En premier lieu, l’entité politico-administrative régionale acquiert, dans les discours tenus, une unité que les élus semblent largement méconnaître dans leurs conduites pratiques. La valorisation des critères d’homogénéité tend à présenter le territoire régional comme un espace intégré et unitaire. La notion d’«intérêt régional», calquée sur le principe d’intérêt général dont s’inspire l’administration d’Etat, est évoquée de façon insistante, à la fois par la recherche de critères de distinction (par rapport aux intérêts départementaux) et par la quête de critères d’identité. Le citoyen est ensuite replacé au cœur de l’action régionale, comme s’il se substituait aux intérêts territoriaux dont les élus sont porteurs. Certes, les revendications territoriales se dessinent nettement dans les joutes d’assemblée, mais elles sont toujours présentées sous couvert de la défense d’une équité territoriale qui doit permettre à tout citoyen de bénéficier des sources de financement dégagées par le Conseil régional. Les registres de justification tendent également à réactiver les découpages partisans (droite-gauche) comme principes de division pertinents dans l’espace politique régional. Le classement des enjeux et des luttes en termes partisans est indissociable des contraintes de rôle imposant aux représentants régionaux de dissimuler les enjeux et les clivages territoriaux. Enfin, le mandat régional semble investir les élus régionaux d’un rôle critique par lequel ils sont amenés à dénoncer tout usage clientélaire des ressources financières régionales (critique du «saupoudrage» des crédits). Les contraintes de rôles conduisent en d’autres termes les élus à mettre en cause des pratiques dont ils sont en privé les premiers à revendiquer la paternité. L'intervention des élus régionaux dans les arènes de proximité où ils exercent leur activité politique quotidienne (la commune, l'agglomération, le canton, le département…) révèle l'usage de registres de justification sensiblement éloignés des grands principes affichés au cœur des instances régionales. Certes, il apparaît difficile de distinguer ces registres de l’ensemble varié des prescriptions qui pèsent en général sur les conduites publiques des élus locaux : les rôles attachés au mandat régional s’inscrivent en effet dans les différents rôles habituellement tenus par les élus locaux, qui sont déterminés moins par la nature du mandat que par la position de l’élu politique dans les différents segments de la société locale et par les attentes des groupes organisés les plus influents sur le territoire. A ce titre, l’une des premières spécificités des rôles attachés au mandat régional, dans les territoires de la représentation, est de présenter peu de spécificité par rapport aux principaux modèles de comportements et de discours suivis par l’ensemble des élus locaux. Toutefois, les élus régionaux, dans leurs actions locales, sont amenés à intégrer la dimension régionale de leur parcours politique dans les registres d’argumentation venant justifier leurs choix et leurs comportements. 177 L’exigence de recourir à des attitudes, à des discours et à des symboles rappelant l’appartenance à une communauté politique locale1 constitue une dimension essentielle des conduites de rôle adoptées localement dans l’exercice du mandat régional2. Une telle exigence trouve certes un fondement dans les attentes (formulées ou supposées) de groupes d’acteurs présents sur le territoire politique de l’élu — et en premier lieu dans celles de l’équipe politique dont l’élu est issu et de sa base électorale. «Elu du sol», l’élu est tenu de faire valoir son attachement et son dévouement à un territoire et aux groupes sociaux sur lesquels il exerce son autorité, à la fois par l’adoption de gestes et de discours symboliques, et par la valorisation de certaines propriétés sociales censées exprimer tacitement cette appartenance3. Mais la nécessité de faire valoir l’appartenance locale se trouve renforcée par la détention du mandat régional, à double titre. D’abord parce que le mandat régional, en lui-même, n’exprime pas le lien particulier qui unit son détenteur et un territoire. Le scrutin régional n’est en effet pas favorable à l’identification de l’élu régional à un espace territorial, puisque celui-ci est désigné sur une liste dans le cadre du département et qu’il ne peut revendiquer l’existence d’une base électorale personnelle. Faire valoir le lien de proximité, au titre d’un mandat qui apparaît éloigné des intérêts spécifiques d’une communauté territoriale, implique ainsi de multiplier les coups de force symboliques, en manifestant notamment avec insistance des signes d’appartenance territoriale et sociale. Ensuite, les prescriptions imposant la proximité s’expliquent par le fait que le mandat régional permet difficilement de s’investir du nouveau rôle d’élu-entrepreneur valorisé par les acteurs locaux4. Le Conseil régional reste en effet une instance dont les compétences sont encore mal identifiées, et dont les actions se limitent bien souvent à des participations (sous forme de fonds de concours), pour des projets dont la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage sont le plus généralement confiées à des instances locales5. Le mandat régional n’est à ce 1 On ne suppose pas ici l’existence d’une telle communauté. Elle est largement le fruit des images et des croyances que les élus cherchent à mobiliser en formulant des critères d’appartenance qui peuvent varier d’un groupe à l’autre (critères sociaux, territoriaux, identitaires, historiques, géographiques, politiques, partisans, etc.). 2 Il convient de rappeler que les rôles et les stratégies suivis par les acteurs sociaux peuvent être tout à fait convergents. En l’occurrence, l’exigence d’exprimer l’appartenance à une communauté est à la fois une prescription de rôle liée aux attentes des publics locaux et une attitude stratégique pour les élus locaux dont l’objectif est d’asseoir une carrière politique locale. 3 En mettant en avant les critères socialement les plus valorisant comme, en milieu rural, l’origine agricole ou familiale (Abélès, 1989), ou, en milieu urbain, la réussite professionnelle, les services rendus à la communauté ou l’accès privilégié aux sphères nationales. 4 Le rôle de l’élu-manager est intrinsèquement lié aux nouvelles formes de légitimité émergeant dans les années 1980, fondées sur des critères de compétence et d’efficacité gestionnaire, et qui ont été renforcées avec la décentralisation et la responsabilisation des élus dans la mise en œuvre de politiques publiques locales. 5 Le Conseil régional, à l’exception des domaines de l’éducation (lycées, université) et de la formation professionnelle, n’a en effet pratiquement jamais la maîtrise d’ouvrage des projets qu’il contribue à financer. Non seulement, il ne dispose d’aucun patrimoine à l’exception de 178 titre pas propice à des pratiques d’auto-imputation de la réussite de «grands projets» dont les entrepreneurs politiques se font généralement les hérauts. Pour s’assurer localement la reconnaissance d’une position de représentant territorial, les élus régionaux se montrent particulièrement attentifs à réaliser une mise en correspondance entre les enjeux localisés intéressant leurs interlocuteurs locaux d’une part, et les actes qu’ils engagent au titre de leur mandat régional d’autre part. Ils sont conduits en pratique à adopter un rôle de courtier et à le valoriser dans leurs discours publics. La recherche du lien territorial les conduit également, lorsqu’ils sont en contact avec leurs publics locaux, à identifier et présenter l’espace politique régional moins comme un espace de la représentation ou comme un échelon d’intervention publique, que comme un simple échelon de répartition de crédits publics. La production des images et des représentations portant sur la région emprunte beaucoup, à ce titre, aux normes d’action et au discours technocratique sur lesquels les administrations d’Etat se sont appuyées dans les années 1960-1970 pour justifier la mise en place d’un échelon politicoadministratif régional (la région comme échelon d’intervention «surimposé» visant la rationalisation des interventions de l’Etat dans les domaines du développement économique et de l’aménagement du territoire). Dans le cadre de la décentralisation, la réappropriation d’un tel discours par les élus prend un tout autre sens dans la mesure où les collectivités locales (dont la région) ont désormais la vocation à devenir des lieux où s’élaborent de véritables politiques publiques sous l’autorité d’un exécutif politique. L’usage (souvent implicite) d’énoncés et de savoirs issus du contexte de l’Etat jacobin (la région comme espace de concertation, la région comme «relais» dans l’accès à l’Etat et aujourd’hui aux Communautés européennes, la région comme espace de répartition des financements publics) contribue ainsi à figer la nouvelle collectivité dans un statut ancien qui la distingue des autres niveaux d’action publique, et valorise l’échelon local comme le niveau pertinent où s’exerce le lien de représentation. Dans une telle perspective, l’idée tacitement soutenue est que l’intervention publique sur le territoire doit prioritairement être engagée dans le département et la commune où s’établissent les médiations essentielles entre les différentes organisations de la vie locale. 2. La dissimulation des contradictions de rôles La gestion de rôles contradictoires constitue une dimension essentielle du statut d’intermédiaire dont s’investissent la majorité des élus régionaux. l’Hôtel de région et des lycées, mais surtout, il ne jouit pas de compétences exclusives dans les principaux domaines couverts par son action (l’aménagement du territoire, le développement économique, le tourisme) et participe le plus souvent à des opérations à financements croisés dont il n’a pas la maîtrise. 179 L’intensité des conflits de rôles, cependant, varie sensiblement selon que l’élu appartient à la majorité politique du Conseil régional ou à un groupe d’opposition. D'autre part, parce que le recours au rôle n’est pas toujours calculé, il conduit ces derniers à des contradictions logiques dans leurs attitudes et leurs discours, qu’ils ne sont pas toujours en mesure de dissimuler. La position des élus et la gestion des conflits de rôles Les élus sont conduits à adopter des rôles en fonction des contextes d’action dans lesquels ils interviennent. Le choix du rôle n’est toutefois pas dépendant de ces seuls contextes ; il demeure largement conditionné par le statut particulier de l’élu dans le système politique local, par son intégration plus ou moins forte dans des réseaux d’affinités politiques, ainsi que par sa position dans les instances régionales. Il semble, à ce titre, que l’appartenance à la majorité régionale génère des prescriptions de rôles assez lourdes pesant sur les attitudes locales des élus régionaux, dont la principale est l’impossibilité d’adopter des conduites et des discours traduisant un désaccord manifeste avec les orientations adoptées par l’exécutif régional. Des conflits de rôles particulièrement saillants émergent en effet lorsque les attentes exprimées localement par certains groupes d’acteurs à l’égard de l’élu régional, se révèlent partiellement incompatibles avec les choix réalisés par la majorité du Conseil régional dont ce dernier est tenu d’être solidaire. Certes, l’élu, en tant qu’intermédiaire, cherche à donner à chaque groupe qu’il côtoie — ses interlocuteurs locaux d’un côté, ses pairs de la majorité régionale de l’autre — l’impression fallacieuse qu’il est le plus fidèle envers lui qu’envers les autres (Goffman, 1973, p. 144). Il est à ce titre susceptible, dans chaque situation, de faire croire qu’il intervient dans un sens favorable au groupe avec lequel il interagit. L’élu régional est amené, en ce sens, à adopter des attitudes envers son entourage local partiellement inconciliables avec celles qu’il adopte lors des interventions au Conseil régional et des échanges avec les autres membres de la majorité. Mais, dans l’espace politique local, les sites d’interaction sont loin d’être isolés les uns des autres. L’emboîtement territorial des collectivités locales conduit les mêmes entreprises politiques à exercer leur influence aux différents niveaux de l’organisation politico-administrative (communal, intercommunal, départemental et régional). Le personnel politique régional est en grande majorité directement issu des équipes politiques locales. La transversalité des réseaux politiques et l’interpénétration des configurations d’acteurs conduisent ainsi les élus politiques à être soumis, dans une même arène de jeu, à des exigences contradictoires liées à la présence de plusieurs publics porteurs d’intérêts divergents. Les conflits de rôles trouvent une expression particulièrement visible lors des situations où deux publics se retrouvent physiquement dans un même site d’interaction. C’est le cas par exemple à 180 Bordeaux, où un grand nombre d’élus régionaux de la majorité RPR-UDF, proches de l’entourage d’Alain Juppé (élu à la mairie en 1995), sont amenés à intervenir quotidiennement dans la gestion des problèmes municipaux. Mais les conflits de rôles sont le plus souvent générés par la presse quotidienne locale et régionale lorsqu’elle rend compte des propos tenus par les élus régionaux, et qu’elle les confronte ainsi simultanément à plusieurs publics. Devant les risques de conflits de rôles, les élus sont alors conduits à préférer des discours lénifiants, à recourir à des représentations neutres, à donner une image consensuelle de leur rôle de représentant, et à présenter d’une manière indistincte les intérêts territoriaux et régionaux. Pour les élus appartenant à la majorité régionale, la principale difficulté est d’adopter, dans les espaces de proximité, des comportements et des discours qui ne soient pas en contradiction avec les orientations suivies par l’exécutif politique auquel ils sont censés accorder un soutien inflexible. L’implication de ces élus dans les choix publics régionaux leur interdit en effet d’adopter des attitudes critiques à l’endroit de décisions auxquelles ils ont participé et les conduit à composer en faisant des choix tenant compte des exigences contradictoires. Cette difficulté est de surcroît accentuée par le fait que de nombreux conseillers régionaux, cumulant plusieurs mandats, sont élus dans des instances locales ou départementales dont les actions publiques viennent concurrencer, dans certains domaines, des opérations entreprises par l’exécutif du Conseil régional. Pour les représentants de l’opposition régionale, en revanche, la double appartenance locale et régionale ne suscite pas de contradictions majeures dans la mesure où ils affichent la plupart du temps une hostilité aux décisions adoptées par la majorité politique du Conseil régional. La multiplicité et la diversité des attentes que les élus doivent savoir gérer sur leur territoire politique et au sein de l’assemblée régionale, la complexité des systèmes d’alliance politique structurés au niveau local (qui ne reflètent pas forcément ceux du Conseil régional), l’emboîtement des réseaux de pouvoir, les exigences de discipline partisane (plus ou moins bien respectées), les impératifs de carrière et notamment de réélection, rendent particulièrement difficile l’adoption de rôles cohérents liés au mandat régional. Au mieux, l’élu peut modifier tendanciellement ses attitudes publiques en fonction des différentes situations et des différents interlocuteurs ; il peut également, lorsqu’il dispose des ressources politiques suffisantes pour entrer en conflit avec les membres de sa propre majorité du Conseil régional, faire prévaloir les attentes formulées par ses partenaires territoriaux. Mais le plus souvent, il doit recourir à des rôles de composition (dans les deux sens du terme) qui visent à ménager les différents intérêts en présence, mais qui comportent aussi un risque principal : celui de susciter l’insatisfaction de l’ensemble des interlocuteurs. 181 La difficile conciliation entre les représentations de rôle et l’expérience pratique Si les élus régionaux sont conscients de l’intérêt de modifier leurs attitudes en fonction des contextes d’interaction, ils ne parviennent pas toujours à concilier les exigences contradictoires que leur impose leur mandat. Face à des publics spécifiés (par exemple le président du Conseil régional, une association locale, les responsables de la fédération départementale du parti) dont les attentes de rôle apparaissent claires et explicites, les élus sont conduits à mobiliser un registre particulier venant conforter l’image que ces publics se font du rôle de conseiller régional. Inversement, en présence d’un public dont les attentes demeurent diffuses et incertaines, l’élu doit faire preuve d’une capacité à intégrer, dans un même ensemble de discours et d’attitudes, les différentes images contradictoires que ce public est susceptible d’avoir. Ce dernier type de situation implique l’usage de représentations générales présentant un caractère suffisamment englobant pour satisfaire des attentes éclatées (Briquet, 1994). Mais il conduit aussi à des contradictions patentes que les élus parviennent difficilement à dissimuler, et qui sont particulièrement révélatrices des normes incompatibles qui structurent l’ensemble de rôles des élus régionaux. On prendra ici pour exemple les propos tenus lors des situations d’entretien que nous avons eu avec des conseillers régionaux, et qui sont significatifs des contradictions auxquelles ne peuvent échapper ces représentants dans la mise en scène de leur rôle, face à un interlocuteur dont les attentes ne sont pas a priori définies1. Les deux interventions restituées ici montrent qu’en situation d’incertitude, les élus sont amenés à mobiliser simultanément deux registres de perceptions difficilement conciliables, et qui pourtant font l’objet d’un travail de mise en cohérence (premier cas). Elles révèlent également que la présentation de soi ne se fait pas seulement par l’usage de modèles savants, mais qu’elle est étroitement liée aux connaissances et aux observations tirées de l’expérience. Le recours aux rôles passe par un travail de mise en accord entre des représentations idéologiques portant sur la fonction de représentant et tout un ensemble d’images, de perceptions et de croyances acquises dans l’exercice du métier politique. Monsieur S. nous reçoit dans son «ancien» bureau de la mairie de Germinac2, qu’il n’occupe plus pour «laisser la place aux jeunes qui travaillent». Il a abandonné 1 On peut penser que l’universitaire, à l’instar du journaliste, est perçu par ces élus comme un intermédiaire dans la transmission de l’information ; s’il est bien le seul interlocuteur présent physiquement, il est loin d’être le seul public. Lors des entretiens, il apparaissait à ce titre évident que les propos tenus par ces élus ne visaient pas uniquement notre personne, mais tout un ensemble de publics susceptibles d’accéder à nos travaux, et dont les attentes peuvent difficilement être anticipées par l’élu au cours de l’entretien. 2 Germinac et Mars-de-Manton sont les noms fictifs que nous donnons ici aux municipalités auxquelles appartiennent messieurs S et D. 182 son mandat régional en 1992 au profit d’un de ses proches. Il a pendant longtemps été l’un des interlocuteurs privilégiés de J. Chaban-Delmas à la Communauté urbaine de Bordeaux. «J’ai toujours considéré que Germinac devait avoir un conseiller régional… tout comme elle doit avoir un ou deux conseillers généraux […]. En fait, la ville doit être représentée dans toutes les institutions locales, compte tenu de son importance démographique et de ses enjeux économiques. Il y a tellement de projets de taille qui intéressent Germinac qu’on ne peut se passer d’un conseiller régional germinacais […]. J’ai d’ailleurs accepté de démissionner que quand j’ai eu la garantie d’être remplacé par un autre Germinacais». Environ 8 minutes plus tard… «Je suis un fervent régionaliste. S’il y a une collectivité locale de trop, c’est le département […]. J’ai toujours été frappé par l’absence d’esprit régional qui règne au Conseil régional. Chacun intervient pour sa chapelle. Il n’y a aucune solidarité d’ensemble. C’est vraiment dommage, car ça freine une évolution inéluctable avec l’Europe […]. Mais ça, c’est la politique à la française, toute faite d’égoïsme et d’intérêt personnel. Il n’y a pas de discipline […]. Quand j’étais au Conseil régional, j’ai toujours cherché à lutter contre cela». L’entretien se déroule dans la ville de Mars-de-Manton où monsieur D., conseiller régional et conseiller général, est en campagne électorale pour les élections municipales de 1995. Il nous accorde un temps qu’il juge «précieux». Il nous répond tout en envoyant quelques fax. «Le mandat régional est un mandat de représentation. C’est le plus intéressant par rapport au mandat de conseiller général […] car avec ce dernier, on est lié par des rapports de proximité, on doit être toujours sur le terrain et on a pas de latitude d’action… alors qu’au Conseil régional, on a la possibilité de penser sur le long terme […]. Ça nous permet de nous détacher de la gestion du quotidien et d’engager des projets structurants de portée régionale, comme les routes par exemple. […] A la région, le principal intérêt pour un élu, c’est de voir se dégager des priorités pour l’avenir, qui ne sont pas liées au quotidien. Moi, je prends un grand plaisir à participer à l’élaboration de certaines priorités dont je me dis qu’elles font entrer les gens dans l’avenir […]. Contribuer, même si c’est de façon modeste, à la réalisation des voies de communication, c’est autrement plus important que jouer au notable en distribuant par-ci, par-là, quelques récompenses et quelques gratifications. […] Ça, c’est pas encore bien compris, mais c’est ce qui me semble le plus important». Environ 10 minutes plus tard… «En fait, la région, il ne faut pas se le cacher, c’est un tiroir-caisse pour les lycées, pour la ville, etc. Mon rôle, c’est surtout de répondre à la volonté des gens ici, de faire avancer des projets grâce au Conseil régional, de défendre des dossiers qui me semblent plein d’avenir pour mes électeurs […] et ma tâche, c’est d’obtenir des financements, ou du moins une partie. Il faut s’adapter à ses électeurs pour pouvoir assumer son mandat. C’est le défaut de tout le monde de travailler pour son entourage politique proche, mais on ne peut pas faire autrement, sinon on perd toute crédibilité et on se fait déplumer». Environ trois minutes plus tard (après que nous avions fait remarquer la contradiction de l’argumentation)… 183 «De toute façon, moi je ne conçois pas de différence dans l’action que je mène. Je suis un élu, et je suis au service de mes électeurs. Il ne faut jamais perdre ça de vue en politique, sinon c’est pas la peine d’en faire. Que ce soit dans mon département ou à la région, je crois que je fais tout pour améliorer la qualité de vie des gens […]. On ne peut pas toujours penser en fonction du mandat qu’on utilise. Il faut voir là où il y a des problèmes avant tout autre chose. Après, que ce soit régional ou départemental, ce n’est qu’une affaire de distinction. Pour dire vrai tout se recoupe, et si on ne sait pas ça, alors on ne peut pas être un bon élu. […] Moi, il m’arrive d’agir au Conseil régional dans l’intérêt des administrés du département, parce que c’est ça aussi l’intérêt pour la région. Inversement, il m’arrive de contester ici [dans le département] l’action du Conseil général parce que je me dis que ce n’est pas dans l’intérêt des concitoyens […] qui habitent l’Aquitaine. Quand on est un élu, on est pas avant tout un conseiller général ou un conseiller régional… on doit agir dans l’intérêt qu’on estime être le meilleur pour tout le monde». III. LES USAGES STRATEGIQUES DU MANDAT REGIONAL L’analyse des rôles, en mettant l’accent sur les contraintes normatives pesant sur l’attitude des élus régionaux, conduit à observer les stratégies de mise en scène auxquelles ont recours ces élus, mais ne nous renseigne guère sur les objectifs qu’ils poursuivent dans le temps, dont le principal est la conquête (ou la préservation) de positions de pouvoir dans l’espace politique. Pour observer les usages stratégiques du mandat, on fait ici le choix d’analyser les comportements des élus régionaux à partir des ressources qu’ils mobilisent pour atteindre leurs objectifs. L’analyse en terme de ressources présente un double intérêt1. Tout d’abord, parce qu’elle oriente l’attention sur la capacité d’action des acteurs politiques dans le cadre de situations où s’exerce un rapport de pouvoir entre plusieurs individus, elle est particulièrement adaptée à l’étude des dynamiques relationnelles autour desquelles se sédimentent des échanges durables dans le cadre régional2. 1 La notion de ressource de pouvoir (ou ressource politique) est entendue ici comme tout moyen à la disposition d’un acteur social et dont l’activation lui permet d’exercer une influence sur le comportement d’autrui. Depuis les travaux d’Amitaï Etzioni (1968), trois grandes catégories de ressources sont généralement distinguées : les ressources fondées sur l’exercice d’une coercition ; celles fondées sur la capacité de rétribuer par des avantages matériels ou des services ; enfin celles associées à la persuasion et à la manipulation de biens symboliques (Lacam, 1988 ; Braud, 1992). Michel Dobry (1986, pp. 124-126) propose une distinction plus originale des ressources, en dégageant trois types de ressources dépendant des lieux (les «arènes») où elles sont opérantes : les positions institutionnelles, l’influence, les ressources coercitives. 2 En effet, on ne prendra pas ici le parti d’une vision «instrumentale» qui ferait des élus régionaux les détenteurs d’un «stock» de ressources dont ils seraient conduits à faire un usage différencié en fonction des opportunités politiques. Les ressources n'existent pas sous une forme objective, et encore moins matérialisable. Les ressources politiques sont construites dans l'interaction, lors des transactions dans lesquelles les élus régionaux sont engagés, et au cours desquelles ils sont amenés à faire valoir un statut, une position, des qualités personnelles, ainsi que des droits et des compétences exercés au titre de leur mandat. 184 Autrement dit, dans la perspective institutionnelle adoptée dans notre recherche, où nous avons pris le parti de rendre compte de la genèse d’une institution à partir de l’émergence et de la consolidation de configurations sociales spécifiques, l’analyse en termes de ressources se présente comme un cadre privilégié pour l’observation des systèmes de jeux autour desquels prend forme, dans le champ politique, un site institutionnel régional. Ensuite, une telle approche présente l’intérêt de replacer les échanges politiques dans la durée de la carrière politique. Elle permet d’observer les investissements politiques effectués dans l’exercice du mandat régional, en les resituant dans l’ensemble des engagements successifs réalisés par les élus politiques pour assurer la réussite d’une carrière politique, que celle-ci soit envisagée dans une perspective proprement «régionale», ou qu’elle soit réalisée à d’autres niveaux institutionnels (comme c’est le plus souvent le cas). L’observation empirique des stratégies de pouvoir des élus régionaux conduit à formuler une hypothèse centrale autour de laquelle sera conduite l’analyse des comportements institutionnels. Dans le prolongement des remarques établies tout au long de ce chapitre sur la multipositionnalité des élus régionaux, et en particulier sur l’importance du cumul des mandats dans l’orientation des rôles et des stratégies, on peut estimer en premier lieu que la mobilisation des ressources liées à l’exercice du mandat régional est étroitement dépendante des positions multiples occupées par les élus régionaux en différents lieux de l’espace politique, et notamment dans les arènes qu’ils privilégient pour construire leur carrière politique. Plus précisément, pour des raisons variées tenant à l’organisation juridique, administrative et politique de la région, à la structuration des activités politiques sur le territoire, mais aussi à l’ensemble des croyances et des attitudes des élus locaux, l’intérêt porté au mandat régional semble particulièrement limité dans la mesure où son usage ne permet pas de mobiliser des ressources suffisantes pour assurer à son détenteur un ancrage politique sur un territoire. Il n’en reste pas moins que si de telles ressources n’apparaissent pas déterminantes pour la construction d’un pouvoir — on dira qu’elles sont subsidiaires ou complémentaires1 — elles permettent toutefois bien souvent de renforcer un statut local, en vue d’accéder à des charges électives considérées comme stratégiques pour la poursuite d’une carrière. Certes, l’intérêt du mandat régional se limite aux moyens d’intervention complémentaires qu’il permet de mobiliser (Alliès, 1989), mais il est rarement négligé dans la mesure où il permet de conforter un 1 Le mandat régional est en effet rarement suffisant pour assurer localement la reconnaissance d’une légitimité politique. La succession d’échecs politiques retentissants de certains élus régionaux, notamment de vice-présidents ou présidents, est là pour rappeler que le mandat régional ne confère pas à lui seul les ressources nécessaires à la construction d’une position de pouvoir durable sur un territoire. L’exemple le plus significatif est à cet égard celui de J. Tavernier (RPR), universitaire bordelais et président du Conseil régional d’Aquitaine de 1988 à 1992, dont l’évincement par J. Valade a marqué la fin de la carrière politique. 185 ensemble de ressources (statut, position, influence…) au niveau de la commune, du canton ou du département. Le caractère subsidiaire des ressources politiques tirées du mandat régional ne saurait être rapporté à une explication univoque. Pour une majorité d’élus politiques, tout un ensemble de facteurs sociaux, historiques, politiques et juridiques, contribuent à limiter l’intérêt pour un échelon institutionnel qui n’est pas encore perçu comme un lieu privilégié de la représentation politique. Une première explication réside dans la faible visibilité institutionnelle de l’échelon régional. Le cadre régional ne présente pas, en effet, toutes les garanties de visibilité pour des élus dont l’une des préoccupations premières est de faire valoir devant leur électorat leur participation à la réalisation de programmes publics. L’absence de visibilité est profondément liée, tout d’abord, au faible ancrage historique de la région, qui reste un espace d’action publique encore largement méconnu par le citoyen. Elle est liée ensuite à l’intervention des médias (nationaux, régionaux, locaux) dont l’action conduit le plus souvent à orienter les représentations politiques du territoire dans un sens défavorable à l’espace régional, en hiérarchisant l’information et en recherchant la conformité aux attentes locales des lecteurs (valorisant les territoires de proximité) ou en intégrant les enjeux liés à la région dans des débats nationaux (en particulier au moment des élections) (Gerstlé, 1992). Enfin, la nature des compétences dévolues à la région en 1983 et surtout l’importance des mécanismes d’intervention croisée (associant plusieurs collectivités locales dans la construction et la mise en œuvre des politiques publiques locales) concourent également à diminuer la visibilité de l’échelon régional. Le développement des pratiques de saupoudrage financier héritées de l’EPR, les nombreuses participations financières accordées dans une logique contractuelle à des projets locaux sur lesquels le Conseil régional n’a aucune emprise véritable, et enfin la dépendance croissante à l’égard des orientations fixées au niveau national (notamment par les CPER), contribuent à faire de l’échelon régional un espace de répartition des crédits publics dont les élus 186 ne peuvent retirer des ressources symboliques fortes pour s’assurer la reconnaissance de leurs électeurs. Un second ensemble d’explications peut être recherché dans la structuration des activités politiques sur le territoire. Comme nous l’avons précisé plus haut, le département et la commune constituent les espaces privilégiés où s’organisent les entreprises politiques locales, où se structurent des systèmes d’échange à base de solidarité et de conflit, et où, en conséquence, les élus locaux exercent quotidiennement leur activité politique. En établissant un scrutin électoral de liste dans le cadre de la circonscription départementale (loi du 10 juillet 1985), le législateur n’a fait que consolider des solidarités territoriales préétablies et limiter les possibilités d’élargissement des chaînes d’interdépendance politiques. Désignés sur une liste électorale, les conseillers régionaux sont de surcroît dans l’impossibilité de faire valoir le lien entre leur mandat régional d’une part, et un territoire politique d’autre part, affaiblissant par là même leur intérêt à participer à une instance représentative qui ne leur permet pas d’établir un contact direct avec une population électorale. Enfin, la faiblesse des ressources tirées du mandat régional n’est pas dissociable des croyances et des représentations que les élus ont de l’environnement politique qui les entoure, et en particulier de l’échelon régional. La région, comme simple circonscription administrative (1960-1972), puis comme établissement public (19741982), est longtemps restée associée à la présence de l’Etat sur le territoire et aux intérêts constitués de la métropole régionale. Avec la décentralisation, la région n’est certes plus associée à un simple échelon intermédiaire permettant l’accès à l’Etat. Mais dans une période marquée par l’émergence de situations de rivalité entre gouvernements locaux pour la maîtrise des politiques publiques, le Conseil régional apparaît encore perçu comme une instance concurrente dont l’intervention dans les processus décisionnels locaux est susceptible d’affaiblir des féodalités territoriales. Inversement, dans les croyances et les représentations dominantes des élus, l’intervention dans des arènes où peuvent être établies des relations de proximité, la constitution de réseaux d’interconnaissance construits autour d’affinités électives, ainsi que l’aptitude du représentant à jouer un rôle d’arbitre et d’intermédiaire auprès de clientèles territoriales, apparaissent comme les enjeux essentiels pour la construction d’une carrière politique. Pour toutes ces raisons, les ressources dégagées de l’exercice du mandat régional ne sauraient être considérées indépendamment des rôles tenus et des stratégies engagées dans les territoires où les élus régionaux construisent leur carrière politique. A ce titre, la mobilisation des ressources peut être mise en relation avec le rôle d’intermédiaire adopté par ces élus dans l’espace politique local : les ressources de pouvoir sont en effet étroitement liées à la position d’autorité et à la légitimité personnelle que conquièrent les conseillers régionaux au cours de transactions fondées sur l’échange d’avantages matériels ou de services entre le Conseil régional et des clientèles territoriales. C’est en se faisant reconnaître un statut de «leader transactionnel» (Bailey, 1971), c'est-à-dire en parvenant à contrôler les échanges établis entre des groupes placés à différents niveaux décisionnels, que l’élu régional parvient à se constituer des ressources pour établir à son profit des relations de pouvoir dans les arènes politiques qu’il juge 187 déterminantes pour la réalisation de ses objectifs. On cherchera ainsi à montrer que le mandat régional permet l’activation de ressources de pouvoir dans les espaces politiques territoriaux où s’établissent des entreprises de domination et où s’exerce principalement la carrière politique, dans le but de conquérir, conforter ou préserver une position de pouvoir durable. On gardera toujours à l’esprit qu’une ressource reste un moyen d’action, qu’elle ne prend forme que dans les relations de pouvoir localisées que les élus régionaux parviennent à construire. On préférera ainsi percevoir les ressources comme des capacités d’action que les élus cherchent à activer dans des relations concrètes de pouvoir, plus que comme des biens matériels ou symboliques dont les élus feraient usage pour exercer une contrainte sur le comportement d’autrui. A ce titre, les ressources tirées du mandat régional sont essentiellement liées à la capacité des représentants régionaux à distribuer ou refuser des avantages financiers à des clientèles locales. En effet, parce qu’il ne permet pas d’exercer un contrôle sur un territoire politique et qu’il est doté d’une faible visibilité, le mandat régional n’est favorable ni à l’exercice d’une coercition, ni à la création d’effets de persuasion ; la mobilisation de ressources de pouvoir associées au mandat est principalement liée à l’orientation de masses financières conçues comme des moyens de rétribution1. C’est la capacité à filtrer des demandes de financement émanant d’acteurs locaux, à rendre des arbitrages dans la répartition des crédits régionalisés, et dans une moindre mesure à intervenir dans la construction de l’agenda public régional, qui confèrent aux élus régionaux des ressources de pouvoir qu’ils peuvent mobiliser dans les arènes politiques où ils entendent renforcer (ou préserver) des positions de pouvoir. Si les élus régionaux tirent l’essentiel de leurs ressources de leur statut d’intermédiaire, leurs objectifs sont rarement orientés au maintien de ce statut qui ne donne aucune assurance de stabilité pour la construction de la carrière politique. Parce que les stratégies engagées visent le plus souvent à construire des positions de pouvoir sur un territoire politique, c’est essentiellement dans les arènes de proximité où interviennent les élus régionaux que l’on peut saisir l’usage stratégique des ressources tirées du mandat régional. 1 Bien évidemment, il s’agit là d’une considération visant à rendre compte d’une tendance générale, et la réalité est forcément plus complexe. On peut notamment établir une distinction entre différentes catégories d’élus régionaux. Pour la grande majorité des conseillers régionaux, le travail régional se limite à des activités de courtage, à la participation aux commissions et aux GIA, ainsi qu’à des instances locales relevant du domaine de compétence du Conseil régional. Pour certains élus appartenant à la majorité (en particulier les membres de l’exécutif), le mandat régional peut permettre, au delà des pratiques de rétribution, de retirer de leur participation régionale des profits symboliques (auto-imputation de certaines interventions régionales) et des moyens coercitifs (orientations de dossiers de financement, accession à des postes de direction au sein de différentes instances régionales, interventions locales au nom du Conseil régional, etc.). Enfin, il est incontestable que le président bénéficie, par son statut, son pouvoir et la médiatisation de son rôle, de profits symboliques particulièrement importants. 188 A. Mobilisation des ressources régionales et construc-tion des positions de pouvoir Lorsque l’on interroge les élus régionaux sur les motivations qui orientent leurs conduites stratégiques, on ne peut qu’être frappé par la place résiduelle qu’occupent les enjeux symboliques liés à la détention du mandat régional. L’observation des stratégies engagées montre que les élus visent moins la recherche d’effets symboliques susceptibles d’influer sur le comportement électoral des citoyens-électeurs (dont ils cherchent pourtant à capter les suffrages), que le renforcement, auprès de leurs pairs et de certaines catégories dirigeantes, de leur légitimité de représentant. Si, dans leur rôle d’intermédiaire, les élus s’appliquent à rétribuer des clientèles territoriales par des avantages concrets, c’est en effet dans le but de renforcer une position d’autorité sur un territoire politique, mais aussi bien souvent de confirmer les relations d’allégeance qui les lient à une entreprise politique locale. 1. L’exercice du mandat régional et la construction du pouvoir local Si le mandat régional apparaît comme un mandat subsidiaire dans l’exercice du métier politique, il n’en revêt pas moins un caractère stratégique. A l’exception de quelques dirigeants régionaux qui ne cherchent pas à intervenir sur un territoire (soit parce qu’ils sont issus de la proportionnelle et ne bénéficient localement d’aucun soutien, soit parce qu’ils exercent leur autorité dans des organisations sectorielles), les ressources mobilisées dans le cadre régional sont orientées principalement à la recherche d’effets de positionnement — effets par lesquels les acteurs sociaux cherchent à modifier tendanciellement les hiérarchies et les positions locales dans un sens conforme à leur intérêt — dans des espaces de proximité où les fonctions et les rôles sont fortement hiérarchisés mais jamais définitivement fixés. Si, pour la grande majorité des élus régionaux, l’exercice du mandat régional est orienté à la construction de positions d’autorité, on peut cependant distinguer deux cas de figure en fonction de la position hiérarchique occupée par les élus régionaux dans les systèmes de pouvoir locaux. Confirmation du leadership et logique de verrouillage Pour les élus exerçant un leadership au niveau local, dont le cumul des mandats vise essentiellement à élargir leur autorité aux différents échelons de gouvernement, le mandat régional s’inscrit dans une logique de «verrouillage» des principaux postes d’influence politique. En ce sens, 189 l’accès au mandat régional vient confirmer une autorité politique établie dans l’espace local. L’influence que ces élus se voient immédiatement reconnaître au sein de l’assemblée régionale, la maîtrise des sources de financement et l’orientation de masses financières vers leur département, leur assurent la possibilité de donner, sur leur territoire, les gages d’une sollicitude sur laquelle repose déjà en grande partie leur légitimité à diriger. Bien évidemment, le contrôle des mécanismes d’attribution des financements publics régionalisés (crédits régionaux, nationaux et européens) apparaît d’autant plus large que l’élu est proche du pouvoir régional. Il reste que les leaders de l’opposition ne sont pas dépourvus de moyens d’influence sur l’orientation de ces crédits dans la mesure où le contrôle qu’ils peuvent exercer sur des instances politiques locales les place en position de force pour négocier, directement avec le président du Conseil régional, le montage de dossiers intéressant leur département. Certes, par les effets des lois de 1985 sur le cumul des mandats, la présence de leaders territoriaux au sein des assemblées régionales s’est considérablement affaiblie et de telles situations apparaissent limitées. La période qui a suivi les élections régionales de 1992 a cependant montré la résurgence momentanée de tels usages. En effet, pour assurer le succès électoral de la liste conduite sous leur autorité dans leur département, certains «feudataires» locaux n’ont pas hésité à prendre la tête de liste, en dépit de l’impossibilité légale d’assumer pour eux un mandat supplémentaire — comme J. François-Poncet (UDF), H. Emmanuelli (PS) ou Y. Guéna (RPR) en Aquitaine. C’est au cours des trois semaines autorisées par la loi pour siéger au Conseil régional avant de démissionner que les principaux élus régionaux s’attachent à «verrouiller» les postes d’influence au sein du Conseil régional. Ces élus apparaissent en effet particulièrement attentifs au respect des équilibres politiques et territoriaux dans la répartition des viceprésidences de l’assemblée. Ils se montrent notamment soucieux de placer des membres dévoués de leur entourage à des postes clés (présidences de commission et de GIA, présidences de groupe politique de l’assemblée) qui leur permettront — par personnes interposées — de continuer à influer sur l’élaboration des choix publics. C’est ainsi par des mécanismes de cumul en équipe, que les grands élus continuent à mobiliser localement les ressources d’un mandat régional dont ils ne sont plus personnellement titulaires, mais dont ils bénéficient en pratique par le jeu des fidélités politiques. Activation des ressources régionales et reconnaissance de la légitimité politique Pour les élus de second rang, majoritaires dans les assemblées régionales, l’exercice du mandat confère deux catégories de ressources dont ils font usage pour renforcer ou construire leur légitimité à occuper des postes politiques (un mandat local, une responsabilité au sein de la fédération 190 partisane, voire un emploi administratif dans une collectivité locale). Par la prise en charge et le suivi de dossiers de financement, les conseillers régionaux s'efforcent de s’assurer la reconnaissance d’interlocuteurs locaux, en particulier de l’ensemble des organisations professionnelles ou associatives implantées sur leur territoire politique. Ensuite, le mandat régional leur permet de prétendre occuper certaines fonctions et postes dans des instances de représentation et des structures de concertation situées sur leur territoire. C’est le cas des instances au sein desquelles le Conseil régional bénéficie statutairement d’un (ou plusieurs) siège(s) dans l’organe de direction (conseil d’administration, commission exécutive, comité syndical, etc.) ; pour des raisons pratiques tenant à leur présence régulière sur le terrain, les élus régionaux peuvent alors être mandatés par l’exécutif régional pour y représenter le Conseil régional (procédure évoquée sous le terme de «délégation»1). C’est également le cas des structures de concertation ad hoc mises en place pour assurer la réalisation de projets locaux bénéficiant d’un financement régional ou lié à des enjeux reconnus comme relevant de la compétence du Conseil régional (un organisme départemental de développement économique, le comité d’action et de suivi d’un programme touristique, un syndicat interdépartemental d’aménagement rural, etc.). C’est enfin le cas d’organismes locaux publics ou privés indépendants du Conseil régional (associations, syndicats mixtes, SIVOM, organismes consulaires…), mais qui font appel aux conseillers régionaux présents sur le territoire pour les compétences techniques qu’ils ont pu acquérir dans le travail mené à la région (en matière de formation, d’infrastructures routières, de tourisme, de développement économique, etc.). En ce sens, les ressources tirées du mandat régional ne se limitent pas à la capacité à rétribuer son entourage par des avantages financiers et des services. Le mandat régional est constitutif d’une légitimité à intervenir dans certains domaines d’action collective. Il confère, notamment pour ceux qui exercent au Conseil régional une responsabilité particulière2, une aptitude à diriger localement la concertation, et parfois même la mise en œuvre de programmes liés au domaine dans lequel ils exercent une compétence. Si la capacité à rétribuer est susceptible de conforter la légitimité traditionnelle de l’élu sur le territoire (liée à sa vocation à rendre des arbitrages et à assurer un patronage sur des clientèles), les compétences qu’il exerce dans ses fonctions régionales peuvent renforcer tendanciellement sa légitimité à gérer les affaires publiques (légitimité managériale). On peut à ce titre considérer le cas particulier des élus appartenant à la majorité du Conseil régional et simultanément cantonnés dans un rôle d’opposition au niveau du Conseil 1 Les cas les plus significatifs sont les délégations dans les conseils d’administration des lycées. C’est également le cas, par exemple, des nominations prévues dans le comité syndical des Parcs naturels régionaux (voir chapitre IV). 2 Vice-présidents, présidents délégués d’agences régionales, membres du Comité régional du tourisme, présidents de commission ou de GIA. 191 général ou d’une municipalité. Implantés sur une circonscription électorale, ces élus ont certes des clientèles territoriales mais ne participent pas à un exécutif local leur permettant de faire valoir leur efficacité gestionnaire ; le mandat régional prend alors une importance toute particulière puisqu’il devient un élément central, et non plus subsidiaire, sur lequel l’élu s’appuie pour se construire une telle légitimité et se faire reconnaître une aptitude à gouverner. 2. L’exercice du mandat régional et la confirmation des allégeances politiques locales Les effets de la nouvelle réglementation du cumul des mandats issue des lois de 1985 ont été incontestablement plus sensibles au niveau des Conseils régionaux qu’aux autres échelons de la représentation politique. La nette préférence donnée aux mandats de conseiller général et de maire a contribué en effet à un renouvellement du marché politique régional (Mabileau, 1991) et nombreux sont les grands notables qui ont déserté les bancs des hémicycles régionaux1. La redistribution des mandats s’accompagne de deux évolutions majeures qui se révèlent défavorables à l’émergence d’une élite intermédiaire. Tout d’abord, par le jeu du scrutin de liste qui régit les élections régionales, les sièges des leaders territoriaux démissionnaires ont été pourvus au profit de responsables dont l’assise politique et l’autorité personnelle apparaissent bien plus modestes que celles de leurs prédécesseurs. Ensuite, le désistement des élus régionaux ne s’est pas caractérisé par l’arrivée d’un personnel politique acquis aux idées de la régionalisation. Les élus contraints d’abandonner leur mandat se sont en effet attachés à transmettre celui-ci à des responsables dont la fidélité et le dévouement leur permettaient de conserver un accès privilégié aux travaux du Conseil régional. Dès lors, les nouveaux élus n’apparaissent bien souvent que comme les émissaires d’une équipe départementale placée sous l’autorité d’un grand notable local, dont ils sont chargés de faire valoir les intérêts dans l’enceinte de l’assemblée régionale. Ainsi, parce que les élus du Conseil régional sont majoritairement des responsables de second rang, dont une grande partie se trouve en position de vassalité dans leur département ou leur commune, leurs conduites stratégiques visent bien souvent à rappeler leur situation d’allégeance politique à l’égard d’une équipe et d’un leader. Elus grâce à l’appui et la bienveillance d’un notable, mais aussi dépendant de son bon vouloir, ils s’attachent constamment à rappeler la relation particulière qui les lie à un chef et un territoire. C’est une nouvelle fois dans les attitudes liées au rôle d’intermédiaire que l’on peut saisir les stratégies locales engagées par les élus 1 Le Conseil régional d’Aquitaine est marqué par le départ de six anciens ministres entre 1988 et 1989. 192 régionaux en direction de leur territoire. Les pratiques de courtage financier menées au profit de leur entourage politique sont une première occasion d’exprimer de façon régulière les marques d’attachement et de dévouement à une entreprise politique et à un chef. Mais c’est surtout par la participation à la construction de l’agenda public régional que les élus de second rang tentent, dans la mesure de leur influence, de donner les gages de leur fidélité envers un coryphée local. Bien évidemment, cette participation apparaît plus ou moins aisée selon que l’élu appartient à la majorité ou à l’opposition régionale. Alors que les membres de la majorité cherchent à construire des enjeux et des problèmes susceptibles d’engager une intervention financière du Conseil régional, c’est plus par des actions d’obstruction que les représentants de l’opposition tentent d’influer sur la nature des dispositions adoptées par l’assemblée. Parce qu’il permet ainsi de réactiver les marques de leur loyauté, en agissant au nom des intérêts élargis de la communauté politique dont ils sont issus (et plus particulièrement dans l’intérêt d’un leader), le mandat régional donne à ces élus l’occasion de confirmer leur place et leur «rang» dans une entreprise politique locale. Nombreux sont les élus régionaux dont l’activité vise principalement à intervenir dans l’intérêt d’un territoire politique dont le leader ne peut siéger au Conseil régional. Le cas est particulièrement accentué quant il existe dans le département concerné une figure dominante exerçant un pouvoir quasihégémonique, et que les représentants régionaux élus sur une même liste électorale sont suffisamment nombreux pour se regrouper sous la forme d’une équipe au sein même de l’enceinte régionale. Ces petites équipes (de trois à six membres), dont les liens de solidarité sont souvent beaucoup plus forts que ceux des «groupes politiques»1, mènent généralement un travail efficace, se concertent avant toute action commune, se partagent les tâches au Conseil régional pour éviter tout désaccord interne2. Elles ont un rôle essentiel dans la circulation de l’information entre le Conseil régional et les entreprises territoriales. Mais leur action est particulièrement visible dès lors qu’il s’agit de défendre l’intérêt de programmes publics touchant leur département. C’est ainsi que la présence active de telles équipes au Conseil régional d’Aquitaine permet à de grands notables physiquement absents (comme J. François-Poncet, H. Emmanuelli ou F. Bayrou) d’être des acteurs régionaux incontournables avec lesquels l’exécutif régional doit trouver des arrangements pour élaborer et mettre en œuvre des programmes publics. 1 On ne doit en effet pas confondre ici les équipes avec les «groupes politiques» du Conseil régional, qui réunissent des conseillers régionaux de différents départements en fonction d’un critère d’appartenance (ou d’affinité) partisane. 2 C’est le cas lors des prises de parole en séance plénière du Conseil régional ; les rôles de chacun sont généralement préétablis de façon à renforcer les effets de l’intervention collective. C’est le cas également dans le travail de courtage financier ; les élus d’une même équipe s’attachent à se répartir les rôles en fonction de zones d’influence dans leur département, afin de ne pas se trouver en concurrence face à de mêmes clientèles territoriales. 193 En définitive, pour une majorité d’élus régionaux, les stratégies destinées à renforcer leur autorité politique sur des clientèles territoriales ne sont pas dissociables de celles visant à confirmer leur allégeance à un leader politique. Ce sont en fait les mêmes pratiques liées au rôle d’intermédiaire, qui assurent à la fois la reconnaissance d’un pouvoir sur un territoire et celle de leur appartenance à une entreprise politique locale. Car, en tout état de cause, les élus régionaux ne peuvent espérer conquérir, consolider ou préserver une position de pouvoir durable sur un territoire, que s’ils sont en mesure de confirmer en permanence leur allégeance à un chef et leur dévouement à une communauté politique. B. Didier Borotra ou l’exemple d’une promotion régionale de la carrière politique L’itinéraire politique de Didier Borotra (UDF, Force démocrate) ne présente pas une grande originalité. Son parcours, parsemé d’échecs et de succès, s’inscrit dans un cursus classique marqué par la conquête de premiers mandats, menée au gré des opportunités politiques, par l’accession à des responsabilités départementales sous l’égide d’un grand notable, par le développement d’une stratégie visant un «enracinement» sur un territoire politique, et enfin par l’accès à des positions électives considérées comme stratégiques pour la conservation d’un pouvoir durable (mandats de maire et de sénateur). Considérée dans la trajectoire politique de D. Borotra, l’accession au Conseil régional en 1986 ne peut être dissociée du parcours effectué préalablement dans le département des Pyrénées-Atlantiques où il a entamé sa carrière politique ; elle ne peut être dissociée non plus des positions qu’il convoite alors dans une perspective d’ascension politique. Mais l’itinéraire «régional» de D. Borotra, aussi éphémère soit-il (19861991), demeure un exemple particulièrement significatif des comportements stratégiques adoptés dans l’exercice du mandat régional, délibérément orientés à la conquête (puis à la conservation) de positions territoriales perçues comme déterminantes. S’il ne saurait bien évidemment rendre compte des conduites extrêmement variées observées sur le terrain, il n’en reste pas moins caractéristique des formes récurrentes que prend la mobilisation des ressources tirées du mandat régional. C’est aux élections municipales de 1971 que D. Borotra accède à ses premières charges électives, après une candidature malheureuse aux législatives de 1968 : il devient maire de la petite commune rurale d’Arbonne, dans les Pyrénées-Atlantiques (près de Biarritz). Aux élections cantonales partielles de 1973, il conquiert un premier siège de conseiller général. L’expérience qu’il mène dans le cadre de ses deux mandats contribue à lui définir un territoire d’influence sur lequel, pendant plus de vingt années, il cherchera à ancrer son pouvoir. Cette première expérience 194 politique demeure malheureusement de très courte durée. En 1976, D. Borotra est battu par J.P. Destrade (PS) qui, lui aussi, entend construire sa carrière politique locale sur la zone de Biarritz. Il subit un second revers politique aux élections municipales de 1977, à Biarritz, où, malgré le soutien du maire sortant, il est écarté par les suffrages dès le premier tour, au profit du candidat gaulliste Bernard Marie (RPR). Ce double échec marque le début d’une période de forte incertitude pour D. Borotra. Assez paradoxalement, c’est son adversaire de 1977, B. Marie, qui s’emploie en 1982 à assurer son retour sur la scène politique locale. Défait par J.P. Destrade aux élections législatives de 1981, anticipant les risques d’une nouvelle défaite aux élections municipales de 1983, le maire gaulliste de Biarritz fait appel à son adversaire de la veille pour constituer un front commun susceptible de limiter l’ascension politique locale de J.P. Destrade. Ainsi, grâce à l’appui de B. Marie, D. Borotra retrouve son siège de conseiller général aux élections de 1982, et l’année suivante, grâce au succès de la liste commune conduite avec le maire de Biarritz pour les élections municipales, il devient le premier adjoint de ce dernier. Mais c’est l’accession du maire de Bayonne, Henri Grenet (UDF), à la présidence du Conseil général des Pyrénées-Atlantiques, en 1985, qui permet à D. Borotra d’entamer sa première véritable ascension politique locale. Ses affinités avec le nouveau président lui permettent en effet d’accéder à la présidence de la puissante commission des finances du Conseil général, charge qui lui donne désormais un ascendant déterminant dans la gestion des finances départementales et lui assure dans le même temps la sollicitude de nombreux maires. C’est dans ce contexte politique favorable, que l’on peut comprendre l’accession de D. Borotra au Conseil régional d’Aquitaine lors des élections de 1986. En seconde position sur la liste d’union RPR-UDF de son département, il accède à la vice-présidence du Conseil régional en charge du tourisme et de l’environnement. Bénéficiant d’une solide assise départementale et du départ des principaux «ténors» politiques du Conseil régional à partir de 1988, il parvient rapidement à s’assurer une position d’autorité au sein de l’exécutif régional, dont il devient le premier vice-président en 1989. L’ascension politique de D. Borotra dans son département doit être rapportée au cumul efficace de ses trois mandats (régional, départemental et municipal) et à l’usage croisé des différentes ressources tirées de sa participation à plusieurs échelons institutionnels. On verra ainsi que l’exercice du mandat régional a été l’occasion, pour D. Borotra, d’un apprentissage de règles et de savoir-faire nouveaux qui lui ont permis de jouer un rôle central dans les processus de négociation de financements publics croisés. Il sera alors possible d’observer les usages stratégiques des ressources politiques mobilisées au cours de son action régionale dans une perspective d’implantation territoriale. 195 1. Engagement régional et apprentissage de savoir-faire Dès son accession au Conseil régional en 1986, D. Borotra est invité à participer à l’exécutif placé sous l’autorité de J. Chaban-Delmas, bénéficiant ainsi des équilibres territoriaux et partisans recherchés pour la répartition des postes d’influence. Ayant accédé depuis moins d’une année à des responsabilités départementales, il demeure une personnalité encore peu connue de ses homologues dont la carrière politique est souvent prestigieuse. Mais les responsabilités croissantes dont il est progressivement pourvu, grâce au départ des principaux leaders du Conseil régional et à son implication personnelle dans la gestion de certains programmes régionaux, lui assurent non seulement une compétence technique dans des domaines d’activités importants pour son action départementale et municipale, mais aussi une inscription personnelle dans des circuits décisionnels régionaux devenus déterminants pour l’obtention de financements nationaux et communautaires. La participation à l’élaboration de programmes publics et l’acquisition d’un pouvoir d’expertise L’expérience professionnelle de D. Borotra (il est chef d’entreprise durant les années 1970), et surtout l’apprentissage de sa fonction de président de la commission des finances du Conseil général des Pyrénées-Atlantiques, donnent très tôt au nouveau vice-président du Conseil régional une conception technique de l’action politique. En effet, le travail qu’il mène dans son département lui fait découvrir les marges de pouvoir importantes qu’il peut tirer de la maîtrise technique des dossiers qui sont soumis à l’approbation de sa commission. Elu en pleine période de décentralisation, D. Borotra est acquis très tôt à l’idée que la légitimité du représentant politique, tout autant que son pouvoir, est étroitement associée à sa capacité à prendre part à la gestion technique des dossiers publics. Au Conseil régional, il est le premier à engager des négociations dans le domaine du tourisme, avec les représentants de l’Etat et de la Communauté européenne (19871988). Il suit plus particulièrement, au bénéfice du Conseil général des Pyrénées-Atlantiques, les dossiers touchant son département. Mais c’est surtout dans le contexte institutionnel de 1988-1991, où il bénéficie d’un rapport de force favorable au sein de l’exécutif régional1, que D. Borotra s’implique résolument dans la gestion de certains secteurs d’intervention publique et établit un contrôle étroit sur l’élaboration technique et politique des dossiers régionaux. Comme vice-président, puis comme premier viceprésident (1989), il est investi désormais des portefeuilles du tourisme, de 1 En 1988, J. Chaban-Delmas quitte le Conseil régional. Dans le nouvel exécutif, les viceprésidents de la «périphérie» se retrouvent en position de force face au président J. Tavernier (RPR, universitaire bordelais) tenu de ménager les équilibres de pouvoir au sein de la majorité de gestion, à laquelle le FN prête désormais son appui. 196 l’environnement, des infrastructures et transports, ainsi que des affaires européennes. Il conduit personnellement les négociations avec les représentants des administrations de l’Etat (SGAR, directions régionales, ministères) et des Communautés européennes (directions générales), engage une politique de coopération interrégionale avec l’Espagne, pose les principes d’une politique touristique régionale et s’attache à coordonner les financements régionaux destinés aux infrastructures routières. Ses interventions quotidiennes auprès des services administratifs du Conseil régional et son engagement personnel dans les négociations menées à Bordeaux, Paris et Bruxelles, lui donnent une influence dans des domaines d’intervention échappant largement à l’autorité du président du Conseil régional. Contrairement aux autres membres de l’exécutif régional, les ressources que D. Borotra parvient à mobiliser au niveau régional ne dépendent pas seulement de sa position d’autorité dans son département et de l’appui d’un grand feudataire local. C’est en grande partie sa capacité à maîtriser, à plusieurs échelons institutionnels, les critères d’intervention financière des différentes instances locales, régionales, nationales et supranationales intervenant dans le financement de dossiers locaux, qui lui confère une capacité d’action croissante dans l’espace politique local. Lors des négociations des crédits régionalisés, il fait preuve d’une aptitude particulière à participer au montage de projets contractualisés, à assurer leur mise en forme normative et à obtenir des arbitrages favorables des assemblées politiques et des administrations publiques concernées. Mais c’est surtout le cumul des mandats qui le place en position d’arbitrage dans les différentes chaînes de médiation au sein desquelles sont identifiées les demandes de financement, définies les règles de sélection des dossiers et négociées les dotations accordées par chaque instance publique. Alors que sa présence au Conseil général (et, dans une moindre mesure, à la municipalité de Biarritz) lui assure une position d’interlocuteur direct des acteurs territoriaux en position de demande, son engagement régional lui permet de participer aux procédures d’étiquetage qui qualifient les dossiers comme relevant de la sphère de compétence des autorités publiques régionales, nationales et européennes. Ainsi, si le mandat régional de D. Borotra est loin de lui assurer les ressources que lui confère son mandat départemental (en termes de visibilité vis-à-vis d’un électorat et de contrôle de clientèles locales), il lui permet l’acquisition d’un pouvoir d’expertise lié à l’apprentissage d’un savoir-faire technique. Désormais en position de «médiateur» (au sens où l’entendent B. Jobert et P. Muller, 1985) à de multiples niveaux de négociation et d’arbitrage devenus interdépendants, il s’impose progressivement comme un acteur politique incontournable dans son département. 197 Le travail régional et l’acquisition d’une aptitude à la négociation L’implication de D. Borotra dans les circuits de décision régionaux n’est pas l’occasion d’un simple apprentissage technique. Ses interventions répétées auprès de multiples autorités administratives et politiques lui permettent de faire l’apprentissage des règles pragmatiques autour desquelles s’organisent les échanges entre les différents acteurs intervenant dans les négociations conduites au niveau régional. Ses responsabilités durant cinq années lui permettent non seulement de nouer des relations personnelles avec des élus influents et de nombreux agents des administrations publiques, mais lui enseignent surtout quels sont les responsables, les lieux et les moments les plus déterminants pour l’élaboration d’un dossier ou le «déblocage» de crédits financiers, et quels comportements stratégiques adopter dans les différents sites où s’établissent les négociations. C’est en premier lieu au sein même du Conseil régional que D. Borotra construit des jeux d’alliance et tisse des liens d’affinité. Il n’hésite pas, tout d’abord, à faire usage des divisions politiques et des rapports de force internes à l’exécutif pour obtenir des avantages concrets dans les arbitrages réalisés par le président de l’assemblée régionale. Les jeux de coalition, particulièrement intenses au Conseil régional (en raison de la représentation proportionnelle qui favorise l’éclatement des tendances au sein de l’assemblée) multiplient les occasions de faire jouer des stratégies d’alliance au sein de «majorités de gestion» souvent composites. La vice-présidence exercée à partir de 1988, dans un exécutif régional composé de trois tendances (RPR, UDF, FN) et dirigé par un président dont les ressources restent faibles (J. Tavernier), offre à D. Borotra l’occasion d’établir des liens de complicité avec trois autres membres influents de l’exécutif (J. FrançoisPoncet, J. Castaing, Yves Lecaudey, tous trois UDF), et d’exercer un contrôle sur l’orientation des programmes régionaux. L’engagement régional s’accompagne ainsi d’un apprentissage des règles d’équilibre et des logiques de marchandage internes à l’exécutif régional (voir chapitre IV), permettant à D. Borotra de peser effectivement sur les choix du président. Mais c’est surtout dans les contacts quotidiens qu’il entretient avec les agents des services administratifs que l’élu biarrot prend conscience des ressources qu’il peut mobiliser au Conseil régional. Prenant part personnellement au montage financier des dossiers soumis à l’appréciation de l’administration, D. Borotra se montre particulièrement soucieux d’établir une relation d’équipe avec différents chefs de service et chargés de mission. Il ne fait que reproduire au niveau régional le système de relations interne du Conseil général des Pyrénées-Atlantiques où il a pu établir, de la même façon, une forte emprise personnelle sur le travail des services administratifs départementaux. Ce réseau de liens personnels constitué au sein du Conseil régional est consolidé par l’ensemble des relations que D. Borotra parvient à tisser avec les responsables de différentes administrations de l’Etat et de la Communauté 198 européenne. Par ses responsabilités en matière de tourisme et d’infrastructures, il est conduit en effet à multiplier les contacts avec les représentants des administrations déconcentrées de l’Etat dans la région (directions régionales du tourisme, des affaires culturelles, de l’équipement), de la DATAR, des ministères parisiens, mais également ceux des administrations départementales des Pyrénées-Atlantiques dont il reste (par son mandat de conseiller général) le principal interlocuteur politique. Ce sont surtout ses responsabilités dans les «affaires européennes» du Conseil régional qui le conduisent à intervenir dans de multiples négociations relevant de domaines d’action particulièrement variés. Il participe à plusieurs reprises à des déplacements à Bruxelles pour négocier directement avec les Directions générales européennes les possibilités d’attribution de crédits communautaires. En dépit des velléités du président J. Tavernier, il s’impose sans difficulté comme le principal interlocuteur régional du SGAR, de la DATAR et du Ministère des affaires européennes pour la négociation des dotations communautaires (en particulier celles dégagées dans le cadre des fonds structurels européens réformés en 1988). On peut observer ainsi que l’exercice d’une vice-présidence du Conseil régional confère à D. Borotra des ressources bien spécifiques. C’est moins par le contrôle de clientèles politiques que par la maîtrise technique des procédures de sélection, d’élaboration et de négociation des dossiers de financement élaborés au niveau régional qu’il démontre une capacité à jouer un rôle d’arbitre et une habileté certaine à construire de nouvelles marges de pouvoir. Les ressources de pouvoir tirées de son action régionale lui permettent d’influer sur les comportements de ses interlocuteurs locaux, dans les arènes politiques qui lui apparaissent déterminantes pour la construction de sa carrière de représentant. 2. Mobilisation des ressources régionales et stratégie de conquête politique Observé rétrospectivement, le mandat régional de D. Borotra est loin d’avoir été subsidiaire dans la construction de sa carrière politique. De 1986 à 1991, c’est grâce au cumul efficace de postes clés dans les exécutifs des assemblées départementale et régionale qu’il parvient à établir un contrôle étroit sur la construction de l’agenda public local, puisqu’il exerce désormais une influence déterminante sur les mécanismes d’attribution des financements publics à différents échelons institutionnels. Durant toute cette période, les stratégies et les calculs de D. Borotra visent essentiellement le renforcement de son implantation territoriale. A l’exception des élections à la présidence du Conseil régional de 1988 où il entrevoit la possibilité d’une carrière régionale, c’est essentiellement dans son département qu’il entend consolider son pouvoir. Sa position d’influence au Conseil général le conduit dès 1988 à envisager la conquête de la présidence du département. C’est, 199 d’une part, l’opportunité électorale liée à la crise politique qu’il déclenche à la municipalité de Biarritz en 1991, et, d’autre part, l’échec qu’il essuie dans la course à l’investiture du candidat UDF à la présidence du Conseil général en 1992, qui l’amènent à opter pour une carrière de sénateur-maire et à se défaire ainsi de ses charges régionales (1991) et départementales (1992). Les usages stratégiques du mandat régional et la conquête d’une position de pouvoir départementale (1986-1992) Comme tous les autres élus politiques, D. Borotra est conduit à rechercher dans sa participation au Conseil régional les moyens susceptibles d’élargir son influence dans l’espace politique local. Il est tenu de répondre à de nombreuses requêtes qui l’obligent à faire preuve de sollicitude, par la distribution d’avantages divers, à l’égard d’une pléiade d’acteurs sociaux dont le soutien lui apparaît nécessaire pour renforcer sa position d’autorité. Le travail politique qu’il réalise au Conseil régional est ainsi consacré à mobiliser des ressources, d’une part au niveau du département où il est en contact avec un grand nombre de maires et de responsables sectoriels, et d’autre part au niveau de sa zone d’influence autour de la ville de Biarritz. Lors de son arrivée au Conseil régional en 1986, D. Borotra n’est pas un «grand élu» dans son département. Son influence personnelle demeure encore étroitement dépendante de la bienveillance que peut lui manifester le docteur Henri Grenet, président du Conseil général. Aussi, l’un des premiers soucis de D. Borotra, au Conseil régional, est d’obtenir l’attribution d’une dotation régionale en vue du financement de travaux d’infrastructure réalisés par le Conseil général des Pyrénées-Atlantiques1. Par son intervention auprès du SGAR et de J. François-Poncet, il parvient à obtenir l’allocation de crédits européens accordés au titre du FEDER (Fonds européen de développement régional). Mais bien plus, certaines interventions régionales de D. Borotra apparaissent résolument destinées à protéger les intérêts du département contre les empiétements éventuels du Conseil régional (dont il est pourtant le vice-président)2. Mais c’est incontestablement en Pays basque, où il détient une position d’influence plus affirmée et apparaît comme le principal intermédiaire régional des élus locaux, que D. Borotra s’attache à répartir les avantages 1 Sur un arrangement commun passé entre les principaux membres de l’exécutif, D. Borotra obtient par un vote du bureau une dotation régionale de 103 MF destinée à la réalisation du projet de liaison départemental. 2 Le cas de l’Office régional de l’éducation permanente (OREP) est à ce titre particulièrement significatif. Cet établissement public, financé en totalité sur des crédits du Conseil général, risquait en effet de voir son action remise en cause avec la création en 1990 de l’Association régionale de l’éducation permanente (AREPA), nouvelle «agence» du Conseil régional. Non seulement D. Borotra obtient un protocole d’accord assurant le maintien de l’OREP, mais il parvient même à substituer une partie des crédits départementaux par des dotations régionales, réussissant du même coup à alléger la charge fiscale de son département. 200 financiers captés au niveau régional. S’il est tenu localement de faire allégeance à la fois à H. Grenet (maire de Bayonne) et à B. Marie (dont il reste le maire-adjoint jusqu’en 1991), il s’impose, par ses fonctions départementales et régionales, comme le seul élu pouvant intervenir simultanément aux différents niveaux d’arbitrage financier. Dès 1988, grâce à sa présence continue dans les négociations portant sur l’attribution des crédits communautaires, il parvient à obtenir, par substitution entre des dotations publiques régionalisées (nationales et européennes), le maintien de crédits d’investissement pour la «valorisation touristique de la côte Aquitaine»… au profit des deux seules villes de Biarritz et Saint Jean de Luz. La même année, lorsque le maire de Bayonne décide de conduire un vaste projet de plateforme multimodale installée dans la périphérie de sa ville, c’est D. Borotra qui en assure le montage juridique et financier. Outre les participations financières des communes, du Conseil général et de partenaires privés, D. Borotra obtient un concours substantiel du Conseil régional, ainsi que des crédits communautaires régionalisés (FEDER et PIM). De la même façon, c’est encore D. Borotra qui parvient à mobiliser tous les types de financement public pour la réalisation d’une technopole à proximité de Biarritz. Sa position d’intermédiaire apparaît encore plus manifeste lorsque seules les collectivités locales sont partenaires pour des projets menés en Pays Basque, car il devient alors son propre interlocuteur financier aux différents niveaux institutionnels (communes, département, région). Jonglant avec ses différentes «casquettes» d’élu, il se retrouve simultanément en position de solliciteur local (demande de crédits), d’intermédiaire (courtage des dossiers et médiation des enjeux) et d’autorité financière (offre de crédits). En 1988, D. Borotra décide de mettre en œuvre un projet de parc floral sur la commune d’Urugne. Il obtient, grâce à sa présence dans plusieurs exécutifs, les participations financières croisées du Conseil général et du Conseil régional. C’est surtout la construction et la rénovation des lycées qui constitue le mode de rétribution privilégié des communes sur lesquelles D. Borotra entend faire valoir son influence personnelle. Un tel domaine d’intervention présente un intérêt stratégique dans la mesure où les opérations qui y sont menées sont dotées d’une forte visibilité auprès de la population et des responsables associatifs locaux, et où l’intervention exclusive du Conseil régional permet à son vice-président de s’imputer personnellement la réussite des projets. Si, à la faveur d’une crise municipale, en 1990-1991, D. Borotra parvient à obtenir le départ du maire dont il était jusque-là le bras droit, ce n’est pas simplement en raison de la position personnelle qu’il adopte sur le motif de la dissension au sein de l’exécutif ; c’est aussi parce qu’il est parvenu à se faire reconnaître localement une autorité politique et qu’il est en mesure de rallier de nombreux soutiens politiques autour de sa candidature. 201 La mobilisation des ressources régionales et le renforcement du pouvoir municipal (1991-1996) En 1990, la vie municipale de Biarritz est en effet marquée par la naissance d’une polémique entre D. Borotra et Michèle Alliot-Marie (conseiller municipal et fille du maire B. Marie), conduisant en quelques mois à une scission irrévocable au sein de la majorité RPR-UDF. Le fondement de la division peut paraître anodin1, mais la crise municipale et les affrontements auxquels elle donne lieu se cristallisent rapidement sur la légitimité d’un «premier adjoint» à contester un projet municipal porté par le maire. Si l’absence de loyauté politique à l’égard de B. Marie n’est en effet pas contestable, D. Borotra sait également qu’il peut faire valoir le dévouement local dont il a su faire preuve dans l’exercice de ses charges départementales et régionales. Conscient des préjugés favorables sur son aptitude à diriger, auprès de nombreux responsables politiques et sectoriels de la côte basque, et du soutien d’élus influents du département, D. Borotra met en minorité le maire de Biarritz et présente sa candidature aux élections municipales partielles organisées sur fond de crise. Il est élu maire de Biarritz au printemps 1991. Désormais maire d’une ville de plus de 20 000 habitants, et sénateur un an plus tard, D. Borotra est conduit à abandonner ses mandats de conseiller régional et de conseiller général. Cette double démission modifie sensiblement sa capacité d’action puisqu’il n’est plus en mesure de contrôler directement l’élaboration et le suivi de dossiers départementaux et régionaux. C’est désormais par l’intermédiaire d’élus du département et de la région dont il a la confiance, ainsi que par des contacts personnels entretenus avec les présidents d’assemblée (F. Bayrou au Conseil général, J. Valade au Conseil régional) qu’il peut obtenir une orientation favorable de crédits publics. L’accès au mandat sénatorial apparaît dans cette perspective déterminant dans la mesure où les présidents du département et de la région exercent également des fonctions importantes dans les instances politiques centrales (F. Bayrou devient ministre de l’Education nationale [1993] et président du CDS2 [1995], formation à laquelle appartient le maire de Biarritz ; J. Valade est vice-président du Sénat). La capacité d’action de D. Borotra n’est cependant pas limitée aux liens personnels entretenus avec d’autres acteurs de la vie politique régionale. Elle demeure étroitement liée, d’une part, à sa connaissance des différents circuits de négociation régionaux, et d’autre part, au maintien de relations personnelles avec tout un réseau d’agents techniques situés à des postes clés dans l’administration régionale ou locale. Ainsi, même après l’abandon de son mandat régional, D. Borotra reste en mesure d’accéder aux différentes instances politico-administratives 1 La crise trouve ses germes dans l’opposition de D. Borotra au projet de construction d’un hôtel grand luxe en lieu et place d’un Casino municipal construit dans l’entre-deux-guerres. 2 Devenu en 1996 «Force démocrate». 202 de la région où il a conservé de nombreux contacts et dont il connaît bien les rouages. S’il apparaît toujours apte à mobiliser des ressources de son ancien mandat régional, c’est désormais à la préservation de sa position de sénateurmaire de Biarritz, plus qu’à la conquête de nouveaux mandats, qu’est orientée sa stratégie politique. Le montage du projet financier visant la rénovation du Casino de Biarritz présente une acuité particulière dans la mesure où c’est sur ce dossier que D. Borotra est parvenu à conquérir la mairie de Biarritz. Le projet qu’il conduit est particulièrement significatif de son aptitude à faire usage de son statut et de sa position dans l’espace régional ; il témoigne également de sa capacité à élaborer un dossier de financement en conformité avec les règles de sélection des dossiers régionaux, à tirer parti des différentes chaînes d’intermédiaires dans les instances publiques régionales, et in fine, à qualifier et étiqueter un problème proprement municipal comme relevant de la compétence du Conseil régional et de l’Etat. Conscient de l’ampleur du financement nécessaire à un tel projet, D. Borotra s’attache dès son élection à la constitution d’un dossier susceptible de permettre l’obtention de financements croisés. A ce titre, la première exigence à laquelle tente de répondre la nouvelle équipe municipale est clairement de réaliser une mise en forme du dossier assurant sa conformité avec les critères d’intervention financière du Conseil général, du Conseil régional, de l’Etat et des Communautés européennes. L’intention de D. Borotra est alors de ne pas limiter le projet à un simple programme d’aménagement touristique, mais de lui conférer une dimension historique et culturelle susceptible d’élargir la base des financements publics. Aussi, dès l’été 1991, n’hésite-t-il pas à intervenir directement auprès de la Direction régionale de l’action culturelle (DRAC) pour obtenir le «classement» des bâtiments du Casino, bénéficiant dans sa requête de l’appui non dissimulé de plusieurs élus régionaux participant à la commission régionale chargée de se prononcer sur l’opportunité du classement. Dès juillet 1992, l’inscription du Casino municipal à l’Inventaire supplémentaire des bâtiments classés est acquise. Dès lors, l’équipe municipale peut élaborer un plan de financement global. Si les subventions accordées par la municipalité et le district Bayonne-Anglet-Biarritz apparaissent justifiées par l’importance du projet pour l’économie locale, c’est au titre de la protection des monuments inscrits et de l’action culturelle que sont formulées les demandes de subventions adressées au Conseil général, au Conseil régional, à l’Etat et aux Communautés européennes. La négociation menée par D. Borotra auprès du SGAR et de la DRAC lui permet d’obtenir un triple financement d’Etat (ministère de la Culture, ministère de l’Intérieur, FIAT). Il obtient du Conseil régional quatre financements distincts (aux chapitres «culture» et «tourisme» du budget régional) et, du Conseil général, une dotation importante dont les trois quarts sont consacrés à la protection des monuments inscrits… C’est en grande pompe, en présence des ministres F. Bayrou et A. Lamassoure, de J. Valade, du préfet de département, de l’architecte F. Lombart, de plusieurs ambassadeurs, parlementaires et élus de Biarritz, qu’est inauguré le nouvel édifice en pleine période estivale de l’année 1994. D. Borotra, accompagné de son conseil municipal au grand complet, guide la visite du nouveau Casino rénové dans le style art-déco. Peu avant le cocktail donné sur la grande terrasse, il ne tarit pas d’éloges pour l’ensemble des autorités ayant contribué financièrement à la restauration de l’édifice. 203 L’itinéraire de D. Borotra est exemplaire parce qu’il est révélateur de l’orientation territoriale des stratégies engagées par les élus régionaux. La territorialisation de son action est d’autant plus significative que dans l’exercice de la vice-présidence du Conseil régional, il est en mesure d’activer des ressources bien supérieures à celles mobilisées par la grande majorité des élus régionaux. L’action de D. Borotra est animée par des intentions fort explicites : valoriser la relation de proximité, intercéder aux profits d’acteurs territoriaux, distribuer des avantages financiers, rappeler son allégeance politique à un feudataire, et surtout renforcer une position d’autorité sur un territoire politique où il parvient à accéder à des mandats considérés comme durables et stratégiques pour la poursuite de sa carrière politique. Enfin, le parcours régional de D. Borotra témoigne du caractère subsidiaire (mais non moins déterminant) des ressources mobilisées grâce au mandat régional, dans la mesure où celles-ci sont essentiellement orientées au renforcement d’un statut et à l’accession à des positions électives dans une arène politique infra-régionale. 204 VERS UNE POLITIQUE PROBLEMATIQUE DE LA PROMOTION L’observation des conduites de rôle et des usages stratégiques adoptés par les élus régionaux montre à l’évidence que le mandat régional n’est pas un trophée politique central dans la construction des carrières politiques1. Observé dans l’univers des pratiques politiques, il revêt un caractère subsidiaire. Considéré dans une perspective diachronique (celle des itinéraires politiques), il présente incontestablement un caractère transitoire. Pour la très grande majorité des élus (cumulants ou non cumulants), l’accès à la représentation régionale s’inscrit dans une stratégie d’attente visant l’acquisition ultérieure de mandats considérés comme plus stratégiques. Parce qu’il est un mandat de «prétendant», parce qu’il est indissociable de stratégies plus globales de conquête de trophées politiques, le mandat régional s’inscrit résolument dans une problématique de la promotion politique : hormis pour quelques élus régionaux dont les chances d’accéder à des mandats locaux apparaissent réellement compromises, le mandat vaut rarement par lui-même, mais pour l’ensemble des positions plus profitables auxquelles il peut donner accès. Il traduit ainsi souvent une position de précarité politique, c'est-à-dire une situation où l'élu n'a pas encore, ou n'a plus, les ressources nécessaires pour occuper les postes auxquels il prétend accéder. Trois situations idéales-typiques peuvent être distinguées selon que le mandat régional constitue un instrument d’affirmation politique, une position de repli stratégique ou un trophée compensatoire assurant un reclassement politique. Le mandat régional comme instrument d’affirmation politique Les pratiques associées au mandat régional, observées tout au long de l’analyse, visent en général l’affirmation d’une autorité politique locale. Un tel constat prend toute sa signification pour les élus de second rang qui constituent désormais la grande majorité des élus régionaux. Pour ceux d’entre eux qui sont déjà engagés dans la vie politique et ont un mandat local, mais qui restent en position de faiblesse sur un territoire et/ou en situation d’allégeance dans une équipe locale, le mandat régional est l’occasion de se voir reconnaître une compétence politique, c’est-à-dire une aptitude à tenir tout un ensemble de rôles autour desquels se structure l’activité politique. Il 1 Cette remarque doit être relativisée pour les élus dont le mandat régional marque l’entrée dans la vie politique. Ces élus ne cumulent pas d’autres charges électives et conservent le plus souvent une activité professionnelle en dehors de leur activité politique. C’est le cas des représentants de formations minoritaires ayant bénéficié du scrutin proportionnel. C’est le cas plus particulier des élus issus d’organisations professionnelles ou associatives, dont le mandat régional est une ressource essentielle pour le maintien de leur position dans leur secteur. 205 leur permet de s’attirer la confiance de leurs pairs, d’obtenir la reconnaissance de leaders politiques, et par un intense travail de rétribution, de constituer des clientèles sur un territoire, dans l’attente d'accéder à des postes plus déterminants. Plus largement, pour ces élus locaux, l’accession au mandat régional apparaît comme une étape décisive dans la professionnalisation de leur activité de représentant. Pour les élus dont le mandat régional constitue une première expérience politique, cooptés sur les listes électorales en raison de leur position stratégique dans un secteur de la vie sociale, ou de leur fidélité à une entreprise politique, et plus encore pour ceux qui relèvent de petites formations ayant bénéficié du scrutin proportionnel (Verts, GE, CPNT, FN), le mandat régional leur permet d’entrer sur le «marché» politique local. Il est l’occasion d’acquérir un premier statut de représentant politique, notamment pour ceux dont les chances d’accéder à des positions électives par la voie du scrutin majoritaire uninominal restent particulièrement faibles. Plus largement, pour l’ensemble des élus de second rang (cumulants ou non-cumulants), l’accès au Conseil régional permet de faire l’apprentissage du métier politique, un apprentissage qui renvoie à l’intériorisation de certains rôles et à la maîtrise progressive des règles du jeu politique. Si elle est loin de s’inscrire dans une problématique de l’apprentissage et de la professionnalisation, l’accession de notables locaux au Conseil régional ne s’inscrit pas moins dans une logique d’affirmation de leur autorité politique. La présence de ces notables dans l’enceinte régionale avant 1986 (par désignation automatique) et après les premières élections au suffrage universel (par la voie du cumul) confirmait leur légitimité de dirigeant et leur vocation à participer aux négociations financières conduites au niveau régional. Si cette opportunité de confirmer par le mandat régional un leadership politique apparaît sensiblement réduite par le dispositif de limitation du cumul des mandats, les périodes électorales constituent toujours cependant un moment privilégié au cours duquel les leaders territoriaux font valoir leur autorité, soit en prenant la tête d’une liste et en accédant provisoirement au mandat (le temps d’organiser l’élection de l’exécutif et de désigner les membres des commissions), soit en intervenant directement dans la composition de la liste et en y imposant, dans le respect des équilibres de tendances et de territoires, des hommes de leur entourage. Il convient, enfin, de mentionner le cas particulier de la présidence du Conseil régional, seule fonction qui confère des ressources importantes à son détenteur1 : elle peut certes constituer une ressource centrale dans la construction de la carrière 1 Des ressources pratiques dans la mesure où, en réaction à la dispersion des forces politiques dans l’assemblée régionale, le pouvoir de décision est souvent concentré dans les mains du président et de son cabinet ; des ressources symboliques dans la mesure où les médias concentrent leur attention sur les actions dotées d’une grande visibilité, dont le président manque rarement l’occasion de s’imputer la responsabilité. 206 politique1, mais elle vise le plus souvent la construction d’une légitimité politique permettant l’accès à des positions plus décisives. Le mandat comme position de repli stratégique S’il est loin d’être un trophée électif privilégié, le mandat régional est toutefois rarement délaissé par les acteurs dont les perspectives de carrière apparaissent momentanément limitées. Il permet en effet à des élus dont les ambitions ne sont pas dirigées vers des postes de pouvoir régionaux, d’attendre l’émergence d’opportunités politiques pouvant leur permettre de conquérir d’autres trophées électifs considérés comme plus stratégiques (mandats de député, de sénateur, de maire, de député européen, voire de conseiller général). Pour ces élus, l’accès à des charges régionales est considéré comme un investissement temporaire à un moment de leur carrière où leur position d’influence est incertaine ou affaiblie. Si la possession du mandat régional est alors loin d’être l’objectif prioritaire, elle permet de poursuivre une activité politique, de maintenir — voire de consolider — une capacité de négociation vis-à-vis d’autres élus, de conserver des moyens de rétribuer des clientèles, et enfin de préserver une rémunération financière. Ici encore, la présidence du Conseil régional constitue une position de repli stratégique pour des grands notables dont les perspectives de carrière sont incertaines. Elle permet à la fois de continuer d’exercer un leadership politique tout en patientant dans l’espoir de retrouver une position d’influence comparable ou supérieure à celle occupée dans le passé. Le mandat régional se présente dans cette perspective comme une sorte de «joker» (Sadran, 1995) grâce auquel l’élu se place momentanément dans une position d’attente dans l’objectif d’accéder ultérieurement à des positions électives plus décisives2. La stratégie d’attente ne concerne cependant pas la seule présidence. Pour des raisons de calendrier électoral, des élus peuvent être investis du mandat régional dans l’objectif non dissimulé de participer à des élections à venir. Au printemps 1992, quatre représentants girondins en pleine ascension politique, pressentis pour être élus quelques mois plus tard aux élections législatives, sont présentés sur la liste girondine RPR-UDF dans le double objectif de leur assurer une position élective provisoire et de renforcer leur notoriété publique. 1 C ‘est le cas, par exemple, pour Charles Millon en Rhônes-Alpes, Valéry Giscard d’Estaing en Auvergne, ou encore Jacques Blanc en Languedoc-Roussillon. 2 C’est ainsi que l’on peut interpréter le choix de J. Valade de se porter en 1992 à la présidence du Conseil régional. Ministre de la recherche et des universités dans le gouvernement de cohabitation (1986-1988), président du Conseil général de Gironde de 1985 à 1989, il se retrouve en 1990 dans la position inconfortable d’éternel dauphin du maire de Bordeaux. Il a dû entretemps céder la direction du RPR girondin au bordelais Hugues Martin, et sa réélection au Sénat (siège abandonné en 1986) est peu brillante. L'accès à la présidence du Conseil régional apparaît alors comme une position tactique de repli et comme un tremplin en vue de succéder à J. Chaban-Delmas à la mairie de Bordeaux en 1995. 207 Le mandat régional comme trophée de compensation et de reclassement Enfin, le mandat régional constitue l’un des rares trophées électifs accessibles aux responsables politiques dont l’influence est déclinante ou qui ont été écartés de la compétition politique locale. Ces élus, qui ne possèdent pas (ou plus) les ressources nécessaires pour espérer occuper des positions électives locales ou nationales, trouvent dans le mandat régional un trophée de compensation qui leur permet d’opérer un reclassement politique1 et d’assurer leur maintien dans des configurations de pouvoir. Le mandat joue ainsi une fonction compensatoire pour trois catégories-types d’acteurs exclus des jeux de compétition. Il s'agit tout d’abord des élus dont les tentatives d’«enracinement» sur un territoire politique ont été vaines, et qui trouvent dans l’accès au Conseil régional une compensation à leurs déconvenues électorales. Ceux-ci sont essentiellement des élus de second rang, qui disposent d’un mandat local modeste (conseiller municipal, maire de petite commune, conseiller général d’opposition), et qui ont subi des échecs successifs dans leur tentative de s’implanter sur un territoire contrôlé par un autre élu. On trouve ensuite tout un ensemble d’élus «déchus», qui ont perdu leurs principaux mandats lors de joutes électorales. L’accès à la représentation régionale constitue alors l’unique moyen d’assurer leur «survie» politique ; il leur est généralement accordé par leurs pairs pour compenser (ou faire accepter) un déclin trop brutal. Enfin, le mandat régional constitue un trophée de compensation pour des notables âgés en fin de parcours politique, progressivement mis à l’écart des positions de pouvoir les plus stratégiques mais dont les leaders cherchent à conserver le soutien (par bienveillance ou par intérêt). Le mandat est considéré alors comme un «bâton de maréchal» délivré à un vieil élu à qui l’on reconnaît ainsi le rôle qu’il a pu jouer par le passé. La charge qui lui est confiée permet de conserver sa dignité, une rémunération et quelques responsabilités. L’accès à la représentation régionale des prétendants recalés, des élus déchus ou des notables vieillissants, apparaît une nouvelle fois lié au régime spécifique des élections régionales qui permet à des élus sans véritable ressource politique d’accéder aux listes électorales à la faveur d’arbitrages rendus par quelques dirigeants départementaux. L'analyse des pratiques de représentation (dans le double sens d’exercice de la délégation et de mise en scène de l’activité politique) a permis de montrer que la région s'enracine comme une institution dans 1 Le terme de reclassement n’est ici pas éloigné du sens que lui accorde P. Bourdieu (1978) puisqu’il renvoie aux stratégies de reconversion par lesquelles certains acteurs politiques visent à maintenir ou améliorer leur position dans l’espace politique au prix d’une reconversion d’un ensemble de ressources (que l’on préférera à l’idée d’«espèce de capital» utilisée par P. Bourdieu) dans un autre ensemble de ressources. Cependant, contrairement à l’auteur, on n’appréhendera pas ici l’idée du reclassement en considérant des clivages entre des «classes» sociales, mais simplement comme une action de repositionnement dans un espace politique fortement hiérarchisé. 208 l'espace politique dès lors que les élus intervenant dans le cadre régional adoptent des comportements récurrents prenant progressivement la forme de règles de conduite attachées à la fonction de représentant. Il reste que la sociologie de l'institution ne saurait être rapportée exclusivement à l'observation des comportements sociaux des acteurs engagés dans l'espace institutionnel. En tant que forme d'action collective, une institution prend corps dans des logiques sociales globales qui trouvent leur expression dans des dynamiques d'échange et des équilibres construits entre groupes d'acteurs organisés. En déplaçant le regard des comportements de représentation vers les structures de jeux et les règles d'action collective autour desquelles se construisent des configurations d'acteurs dans le champ institutionnel, on s'intéressera maintenant, dans une perspective relationnelle, à la structuration de la région conçue comme un espace d'action collective. L'institution régionale apparaît dans cette perspective étroitement imbriquée dans l'organisation générale des activités politiques sur le territoire. 209