Didier MIGAUD - Gestion et Finances Publiques

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Didier MIGAUD - Gestion et Finances Publiques
U Photo : Pascal Sittler/Réa
Entretien avec Didier Migaud
Premier président de la Cour des comptes
Les questions ont été posées par la rédaction
. La réforme des juridictions financières françaises vous semblet-elle en bonne voie d’être mise en œuvre et quelles finalités lui
assignez-vous ?
Michel Bouvard, au nom de la Commission des finances de
l’Assemblée nationale, ces commissions aient retenu l’essentiel
des propositions que j’avais formulées en juillet dernier.
Huit mois après ma nomination à la tête de la Cour des comptes
et dans mes fonctions de président du Conseil supérieur des
chambres régionales des comptes, j’entends inscrire l’avenir dans
une perspective stratégique qui doit, selon moi, concilier trois
ambitions pour les juridictions financières :
Il est essentiel en effet de tirer toutes les conséquences de la
révision constitutionnelle de 2008, qui a confié à la Cour des
comptes un rôle déterminant, consistant à assister le Parlement
et le Gouvernement dans l’évaluation des politiques publiques.
Elle lui a également confié une mission particulièrement exigeante, celle de s’assurer de la qualité des comptes publics.
– répondre de la façon la plus efficace possible aux évolutions
importantes apportées aux missions de la Cour des comptes et
des juridictions financières par le nouvel article 47-2 de la Constitution en matière d’évaluation des politiques publiques et de qualité des comptes des administrations publiques ;
– être toujours plus utiles et plus soucieuses d’informer les
citoyens ;
Les juridictions financières doivent, évidemment, y répondre et
dans les meilleurs délais possibles. Elles doivent également, face
à la complexité croissante des politiques publiques et à leurs
champs d’action de plus en plus vastes, renforcer leur organisation et accroître encore leur professionnalisme. Elles doivent enfin
répondre aux attentes des citoyens et des gestionnaires, élus
comme fonctionnaires.
– être les mieux placées – en termes d’efficacité, d’efficience,
de délais, de normes professionnelles, de qualité des recommandations – au regard des standards internationaux qui sont applicables aux institutions supérieures de contrôle.
Demande de transparence et de responsabilisation d’un côté,
besoin d’appui et de recommandations constructives de l’autre,
tout concourt pour continuer à faire évoluer le rôle et les missions
des juridictions financières.
Pour atteindre ces objectifs, il est évident que l’adoption du projet
de loi portant réforme des juridictions financières, initié par mon
prédécesseur et déposé devant l’Assemblée nationale, en
octobre 2009, plusieurs mois avant ma prise de fonction, est un
élément clé.
. Estimez-vous que la certification des comptes de l’Etat telle
qu’elle est actuellement pratiquée contribue, par delà la
sincérité budgétaire et comptable, à la modernisation des
procédures ?
Ce projet de loi a été examiné, en septembre dernier, par la
Commission des finances et par celle des lois de l’Assemblée
nationale. L’inscription de ce projet de loi à l’ordre du jour de
l’Assemblée nationale est encore en attente. J’insiste pour que la
discussion en séance publique intervienne aussi rapidement que
possible. Le Gouvernement a réaffirmé récemment son souhait
d’aller dans ce sens.
Depuis le premier exercice, celui de 2006, soumis à son examen,
la Cour fait le pari d’accompagner la mise en œuvre d’une
réforme comptable sans précédent plutôt que d’en sanctionner
l’inachèvement. Pour cela, elle a choisi de certifier les comptes
de l’Etat avec un certain nombre de réserves. Ce faisant, elle a
tenu à garantir, sans complaisance, une pleine transparence sur
les anomalies et incertitudes dont ces comptes restaient affectés,
en produisant un rapport dont le degré de détail est sans équivalent parmi les autres pays membres de l’OCDE.
Cette réforme est en effet nécessaire pour que les juridictions
financières soient en mesure d’exercer pleinement leurs missions.
Depuis mon arrivée, j’ai eu à cœur d’écouter, aussi bien dans les
juridictions financières qu’auprès de tous mes interlocuteurs, les
diverses sensibilités qui se sont exprimées sur ce projet et de
rechercher le consensus le plus large possible autour de cette
réforme.
J’ai tenu compte de ces observations, et tout en m’inscrivant
dans les objectifs de ce projet de réforme, j’ai proposé un certain
nombre de modifications, en accord avec le Premier ministre.
Nous pensons aujourd’hui que ce positionnement constructif s’est
révélé « gagnant ». En trois exercices (2007, 2008, 2009), ce ne
sont pas moins de dix réserves qui ont pu être levées (1), souvent
au terme d’un travail commun à l’Administration et à la Cour. Les
comptes donnent désormais une image des droits, des obligations et des résultats de la gestion de l’Etat plus conforme à la
réalité, même si les marges de progrès pour parvenir au niveau
de qualité comptable qu’exige une certification sans réserve sont
encore grandes.
Je suis heureux que, sur proposition de leurs rapporteurs, le président Jean-Luc Warsmann, au nom de la Commission des lois et
(1) Dans le même temps, des constats nouveaux ont été formulés, contribuant à
maintenir le nombre de réserves à un niveau encore élevé.
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Le résultat atteint est le fruit d’un travail de fond, qui mobilise, au
quotidien et tout au long de l’année, l’ensemble des ministères
gestionnaires et des comptables de l’Etat, ainsi que les équipes
de certification de la Cour. Il convient d’en reconnaître toute
l’importance. La fiabilisation et la transparence des procédures
financières que requiert l’auditabilité des comptes a des impacts
très concrets. Ainsi, le meilleur recensement des passifs d’intervention éclaire sur les conséquences futures des décisions prises par
l’Etat dans son rôle de régulateur économique et social. L’inventaire comptable des actifs, auquel la tenue d’une comptabilité
auditable contraint le gestionnaire, procure une source d’informations précieuses pour la programmation des investissements à
venir et la gestion patrimoniale. Autre exemple, le travail de justification des flux de trésorerie et des produits de l’impôt ; il
concourt de manière décisive à la maîtrise du risque de fraude.
A travers ces exemples, on peut mesurer la réalité de ce qui se
cache derrière le rôle souvent mal compris de certificateur.
Mais l’objectif de qualité comptable ne pourra être atteint qu’au
terme du déploiement de dispositifs de contrôle interne réellement effectifs et pleinement efficaces, à tous niveaux, dans les
services gestionnaires, les centres de services partagés et les services comptables. La poursuite des efforts consentis jusqu’à présent (et notamment le correct déploiement du progiciel Chorus)
conditionne la tenue de la trajectoire de fiabilisation des
comptes. Contrôle interne comptable et contrôle de gestion doivent aller de pair.
La maîtrise des risques comptables n’est en outre qu’une première
étape, il est vrai indispensable, à la mise en œuvre d’une maîtrise
globale des risques de l’Etat. Or, la fonction comptable est actuellement la seule qui fasse l’objet d’une démarche de maîtrise des
risques à une telle échelle. Inclure cette fonction dans une acception plus large de la notion de risque (risques stratégiques, risques
opérationnels, risques budgétaires, risques d’image...) devrait permettre, d’une part, de tirer tout le parti de la réforme voulue par
le législateur organique et, d’autre part, au terme d’un important
travail de réingénierie des processus de décision, de renouveler
en profondeur l’exercice du pilotage de la performance des politiques publiques. Dans cette mutation, les comptables ont un rôle
essentiel d’accompagnement des services gestionnaires. L’idée
fondamentale, c’est que la certification des comptes est, tout
comme la tenue d’une triple comptabilité, un outil puissant et
quotidien d’amélioration de la gestion publique.
. L’extension de la certification des comptes de l’Etat aux
grands hôpitaux et collectivités territoriales vous semble-t-elle
souhaitable ?
La Cour des comptes a une mission en matière de certification
des comptes qui englobe :
– les comptes de l’Etat, depuis la loi organique nº 2001-692 du
1er août 2001 relative aux lois de finances ;
– les comptes des organismes nationaux du régime général de
Sécurité sociale, les comptes combinés de chaque branche et
l’activité de recouvrement du régime général, depuis la loi organique nº 2005-881 du 2 août 2005 relative aux lois de financement
de la Sécurité sociale ;
– les comptes de certains établissements publics de santé,
l’article 17 de la loi nº 2009-809 du 21 juillet 2009 disposant que
« les comptes des établissements publics de santé définis par
décret sont certifiés » et que « les modalités de certification, par
un commissaire aux comptes ou par la Cour des comptes, sont
fixées par voie réglementaire ».
second alinéa du nouvel article 47-2 de la Constitution, « les
comptes des administrations publiques sont réguliers et sincères.
Ils donnent une image fidèle du résultat de leur gestion, de leur
patrimoine et de leur situation financière ».
Dans sa décision nº 2009-585 DC du 8 août 2009 relative à la loi
de règlement des comptes et rapport de gestion pour l’année
2008, le Conseil constitutionnel a fait application de ces dispositions en indiquant que « les comptes issus de cette comptabilité
générale doivent donner une image fidèle du résultat de la gestion, du patrimoine et de la situation financière de l’Etat, ainsi que
le prévoit le second alinéa de l’article 47-2 de la Constitution et
sont soumis à une certification dont la Cour des comptes est
chargée en vertu du 5º de l’article 58 de la loi organique ».
Afin de tirer toutes les conséquences de la révision constitutionnelle, un des articles du projet de loi portant réforme des juridictions financières, tel qu’il a été d’ailleurs été voté par la Commission des lois de l’Assemblée nationale, dispose que « la Cour des
comptes s’assure que les comptes des administrations publiques
sont réguliers, sincères et qu’ils donnent une image fidèle du
résultat de leur gestion, de leur patrimoine et de leur situation
financière, soit en certifiant elle-même les comptes, soit en rendant compte au Parlement de la qualité des comptes des administrations publiques dont elle n’assure pas la certification ».
Pour la certification des comptes des collectivités territoriales, le
projet de loi portant réforme des juridictions financières avait
choisi la voie de l’expérimentation, voie qui n’a pas été retenue
par la Commission des lois. Il s’agissait de permettre, avec des
collectivités volontaires et sur une longue période (8 ans), de
s’engager progressivement dans une démarche de qualité et de
fiabilité des comptes : à l’issue de l’expérimentation, le Gouvernement et le Parlement auraient bénéficié d’éléments de bilan.
Tout ce qui permet de contribuer à atteindre l’objectif constitutionnel assigné par le second alinéa de l’article 47-2 de la Constitution va dans le bon sens. De ce point de vue, la démarche de
certification des plus grands comptes publics, y compris des principaux établissements publics de santé ou des principales collectivités territoriales, peut aller dans le bon sens. Bien sûr, cette
démarche n’est certainement pas la seule envisageable et
d’autres modes de fiabilisation des comptes publics sont vraisemblablement envisageables. Les comptables publics ont une
contribution décisive à fournir dans ce cadre, puisque ce sont
eux qui élaborent ou qui produisent les comptes au certificateur
ou à celui chargé d’en vérifier la fiabilité.
. Après plusieurs années de pratique de la LOLF, êtes-vous satisfait des principaux résultats obtenus, notamment dans le suivi des
performances ?
En termes de gestion budgétaire, la LOLF a introduit une
approche par les objectifs et une logique de mesure des résultats
et des performances.
La mise en œuvre de la LOLF s’est accompagnée d’efforts réels
des administrations pour s’adapter au nouveau cadre de gestion,
pour s’en approprier les principes et pour engager le processus
de modernisation indispensable au succès de la réforme budgétaire et comptable. Elle a conduit les administrations à réfléchir
sur leurs objectifs et à la manière de retracer leurs résultats au
regard de ces objectifs, notamment au moyen d’indicateurs de
performance. Les évolutions constatées ont ainsi été indéniablement positives.
Ces compétences sont importantes car la qualité des comptes
publics a désormais valeur constitutionnelle : aux termes du
Elles sont cependant encore loin d’être achevées. Ce n’est pas
anormal pour une réforme de cette envergure. Plusieurs obstacles
demeurent, notamment techniques. En ce qui concerne le suivi
des performances, les outils de compte-rendu et de contrôle ne
sont peut-être pas encore à la hauteur des enjeux et les systèmes
d’information sont encore lacunaires. D’une manière générale,
la démarche de performance reste encore trop peu effective.
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Il faut à ce propos rappeler que les établissements publics de
santé sont, depuis la loi du 21 juillet 2009, des établissements
publics nationaux.
Si la définition des objectifs et des indicateurs figurant dans les
PAP et les RAP s’est améliorée, l’absence de lien fort entre ceux-ci
et la réalité du processus budgétaire doit être soulignée.
La Cour va proposer, à l’occasion des dix ans de la LOLF, un
premier bilan de sa mise en œuvre et des enseignements qu’il
pourrait convenir d’en tirer. Nous avons constitué une formation
interchambres (FIC). Toutes les chambres de la Cour des comptes
contribueront à ce rapport, dont nous présenterons les conclusions cet automne. Nous avons également mis en place un
groupe de travail, rassemblant des personnalités qui s’étaient
impliquées fortement dans la réforme, sur lequel la FIC mise en
place pourra s’appuyer.
. Le secteur hospitalier est un sujet évident de préoccupations,
comme le souligne l’un des derniers rapports de la Cour. Pensezvous que la mise en place des ARS contribuera à l’amélioration
de la situation financière ?
Les agences régionales de santé ont été mises en place il y a
quelques mois à peine. Il serait prématuré et contraire aux habitudes de la Cour de se prononcer aussi tôt et sans expertise. Nous
avons programmé, dès l’année prochaine, un contrôle qui portera sur les conditions de mise en place des ARS, dont les conclusions devraient nous éclairer sur ce sujet.
Il est exact que les pouvoirs publics attendent beaucoup des ARS
pour contenir la hausse des dépenses hospitalières et, dans un
premier temps, réduire les déficits comptables de certains établissements. Cela suppose de nombreuses actions, tout en maintenant, voire améliorant l’accès de tous aux soins. Ces actions sont
dans leur immense majorité conformes à ce que la Cour préconise dans ses rapports annuels sur la Sécurité sociale.
Il leur appartiendra donc de poursuivre une politique rigoureuse
de restructuration et de répartition optimale des ressources dans
les territoires de santé, qu’il s’agisse des soins hospitaliers ou des
soins de ville. Tout ceci suppose que leur action soit bien expliquée
et comprise localement.
Les ARS devront aussi veiller au bien-fondé des investissements
parfois décidés sur la base d’hypothèses irréalistes de croissance
d’activité. Les plans de redressement, qu’exige la situation financière dégradée de nombre de grands établissements, doivent
comporter, en contrepartie des aides accordées, des mesures de
réorganisation et de bonne gestion de nature à prévenir la
reconstitution des déficits, mesures dont les ARS devront vérifier le
suivi effectif.
Enfin, il leur faudra également exiger que les hôpitaux se dotent
enfin d’une comptabilité analytique et surveiller l’exhaustivité de
leurs comptes annuels afin que cessent les reports de charges et
autres accommodements avec les règles comptables.
Leur tâche est particulièrement lourde, comme vous pouvez le
constater. La Cour suivra leurs progrès d’année en année.
. Ne croyez-vous pas que la modernisation du décret de 1962
serait désormais opportune et souhaitable ?
Permettez-moi d’élargir votre question à la question de la modernisation de l’ensemble du dispositif de la comptabilité publique,
c’est-à-dire à la fois à ce décret de 1962, mais aussi à l’article 60
de la loi nº 63-156 du 23 février 1963 de finances pour 1963.
De surcroît et même si ce décret a fait l’objet de modifications,
comment imaginer qu’un dispositif, datant de presque cinquante
ans, puisse être adapté aux transformations profondes qu’ont
connu les règles juridiques, les normes comptables, les systèmes
d’information en matière de gestion publique ?
Rien qu’en ce qui concerne le champ couvert par le décret de
1962 : comment imaginer qu’on puisse, en 2010, couvrir de façon
uniforme – et par décret – un champ aussi immense que celui
couvert par le décret de 1962 ? Depuis lors, en effet, les « opérateurs » de l’Etat sont plus nombreux, de statuts plus divers ; la
République est devenue « décentralisée » et la sphère publique
locale est organisée de façon infiniment plus complexe qu’en
1962.
Comment imaginer enfin que l’impact, qui me paraît considérable, des normes et pratiques inspirées de la comptabilité générale, en droits constatés, sur la sphère publique – à commencer
par l’Etat – ne se traduise pas de façon très importante sur les
travaux de refonte du RGCP de 1962 ?
Quant à la loi de 1963 elle-même, à l’initiative des commissions
des finances et des lois de l’Assemblée nationale, un amendement est désormais sur la table, qui en modifie profondément les
termes et la portée. Dans ce contexte, c’est bien à une réflexion
rapide et globale sur l’ensemble de la comptabilité publique, qui
a peut-être trop tardé, que les commissions parlementaires invitent le Gouvernement.
Si le caractère souhaitable et opportun d’une profonde modernisation des règles de la comptabilité publique paraît évident, et
si je pense que ce constat est largement partagé, il est essentiel
que cette refonte s’effectue dans de bonnes conditions. Plusieurs
acteurs sont en effet concernés, qui doivent œuvrer de manière
coordonnée : le législateur – puisque c’est lui qui a la main sur la
loi de 1963 –, l’Administration, évidemment, mais aussi la Cour des
comptes. Je pense qu’elle a un regard sur le fonctionnement du
système actuel qui peut être complémentaire à l’expertise
apportée par l’Administration. Il me semble donc que son analyse
peut être utile à l’élaboration d’un nouveau cadre de référence
pour la comptabilité des entités publiques, qui apporte une contribution à l’amélioration de la gestion publique.
. Sur un plan très pratique, la circulation et la conservation des
pièces justificatives des opérations des collectivités territoriales
posent de nombreux problèmes aux juridictions financières, aux
postes comptables comme à ces collectivités. Ne pensez-vous
pas qu’il faudrait envisager des mesures de simplification ?
Cette question ne peut pas être dissociée de celle concernant
la modernisation du décret nº 62-1587 du 29 décembre 1962
modifié portant règlement général sur la comptabilité publique,
évoqué précédemment.
En effet, l’obligation de tenue détaillée des comptes et des
pièces comptables comme l’obligation de reddition de ces
comptes, quasi complets en termes de pièces justificatives des
dépenses et des recettes par les comptables publics au juge des
comptes, sont inscrites dans ce décret.
Que la modernisation du décret de 1962 soit souhaitable et
opportune, cela semble une évidence.
Cette obligation ne s’applique toutefois pas de façon totalement
homogène. Ainsi, les établissements publics nationaux à caractère industriel et commercial ainsi que certains autres établissements publics nationaux sont dispensés, par des dispositions règlementaires, de produire les pièces justificatives à l’appui de leurs
comptes.
Tout d’abord, en examinant les textes visés par ce décret, on
relève la mention de l’ordonnance nº 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances, ordonnance pourtant abrogée, à compter de 2006, par la loi organique relative
aux lois de finances du 1er août 2001.
Toutefois, pour tous les autres organismes soumis aux règles de la
comptabilité publique, les ordonnateurs et les comptables publics
établissent et produisent ces comptes très détaillés, les juridictions
financières recevant elles, chaque année, l’ensemble des
comptes de gestion sur chiffres ainsi que les pièces générales des
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comptabilités en cause auxquelles s’ajoutent les pièces justificatives qui s’y rattachent, pour les organismes relevant de leurs
compétences.
Tous ces documents sont dits « portables », puisqu’ils sont livrés
régulièrement et obligatoirement au juge des comptes.
Il est certain que ce dispositif atteint aujourd’hui les limites de sa
cohérence et cela pour plusieurs raisons :
– tout d’abord, le processus de dématérialisation, engagé de
façon irréversible, aussi bien pour les comptes de l’Etat, des établissements publics que ces collectivités territoriales, mais dont la
complète généralisation prendra plusieurs années, pose la question de l’adéquation du dispositif, particulièrement en matière de
pièces justificatives ;
– en outre, la demande permanente et justifiée de simplification
des processus administratifs conduit régulièrement à s’interroger
sur l’allègement du nombre et du détail des pièces justificatives
à produire ;
– enfin, l’ensemble de ce dispositif de production de pièces justificatives ne trouve sa cohérence juridique d’ensemble qu’au
regard des articles 12 B et 13 du règlement général sur la comptabilité publique et du contrôle de la validité de la créance qu’ils
imposent en matière de dépenses et du contrôle de la mise en
recouvrement que l’article 12 A prescrit en matière de recettes.
Dès à présent, la DGFiP et la Cour des comptes sont convenues
d’adaptations pour alléger ce système.
Ainsi, s’agissant des comptes de l’Etat, il est déjà convenu, pour
les pièces justificatives dématérialisées, qu’elles soient stockées
sur une plateforme informatique unique, propriété de la DGFiP,
pour laquelle la Cour disposerait d’un accès informatique.
C’est donc le principe de la « semi-portabilité », proposé par la
DGFiP, qui a été retenu.
Pour ce qui les concerne, les juridictions financières sont tout à
fait prêtes à évaluer la faisabilité et l’intérêt d’autres dispositifs et
elles n’écartent en aucun cas la solution de passer d’un système
de « portabilité » des pièces à l’appui des comptes à un mécanisme de « quérabilité », à la demande de ces pièces.
Elles estiment, toutefois, qu’une telle évolution n’est pas dissociable d’une remise à plat plus générale du règlement général
sur la comptabilité publique.
. A l’inverse, sur un niveau plus général, comment situez-vous
la Cour par rapport aux décisions des Cours européennes dans
les domaines qui sont les siens ?
Les règles de procédure en vigueur au sein des juridictions financières, pendant longtemps immuables, ont connu au cours des
dernières années une rapide évolution, précipitée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
Les règles de procédures traditionnelles des juridictions financières
étaient singulières à bien des égards (procédure écrite, secrète
et dispensée du ministère d’avocat, contradiction fondée sur la
règle du double arrêt, participation du rapporteur au délibéré...).
Par des décisions successives, la CEDH a progressivement étendu
les exigences du « procès équitable », au sens de l’article 6-1 de
la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme, aux jugements présentant un caractère répressif (gestion de fait, infliction d’amendes, CDBF). Mais la mise en jeu de
la responsabilité des comptables patents a conservé son originalité jusqu’au début du XXIe siècle.
Afin de respecter les principes affirmés par la CEDH, la loi du
28 octobre 2008 et son décret d’application du 19 décembre
2008 ont profondément modifié le Code des juridictions
financières.
En premier lieu, les règles s’appliquant aux procédures juridictionnelles sont distinguées de celles qui sont mises en œuvre dans les
procédures administratives. Pour les instances conduisant à
mettre en jeu la responsabilité des comptables, les garanties des
justiciables sont renforcées : la pratique de l’auto-saisine de la
juridiction est abandonnée ; l’ouverture de l’instance est réservée
au Ministère public ; une distinction nette est introduite entre les
fonctions d’instruction, de poursuite et de jugement. Par ailleurs,
la procédure contradictoire n’est plus exclusivement écrite. Le
comptable peut s’exprimer oralement à l’audience publique, qui
devient systématique.
En second lieu, le souci d’accélérer le traitement des affaires a
inspiré plusieurs modifications. Hors procédure contentieuse,
décharge est donnée au comptable par une ordonnance à juge
unique et non plus par un jugement ou arrêt rendu collégialement. Dans le cas d’une procédure contentieuse, la règle de la
double décision (provisoire puis définitive) a été abandonnée : la
juridiction s’exprime par un seul arrêt ou jugement.
Au total, les règles de procédure qu’appliquent désormais les
juridictions financières en matière juridictionnelle sont, pour
l’essentiel, celles du droit commun des juridictions judiciaires.
. Comment verriez-vous la gouvernance des finances publiques (Etat - SS - collectivités territoriales) dans le contexte financier
national actuel ?
Sur le plan institutionnel, en raison, d’une part de l’autonomie
reconnue par notre Constitution aux collectivités territoriales et,
d’autre part, du grand nombre de ces collectivités, la gouvernance des finances publiques apparaît contrainte. Mais en réalité, l’Etat conserve une place centrale dans l’équilibre global des
finances publiques. Ainsi, ses dotations représentent une part
déterminante des ressources des collectivités territoriales, et il fixe
chaque année les modalités de financement de la Sécurité
sociale ainsi que, pour l’assurance maladie, un objectif de
dépenses. De même, l’Etat rembourse à la Sécurité sociale les
exonérations de charges sociales et de facto la redistribution
annuelle de certains impôts et taxes affectés à diverses entités
publiques joue un rôle déterminant dans leur financement. Dans
notre pays, l’Etat a donc très largement les moyens d’assurer une
gouvernance d’ensemble des finances publiques.
En rapport avec la situation financière actuelle, les travaux de la
Cour, tout particulièrement le rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques, concluent qu’un redressement
vigoureux des finances publiques est nécessaire dès 2011 afin de
stabiliser la dette publique à un horizon qui ne soit pas trop éloigné
et éviter l’effet de boule de neige des intérêts. Cet effort requiert
des réformes longues et lourdes : le déficit structurel doit être
réduit d’au moins 20 Mdsc par an pendant six ans.
Il faut utiliser tous les leviers disponibles. L’effort doit porter en priorité sur les dépenses, pour lesquelles il faut adopter des mesures
difficiles mais nécessaires visant à freiner prioritairement la masse
salariale publique, les prestations sociales et les interventions de
l’Etat : il est possible de réduire les dépenses publiques sans
remettre en cause des politiques ou des services publics essentiels.
En complément, une hausse des prélèvements obligatoires est
néanmoins inévitable, notamment pour redresser rapidement les
comptes sociaux et rembourser la dette sociale.
L’arrêt « Martinie c/ France », rendu le 12 avril 2006 par la CEDH,
a mis fin à ce particularisme, en affirmant que l’article 6-1 de la
Convention européenne était applicable aux jugements conduisant à mettre en débet des comptables publics.
Ainsi, l’effort à réaliser pour ramener les comptes du régime
général de Sécurité sociale à l’équilibre en 2013 est considérable,
de l’ordre de 30 Mdsc, mais il n’est pas hors de portée. Des
mesures structurelles devront être engagées mais n’auront
d’effets qu’à long terme. Elles doivent être complétées par des
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mesures à impact immédiat. Le retour à l’équilibre des comptes
sociaux peut difficilement être obtenu sans un apport de nouvelles recettes. Il doit être recherché en priorité dans un réexamen
systématique des différentes niches sociales que sont les exonérations de cotisations et les réductions d’assiette.
D’importantes décisions visant le redressement des finances publiques ont été annoncées à l’occasion de la conférence de mai
2010 sur le déficit, il faudra les évaluer et en mesurer la bonne
mise en œuvre.
. Si la Cour, traditionnellement, participe de par ses jugements
et ses observations à la recherche de l’efficacité de la gestion
publique, envisagez-vous des actions ou des procédures nouvelles qui permettraient de s’engager encore davantage dans
ce sens ?
Comme je vous l’ai indiqué en réponse à votre première question,
la réforme des juridictions financières a, entre autres finalités, pour
but de permettre à la Cour de mieux encore assurer ses missions,
ce qui correspond indirectement à une action en faveur d’une
plus grande efficacité de la gestion publique.
Je prendrai ici deux exemples : il ne fait aucun doute pour moi
que le développement de l’évaluation publique par la Cour ou
encore la réforme de la responsabilité des gestionnaires publics
sont des mesures d’amélioration très nette de la gestion publique.
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Comme l’avait appelé de ses vœux le président de la République
lors de son discours du 5 novembre 2007, à l’occasion de la cérémonie du bicentenaire de la Cour des comptes, le projet de loi,
tel qu’arbitré par le Gouvernement et tel qu’il a été adopté en
commission des lois, prévoit plusieurs dispositions pour rendre plus
effective la responsabilité des gestionnaires publics. En particulier,
les compétences de la Cour de discipline budgétaire et financière sont intégrées à la Cour des comptes, les incriminations couvrant désormais tout le champ de la comptabilité générale sont
étendues, de même que les sanctions. On crée ainsi une sorte de
continuum juridictionnel plus fluide et plus efficace, en lieu et
place de l’artificielle séparation entre deux Cours qui prévalait
jusqu’à présent.
En ce qui concerne l’évaluation des politiques publiques, des
textes nouveaux viennent consacrer le rôle de la Cour dans l’exercice de cette mission. Dans le prolongement de la révision constitutionnelle de l’été 2008, la proposition de loi déposée par le
président de l’Assemblée nationale, M. Bernard Accoyer, ainsi
que le projet de loi portant réforme des juridictions financières font
de l’évaluation, nationale et locale, la quatrième mission de la
Cour après le jugement, le contrôle et la certification et rendent
effective la contribution que la Cour doit apporter. A nous, à
l’avenir, de développer cette évaluation pour permettre à la gestion publique de suivre un chemin tendanciel et vertueux de
constante amélioration.
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