Pascal Vernus: "Graver le nom du roi, c`était le rendre immortel"

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Pascal Vernus: "Graver le nom du roi, c`était le rendre immortel"
Source : http://www.lexpress.fr/culture/livre/pascal-vernus-graver-le-nom-du-roi-c-etait-le-rendreimmortel_821448.html
IL ÉTAIT UNE FOIS L'ÉCRITURE - 2. LES HIÉROGLYPHES
Pascal Vernus: "Graver le nom du roi, c'était le
rendre immortel"
Par Dominique Simonnet (L'Express) (L'Express), publié le 13/07/2006
PERSONNAGES STYLISÉS, FIGÉS DANS LEUR MYSTÈRE, PLACIDES ANIMAUX, PLANTES,
VASES, SYMBOLES MAGNIFIQUEMENT CISELÉS... CES MILLIONS D'IMAGES COLORÉES,
OMNIPRÉSENTES SUR LES PAROIS DES TEMPLES, AU PLUS PROFOND DES TOMBEAUX,
SONT LES ÉCHOS D'UNE CIVILISATION, LA PLUS LONGUE DE L'HISTOIRE, QUI VOULAIT
L'ÉTERNITÉ ET L'A PEUT-ÊTRE TROUVÉE. DANS L'EGYPTE ANTIQUE, L'ÉCRITURE ÉTAIT
PLUS QU'UN LANGAGE, PLUS QU'UN ART: LE VECTEUR DU SACRÉ. LES HIÉROGLYPHES
VONT AU-DELÀ DU RÉEL, RACONTE L'ÉGYPTOLOGUE PASCAL VERNUS, QUI EN EST
OBSÉDÉ DEPUIS SA PETITE ENFANCE. ON LE DÉCOUVRE ENCORE AUJOURD'HUI:
L'ÉCRITURE MAGIQUE DES PHARAONS N'A PAS LIVRÉ TOUS SES SECRETS...
On pourrait croire que, après Champollion et ses nombreux successeurs qui ont étudié les
milliards d'inscriptions sur les temples, tombeaux et papyrus, tout a été dit sur ces fascinants
hiéroglyphes. Eh bien, non...
On en apprend tous les jours. Et, d'abord, sur leur apparition: longtemps, les historiens ont
affirmé que l'écriture égyptienne était née vers - 3000, avec la civilisation des grands pharaons
qui avaient unifié la vallée du Nil. Elle était le fruit, disait-on, d'un Etat centralisé. Or, il y a
quelques années, des fouilles allemandes effectuées près d'Abydos, en moyenne Egypte, ont
mis au jour la tombe d'un roi (sans doute le roi Scorpion). On y a trouvé une centaine d'étiquettes
en ivoire, gravées d'inscriptions en hiéroglyphes tout à fait reconnaissables, datées entre 3250 et
3150 avant J.-C., antérieures, donc, à la naissance de l'Etat pharaonique.
Et presque contemporaines des premières tablettes d'argile de Sumer (…). Les Sumériens
ne seraient donc pas les premiers à avoir inventé l'écriture?
Il semble que les premières tablettes mésopotamiennes aient une légère antériorité sur ces
premiers hiéroglyphes: - 3300 à Sumer, - 3200 en Egypte. Un petit siècle de différence, sous
réserve de découvertes nouvelles, ce qui est peu. On peut parler d'une invention quasi
simultanée. En tout cas, l'écriture hiéroglyphique est plus ancienne qu'on le pensait, et elle a été
inventée à une époque où la vallée du Nil était parsemée de petits royaumes, autour de villes
comme Hiérakonpolis, Naqada, This!
L'une des écritures aurait-elle influencé l'autre?
A l'époque, il y avait des relations entre la Mésopotamie et l'Egypte, mais cela ne signifie pas qu'il
y ait eu emprunt. Dès le début, les deux systèmes sont très différents. En revanche, l'idée
d'écriture, elle, a pu circuler. Elle était sans doute dans l'air du temps. En Egypte comme à
Sumer, on en était arrivé à un certain type de structures économiques et politiques qui la
rendaient nécessaire. Pour l'élite, qui cherche à se démarquer du peuple, l'écriture est un
élément de "distinction", selon le mot de Pierre Bourdieu, au même titre que les matériaux
précieux. Elle a un immense avantage sur le discours oral: elle le fixe de manière pérenne, et elle
légitime ainsi le pouvoir de la classe dirigeante en lui permettant d'imposer sa vision du monde.
L'une des étiquettes d'Abydos indique par exemple le culte du dieu héron, que l'on retrouvera
plusieurs siècles plus tard dans les Textes des Pyramides. Déjà, cette écriture primitive a une
double fonction: les petits carrés percés d'un trou étaient jadis attachés à des boîtes pour en
indiquer le contenu (un parfum, un onguent), mais aussi pour leur conférer un caractère sacré.
On n'aurait jamais peint les hiéroglyphes avec une telle minutie s'ils n'avaient servi qu'à un simple
étiquetage. Graver le nom du produit, c'était en fixer la vertu, afin qu'il serve de viatique au roi
dans l'au-delà.
L'écriture avait donc d'emblée une fonction magique. On écrivait pour ne pas mourir.
Tout à fait. Inscrire le nom du roi dans un hiéroglyphe (censé représenter le palais), c'est le
rendre immortel. L'écriture a une fonction "performative": on crée quelque chose par le simple fait
de l'énoncer. Aujourd'hui, quand un juge dit: "J'ouvre la session", ses mots marquent
effectivement l'ouverture de la session (mais si un autre que le juge prononce ces mêmes mots,
cela n'aura pas d'effet). Chez les Egyptiens, c'est la même chose: ce que l'on grave en
hiéroglyphes sur la pierre d'un lieu saint prend réalité. Ainsi, tant que le nom des défunts est
inscrit dans la pierre, ils peuvent vivre dans l'au-delà. Quand le pharaon Akhenaton a voulu
imposer le culte du dieu soleil Ré, il a fait marteler le nom d'Amon, afin que ce dieu meure
vraiment. Si les Egyptiens ont conservé pendant 3 600 ans un système aussi compliqué que celui
des hiéroglyphes (ils auraient très bien pu passer à l'alphabet), c'est précisément à cause de sa
capacité à agir sur le monde.
Comment l'écriture a-t-elle évolué pendant tout ce temps?
Au début, elle se limite aux noms, titres, notations de quantités. Plus le temps passe, plus elle est
explicite, plus elle se spécialise. Le répertoire de signes s'enrichit. Vers - 1500, par exemple, on
invente un signe pour le mot "cheval", qui n'était pas connu jusque-là. Mais les hiéroglyphes sont
peu pratiques pour la vie quotidienne. Le temps d'écrire une lettre à sa petite amie, et elle est
déjà partie avec un autre! Se sont alors développées des écritures dites "cursives" (le démotique
et le hiératique), utilisant le même système, mais avec un tracé simplifié et rapide. On l'emploie
pour le quotidien, les lettres, les notes de blanchisserie. Les minutieux hiéroglyphes, eux, sont
limités au prestige, à la religion, gravés dans les temples et les tombeaux.
Rares
étaient
ceux
qui
avaient
accès
à
l'écriture...
Elle était réservée aux élites, à un petit nombre de dignitaires, de prêtres, mais aussi à une foule
de scribes, fonctionnaires de l'immense Etat bureaucratique, qui notaient, enregistraient,
rédigeaient des rapports. Comme le papyrus coûtait cher, on se servait plutôt de tablettes de bois
ou d'ostraca, ces éclats de poterie ou de calcaire assez lisses pour les tracés. Dans le village de
Deir el-Medineh, à Louxor, on en a découvert des dizaines de milliers. Ils racontent des scènes
de la vie quotidienne: Untel se plaint d'un âne qu'il vient d'acheter, un autre a écrit un rapport sur
la grève des ouvriers des temples...
Et puis, un jour, cette culture est détruite, précisément à cause de son caractère sacré.
Le système a perduré même sous la domination grecque et romaine, après la conquête de
l'Egypte par Alexandre en - 332. Mais quand le monde romain se convertit au christianisme, c'est
terminé: en 392 de notre ère, l'empereur Théodose Ier ordonne la fermeture des temples païens,
on martèle les inscriptions, on décapite les statues, on éradique la religion précédente. Pour les
chrétiens coptes, comme pour les musulmans, les hiéroglyphes, écriture iconique, sont
sataniques. La dernière inscription en hiéroglyphes a été relevée dans la petite chapelle du
temple de Philae. Elle date de 432.
Fin de cet épisode de 3 600 ans. Le sable recouvre les temples, les hiéroglyphes tombent dans
l'oubli.
Il faut attendre la Renaissance pour qu'ils resurgissent... à Rome. Lors d'un grand nettoyage de
la ville, on découvre une quinzaine d'obélisques que les empereurs romains avaient autrefois fait
venir d'Egypte. Le pape Sixte Quint a l'idée de les exposer, et les intellectuels commencent à
s'interroger sur leurs étranges inscriptions. Trois thèses s'affrontent. Pour les uns, comme le
jésuite Kircher, les hiéroglyphes sont des messages adressés par la divinité, uniquement
compréhensibles par ceux qui ont une relation mystique avec elle. Pour d'autres, tel Leibniz, il
s'agit d'une écriture universelle, une forme d'expression directe de la pensée qui permettrait de
communiquer en abolissant le langage. La troisième école voit juste: elle pense que les
hiéroglyphes sont une écriture ancienne qui véhicule un langage. Cette dernière thèse va
l'emporter. Mais le débat a duré deux siècles et il a retardé le déchiffrement.
Heureusement,
on
découvre
la
fameuse
pierre
de
Rosette.
Envoyée par la divine providence ! Découverte en 1799, c'est une stèle datant de 196 avant J.-C.
sur laquelle le même texte est inscrit en hiéroglyphes, en démotique et en grec ancien, langue
que l'on connaît. Le Suédois David Akerblad et le physicien anglais Thomas Young cherchent de
premières correspondances. Pas facile: dans l'écriture égyptienne, il n'y a pas de séparation
entre les phrases ni entre les mots. Seuls les noms des pharaons sont isolés dans leur
cartouche. On comprend que le mot "Ptolémée" correspond à une séquence de signes égyptiens
et que certains d'entre eux sont alphabétiques: un signe pour "t", un autre pour "p". Mais on ne va
pas plus loin.
C'est là que Champollion entre en scène. Est-ce vraiment un génie?
C'est Mozart! Un génie incontesté, exalté, totalement obsédé par les hiéroglyphes depuis l'âge de
6 ans, qui y a consacré toute sa vie, apprenant à cet effet des dizaines de langues, le chinois,
l'araméen, le copte... Son illumination, c'est de comprendre que l'écriture est double: en partie
alphabétique, en partie idéographique. En jouant sur les signes "son" et les signes "image",
Champollion déchiffre le nom Ptolémée, mais il lui faut une confirmation. Le nom Cléopâtre, qui a
des signes en commun avec Ptolémée, peut la lui fournir. Ayant appris que le cartouche de
Cléopâtre a été identifié (par un texte grec) sur un obélisque, à Philae, il en demande une copie.
En1822, il reçoit la lettre tant attendue. Les signes correspondent. On le verra courir, fou de joie,
en criant: "Je tiens l'affaire!" ... Champollion ira recopier en Egypte des centaines d'inscriptions
pour établir ses Principes généraux de l'écriture sacrée égyptienne. Mais il y contractera une
maladie et n'aura pas le temps d'exploiter ses découvertes.
Grâce
à
lui,
l'Egypte
est
redevenue
lisible.
N'imaginez pas que cela fut facile. Il fallait encore interpréter les textes, leur donner un sens. Un
texte hiéroglyphique, c'est une vision idéologique du monde. Imaginez que vous redécouvriez la
civilisation française après des siècles d'oubli dans les sables, et que vous lisiez sur une pierre:
"Liberté, Egalité, Fraternité" ... Qu'en conclurez-vous? Que ces trois valeurs étaient appliquées
dans la société du XXIe siècle? Le travail de critique des textes est donc nécessaire, et
incessant. Aujourd'hui, les grands écrits ont été traduits et publiés. Mais certains passages
difficiles gardent leur part de mystère et sont toujours matière à discussion.
On connaît surtout le Livre des morts ou les Textes des Pyramides inscrits sur les parois
des temples et des tombes. Y a-t-il une autre littérature?
Bien sûr! A partir de - 2000, l'Egypte a produit une littérature extraordinaire, et de véritables
chefs-d'oeuvre. Ainsi le roman de Sinoué, qui raconte l'histoire d'un fugitif compromis dans une
intrigue de palais et que l'écrivain finlandais Mika Waltari a récrite dans une version
contemporaine. Dans l'Egypte antique, il y a également une poésie foisonnante... Ce que l'on sait
peu, c'est que l'écriture hiéroglyphique a eu des dérivées. Vers - 1400, des ouvriers sémites, qui
travaillaient dans les mines égyptiennes du Sinaï, ont inventé une écriture, en utilisant les
hiéroglyphes mais en leur donnant une valeur alphabétique. Par exemple, le hiéroglyphe "tête de
taureau" (alef, dans leur langue) est devenu le "a". Le hiéroglyphe "maison" (beit), le "b". Au fil
des décennies, la lettre-hiéroglyphe s'est simplifiée, stylisée. Et c'est cet alphabet qui est devenu
ensuite l'alphabet phénicien, puis grec, puis romain. Les lettres que nous utilisons dérivent donc
de l'écriture égyptienne, recomposée par des ouvriers de l'Antiquité. Sans le savoir, nous
écrivons aujourd'hui en... hiéroglyphes.
3200 avant J.-C.
Apparition des premiers hiéroglyphes, à Abydos.
IIIe millénaire
avant notre ère
L'écriture hiéroglyphique est répandue dans toute la vallée du Nil.
IIe millénaire
avant notre ère
C'est l'époque des grandes dynasties (telle celle de Ramsès II) et l'apogée de la littérature et des
textes sacrés.
332 avant J.-C.
Les Grecs envahissent l'Egypte, puis c'est au tour des Romains. L'écriture égyptienne subsiste.
432 après J.-C.
Derniers écrits en hiéroglyphes. Les chrétiens ont anéanti la culture païenne.
1822
Champollion déchiffre la pierre de Rosette. L'Egypte redevient lisible.

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