L`Obs - Stock

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L`Obs - Stock
L'OBS
Pays : France
Périodicité : Hebdomadaire
OJD : 401087
Date : 15/21 SEPT 16
Page de l'article : p.100
Journaliste : Jérôme Garcin
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^Biographie-
Perdriel
àBvre
ouvert
La biographe de Sagan et Bardot signe
un portrait romanesque du cofondateur
et coactionnaire de "l'Obs"
lh JÉRÔME CARON
A
quoi tiennent les destins des journaux. Il s'en
est fallu de peu que « l'Obs » iut un magazine
exclusivement littéraire. C'était au tout
début des années 1960. Claude Perdriel avait
35 ans et de l'argent, grâce au Sanibroyeur
qu'il venait d'inventer et de commercialiser.
L'argent qui manquait à « France Observateur ». Lorsque lejeune Perdriel s'intéressa
à ce titre en chute libre et pensa y investir ses économies, c'était avec
une idée fixe : en faire un hebdomadaire consacré à la seule littérature et en confier la direction à Bernard Frank, l'écrivain des « Rats »
et du « Dernier des Mohicans ». On sait qu'il en fut autrement, mais
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l'anecdote, révélée aujourd'hui par Marie-Dominique Lelièvre, en
dit long sur la passion dévorante d'un homme dont la vie ne se
réduit pas à une « success story à la française », industrielle et journalistique, ni à un engagement viscéral à gauche. Comme si la lecture avait toujours été la part d'ombre, mais lumineuse, de ce personnage de roman qui emprunterait à la fois à Lucien de Rubempré
et à Gatsby le Magnifique.
Bien avant « le Nouvel Adam », « le Nouvel Obs », « le Matin » ou
« Challenges », sa première entreprise de presse fut d'ailleurs une
revue littéraire. Claude Perdriel avait 28 ans et sortait de Polytechnique lorsqu'il mit, en 1954, ses premiers salaires d'ingénieur de la
Compagnie électromécanique dans les « Cahiers des saisons ». Fondée par l'écrivain Jacques Brenner, qu'il avait connu au lycée Corneille de Rouen (où son prof de lettres était Paul Guth), cette revue
devait naître aux Editions de Minuit, mais Jérôme Lindon rendit
son tablier et le céda à Claude Perdriel, qui fit ainsi son entrée, en
Jaguar XK 120, dans le petit monde littéraire. Au sommaire du premier numéro, paru le 1er août 1955, voisinaient les signatures d'Eugène Ionesco, d'André Dhôtel, d'Henri Thomas, de Bernard Frank,
de Robert Pinget, de Jean-Louis Curtis, autrement dit toutes les
tendances du roman français de l'époque. On vit même, dans les
numéros suivants, cohabiter Samuel Beckett et Françoise Sagan,
le silencieux et la facétieuse, l'austère et la dépensière. Un peu plus
tard, en 1962, chez Régine, la romancière de « Bonjour tristesse »
offrit un certain sourire et des yeux de soie à Claude Perdriel, qui
succomba et reconduisit chez elle « cette solitaire qui avait peur de
la solitude ». L'aventure fut brève, mais l'amitié lui survivrait Une
amitié imprescriptible, étendue à toute la bande de Sagan, Florence
Malraux et Bernard Frank en tête. Frank, cet étonnant grizzli lettre, le plus industrieux des paresseux, à qui Perdriel donna, au
« Matin » comme à « l'Obs », un éblouissant bloc-notes, entré depuis
dans la légende. « L'Obs », où Jean Daniel réunissait autour de lui
de grands intellectuels, tandis que Claude Perdriel s'entourait de
romanciers et voulait que le polar, dont il faisait une consommation
addictologique, fût traité avec les mêmes égards que l'ethnologie
ou la philosophie. «Aujourd'hui encore, confie-t-il à son ancienne
journaliste du "Matin", je panique lorsque je n'ai pas deux ou trois
livres d'avance sur ma table de nuit. Je viens de retrouver un roman
deJohnlrving, que j'ai déjà lu.Maisje me réjouis de le redécouvrir... »
Lorsque, au début de son enquête, elle rend visite, dans la maison
parisienne où il vient d'emménager, à « cet être inclassable qui
invente sa manière d'être », Marie-Dominique Lelièvre s'étonne
de découvrir un bureau vierge. Pas de crayons, de papiers, d'ordinateur. Rien, sauf un volume de la Pléiade, usé comme un vieux
missel. L'œuvre de Charles Péguy. Le grand poète catholique, allié
substantiel de l'industriel mendésiste ? «Je suis un chrétien qui ne
croit pas en Dieu », lâche-t-il ici en confidence. Et, à la fin, elle
raconte comment, un jour, Bénédicte Perdriel offrit à son mari
toute sa bibliothèque d'enfance, reconstituée livre après livre.
Sans doute le plus beau cadeau qu'ait jamais reçu ce lecteur compulsif qui, à l'adolescence, avait lu tout Morand, Mauriac et Carco.
Entre ces deux moments, la biographe des flambeurs - Gainsbourg, Sagan, Bardot, Saint Laurent - déroule la vie d'un joueur,
dont les yeux bleus la font chavirer, qui a beaucoup aimé les
femmes, les bateaux, les tableaux, les journaux, danser, les secrets
(ici un frère escroc mal aimable), et ne doit pas détester être
aujourd'hui le héros d'un roman vrai écrit dans une prose selon
son goût : fringante, imagée, griffue, à l'invisible frontière entre le
journalisme et la littérature. Q
« Sans oublier d'être heureux. La vie ingénieiiKe de Claude Perdriel ».
par Marie Dominique Lelièvre, Stock, 372p., 20,00 euros.
STOCK 3808109400502