Marques de commerce et injonction interlocutoire

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Marques de commerce et injonction interlocutoire
Propriété intellectuelle et marques de commerce
Février 2004
Fasken Martineau DuMoulin s.r.l.
Marques de commerce et injonction interlocutoire : il faut savoir choisir son tribunal
Par Jean-Philippe Mikus
Deux décisions rendues à quatre jours d’intervalle en août dernier mettent en lumière le fossé qui sépare
la Cour fédérale de la Cour supérieure du Québec en matière d’injonction interlocutoire dans le cadre de
litiges se rapportant aux marques de commerce. L’injonction interlocutoire est une ordonnance de la
Cour rendue peu après l’introduction de l’action. S’il y a urgence, elle peut être rendue sur une base
provisoire à très court terme. Elle permet de faire cesser l’utilisation de la marque de commerce qu’on
allègue être une contrefaçon jusqu’à ce que la Cour puisse juger du mérite du recours dans une décision
finale, et ce après audition au fond des parties. Comme il faut, en règle générale, attendre au strict
minimum 18 mois avant de pouvoir se faire entendre au fond, auquel délai on doit ajouter le temps
d’étude du dossier et de rédaction du jugement, l’injonction interlocutoire revêt une importance capitale
dans bien des cas. Ignorer les différences qui existent entre la Cour fédérale et la Cour supérieure du
Québec peut faire perdre le bénéfice d’une ordonnance précieuse qui empêchera le concurrent peu
scrupuleux d’entacher à tout jamais l’intégrité de la marque de commerce contrefaite.
La requête en injonction interlocutoire est un recours d’exception dans le cadre duquel le juge jouit d’un
important pouvoir discrétionnaire. Elle n’est accordée que lorsque la personne qui la requiert démontre
qu’elle subira un préjudice irréparable si la partie défenderesse poursuit la contrefaçon. C’est là où le
bât blesse. Les décisions récentes de la Cour fédérale et de la Cour supérieure montrent une approche
diamétralement opposée sur cette question précise.
Dans l’affaire Dennis c. Genex Communications1, le requérant était propriétaire de la marque de
commerce MAXIM employée en association avec un magazine de mode de vie destiné à la gent
masculine. Ayant eu vent qu’un concurrent lancerait le magazine MAXIMUM également destiné à une
clientèle masculine, il demanda à la Cour fédérale d’empêcher le lancement de ce nouveau magazine
prévu deux semaines plus tard. Au soutien de sa prétention de préjudice irréparable, le requérant allégua
que le lancement du magazine MAXIMUM occasionnerait une perte d’achalandage et une perte de
clientèle due à la confusion créée sur le marché. Le juge rappela qu’un préjudice irréparable est un
préjudice qui ne peut être redressé lors du jugement au fond ou encore qui ne peut être compensé par des
dommages-intérêts à cette occasion. Le juge estima, conformément à une jurisprudence aujourd'hui
assez fermement établie à la Cour fédérale, que la perte d’achalandage et la perte de clientèle sont des
chefs qui se prêtent relativement bien à une compensation en dommages-intérêts par le juge entendant
l’affaire au fond et, dès lors, ne donnent pas naissance à un préjudice irréparable. Le Tribunal rejeta
donc la requête de M. Dennis, le requérant dans l’affaire en question. Pour avoir gain de cause, il aurait
fallu, par exemple, que ce dernier fasse la preuve qu’il y avait un dommage irréparable du fait que le
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propriétaire du magazine MAXIMUM n’aurait pas les moyens financiers de payer une éventuelle
condamnation monétaire.
Il n’en a pas toujours été ainsi à la Cour fédérale. Dans les années 1980 en particulier, cette Cour avait
adopté une toute autre approche en matière d’injonction interlocutoire : la simple existence de
contrefaçon d’une marque de commerce laissait alors présumer un dommage irréparable. Dans bien des
cas le sort de la requête en injonction interlocutoire déterminait en pratique le sort du litige.
C’est à compter du début des années 1990, dans le cadre d’une série d’affaires, que la Cour d’appel
fédérale a effectué un changement de cap significatif. La Cour a mis l’emphase sur le fait que le
dommage irréparable devait être établi clairement et non au moyen de spéculation. Elle a ajouté qu’il ne
suffisait pas de démontrer que, si le contrefacteur était autorisé à poursuivre les activités reprochées, un
préjudice irréparable était probable, mais bien de faire la preuve, selon la balance des probabilités, qu’un
tel préjudice irréparable existerait réellement ou se manifesterait.
Quatre jours après la décision de la Cour fédérale, c’était au tour de la Cour supérieure du Québec de se
prononcer sur une requête en injonction interlocutoire en matière de marques de commerce, dans
l’affaire Agropur Coopérative c. Saputo inc.2. La requérante soutenait que les intimées avaient mis sur
le marché des cartons de lait dont l’habillage portait à confusion avec l’habillage distinctif de ses propres
cartons de lait, mis sur le marché plusieurs années auparavant à grand renfort de publicité. Une série de
dessins, faisant partie de l’habillage distinctif revendiqué à titre exclusif par la requérante, avait fait
l’objet d’enregistrements de marques de commerce. Tout comme dans l’affaire Dennis de la Cour
fédérale, la question essentielle était de trancher si, en l’espèce, un dommage irréparable surviendrait si
la Cour ne rendait pas l’ordonnance demandée. S’appuyant sur plusieurs autres décisions de la Cour
supérieure, le Juge énonça que la perte potentielle de clientèle constituait généralement un préjudice
irréparable donnant ouverture à l’injonction interlocutoire, particulièrement lorsqu’une marque de
commerce est en jeu. Malgré que ce ne soit pas nécessaire aux fins de rencontrer le test applicable, il
estima que le droit de la requérante était clair et que, dans un tel contexte, il suffisait d’un simple risque
de préjudice irréparable pour donner ouverture à l’injonction interlocutoire. La Cour accueillit donc la
requête pour injonction interlocutoire, et ce de surcroît au stade provisoire, vu l’urgence.
Le résultat est donc à l’opposé de celui obtenu devant la Cour fédérale.
La même requête pour injonction interlocutoire, dans le cadre d’un recours en contrefaçon de marque de
commerce, peut donc subir un sort complètement différent selon qu’elle est présentée devant la Cour
supérieure du Québec ou devant la Cour fédérale. Selon l’état actuel du droit, les parties requérantes ont
avantage à présenter leur requête devant la Cour supérieure du Québec mais il faut soupeser tous les
facteurs pertinents. Il faut savoir, entre autres, qu’une injonction prononcée par la Cour supérieure du
Québec ne restreint pas les activités de la partie adverse exercées dans d’autres provinces. La
reconnaissance par les tribunaux des autres provinces canadiennes d’une injonction rendue par la Cour
supérieure du Québec pour la rendre exécutoire dans ces autres provinces est incertaine, particulièrement
s’il s’agit d’une injonction interlocutoire. Outre la question de l’injonction interlocutoire, les règles de
procédure, fédérales et provinciales, comportent des différences substantielles qui peuvent avantager
l’une ou l’autre des parties, dont par exemple la possibilité en Cour fédérale de faire une requête pour
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jugement sommaire. Ce type de requête permet d’obtenir plus rapidement un jugement final lorsqu’il y
a absence d’une véritable question litigieuse. Un choix éclairé s’impose alors.
Jean-Philippe Mikus pratique en droit de la propriété intellectuelle, droit des technologies de l'information et
droit du divertissement. Il est membre de la section de litige du cabinet et représente régulièrement des clients
dans le cadre de litiges complexes impliquant des brevets, des marques de commerce, des droits d'auteur, des
secrets commerciaux et de la concurrence déloyale, tant devant les tribunaux du Québec que la Cour fédérale du
Canada. Il prodigue des conseils stratégiques en matière de propriété intellectuelle ainsi que dans la gestion de
portefeuilles de droits de propriété intellectuelle.
On peut communiquer avec Jean-Philippe Mikus au 514 397 5176 ou à l’adresse suivante :
[email protected]
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1.
2.
2003 CF974, juge Pinard (http://decisions.fct-cf.gc.ca/cf/2003/2003cf974.html),;
C.S.M. 500-17-016678-032, le 8 août 2003, monsieur le Juge
(http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?no=005156084C441902)
Clément
Gascon,
jcs.

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