Si la Turquie m`était contée

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Si la Turquie m`était contée
récits
DE VOYAGE
Si la Turquie m’était contée...
Claudine DEMAILLY
dites Türkkan Meliha
lllllllll
J
e hèle un taxi qui m’emporte où
j’ai laissé mes plus beaux rêves,
dans un endroit merveilleux où je
peux enfin toiser le Bosphore. La colline
de Çamlýca, paisible, est un havre de paix,
lointain, au-dessus d’Üsküdar, la ville où j’ai
découvert l’Asie, qui malgré les Turcs qui
la peuplent, diffère un peu d’Istanbul. Je
marche dans le parc boisé d’arbres majestueux, très hauts et d’un âge impossible. Le
soleil paraît tout couvert de brume, faisant la
révérence et, sans amertume, s’éveille au
matin. Je laisse mon esprit errer, deviner le
paysage et découvrir la ville dévoilée. Le ciel
bas et gris ressemble à une âme tourmentée,
suspendue au pont qui enjambe mon ami
le Bosphore dont la force invisible s’éteint à
la tombée du soir. Mes yeux, perdus dans
l’infini, recherchent le bleu intense des flots
; comme la sérénité est douce loin de la
cohue d’Üsküdar ! Tout s’arrête de vivre, le
bruit s’envole au gré d’une brise légère faisant frissonner les broussailles. Je retrouve le
banc qui m’avait accueillie quelques années
auparavant, j’écoute le vent qui porte en lui
tous mes souvenirs, j’écoute le silence envahissant mes pensées, sa poésie chante en
mon cœur. Myrtes et bruyères du maquis
repeuplent les collines que la neige avait
envahies d’un chassé-croisé. Le kiosque
en pierre, comme un préau au milieu des
chênes, transparaît ; doucement il sort du
sommeil mais garde encore le secret des
âmes que plus rien n’atteint. La lumière sou-
dain affriole la nuée d’insectes terrés sous la
chaleur des feuilles piétinées par quelques
personnes bien emmitouflées se promenant
malgré l’hiver installé sur la colline. Mes pas
m’emmènent vers un mystérieux et sombre
chemin ne cherchant en fait que le rai de
clarté lacé autour des arbres déjà roux… Des
mouettes volent au-dessus du Bosphore,
piégé par le gel ; soudain, il tressaille au
passage d’une barque qui lentement fend
les vagues de celui qui s’est endormi en
dotant sa peau froide de reflets acquis de la
lune blanche où se fonde un arpège de tons
rosés… Beauté laissant mes yeux pantois !
Je dois malheureusement quitter ce royaume
enchanteur et continuer mon voyage.
Voici qu’apparaît, comme sorti des eaux
bleues du Bosphore, Beylerbeyi Sarayý, un
rêve de marbre blanc aux jardins embaumés
du parfum des magnolias… Ce palais a une
histoire… Reçue en Majesté par le bien généreux Sultan Abdülaziz, notre belle Eugénie,
impératrice, y resta fort longtemps, envoûtée, sous le charme. Deux lions d’allure fière,
sentinelles du temps, gardent bien le palais
et de leurs yeux entrouverts, veillent sagement sur l’ombre du passé. De somptueux
salons, aux lustres de Bohème d’un doux
bleu cristallin, étincellent de lumière. Comme
des êtres suprêmes au royal destin, de
grands vases de Sèvres se dressent à l’horizon. Sur ses pieds martelés, l’horloge s’est
arrêtée à neuf heures zéro cinq pour mar-
quer le respect : Atatürk s’est éteint dans le
Dolmabahçe…
Me voici à nouveau sur les flots en partance pour les Iles des Princes… L’étendue
d’eau salée emporte le bateau vers un lieu
où le bruit n’existe pas ; seules les vagues
se déchaînent et claquent contre la coque
fendant le cortège des algues moutonnant
dans l’écume blanche.
Surgie du bleu profond de la mer Marmara, Büyük Ada s’étend immensément.
Les voitures étant interdites, d’agréables
calèches parcourent doucement les chemins
bordés de lauriers roses et de pins odorants.
L’air soupire paisiblement tandis que j’entends les grandes roues cogner, cahin-caha,
sur la route qui n’aura parfois que le galop
des chevaux pour la piétiner. Les yalis donnent l’impression de dormir et leurs volets
sont clos. C’est la morte-saison. A la terrasse
des cafés, seuls quelques touristes profitent
encore des rayons du soleil. Un fiacre arrive,
un autre repart, un troisième m’invite à la
promenade autour de l’île ; je me laisse
emporter, bercée par le cliquetis des fers à
chevaux. Le temps s’écoule paisiblement au
cœur des allées de pins où nous croisons
parfois une charrette. Des enfants jouent
et partent en courant en direction d’habitations très précaires faites de poteaux de
bois et de tôles. Je ressens la misère dans
ce coin isolé de l’île et tellement contrasté
avec le paysage féerique installé aux abords
de Büyük Ada.. ! Le cheval s’arrête à la
demande du cocher ; je descends et m’approche du bord du chemin de terre surplombant la mer. Le vide qui s’offre à moi, si
merveilleux, m’attire par ses rochers taillés
en rond, debout comme des tourelles. Les
grains de sable semblent envahir le pied des
falaises dont le cœur au creux du roc s’est
refroidi. Plus loin, dans la cour d’une maison,
des chats miaulent quémandant quelque
nourriture et de grands arbustes agrippés
aux murs semblent monter une garde silencieuse. Jadis, les Iles des Princes étaient un
lieu de retraite pour les moines et religieuses vivant dans des monastères et couvents
; puis, elles devinrent le refuge des princes
en exil, des empereurs déchus. Le Monastère de St-Georges, perché sur la plus haute
colline de cette île, demeure une excursion
intéressante.
Afin de préparer la suite de mon voyage,
je décide de rentrer à Istanbul, éternellement
belle, magique, bouillonnante malgré la fraîcheur du soir. J’ai gardé en mémoire les instants passés à regarder les flots argentés
du Bosphore que le soleil irise d’orangé lorsqu’il se couche. Nous sommes en mars et le
printemps tarde à venir. La grisaille s’est ins-
tallée mais le va-et-vient incessant des habitants me fait oublier la saison ; je retrouve la
chaleur au cœur même de la ville animée de
tous côtés. La pluie a recouvert les trottoirs
et certaines rues écartelées par les pioches
sont emplies de boue jaunâtre et grise où
quelques pavés disloqués tentent d’émerger.
Les enseignes lumineuses donnent un air de
fête et soudain la voix de Mustafa Sandal
m’entraîne à l’entrée d’un magasin encore
ouvert à cette heure tardive. Incroyable ! Les
Istanbouliotes ne dorment donc jamais ! Je
vous emmène dîner à Kumkapý. Suivez-moi
et montez à bord d’un dolmus, cette grosse
voiture américaine des années 1950, le taxi
collectif ! Je m’adresse au chauffeur :
- « Lütfen, bu dolmuþ Kumkapý’ya kadar
gidiyor mu ? » (ce dolmuþ va-t-il jusqu’à Kumkapý ?)
- « Evet ! Gidelim ! » (Oui ! Allons !)
Le conducteur démarre. Je suis assez
contente d’avoir pu expliquer ma destination ; mon turc n’est pas toujours juste mais
avec de la bonne volonté, je parviens à me
faire comprendre. L’ancien port de pêche
n’est plus mais ce quartier abrite encore
aujourd’hui des familles de pêcheurs et les
nombreux restaurants de poissons attendent
les touristes avec impatience. Je descends
devant le restaurant Gölçek. En période estivale, des tables sont installées sur le trottoir
mais à cette époque de l’année, rien ne vaut
d’être assis confortablement à l’intérieur où
une décoration typique vous accueille.
- « Hoþ geldiniz hanýmefendi. Kaç kiþisiniz
? » (Soyez la bienvenue Madame. Combien
de personnes ?)
- « Bir, yalnýzým » (une, je suis seule)
- « Þöyle buyurun. Ne arzu ediyorsunuz ?
» (Installez-vous. Que désirez-vous ?)
- « Raki var mý ? » (y a-t-il du raki)
- « Evet ! » (oui)
- « Bir raký ve soðuk su, lütfen. Hangi
mezeler var ? » (Un raki et de l’eau fraîche,
s’il vous plaît. Qu’y a-t-il comme hors-d’œuvre ?)
- « Beyaz peynir, dolma, börek, cacýk,
kavun. » (du fromage blanc, des dolma, des
börek, du concombre au yaourt, du melon)
Le garçon disparaît dans le brouhaha de
la salle et revient quelques instants plus tard
avec un plateau de meze et le raki, surnommé « lait de lion ».
- « Mersi. Sonra, balýk isterdim. Mümkün
mü ? » (Merci. Ensuite, je voudrais du poisson. Est-ce possible ?)
- « Evet ! Barbunya var » (Oui ! il y a du
rouget)
Le repas fort copieux et délicieux, il faut
le dire, m’a ravie ; il fut accompagné par
des musiciens fort talentueux, un violoniste,
un accordéoniste, une danseuse en costume
local.
Je termine la soirée en dégustant des
baklavas accompagnés de sahlep, boisson
chaude à base de lait et de poudre de racine
d’orchis. Je règle l’addition et décide de ne
pas rentrer tout de suite. Je me laisse porter
par la foule toujours aussi active malgré
l’heure avancée ; avant de quitter cette ville,
je ressens le désir ardent d’admirer encore
et encore la féerie du soleil d’Orient descendant et se parant au coucher d’un orange
doré, magie de la nature. Apparaissent alors
les minarets de gris vêtus, s’élevant tels des
bras dans le noir de la nuit qu’illumine en
douceur un cercle lumineux. Le Bosphore
devient ocre, brille sous les reflets nocturnes d’une lune poudroyant de la poussière
d’or. Quand l’ombre et la lumière ne font plus
qu’un seul corps, quand la nuée d’étoiles
déroule un long ruban, quand l’infini se noie
dans le désert sans fin, alors la ville s’endort
enfin avec tous ses croyants devenus taciturnes devant ce temps épineux. Des tâches
de rousseur couvrent l’onde qui luit. Ce long
hiver ingrat a lentement dévêtu les arbres
dont les branches se dressent depuis lors
tels des spectres à l’orée des parcs. Mais
à peine endormie, Istanbul émerge déjà du
sommeil et s’étire comme un chat qui, miau-
lant, réveille ses amis. Plus un Istanbouliote
ne dort ! Les lampes à ce moment s’éteignent dans les rues qu’ajourent les rayons
de phosphore d’un soleil factice, qui vient et
puis repart, dans la grisaille du ciel qui ploie
sous les nuages lourds d’une pluie sauvage.
Le vent balance l’écriteau des échoppes qui
sans manière se joue du temps agressif ; les
fruits, en pyramide, aussitôt font des pirouettes. Le marchand, bien assis, boit le thé… !
Je pars visiter un des plus importants
musées du monde, le premier en Turquie,
le Musée archéologique. Le portail de l’entrée se trouve sous quatre grandes colonnes
de marbre blanc à la collerette sculptée. Le
hall est large et présente, sur sa droite, le
buste en bronze de « Mustafa Kemal, Atatürk 1881-1938, Fondateur de la République turque. Différentes salles s’offrent à moi,
abritant des merveilles historiques. Des statues, des têtes d’hommes et d’animaux, des
fresques, des reliefs, des trésors de pierre
y sont admirablement conservés. Tous ces
« objets » ont été découverts sur les sites
de Troie, Millet, Ephèse et Pergame. Les
architectures grecque, romaine et ottomane
y tiennent une place importante. Certains
reliefs, trouvés au fond de la Corne d’Or, y
sont exposés. La tradition de collectionner
remonterait à Mehmet le Conquérant. Terre
cuite, écuelles, terrines remplissent les vitrines, fermées à double tour et surveillées
d’un œil vigilant par des gardiens sympathiques et compréhensifs.
Le musée compte jusqu’à 50 000 pièces
de collection, possède un cabinet des
médailles, le Trésor où sont gardés 1600
bijoux et objets antiques. Les salles VIII et
IX sont célèbres car elles renferment des
sarcophages, trouvés dans la nécropole des
rois de Sidon, le « sarcophage dit d’Alexandre », trouvé au Liban, le « sarcophage de
Tabnit » dont le couvercle se présente sous
la forme d’une momie, serrée dans un linceul. Des inscriptions en hiéroglyphes donnent le nom du propriétaire, un général égyptien, Penephtah…
Allons visiter maintenant le Musée des
Arts Turcs et Islamiques. Le musée d’Ibrahim Paþa est situé près de la place de l’Hip-
podrome, en face de la colonne Serpentine
et de l’Obélisque de Théodose. De grands
tapis, datant du 7ième siècle, sont suspendus
aux murs, on y admire également de vieilles
portes de mosquées épaisses en bois. Ce
musée, installé dans le sérail d’Ibrahim Paþa,
était un magnifique palais ; il provoqua la
mort de son propriétaire. En effet, Ibrahim
était le meilleur ami du grand Vizir de Soliman le Magnifique ; mais ce dernier, jaloux
de sa fortune, décida de l’occire…
Je quitte Istanbul mais reste dans mon
cœur son souvenir à jamais enfermé. Elle
m’a émue au plus profond de moi par sa
sérénité et sa grandeur. Sa porte, sur la mer,
s’est refermée, l’espace d’un instant et jusqu’au jour où je m’envolerai vers elle qui m’a
souri et accueillie dans son sein. Recueillie,
les yeux clos, je revis les heures intenses
où mes pas m’avaient conduite vers elle.
« Istanbul, bu þehir, hayallerimin þehiri, hep
orada kalmak istiyorum ! »
« Istanbul, cette ville, la ville de mes rêves,
je voudrais rester là-bas toujours » J’entends
encore, venue du lointain pays des songes,
la sirène des bateaux voguant sur le Bosphore…
A bientôt.
q

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