Chap. 2 Brazil, ou l`enfer de la bureaucratie

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Chap. 2 Brazil, ou l`enfer de la bureaucratie
Denis Colombi – Marion Lajous – Enseignants de Sciences Economiques et Sociales
Le travail qui suit est le résultat d’une formation à l’IUFM de Mont Saint-Aignan (académie de Rouen) portant sur
l’enseignement de spécialité SES en terminale durant l’année 2007-2008. Il a été réalisé par Denis Colombi et Marion
Lajous, tous les deux PLC2 à ce moment-là. Il vise à proposer diverses pistes pour présenter la partie consacrée à Max
Weber « La rationalisation des activités sociales ». Ce document présente le premier chapitre.
Chap. 2 Brazil, ou l’enfer de la bureaucratie
Le travail proposé s’appuie notamment sur des extraits vidéo du film Brazil de Terry Gilliam (1985). L’idéal est que le
lycée dispose de ce film (en français : les vidéos ici sont proposées en anglais, mais la traduction est préférable). Il est
possible de faire un travail en commun avec le professeur d’anglais et éventuellement d’histoire-géographie : en effet,
Brazil est une adaptation très libre de 1984 de Georges Orwell et traite largement du totalitarisme, deux aspects qui
peuvent intéresser bien plus que les SES.
Afin de faciliter la lecture de ce document en permettant de visionner les extraits choisis, les adresses des vidéos sur
YouTube sont signalées à chaque fois.
I. La bureaucratie, expression de la rationalité
A. Une organisation efficace…
Vidéo 1 : Ministère de l’information Adresse : http://fr.youtube.com/watch?v=7xNnRBksvOU
La vidéo est montré deux fois aux élèves : une fois avant la lecture du texte (sans le final où les employés cessent de
travailler pour regarder la télévision dès que le chef s’absente), une fois après.
Première diffusion (arrêt à 1’00) :
Q1 : Dans cette vidéo, vous essayerez de repérer :
-
Les différents personnages et leurs rôles.
-
Le type d’organisation du travail mis en place.
-
Les caractéristiques de cette forme de travail.
Q2 : Quelles sont les qualités de cette forme d’organisation du travail ?
B. … parce que rationnelle
Texte 1 : La bureaucratie
L’administration purement bureaucratique, donc fondée sur la conformité aux actes, l’administrations bureaucraticomonocratique, par sa précision, sa permanence, sa discipline, son rigorisme et la confiance qu’elle inspire, par
conséquent par son caractère de prévisibilité pour le détenteur du pouvoir comme pour les intéressés, par l’intensité et
l’étendue de sa prestation, par la possibilité formellement universelle qu’est du point de vue purement technique afin
d’atteindre le maximum de rendement – cette administration est, de toute expérience, la forme pratique de la
domination la plus rationelle, du point de vue formel. Dans tous les domaines (Etat, Eglise, armée, parti, entreprise
économique, groupement d’intérêts, association, fondation, etc.), le développement des formes modernes de
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groupement s’identifie tout simplement au développement et à la progression constante de l’administration
bureaucratique : la naissance de celle-ci est, pour ainsi dire, la spore de l’Etat occidental moderne.
Max Weber, Economie et société, 1922
Question 1 : Définissez, d’après ce texte, les principaux traits de l’idéal-type de la bureaucratie selon Weber.
Question 2 : Quel est le type d’action dominant dans la bureaucratie ? (cf. typologie de l’action de Weber)
Question 3 : Donnez des exemples de bureaucratie dans la société actuelle.
Vidéo 1 : deuxième diffusion (complète) :
Q.1 : Retrouvez les qualités prêtées par Weber à la bureaucratie dans cette vidéo.
Q.2 : A partir de la vidéo, y a-t-il des limites à la bureaucratie ?
II. Les dérèglements de la bureaucratie
Vidéo 2 : Information retrieval Adresse : http://fr.youtube.com/watch?v=LFlFIG22Y9E&feature=related
A partir de cette vidéo, quelles sont les critiques adressées à la bureaucratie ? à la rationalisation ?
A. L’efficacité en question
Texte 2 : La critique de la bureaucratie
La réflexion sur la bureaucratie irrigue de façon déterminante les travaux développés aux Etats-Unis après la Seconde
Guerre mondiale, travaux qui se démarquent des options wébériennes de deux manières. Alors que, quitte à en
nuancer les effets, M. Weber aborde la bureaucratie en termes de précision, de régularité et d’efficacité, les
sociologues américains mettent davantage l’accent sur les irrationalités, les limites et les dysfonctionnements. M.
Weber s’intéresse par ailleurs à la bureaucratie en tant qu’expression d’une tendance historique marquée par la
montée en puissance des enjeux de rationalisation. Les sociologues américains focalisent leur attention pour leur part
sur les conditions concrètes et locales de (dys)fonctionnements des organisations bureaucratiques. Les termes de ce
programme de recherche sont exposés dans un court article que publie R. K. Merton en 1940. R. K. Merton y soutient
que, dans les bureaucraties, la conformité a fini par détruire l’efficacité. L’essai désenchante grandement la perception
d’un univers équitable et efficace. Après guerre, plusieurs travaux empiriques important viennent donner de la
consistance à cette ligne d’argumentation, en infirmant parfois d’ailleurs certaines hypothèses avancées par R. K.
Merton.
Michel Lallement, Le travail. Une sociologie contemporaine, 2007
Question 1 : Quelle est la différence entre l’approche de Weber et le programme qu’ouvre R. K. Merton ?
Question 2 : Expliquez en quoi, dans la bureaucratie, la « conformité a fini par détruire l’efficacité ». Essayez d’illustrer
cette idée.
B. Une inefficacité chronique
Texte 2 : Le cercle vicieux de la bureaucratie
En introduisant les rapports de pouvoir au sein de l’organisation bureaucratique, Michel Crozier mine de l’intérieur le
modèle wébérien et conclut à l’inefficacité de cette forme d’organisation. Le « cercle vicieux bureaucratique » qu’il met
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en évidence s’alimente de quatre grandes tendances qui caractérisent le système bureaucratique français :
développement des règles impersonnelles, centralisation des décisions, isolement de chaque niveau hiérarchique,
montée des pouvoirs parallèles.
Le développement des règles impersonnelles aboutit à la paralysie de l’organisation pour deux raisons : d’une part il
réduit la hiérarchie à l’impuissance en la cantonnant au simple contrôle de l’application des règles ; d’autre part, il bride
toute initiatives des organes d’exécution et limite ainsi la capacité d’adaptation de l’organisation aux mutations de son
environnement. De son côté, le refus de relations de face-à-face a pour conséquence d’éloigner les centres de décision
des lieux d’exécution. Finalement, ceux qui décident ne connaissent généralement pas les problèmes qu’ils ont à
trancher, tandis que ceux qui les connaissent n’ont pas le pouvoir de décider. En outre, la centralisation croissante des
décisions a pour effet de distendre les relations entre les niveaux hiérarchiques intermédiaires […]. Enfin, comme tout
ne peut être réglementés, se développent des pouvoirs parallèles dans les « zones d’incertitudes ». Ceux qui en
bénéficient, en particulier les experts, dont les activités peuvent être difficilement contrôlées dans le détail, paraissent
d’autant plus privilégiés qu’ils sont peu nombreux. Cela suscite de la part des autres catégories une demande accrue
de réglementation pour mettre fin à leurs privilèges. Finalement les quatre grandes tendances se renforcent pour
engendrer un cercle vicieux majeur : la centralisation et l’impersonnalité des règles rendent inefficace l’organisation ;
cette inefficacité suscite un renforcement de la réglementation et de la centralisation qui accroissent encore son
inefficacité.
H. Mendras, J. Etienne, Les grands auteurs de la sociologie, 1996
Question 1 : Visionnez à nouveau la vidéo. Quels éléments peuvent illustrer la phrase en italique ?
Question 2 : Pourquoi parler de « cercle vicieux » de la bureaucratie ? Aidez-vous de la dernière phrase du texte pour
répondre.
III. L’enfer de la bureaucratie
A. Le désenchantement du monde
Texte 3 : Le désenchantement du monde
Essayons d’abord de voir clairement ce que signifie cette rationalisation intellectualiste que nous devons à la science et
à la technique scientifique. Signifierait-elle par hasard que tout ceux qui sont assis dans cette salle possèdent sur leurs
conditions de vie une connaissance supérieure à celle qu’un Indien ou un Hottentot peuvent avoir des leurs ? Cela est
peu probable. […]
L’intellectualisation et la rationalisation croissante ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante
des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons savoir
qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il n’existe aucune
puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute
chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s’agit plus pour nous, comme pour le sauvage
qui croit à l’existence de ces puissances de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de
les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision. Telle est la signification essentielle de l’intellectualisation.
Max Weber, Le savant et la politique, 1919
Denis Colombi – Marion Lajous – Enseignants de Sciences Economiques et Sociales
Question 1 : Donnez des exemples de situation où vous faites confiance à la « technique et à la prévision » sans
connaître le fonctionnement effectif des choses ?
Question 2 : Expliquez la phrase soulignée.
Question 3 : Justifiez l’expression « désenchantement du monde ».
Texte 4 : Un monde dépourvu de sens
[L’expression « désenchantement du monde »] désigne la déprise du religieux sur les représentations générales que
les hommes se font du monde de leur existence. […] Un monde intellectualisé, c’est un monde dans lequel règne la
conviction que tout ce qui est et advient ici-bas est régi par des lois que la science peut connaître, et la technique
scientifique maîtriser ; qu’il n’est rien, en d’autres termes qui ne soit prévisible. C’est un monde sans magie […] ; mais
aussi, Weber y insiste, un monde dépourvu de sens. […] Le désenchantement, c’est la levée du charme qui cachait
jusqu’à présent aux hommes la réalité de leur être-au-monde.
Catherine Colliot-Thélène, Max Weber et l’histoire, 1990
Question 1 : Visionnez à nouveau la vidéo. Quels éléments illustrent le « désenchantement du monde » ?
Question 2 : Expliquez la phrase soulignée.
B. Des croyances magiques toujours présentes
Texte 5 : Les croyances magiques ont la peau dure
Daniel Boy, directeur de recherche au Centre d’études de la vie politique française, souligne la relative stabilité des
croyances aux parasciences depuis 1982, date à laquelle la Sofres a commencé à prendre ce paramètre en
considération. Les cinq enquêtes réalisées depuis lors, dont la dernière conduite auprès de 1000 personnes de plus de
dix-huit ans, date de novembre 2000 –, montrent qu’environ un tiers de la population croit à l’explication des caractères
par les signes astrologiques, tandis qu’un quart donne crédit aux prédictions fournies par les horoscopes. Les Français
croient plus volontiers aux guérisons par imposition des mains (50% environ) et à la transmission de pensée (entre 40
et 55%).
Un des paradoxes mus en évidence par ces sondages est que l’intérêt pour la science est corrélé positivement au
degré de croyance aux parasciences. « Contrairement à ce que laisserait présager une vision positiviste des choses,
l’amour de la science ne détourne pas des "fausses sciences", écrit Daniel Boy. De même la frange de la population
ayant un degré de connaissances scientifiques « très faible » est en moyenne moins « crédule » que celle ayant un
niveau de connaissance « très bon ». Les sondages révèlent aussi que les parasciences ne se sont pas développées
« en réaction ou contre l’institution scientifique ».
« La croyance des français dans les parasciences est stable », Le Monde, 5 mai 2001
Texte 6 : Y a-t-il un retour du religieux ?
Les observateurs s’accordent à situer le début du mouvement de « retour » de/à la religion dans le courant des années
1970 […].
Au vu des premières désillusions, certains commencent à tenir pour acquise la certitude que ni le politique, ni
l’économie, ni la science ne sont en mesure d’apporter les réponses adéquates aux aspirations à un monde meilleur.
[…] d’autres repères doivent être recherchés ailleurs. La quête religieuse et spirituelle s’offre tout naturellement comme
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une réponse plausible. […] Pourtant […] il ne faut pas se méprendre sur la nature du phénomène. Ce religieux nouveau
[…] se réclament de l’individu, de la subjectivité, de l’expérience, de l’émotion, des affects, plus que de l’autorité d’une
tradition héritée.
R. Azria, « Les faits religieux », Cahiers français n°326, mai-juin 2005
Question : Ces documents contredissent-ils la thèse de Max Weber ? Argumentez votre réponse.
En complément :
Il est possible de donner en complément du cours le texte suivant de Michel Lallement. Il résume bien les différents
aspects de la question de la bureaucratie tout en étant tout à fait accesible pour des élèves de Terminale ES. On peut le
donner soit avant de faire la partie sur la bureaucratie – comme préparation de cette partie – soit après – pour permettre
aux élèves de réviser quelques points essentiels.
L’invention du capitalisme occidental moderne, soutenait M. Weber, a été possible grâce à une série de
bouleversement qui ont accompagné et déterminé l’organisation du travail dont nous héritons aujourd’hui. Parmi ces
mutations figurent en bonne place l’invention de la comptabilité en partie double ou encore la séparation de la propriété
et de la gestion de l’entreprise. Cette dernière scission est rationnelle dans la mesure où elle anesthésie la tentation
d’appropriation permanente ou héréditaire, où elle tempère les velléités visant à privilégier les intérêts patrimoniaux
personnels et où elle favorise, enfin, la sélection du chef d’entreprise le plus qualifié pour gérer de façon optimale les
activités de l’organisation. Les révolutions industrielles ont été un creuset privilégié pour expérimenter [concrètement]
de tels principes de rationalité. L’érection de la grande entreprise sur un modèle bureaucratique est l’expression par
excellence. Depuis les études fondatrices de M. Weber, elle ne cesse de fasciner des générations entières du travail et
des organisations.
Le parangon bureaucratique
La bureaucratie n’est pas une invention occidentale. M. Weber en a pleinement conscience. Le sociologue allemand
consacre d’ailleurs de belles pages à la description de la bureaucratie patrimoniale chinoise qui a pu fonctionner grâce
à la compétence d’un corps de lettrés, experts en administration publique interne. L’accès à de telle fonction, rappelle
M. Weber, était conditionné par la réussite à différents examens. Mais le fait d’appartenir à une « bonne famille » a
longtemps servi il est vrai de critère préalable pour pouvoir se porter candidat aux épreuves. La dynastie des Tang est
la première au VIIe siècle à créer des écoles spécialisées pour la formation des lettrés. Centrée sur un apprentissage
littéraire (maîtrise de l’écriture), l’éducation vise à la fois à inculquer aux futurs titulaires de charges une disposition
d’esprit spécifique et une aptitude pratique à la gestion des tâches administratives dans les domaines les plus variés
(bureaux, ateliers, laboratoires scientifiques, etc.). Le souverain dispose ainsi d’hommes compétents pour le conseiller
et prendre en charge moult fonctions officielles. Le public peut lui aussi recourir au service de ces lettrés qui bénéficient
d’un statut élevé. A défaut, comme ce sera le cas en Occident, d’être mis en concurrence avec des puissances
scientifiques, artistiques, juridiques… rationnelles, ce corps de fonctionnaire reste prisonnier d’un rationalisme pratique
qui le confine dans un confucianisme1 orthodoxe peu propose à une rationalisation […] de grande ampleur.
1
Confucianisme : philosophie inspirée de Confucius, qui met en valeur la tradition et la permanence.
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L’Occident moderne – du moins tel est le point de vue de M. Weber – est la terre d’élection d’une raison instrumentale
conquérante dont la bureaucratie constitue l’incarnation organisationnelle. La bureaucratie n’est pas pour M. Weber
qu’une notion abstraite. Outre sa connaissance de l’université et plus généralement de l’administration allemande du
tournant du siècle, M. Weber est fort d’une expérience de directeur d’hôpital durant l’année 1914. Pendant cette
période, il éprouve au quotidien le mode de fonctionnement parfois aussi absurde que contradictoire, d’une
organisation bureaucratique. Dans Economie et société, M. Weber ne rend pas raison des mécanismes qu’il a pu
observer très concrètement. Conformément à l’esprit général de l’ouvrage, il peint le portrait idéal-typique de la
bureaucratie.
Selon le sociologue allemand, l’administration bureaucratique fonctionne sur le mode de la domination légalerationnelle. Les personnes qui oeuvrent en son sein sont sélectionnées sur la base de leur compétences (attestées par
un diplôme) et par le biais d’une sélection ouverte, ce qui signifie que ni l’influence népotique 2 ni l’achat d’une charge
ne sont admissibles pour pourvoir les postes de travail. On peut faire carrière dans la bureaucratie par promotion, étant
entendu que la carrière est réglée par des critères objectifs tels que l’ancienneté, la qualification, etc. L’exécution des
tâches est divisée quant à elle en fonction de compétences spécifiques assorties d’obligations et de sanctions
prédéfinies. Au sein d’une bureaucratie, donner des ordres ou en recevoir n’engage donc pas les individus en tant que
personnes mais en tant que détenteurs d’une fonction au sein d’un ordre impersonnel. En d’autres termes encore, le
pouvoir est fondé sur la compétence, non sur la coutume ou la force. La loi étant faite d’un corps de règles abstraites
qu’il appartient au personnel de mettre en œuvre de façon rationnelle, il ne peut y avoir d’arbitraire, de clientélisme ou
de décisions non fondées en droit. Bref, dans la mesure où la bureaucratie assure la prééminence de la règle sur le
bon vouloir de l’individu, elle est dans l’absolu la forme d’organisation la plus juste et la plus efficace.
Selon les canons qui viennent d’être présentés, l’expansion de ce modèle organisationnel spécifique est le propre des
sociétés occidentales modernes. Cela s’explique, entre autres raisons, par le rapport d’affinité élective qu’entretient la
bureaucratie avec le capitalisme moderne. Le développement de ce dernier est en effet conditionné par la stabilité des
règles de droit et la rationalisation des processus économiques (à commencer par celle de l’organisation du travail). Or,
outre qu’elle prévient les salariés de l’arbitraire et de la discrimination, la bureaucratie présente ce double avantage de
stabiliser les conditions sociales de l’activité (et donc de faciliter les prévisions sur lesquelles fonder des calculs) et de
garantir la compétence et l’efficacité de ceux qui y travaillent. La bureaucratie, ajoute M. Weber, n’est pas le propre des
administrations publiques. Sa matrice s’applique à tout type d’entreprise (privée, charitable…) mais également aux
partis politiques et même à certains ordres religieux. M. Weber sait enfin que des travers sont inhérents à cette forme
d’organisation. Le sociologue allemand évoque ainsi la tendance au nivellement des conditions sociales, à la
« ploutocratisation » ou encore à l’impersonnalité.
La bureaucratie en action
La réflexion sur la bureaucratie irrigue de façon déterminante les travaux développés aux Etats-Unis après la Seconde
Guerre mondiale, travaux qui se démarquent des options wébériennes de deux manières. Alors que, quitte à en
nuancer les effets, M. Weber aborde la bureaucratie en termes de précision, de régularité et d’efficacité, les
sociologues américains mettent davantage l’accent sur les irrationalités, les limites et les dysfonctionnements. M.
Weber s’intéresse par ailleurs à la bureaucratie en tant qu’expression d’une tendance historique marquée par la
2
Népotisme : tendance d’un individu dans une position élevé de favoriser ses proches. On parlera vulgairement du « piston ».
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montée en puissance des enjeux de rationalisation. Les sociologues américains focalisent leur attention pour leur part
sur les conditions concrètes et locales de (dys)fonctionnements des organisations bureaucratiques. Les termes de ce
programme de recherche sont exposés dans un court article que publie R. K. Merton en 1940. R. K. Merton y soutient
que, dans les bureaucraties, la conformité a fini par détruire l’efficacité. L’essai désenchante grandement la perception
d’un univers équitable et efficace. Après guerre, plusieurs travaux empiriques important viennent donner de la
consistance à cette ligne d’argumentation, en infirmant parfois d’ailleurs certaines hypothèses avancées par R. K.
Merton.
Parmi les multiples études consacrées à l’action bureaucratique, celle menée par M. Crozier mérite une attention
particulière. Dans la filiation directe d’une sociologie nord-américaine qu’il connaît bien et qui l’inspire, M. Crozier passe
au scalpel la bureaucratie française. Le diagnostic est fondé sur deux monographies, l’une consacrée à un centre de
traitement des chèques postaux (l’agence comptable) et l’autre à une manufacture des tabacs (le monopole industriel).
Ces deux organisations partagent des traits communs propres aux bureaucraties, à commencer par une forte
segmentation de la hiérarchie et une division des tâches qui enferme étroitement le personnel dans des fonctions
prédéfinies. Ici aussi, il y a loin de l’idéal wébérien à la réalité des pratiques. Dans le cas de l’agence comptable, M.
Crozier constate que, en raison de l’extrême centralisation des pouvoirs de décision, les employés ne participent pas
aux objectifs de l’organisation. Apathie et récrimination sont les modes majeurs d’intégration et d’adaptation.
L’isolement l’emporte par ailleurs sur la sociabilité, et les distances entre individus et niveaux hiérarchiques sont à ce
point grandes qu’elles permettent d’éviter « l’émotion du contact direct ». Au sein du monopole industriel, l’organisation
et la répartition des tâches sont rigidifiées à l’extrême. Les règles édictées ont pour ambition de régenter toutes les
situations et de fournir des réponses à tous les impondérables. Certains événements échappent bien sûr à cette
ambition de rationalisation aussi folle que radicale. Tel est le cas des pannes, sources d’incertitude majeure, qui offrent
aux ouvriers d’entretien le moyen d’exercer un pouvoir sur leurs collègues de la production. Ceux-ci, en effet, ne
peuvent effectuer par eux-mêmes de réparations sur les machines. Le contrôle d’une telle zone d’incertitude est à
l’origine du climat tendu qui, dans les ateliers, oppose opérateurs de production et ouvriers d’entretien.
Grâce à ces investigations, M. Crozier définit l’idéal-type de la bureaucratie à la française. Quatre traits majeurs en
assurent la composition : le règne de la règle impersonnelle (le comportement de chaque individu est prédéterminé par
un corps précis de normes abstraites), la centralisation du pouvoir de décision, la stratification des individus en groupes
homogènes et cloisonnés, et, enfin, la constitution de pouvoirs parallèles autour de zones d’incertitude. Différents
cercles vicieux et contradictions structurelles entretiennent par ailleurs l’autoreproduction de ce modèle. Par exemple,
ceux qui perçoivent les transformations là où elles apparaissent (le niveau de l’exécution en l’occurrence) n’ont pas le
pouvoir d’introduire le changement nécessaire. A l’inverse, ceux qui détiennent le pouvoir n’ont pas accès aux
informations pertinentes pour entamer les réformes nécessaires et ne peuvent agir aux mieux qu’en promouvant de
nouvelles règles impersonnelles. La crise et l’inertie font donc partie intégrante du modèle.
Michel Lallement, Le travail. Une sociologie contemporaine, p. 371-377, Gallimard, 2007