Au sujet du Maître et son émissaire
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Au sujet du Maître et son émissaire
Au sujet du Maître et son émissaire Iain McGilchrist On trouve chez Nietzsche une histoire qu’il raconte à peu près en ces termes. Il y eut une fois un sage maître spirituel qui régnait sur un domaine modeste mais prospère et qui était réputé pour le dévouement désintéressé qu’il vouait à son peuple. Or comme ce peuple florissait et augmentait en nombres, les frontières de ce petit domaine s’élargirent au point qu’il lui fallut bientôt se fier implicitement aux émissaires qu’il dépêchait vers ses provinces toujours plus lointaines pour en assurer la sécurité et le bien-être. Car non seulement lui était-il impossible d’ordonner tout ce qu’il convenait de faire, il s’avérait même nécessaire qu’il se tienne à distance de ces affaires au point d’en demeurer ignorant. Il forma donc des émissaires avec le plus grand soin, car il fallait qu’il puisse leur faire une confiance absolue. Avec le temps, pourtant, le plus habile et ambitieux de ses vizirs, celui auquel il se fiait le plus, en vint à se considérer lui-même comme le maître et à profiter de sa situation pour augmenter sa propre fortune et son influence. A ses yeux, la tempérance et l’indulgence de son maître était signe, non pas de sagesse, mais de faiblesse et, au cours des missions qu’il accomplissait au service de son maître, il revêtit le manteau de celui-ci et se mit à le mépriser. Il advint donc que le pouvoir du maître fut usurpé et que le peuple fut dupe. Le domaine sombra dès lors dans la tyrannie et finit par s’écrouler en ruines. Cette histoire est aussi vieille que l’humanité elle-même et il me semble qu’elle nous communique une leçon importante qui touche aux événements qui se déroulent en nous-mêmes et dans l’intimité de nos cerveaux. A vrai dire, ils se déroulent aujourd’hui même un peu partout dans le monde et, compte tenu de l’extrême gravité des conséquences qui en découlent, nous avons tout intérêt à en comprendre la nature. Au cours de ces 15 ou 20 dernières années, je me suis consacré à réunir les éléments dont j’avais besoin pour écrire un ouvrage consacré à la structure du cerveau et la manière dont cette structure elle-même a affecté et continue à affecter la culture occidentale. Son titre : Le Maître et son émissaire: Le cerveau divisé et la formation du monde occidental. Je me propose de donner ici une idée de la manière dont ce livre à vu le jour, car cela pourrait également présenter de l’intérêt dans d’autres domaines que la neuroscience. Le projet d’écrire un tel ouvrage remonte sans doute à l’époque qui précéda celle où je me suis mis à étudier la médecine, il y a plus de 25 ans. Certains problèmes liés à l’étude académique de la littérature, qui était mon propos à l’époque, m’avaient troublés: comment se faisait-il, par exemple, que les aspects que nous prisons le plus dans l’œuvre d’un grand poète, se voient réduits en cendres dès que l’on cherche à les étudier de plus près ? Suite à l’analyse et à la discussion explicite, la singularité de cette œuvre, produit de ces mêmes valeurs si hautement prisées, paraissait se réduire en un ramassis d’imperfections. Je commençai dès lors à me faire une assez vilaine opinion de la perfection. Le processus même de la critique littéraire semblait inévitablement exiger que soit rendu explicite cela même qui était demeuré implicite (et qui devait le demeurer pour éviter d’être sérieusement perturbé), en substituant à la singularité irréductible de l’œuvre d’art des mots et des pensée générales qu’on aurait pu ramasser à peu près n’importe où, et en substituant à l’être incarné que nous avions sous les yeux un ensemble d’abstractions ou un message codé dont l’auteur n’aurait même pas eu conscience. Nous rendons ainsi cérébral ce qui devrait demeurer dans un “entre-deux” qui est le propre de deux êtres vivants. Il en résultait une espèce de savoir supérieur qui trahissait inévitablement l’innocence de l’œuvre. Il en émergeait parfois, certes, des trouvailles d’un intérêt indéniable, mais l’essentiel, plus subtilement, nous échappait. Au centre de tout cela semblait se nicher un malentendu touchant à ce qui est incarné, aussi bien en nous que dans l’œuvre d’art, dans le monde que nous suscitons pour nous-mêmes. Je me mis à étudier ce qu’on appelait alors ‘the mind-body problem’, (le problème corps-esprit) mais l’approche des philosophes me parut trop désincarnée (je n’avais pas encore fait la connaissance des ‘philosophes européens’ – et notamment de Merleau-Ponty – qui étaient bien conscients de cette difficulté, et en avaient fait le centre de leur œuvre; à Oxford à l’époque, ces philosophes là, étaient souverainement ignorés, et ce par pure ignorance). Je résolus donc de me former à la médecine et d’acquérir, dans la mesure du possible, une expérience directe de la manière dont le cerveau et le corps affectent la pensée, et dont la pensée elle-même affecte le cerveau et le corps. Suite à ma formation, je fus affecté l’hôpital de Maudsley, où j’eus la grande chance, en 1990, d’assister aux cours que John Cutting consacrait à l’hémisphère droit du cerveau – sujet dont il est permis de dire qu’il était une sommité mondiale et auquel il venait de consacrer un ouvrage important. Je fus stupéfait. On m’avait appris, selon les termes d’un éminent neuroscientifique, que l’hémisphère droit n’était, en somme, pas beaucoup plus doué qu’un chimpanzé. Or il s’est avéré, en se fondant non pas sur la spéculation, mais sur l’observation minutieuse de ce qui arrive à certaines personnes dont l’hémisphère droit à subi quelque dommage, que cet hémisphère joue un rôle véritablement crucial dans à peu près tout ce qui touche à ce que nous sommes et ce que nous faisons – de ce fait, les perspectives des personnes qui ont subis des dommages à l’hémisphère droit sont bien moins prometteuses que ne sont celles des personnes ayant subi des atteintes à l’hémisphère gauche, alors même que la perte de l’hémisphère gauche, dans la plupart des cas, affecte l’usage de la parole et la maitrise de la main dominante. Il apparut également que l’hémisphère droit à la capacité (que la gauche ne possède pas) de comprendre ce qui demeure implicite, d’apprécier la singularité, l’incarné (plutôt que le purement conceptuel), et l’ambigu (plutôt que le certain). Il semblerait aussi que l’hémisphère gauche se trouve doté d’un aplomb considérable et qu’il aurait bien plus tendance à adopter une attitude supérieure envers son ‘sujet’ quel qu’il soit, que ne le fait l’hémisphère droit. Se pouvait-il que tout cela ait un rapport avec l’insatisfaction que me procurait la démarche de la critique littéraire? Je me mis à rassembler les données. Il se pourrait que certains d’entre vous protestent déjà, in petto : « il ne va quand même pas nous ressortir cette vielle scie touchant aux hémisphères? » Car si de nombreux et éminents neuroscientifiques reconnaissent sans doute qu’il existe bien quelques différences fondamentales entre les l’hémisphères, les scientifiques dans leur ensemble, et en dépit de quelques perspectives tentantes qu’il leur a semblé entrevoir, ont renoncé à mettre le doigt sur ces différences car peu à peu, les preuves se sont accumulées, démontrant que toutes les activités concevables – que ce soit le langage, l’imagerie visuelle, ou toutes les autres capacités qui avaient paru différencier la droite de la gauche – se trouvent en fait desservies par les deux l’hémisphères à la fois, et non pas par un seul. Or la difficulté résulte en ceci, que nous avons tendance à penser que le cerveau est doté de ‘fonctions’ précises et dans ce cas, en effet, il faudra admettre que ces fonctions se retrouvent dans l’un et l’autre hémisphère. Mais si vous prenez en considération, non pas tant ce que fait le cerveau, comme s’il ne s’agissait que d’une machine, mais plutôt la manière dont il le fait, comme s’il s’agissait effectivement d’une partie d’un être vivant, certaines différences d’une singulière importance se manifestent, et une image commence à prendre forme qui peut nous apprendre des choses véritablement surprenantes et qui touchent aussi bien à notre personne qu’à notre monde. Je soutiens que la relation entre les hémisphères, comme celle entre le maître et son émissaire dans l’histoire que je viens de raconter, n’est pas une relation symétrique et réciproque. Chacun, certes, a besoin de l’autre, et chacun joue un rôle important. Mais ces rôles ne sont pas égaux – l’un des deux s’avère plus dépendant de l’autre, et il faudrait qu’il le sache. Je ne compte donc pas soutenir l’idée banale qui veut que l’hémisphère gauche se trompe dans ce qu’il voit ou dans ce qu’il prise. Ce n’est nullement le cas, mais il reste que sa façon de voir est inévitablement restreinte. Et le problème réside justement dans le fait qu’il n’en sait rien. La première question qui s’impose est donc celle-ci : pourquoi faut-il que le cerveau soit divisé? S’il est vrai qu’il s’efforce avant tout à établir des connexions, et s’il est vrai, comme le supposent tant et tant de personnes que la conscience (d’une manière que l’on ne saurait encore définir), est une conséquence de cette surabondance d’interconnexions entre une foule immense de neurones, pourquoi a-t-il paru indispensable qu’il soit sectionné par le milieu? Il aurait pu évoluer pour ne former qu’une seule masse unifiée. Or il se trouve que la séparation des hémisphères est présente à chaque étage de l’arbre phylogénétique. Et ceci étant, il faut supposer que cette division vise à s’acquitter d’une certaine fonction, non seulement chez l’homme mais aussi chez les animaux et les oiseaux. Mais laquelle? Et puis il y a autre chose : si nous examinons attentivement le cerveau, nous sommes amenés à nous demander pourquoi il a fallu qu’il soit asymétrique. Nous trouvons notamment un renflement à l’arrière du côté gauche qui est traditionnellement associé au développement du langage. On sait moins qu’il y a également un renflement à l’avant du côté droit, comme si quelqu’un s’était emparé du cerveau tout entier pour lui imprimer une torsion dans le sens des aiguilles d’une montre, vu du bas. Que se passe-t-il donc ici ? Déjà, le renflement sur le côté gauche s’avère plus problématique qu’il n’y paraissait. En premier lieu, on ne saurait prétendre que le langage, chez l’homme, « devait obligatoirement être rangé tout ensemble dans un seul endroit, et puisqu’il fallait bien qu’il soit mis quelque part, qu’il se trouve qu’il a tout simplement élu domicile dans l’hémisphère gauche, où il a suscité cette expansion du cortex. » Pour commencer, comme nous l’a déjà fait savoir la neuroscience, tout se passe par l’entremise des deux hémisphères à la fois – et cela demeure tout aussi vrai pour le langage que pour tout le reste. Et puisque certains aspects importants du langage sont également desservis par l’hémisphère droit, il ne saurait être question de tout simplement ranger tout cela sous un même toit. En outre, il apparaît que les chimpanzés, et les autres grands singes en général, sont dotés de cette même bosse sur la gauche, bien qu’ils n’aient pas acquis la maîtrise du langage au sens humain. L’examen de crânes humains remontant bien au-delà du développement du langage le démontre également. Ce qui signifie que cette bosse doit sans doute servir à autre chose. Mais à quoi? Vous pourriez être tenté de répondre, « ce n’est peut-être pas pour une quelconque raison précise – cela s’est peut-être produit comme ça, tout simplement. » Mais ce serait une conclusion plutôt bizarre. Dans le monde de la nature, la structure et la fonction marchent main dans la main. Un bon exemple se trouve dans le fait que l’hémisphère gauche des oiseaux chanteurs (notre centre de la ‘parole’) grossit à la saison des amours, et se rapetisse lorsqu’ils cessent de chanter. Et l’hippocampe droit, où nous engrangeons ce que nous savons de l’exploration visuospatiale de l’environnement, grossit sensiblement chez les chauffeurs de taxi londoniens à mesure qu’ils acquièrent ‘le Savoir’ comme ils l’appellent. Nous devons donc supposer que la structure a un sens en termes de fonction. Mais alors, ne devrions-nous pas chercher du côté de la main dominante ? Et puisque nous y sommes, pourquoi faut-il absolument que nous ayons une main dominante ? Acquérir de la dextérité, ce n’est pas comme aligner des livres sur une étagère – le plus vous en entassez à un bout, le plus il y en aura qui retomberont de l’autre. C’est dire que nous pourrions fort bien avoir deux mains d’une égale dextérité. Mais là encore, les grands singes possèdent ce même renflement du côté gauche, mais ils ne donnent aucun signe de cette latéralité que nous trouvons chez les humains. Ce n’est donc pas ça non plus. L’affaire se corse lorsqu’on s’aperçoit que l’avantage relatif de l’hémisphère gauche et de la main droite ne résulte pas, après tout, d’une augmentation générale de fonctionnalité de l’hémisphère gauche, mais d’un handicap délibérément imposé à l’hémisphère droit. Plusieurs lignes de recherche le démontrent clairement. Il semblerait qu’aucune de nos explications conventionnelles ne résiste à l’examen. Il est tout aussi clair que le langage et la dominance de la main droite, qui nous est désormais propre, sont étonnamment interconnectés dans l’hémisphère gauche, et qu’ils ont, si l’on y songe, pas mal de choses en commun. C’est ainsi, par exemple, que tous deux nous permettent de saisir les choses, comme nous disons. Sans doute ont-ils un rôle à jouer dans cette affaire. Ils n’en sont pas la cause, assurément. Celle-ci doit être cherchée ailleurs. Le langage et la dominance de la main doivent être considérés non pas comme une explication des différences entre les hémisphères mais plutôt comme des ‘symptômes’. Si nous nous tournons vers l’évolution du langage, nous nous heurtons à d’autres énigmes. Pourquoi avons-nous acquis le langage ? Pour communiquer, bien évidemment. Et si ce n’est cela, tout au moins pour pouvoir penser. Or, ni l’une ni l’autre de ces propositions n’est vraie. Le fait que les humains sachent parler dépend de l’évolution, et non du seul cerveau, mais aussi de l’appareil de l’articulation – du larynx, de la langue et du reste – et du contrôle respiratoire. C’est ce qui permet aux oiseaux d’imiter la parole humaine, alors que les grands singes, nos plus proches parents, en sont incapables – les oiseaux possèdent en effet l’équipement nécessaire, qui leur permet de chanter. Grâce à un travail de détective fascinant et à l’examen de squelettes humains, nous pouvons désormais dire à quel moment s’est développée la maîtrise indispensable de la langue, du larynx et des muscles respiratoires. Or il se trouve que cela remonte à une époque bien plus ancienne que celle que nous attribuons, en nous fondant sur d’autres indices, au développement du langage. Et s’il en est ainsi, à quoi pouvaient donc servir ces développements ? La réponse, à en croire de nombreux anthropologues paraît être – « à chanter ». Cela peut paraître bizarre, car nous nous sommes habitués à considérer la musique comme une activité accessoire. Mais en fait la ‘musique’ du discours – par quoi j’entends l’intonation, et tout ce qui n’est pas le ‘seul’ contenu, associé à toutes les autres formes de communication non-verbales – constitue la part la plus importante de ce que nous communiquons dès lors que nous entreprenons de le faire. Le langage dénotatif n’est pas indispensable à la communication Je-Tu. La musique dépend avant tout de l’hémisphère droit, et les aspects du langage qui nous permettent vraiment de comprendre le sens d’une déclaration à un niveau élevé – y compris l’intonation, l’ironie, la métaphore, et le sens d’une déclaration au regard de son contexte – sont toujours desservis par l’hémisphère droit. Le langage dénotatif devient nécessaire dès lors que nous avons des projets ou que nous voulons parler d’une tierce personne, ou désigner des objets qui ne sont pas présents. Il augmente incomparablement nos capacités de manipulation, ce qu’on pourrait appeler la communication Je-Ça. Il n’est donc pas nécessaire pour la communication en soi, mais seulement pour une certaine espèce de communication. Il existe aussi un masse d’indices qui nous font penser que nous n’avons pas besoin du langage pour penser, ni même pour conceptualiser. Voici un exemple éloquent : les pigeons, croyez-le si vous le voulez, savent faire la différence entre un Picasso et un Monet, sans pour autant posséder un langage pour le signifier. Mais nous savons également que des tribus, qui ne possèdent aucun mot pour les nombres au-delà de ‘trois’ peuvent fort bien calculer des quantités beaucoup plus élevées et saisissent des concepts qu’ils sont incapables d’exprimer par les mots. Le langage n’est pas indispensable à la pensée, mais seulement à certaines espèces de pensée. A quoi sert-il donc, dès lors ? A mon idée, le langage et la main ont un certain agenda en commun. Tous deux nous permettent de saisir les choses, de les fixer, de les rendre utiles. Et comment nier que c’est bien cela que nous avons fait. Tous deux nous ont aidé à nous servir du monde, et ce faisant de développer bien des choses dont nous sommes à juste titre fiers, et qui représentent les fruits de la civilisation. Mais il y a un prix à ce genre de relation au monde, et c’est ce qui nous ramène à la question de savoir pourquoi les hémisphères sont séparés. Revenons aux oiseaux et ce qu’il nous plaît d’appeler les animaux inférieurs. Que savons-nous de la différence entre les hémisphères chez eux ? La première chose que nous puissions dire, c’est qu’ils desservent des types d’attention distincts. L’attention, à première vue, peut nous sembler une idée plutôt ennuyeuse mais ce n’est pas vraiment le cas. Il ne s’agit pas seulement d’une ‘fonction cognitive’ parmi d’autres. Ce n’est en fin de compte rien de moins que la façon même dont nous nous relions au monde. Et cela ne dicte pas seulement le genre de relation que nous établissons avec ce qui existe. Cela dicte aussi ce que sera cette chose avec laquelle nous entrons ainsi en rapport. En fait, bien qu’il soit permis de soutenir que l’objet de notre attention détermine le type d’attention que nous lui accordons, il est également vrai – et important – de reconnaître que le type d’attention que nous attachons à ce que nous voyons détermine ce que nous voyons. En fait, la manière dont la réalité se présente à nous ferait songer à la célèbre image de M. C. Escher qui montre une paire de mains qui se dessinent l’une l’autre: Chez les oiseaux et les animaux, cependant, le problème de l’attention est une affaire de vie ou de mort. Un oiseau qui tient à rester en vie est appelé à résoudre une énigme. Il doit être en mesure de se nourrir tout en demeurant aux aguets contre les prédateurs. Comment prêter une attention exacte à ce qu’on fait dès lors qu’il s’agit de discerner le grain au milieu du gravier sur lequel il a été répandu, tout en vouant une attention large et panoramique à tout ce qui risque de survenir, et ce pour éviter d’être dévoré ? C’est un peu comme se tapoter la tête d’une main tout en se frottant l’estomac de l’autre. Pour tout dire, c’est bien plus difficile encore, car c’est carrément impossible. Ce que nous savons maintenant, c’est que la division des hémisphères rend effectivement possible ce qui avait d’abord paru impossible. Les oiseaux apportent une attention étroite à ce qu’ils mangent grâce à leur œil droit (hémisphère gauche), tout en ouvrant l’œil gauche (hémisphère droit) pour se garder des prédateurs. En même temps, les oiseaux et les animaux se servent de leur œil gauche (hémisphère droit) pour rester en relation avec d’autres membres de leur espèce. Et cette différence a persisté alors même que nous ne cessions d’évoluer par ailleurs. En fait, il semblerait que l’hémisphère gauche se soit spécialisé en mettant au point une sorte d’attention fragmentée qui nous permet d’utiliser le monde. Mais ce faisant, il a également altéré notre relation avec lui. De la même façon, l’hémisphère droit favorise une attention large et ouverte qui nous permet de nous voir reliés à – et dans le cas des humains en empathie avec – tout ce qui n’est pas nous. Ces deux formes d’attention sont mutuellement incompatibles, bien qu’il soit indispensable que nous puissions en faire usage simultanément. Chez les humains du fait du développement des lobes frontaux qui nous permettent, de nous distancier du monde, le besoin de spécialisation devient encore plus fort. Car avec le recul, nous pouvons aussi bien voir le monde comme séparé de nous, et donc comme quelque chose dont nous pouvons nous servir, ou tout au contraire – voir ce même monde comme encore plus étroitement rattaché à nous puisque nous pouvons voir les autres, pour la première fois, comme des êtres semblables à nous. C’est le fondement de l’empathie. Cette capacité de représenter le monde artificiellement – de le cartographier conceptuellement, en remplaçant les choses par des signes, comme le fait un général sur la carte dans son étatmajor – nous permet d’élaborer une stratégie d’ensemble. C’est cela qu’accomplit le langage. Mais par la même occasion, cela nous empêche d’être là, dans le monde vécu. Cela substitue à ce vécu un schéma d’ensemble qui est singulièrement simplifié, mais néanmoins très utile. Ainsi en va-t-il chez les humains qui ont absolument besoin de disposer de ces deux manières de comprendre le monde tout en les maintenant à distance l’un de l’autre. Or il s’avère que le corps calleux, la bande de tissus qui relie les hémisphères (et leur permet donc de s’inhiber mutuellement) est le plus souvent mis à contribution, chez les humains, en vue du processus d’inhibition, qui maintient une distance entre les choses. Mais alors, à quoi peut donc servir l’expansion de l’hémisphère gauche chez les grands singes ? Cela se rapporte à leur capacité de former des concepts, qui leur permettent de mieux manipuler le monde. Il en va de même chez les humains, où cela se rattache également à notre maîtrise du langage, et aussi, notre capacité de manipuler littéralement les choses avec la main droite. Et la bosse sur le front droit chez les humains et chez certains grands singes, s’associe à tout un éventail de ‘fonctions’ qui nous distinguent des autres animaux, et qui touchent à notre capacité d’empathie. En relation intime avec l’hémisphère droit dans son ensemble, il joue un rôle significatif dans l’imagination, la créativité, la capacité d’émerveillement religieux, la musique, la danse, la poésie, l’art, l’amour de la nature, le sens moral, le sens de l’humour et même la capacité de changer d’avis. C’est ainsi que la différence entre les hémisphères affecte profondément ce que fait chaque hémisphère. Malheureusement, et malgré le fait que la coopération entre hémisphères soit indispensable, ils se trouvent en compétition, tout simplement parce que l’idée que se fait du monde l’hémisphère gauche est telle qu’il a l’impression de tout savoir, alors même qu’il lui est parfaitement impossible de savoir ce que sait l’hémisphère droit. Chacun a besoin de l’autre, mais l’hémisphère gauche est plus dépendant du droit que le droit que ne l’est du gauche. Et pourtant, ce dernier est convaincu du contraire, et il est persuadé qu’il peut parfaitement se débrouiller tout seul. Je pense que la bataille des hémisphères (qui est une bataille du seul point de vue de l’hémisphère gauche) explique la forme qu’a prise l’histoire des idées en Occident, et aussi la mauvaise passe dans laquelle nous nous trouvons en ce moment même. Chez l’homme, l’hémisphère droit nous fournit cette attention large qui prend en compte la totalité du monde disponible, alors que le gauche possède un rayon étroit d’attention, qui se focalise sur les exigences de la saisie, qui est la fonction de la main droite. Et il en découle des conséquences incommensurables, s’agissant du monde que l’un et l’autre des hémisphères produit à notre usage. Qu’a donc révélé la croissance exponentielle de la recherche touchant au cerveau au cours des années récentes en matière de différence entre les hémisphères ? Et quel monde, l’un et l’autre, crée-t-il pour nous ? Il me faudrait ici résumer ce que nous savons en un langage quasi télégraphique. Je me contenterai donc de dire que les preuves sont, de mon point de vue, à la fois amples et convaincantes, et que le lecteur qui s’intéresse à la question en trouvera les détails dans mon livre. Comme pour confirmer qu’il y a quelque chose de tout à fait distinctif dans la manière dont fonctionnent les hémisphères, nous pourrions cependant noter qu’il existe des différences dans leur structure et leur fonction au niveau le plus fondamental. L’hémisphère droit est plus long et en général plus lourd que le gauche. Et cette particularité se retrouve chez tous les mammifères sociaux. Les hémisphères se différencient par leur sensibilité à certains neurotransmetteurs bien précis et aux neurohormones, mais aussi par leur architecture neuronale et leur organisation, et ce en des manières qui font sens au regard des différences neuropsychologiques. Lesquelles? En premier lieu, la nature même de l’attention propre à l’hémisphère droit veut que les choses dont nous faisons l’expérience se présentent à nous – se rendent présentes – dans l’hémisphère droit, et ce avec une fraîcheur dénuée de toute préconception. Les expériences nouvelles de toute sorte – que ce soit de la musique, des mots, des constructions imaginaires, des objets de l’environnement et même des talents divers – nous viennent de l’hémisphère droit, et ce n’est que par la suite que l’hémisphère gauche s’en empare, dès lors qu’ils sont devenus familiers. L’hémisphère droit s’avère plus apte à établir des rapports entre les choses qu’il tend à voir dans leur totalité, alors que l’hémisphère gauche en distingue les parties. Il en découle d’autres conséquences. L’hémisphère gauche tend plutôt à voir les choses sous une forme abstraite, tandis que l’hémisphère droit les voit plutôt ancrées dans le contexte du monde réel dans lequel elles se produisent. Il en découle que l’hémisphère droit paraît plus à même d’apprécier les choses véritablement existantes dans leur singularité, alors que l’hémisphère gauche schématise les choses et les généralise en catégories. Mais comme tant de choses qui comptent vraiment dans l’expérience humaine dépendent en fin de compte du fait qu’elles n’ont pas été arrachées au contexte au sein duquel elles se présentent comme dotées de sens, cette différence s’avère d’une importance capitale. Toute expérience artistique et spirituelle – et peut-être même tout ce qui importe vraiment – ne saurait être qu’implicite; le langage, en rendant les choses explicites, réduit tout à une même devise usée et, comme le dit Nietzsche, rend commun ce qui était rare. De nombreux indices démontrent que l’hémisphère gauche est plus à l’aise avec les outils et avec tout ce qui est inanimé, mécanique ou machinique – ainsi qu’avec les choses qu’il a fabriquées lui-même. De telles choses lui sont intelligibles en des termes qui lui sont propres, parce qu’il les a assemblées lui-même, pièce à pièce, et qu’elles sont admirablement adaptées à ce type de compréhension. Par contraste, l’hémisphère droit s’entend à traiter les choses vivantes, qui sont flexibles, organiques, en transformation constante, et qu’il n’a pas fabriquées lui-même. Seul l’hémisphère droit paraît capable d’apprécier la totalité organique d’une structure qui s’écoule et qui change au fil du temps, comme le font tous les êtres vivants. En fait, presque tous les aspects de l’appréhension du temps sont logés dans l’hémisphère droit. L’hémisphère gauche, par contraste, se représente le temps comme une succession de points, l’écoulement comme une succession d’instants immuables, un peu comme les photogrammes tirés d’un film cinématographique. Tout, chez lui, et même les ensembles vivants, se trouve assemblé à partir de composantes, et s’il n’y a pas de composantes distinctes, l’hémisphère gauche ne manquera pas de les inventer. Il n’est donc guère surprenant que l’hémisphère droit s’avère d’une importance bien plus considérable que le gauche lorsqu’il s’agit d’apprécier la musique, qui est justement un être organique qui s’écoule, qu’il convient d’apprécier comme un tout, et qui existe presque entièrement dans ‘un entre-deux’. L’hémisphère gauche sait apprécier le rythme, pourvu qu’il soit simple, mais guère plus. La mélodie, le timbre et surtout l’harmonie sont en grande partie dépendants de l’hémisphère droit, comme les sont les rythmes complexes, avec leurs combinaisons et leurs syncopes (les musiciens professionnels présentent une exception pour plusieurs raisons qui s’avèrent intéressantes en elles-mêmes). La contrepartie visuelle de l’harmonie pourrait bien être la profondeur du champ visuel. La perception de la profondeur dépend aussi en grande partie de l’hémisphère droit, en conformité avec le fait que nous ne sommes nullement isolés du monde de l’hémisphère droit, puisque nous entretenons une relation importante avec lui, alors que l’hémisphère gauche a tendance à voir les choses comme mises à plat, détachées de nous, comme projetées sur un écran. Bien que les deux hémisphères participent à l’expression et l’appréciation des émotions, la plus grande partie de notre vie émotive dépend de l’hémisphère droit: la colère est la seule émotion que l’on trouve robustement associée à l’hémisphère gauche, bien que des émotions superficielles, conscientes ou voulues puissent être desservies par l’hémisphère gauche. Nous exprimons plus de choses avec le côté gauche du visage, gouverné par l’hémisphère droit, et l’hémisphère gauche est incapable de déchiffrer les expressions émotives du visage ni de comprendre ou même de retenir des données émotives avec la même facilité que le fait le droit. En fait la reconnaissance des visages, la reconnaissance de leur singularité et l’interprétation de leurs expressions, dépendent principalement de l’hémisphère droit. Et par-dessus tout, l’hémisphère droit est plus empathique: son attitude envers les autres est moins compétitive, plus réceptive à la compassion et à la solidarité. Bien qu’il soit en mesure de traiter tout l’éventail des émotions, il s’avère plus réceptif à la tristesse que ne l’est l’hémisphère gauche; et des études d’enfants confirment que la tristesse et l’empathie sont étroitement liées. L’hémisphère droit manifeste un plus vif intérêt pour ce qui est personnel, pour ce qui est ‘pour moi’, alors que l’hémisphère gauche s’intéresse à l’impersonnel. Mais c’est toujours l’hémisphère droit qui est plus apte à comprendre ce qui se passé dans la tête des autres, et à ressentir de l’empathie, que ne l’est l’hémisphère gauche, qui sous ce rapport peut paraître relativement autiste. Notre sens du Soi est complexe, mais là aussi, le sentiment que nous avons de nous-mêmes en tant qu’êtres dotés d’un passé et d’un avenir, et en tant qu’êtres uniques avec une histoire qui endure dans le temps est dépendante de l’hémisphère droit (ce même hémisphère apprécie également la narration, tandis que l’hémisphère gauche n’y voit qu’une accumulation d’épisodes distincts, qu’il lui arrive souvent de retenir dans le désordre). Quant à la conscience de soi, si elle est identifiée à notre volonté consciente, elle sera plutôt desservie par l’hémisphère gauche. Le fait que nature incarnée s’implique dans tout ce que nous faisons, non seulement dans nos actions ou même dans nos sentiments, mais aussi dans notre capacité de raisonner, de philosopher ou de pratiquer une science, est une réalité dont nous sommes devenus bien plus conscients au cours des cent dernières années. Les hémisphères ont des façons différentes de comprendre le corps. Seul l’hémisphère droit possède une image corporelle intégrale, l’hémisphère gauche se figure le corps comme un assemblage de parties, comme s’il s’agissait d’un objet dans l’espace placé côte à côte avec d’autres objets, plutôt qu’un mode d’existence. Au regard de l’hémisphère droit, nous vivons le corps; tandis que pour le gauche, nous vivons en lui, comme il nous arrive de ‘vivre’ dans une voiture que nous conduisons. Le raisonnement ne se restreint nullement à l’hémisphère gauche, bien que l’analyse séquentielle le soit en grande partie. Le raisonnement déductif, ainsi que de nombreuses formes de procédures mathématiques et de résolution de problèmes, et notamment le phénomène de reconnaissance intuitive soudaine de la nature d’un concept complexe, paraissent tous dépendants de l’hémisphère droit, et en fait d’une zone qui, selon la science cognitive paraît reliée au ‘traitement’ des émotions. Le sens moral intuitif est étroitement lié à l’empathie que l’on éprouve pour les autres et paraît dépendre pour une part du cortex droit frontal qui est dysfonctionnel chez les psychopathes. Et par-dessus tout, l’hémisphère gauche se montre d’un optimisme injustifié, se fait une idée très haute et d’ailleurs parfaitement irréaliste de lui-même, s’obstine dans le déni dès lors qu’il s’agit de ses propres insuffisances, fait preuve d’une assurance déraisonnable lorsqu’il prétend comprendre des choses dont il ne sait presque rien et se montre peu enclin à changer d’avis. L’hémisphère droit, par contre, voit bien plus de choses mais il est également plus enclin à douter de lui-même. Il est moins assuré de son savoir. Il est enfin dépourvu de voix, puisque les centres moteurs du langage (sinon le langage tout entier) sont situés dans l’hémisphère gauche. S’il fallait caractériser les différences dans leur ensemble, il faudrait dire quelque chose dans ce genre. L’expérience vécue est toujours en mouvement, ramifié et imprévisible. Et pourtant, pour que nous soyons vraiment en mesure de savoir quelque chose, il faut que cette chose manifeste malgré tout des propriétés durables. Si tout s’écoule et s’il est impossible de mettre deux fois le pied dans la même rivière – la formule d’Héraclite est à mon avis, une brillante évocation de la réalité centrale du monde de l’hémisphère droit – nous demeurons toujours désarmés devant l’expérience et puisque rien ne se répète jamais, nous ne pourrons jamais rien savoir. Il nous faut donc trouver une manière de fixer les choses au sein du temps qui s’écoule, et ce en prenant du recul par rapport à l’immédiateté de l’expérience et en nous retirant du flot. C’est ainsi que le cerveau est contraint de s’attacher au monde de deux façons totalement différentes et, ce faisant, il donne effectivement naissance à deux mondes différents. Dans l’un d’entre eux, celui de l’hémisphère droit, nous faisons l’expérience vécue du monde vivant, complexe, incarné, peuplé d’être individuels et toujours uniques, emportés dans un changement perpétuel, un réseau d’interdépendances qui forme et reforme des ensembles, un monde, en somme, auquel nous sommes profondément reliés. Dans l’autre, celui de l’hémisphère gauche, nous faisons ‘l’expérience de notre expérience’ et ce d’une manière très particulière, grâce à une version ‘re-présentée’ de ce monde, contenant désormais des entités statiques, séparables, délimitées, mais essentiellement fragmentées, regroupées en classes et au sujet desquelles il devient possible de faire des prédictions. Ce type d’attention isole, fixe chaque chose et la rend explicite en la positionnant sous le projecteur de notre attention étroitement focalisée. Ce faisant, pourtant, il rend toute chose inerte, mécanique, dépourvue de vie. Mais il nous permet aussi de savoir, pour la première fois, et donc d’apprendre et aussi de fabriquer des objets. Ceci nous apporte le pouvoir. Ces deux aspects du monde ne sont pas symétriquement opposés. Ils ne sont pas équivalents, par exemple, aux concepts qui distinguent un point de vue ‘subjectif’ et un autre ‘objectif,’ distinction qui ne font déjà que refléter une façon particulière d’être dans le monde – et donc, le fait est important – une ‘vision’ du monde propre au seul hémisphère gauche. La distinction que je m’efforce de faire ici, est celle qui peut être faite entre, d’une part, notre façon de vivre le monde avant de lui avoir voué une quelconque réflexion, avant même que nous n’ayons eu l’occasion de le considérer de quelque façon que ce soit, ou même de songer à le décomposer en parties – un monde où les choses que nous serons par la suite amenés à qualifier de subjectifs et d’objectifs, demeurent dans un état de suspension qui leur permet d’embrasser à la fois chacun des ‘pôles’ potentiels, mais aussi leur coexistence simultanée; et d’autre part, le monde auquel nous sommes le plus souvent portés à penser, où le subjectif et l’objectif se présentent comme des pôles distincts. En termes les plus simples, un monde, d’une part, où il existe un ‘entre-deux’, et, de l’autre, un monde où il n’en existe pas. Il ne s’agit pas de deux façons différentes de penser le monde mais bien de deux façons d’être dans le monde. Et cette différence n’est pas symétrique. Elle est, au contraire, fondamentalement asymétrique. J’ai laissé entendre plus haut que nous avions acquis le langage non pas en vue de la communication, ni même pour pouvoir penser, mais bien pour faciliter un certain type de manipulation fonctionnelle du monde. Le langage, comme la carte du général dans son état-major, est une représentation du monde. Ce monde là n’est plus présent, mais littéralement ‘re-présenté’ après coup. Il nous fournit une fiction utile. Il me semble que la différence essentielle entre l’hémisphère droit et l’hémisphère gauche, c’est que le droit est attentif à l’Autre, quel qu’il soit – l’autre qui existe à part nous et avec lequel il se sent profondément en relation. Il est fortement attiré, par la relation, par ‘l’entre-deux’ qui s’établit avec cet Autre, et qui nous apporte vie. L’hémisphère gauche, par contre, voue son attention au monde virtuel qu’il a lui-même créé, qui est cohérent et autonome, mais en fin de compte dissocié de cet Autre. Cette séparation est la source de sa puissance, mais c’est aussi ce qui le rend étrangement impuissant, dans la mesure où il est, en fin de compte, la seule chose sur laquelle il saurait agir et qu’il saurait même connaître. Vous seriez-en droit de me dire, d’accord, admettons qu’il existe deux façons de concevoir le monde, mais qu’est-ce qui vous autorise à prétendre que tous deux ne sont pas également valables? Je réponds que tous deux sont en effet très importants – tous deux sont même indispensables, dès lors qu’il s’agit de mener une vie civilisée – mais elles ne sont pas pour autant également valables. Il y de nombreuses raisons à cela. En premier lieu, il est intéressant de noter qu’à la fin du dix-neuvième siècle et au cours du vingtième, aussi bien en mathématiques et en physique (par exemple Cantor, Boltzmann, Gödel, Bohr), qu’en philosophie (je songe tout particulièrement aux pragmatistes américains, Dewey et James, et aux phénoménologistes européens, Husserl, Heidegger, Scheler, Merleau-Ponty et aussi le Wittgenstein tardif), tout en se fondant exclusivement sur des prémisses parfaitement caractéristiques de l’hémisphère gauche, qui veulent que l’analyse séquentielle soit en mesure de nous conduire à la vérité, des penseurs sont arrivés à des conclusions qui s’approchent beaucoup plus de la conception monde caractéristique de l’hémisphère droit (dont ils confirment ainsi la validité), et non de celles de l’hémisphère gauche. La chose est en soit remarquable, puisque de façon générale les présomptions auxquelles vous vous attachez au départ décident de l’endroit où vous aboutirez. Mais il existe d’autres indications. Une attention large et vigilante doit précéder toute tentative de s’attacher plus étroitement à une partie du champ de la connaissance; il nous faut voir le tout avant d’en étudier les parties, et non assembler le tout en réunissant ses éléments épars. Nous faisons l’expérience du tout avec l’hémisphère droit au départ, et non avec le gauche. De même, le langage est issu du corps. Il est implicite. Ce n’est pas quelque chose qui fonctionne au niveau abstrait. Il n’est pas explicite. L’affect est premier. Il n’est le résultat d’un calcul qui s’appuierait sur une évaluation cognitive des parties. Comme l’a démontré Libet, la volonté inconsciente, plus étroitement liée au fonctionnement de l’hémisphère droite, anticipe largement tout ce qu’est en mesure de reconnaître notre conscience explicite et verbalisante. L’analyse minutieuse de la relation entre la parole et le geste démontre qu’aussi bien la pensée que son expression prennent naissance dans l’hémisphère droit, et non dans le gauche. La re-présentation dépend inévitablement d’une ‘présentification’ antérieure; et même le mode de fonctionnement du système nerveux lui-même se trouve plus en congruence avec le mode d’opération de l’hémisphère droit qu’avec celui du gauche. Ce qu’offre l’hémisphère gauche est donc un processus précieux, mais néanmoins intermédiaire, un processus de ‘déballage’ de ce qui est là, suivi de sa restitution à l’hémisphère droit, où il pourra être à nouveau intégré à l’ensemble de l’expérience vécue. Le processus ressemble en cela à la minutieuse fragmentation et analyse d’une sonate au moment de la répétition qui est réintégrée par le pianiste au moment de l’exécution, à un niveau où il ne faut même plus qu’il en soit conscient. C’est du moins ainsi que les deux hémisphères devraient coopérer, l’émissaire rendant ses comptes au Maître qui est le seul à connaître l’ensemble des choses. Mais le rationalisme parfaitement cohérent de l’hémisphère gauche a su convaincre ce dernier qu’il est inutile de s’inquiéter de ce que pourrait éventuellement savoir l’hémisphère droit: il estime en effet qu’il dispose déjà de toutes les données pertinentes. Et il dispose surtout de trois grands avantages. Tout d’abord, il dispose de la maîtrise de la voix, et donc des moyens d’argumentation. En fin de compte, les trois L – langage, logique et linéarité – sont entre les mains de l’hémisphère gauche. C’est comme s’il était le Berlusconi du cerveau, un poids-lourd politique qui contrôle les média. Et bien entendu, nous avons tendance à être plus à l’écoute de ce qu’il dit. Ensuite, le monde parfaitement cohérent de la pure théorie et des idées pures est comme une galerie des glaces : toute tentative d’évasion est renvoyée vers l’intérieur. La grande voie qui aurait pu nous conduire vers quelque chose qui se trouve au-delà – la sagesse intuitive qu’incarne la tradition, l’expérience du monde naturel, les arts, le corps et la religion – sont tous vidés de leur force par l’impact abstrayant, rationalisant, ironisant du monde des représentations parfaitement cohérentes que nous offre l’hémisphère gauche. La présence vivante n’est plus accessible. Et enfin, il y a une tendance à favoriser un feed-back positif – au lieu de rétablir l’équilibre, on nous ressert une nouvelle portion du même. Ceci m’amène à aborder les motifs pour lesquelles ces questions ne sont pas seulement d’un intérêt académique. Car il m’apparaît que le monde dans lequel nous vivons en est venu à refléter toujours plus les idées du seul hémisphère gauche. Dans la deuxième partie de mon livre, je considère l’évolution de la culture occidentale, en commençant par l’Antiquité, avec l’extraordinaire floraison de la culture Athénienne au 6ème siècle avant notre ère, où les deux hémisphères, à ce qu’il me semble, ont œuvré en harmonie comme jamais auparavant ni même depuis; puis le déclin lié à la montée en puissance de l’hémisphère gauche à l’époque romaine tardive; et enfin, à tour de rôle, aux grands glissements tectoniques que nous appelons la Renaissance, la Réforme, le Siècle des Lumières, le Romantisme, la Révolution Industrielle, le Modernisme et le Post-modernisme. J’estime que tout cela représente une lutte pour le pouvoir que se livrent deux façons d’être dans le monde, et que nous avons fini prisonniers d’un seul d’entre eux – de l’hémisphère gauche. Tâchons un instant de nous représenter ce que pourrait être un monde où l’hémisphère gauche serait le seul fournisseur de notre réalité ? Tout d’abord, la vue d’ensemble serait inatteignable: le monde ne serait plus qu’une simple accumulation d’éléments épars. Son unique signification serait dérivée de sa capacité d’être utilisé. Une attention plus étroitement focalisée mènerait à une spécialisation croissante et une technicisation du savoir. Ceci mènerait, du coup, à favoriser la substitution de l’information, et de la collecte d’information au savoir, fruit de l’expérience. Le savoir, à son tour, paraîtrait plus ‘réel’ que ce qu’on pourrait appeler la sagesse, qui serait perçue comme trop nébuleuse, une chose insaisissable. Le savoir qui venait de l’expérience, et l’acquisition pratique de talents incarnés, deviendraient suspects, perçus soit comme un menace ou tout simplement incompréhensibles. Ils seraient remplacés par des signes ou des représentations, des systèmes formels attestés par des brevets et des diplômes. Il y aurait une augmentation simultanée de l’abstraction et de la réification, grâce à laquelle le corps humain lui-même et nos propres personnes aussi bien que le monde matériel et les œuvres d’art que nous avons produites pour nous permettre de le comprendre, deviendraient plus conceptuels tout en se voyant réduits à l’état de simples objets. Le monde dans son ensemble deviendrait plus virtualisé, et l’expérience que nous en avons dépendrait toujours plus de méta-représentations d’une espèce ou d’une autre. Il y aurait de moins en moins de personnes engagés dans un travail qui exigerait le contact avec quoi que ce soit en provenance du monde réel, du monde ‘vécu,’ car il s’agirait désormais bien plus de plans, de stratégies, de paperasses, de gestion et de procédures bureaucratiques. Il y aurait une déperdition totale de tout sentiment de singularité. Le vivant serait toujours plus calqué sur le mécanique. Ceci affecterait également la manière dont les bureaucraties géreraient tant les situations humaines que la société dans son ensemble. ‘Ou bien/ou bien’ aurait tendance à se substituer à des questions de degré, et il en résulterait une certaine inflexibilité. On assisterait à une dévaluation des valeurs supérieures et leur statut serait traité avec un cynisme croissant. La moralité serait évaluée, au mieux, en fonction d’un calcul utilitaire, au pire en termes d’un ‘enlightened self-interest.’ L’impersonnel en viendrait à remplacer le personnel. On s’attacherait aux choses matérielles aux dépens du vivant. La cohésion sociale, et le lien entre les personnes et (ce qui est tout aussi important) entre les personnes et les lieux, le contexte auquel chacun appartient, ne serait plus pris en compte, seraient peut-être même perturbés, étant tenus pour incommodes et même incompréhensibles aux yeux de l’hémisphère gauche agissant pour son seul compte. Il y aurait une dépersonnalisation des relations entre membres de la société, et aussi dans les relations que la société entretient avec ses membres. L’exploitation plutôt que la coopération serait, explicitement ou non, la relation par défaut entre individus, et aussi entre le genre humain et le reste du monde. Le ressentiment mènerait à une insistance sur l’uniformité et l’égalité, non pas comme une chose désirable qu’il convient de mettre en équilibre avec d’autres qui le sont aussi, mais comme le but désirable et ultime, qui transcende tous les autres. L’hémisphère gauche est incapable de faire confiance à autrui et il est enclin à la paranoïa. Il a besoin de se sentir maître de la situation. Nous devrons nous attendre à ce que les gouvernements soient obsédés par des questions de sécurité d’abord, et désireux d’assurer le contrôle absolu. Le raisonnable serait remplacé par le rationnel, et il se pourrait que l’idée même du raisonnable devienne inintelligible. Il y aurait un effondrement complet du sens commun, puisqu’il est intuitif et dépend de la collaboration entre les deux hémisphères. On devrait s’attendre à une perte de toute perception intuitive, en même temps qu’une répugnance à assumer des responsabilités, et ceci renforcerait la tendance de l’hémisphère gauche à favoriser un optimisme que pourrait bien s’avérer dangereusement infondé. Il y aurait une augmentation de l’intolérance et de l’inflexibilité, et une réticence à changer de voie ou d’opinion. Il faudra s’attendre à ce que l’émerveillement et le respect à l’égard du religieux soient accueillis avec ressentiment et même soumis à un travail de sape. Ce serait le monde ‘désenchanté’ de Weber. La religion serait perçue comme une simple fantaisie. L’art serait conceptualisé, ‘cérébralisé’ et la beauté s’éclipserait sous les coups de l’ironie. En tant que culture, nous en viendrions à écarter toute forme implicite de savoir. On constaterait une étonnante difficulté à comprendre tout sens qui ne serait pas explicite, et une disqualification de toute forme de communication non-verbale et non-explicite. Du même coup, on assisterait à l’ascension de l’explicite, soutenu par une législation toujours plus proliférante, que Tocqueville anticipait en parlant d’un ‘réseau de petites règles compliquées’ qui finirait par étrangler la démocratie. Au fur et à mesure où il deviendrait plus difficile de partager un sentiment moral intuitif et commun, ou de passer des contrats implicites entre individus, de telles règles deviendraient toujours plus encombrantes. Il y aurait un déclin de la tolérance et de l’appréciation de la valeur de l’ambigüité. Nous aurions tendance à devenir par trop explicites dans le langage dont nous nous servions autrefois pour aborder l’art et la religion. Il perdrait son pouvoir métaphorique implicite et crucial. Tout cela vous paraît-il familier? Dans les termes de la fable que j’ai citée au départ, l’émissaire, toujours aussi dépourvu d’intuition, semble se croire en mesure de tout savoir et de tout faire sans le soutien de quiconque. Mais il en est incapable. Laissé à lui-même, il est comme un zombie, un somnambule qui marche d’un pas tranquille vers l’abîme en sifflotant un air joyeux. Tout ceci paraît affecter notre compréhension de la spiritualité de diverses façons. Le sens de la situation que je viens de décrire n’est pas tant, me semble-t-il que nous savons désormais dans quel coin du cerveau pourrait se loger l’expérience spirituelle. Deux ‘points’ favorisés semblent apparaître dans la recherche – la région temporo-pariétale droite et le cortex frontal gauche. Il se pourrait que l’importance du cortex frontal gauche réside dans le fait que c’est le principal lieu d’inhibition visant le cortex postérieure gauche, où se déroule le traitement analytique sériel du langage – qui est justement l’activité qui doit, selon toutes les traditions spirituelles, être amenée à se taire et à se mettre au repos. Mais je doute qu’il y ait une localisation dans le sens où il pourrait y avoir un ‘God spot’ – comme on dit en anglais. Plus intéressant, à mon sens, est le fait que l’attention large de l’hémisphère droit, qui est ouvert et inclusif, perçoit plus de choses que ne peut espérer saisir l’attention restreinte de l’hémisphère gauche qui, du fait même de sa précision, réduit trop vite le monde de notre expérience aux choses qui nous sont familières, à ce que nous savons déjà, plutôt que de nous laisser chercher notre voie à tâtons vers (ou nous laisser attirer par) des choses que l’intuition seule demeure en mesure de reconnaître et qui doivent surtout demeurer implicites. L’hémisphère droit tolère l’ambigüité et le paradoxe. Il comprend la conjonction des contraires, alors que l’hémisphère gauche se montre intolérant à l’égard de l’ambigüité, et estime que les contraires devraient s’annuler. Pour ces motifs, peut-être, l’hémisphère droit paraît plus ouvert au spirituel que ne l’est l’hémisphère gauche, qui s’efforce toujours de réduire l’expérience à quelque chose qu’il ‘sait’ déjà. Encore plus intéressant, me semble-t-il, est la manière dont la négation conduit à la création – le fait que nous ne découvrons pas les choses de la même façons que nous les fabriquons, à savoir en assemblant des objets que nous connaissons déjà, mais en niant les choses que nous pensions savoir pour que puissent surgir quelque chose d’autre, que nous ne saurions rendre précise (parce que toute tentative de le faire la trahit, la déforme et la falsifie). J’aborde cette questions à plusieurs reprises (voir ‘negation as creation’ dans l’index). Ceci s’accorde à ce qu’on appelle en théologie la via negativa ou l’approche apophatique (du ‘non-dit’) de la connaissance spirituelle. Je voudrais enfin attirer l’attention du lecteur sur la structure de la relation qu’entretiennent les deux hémisphères. Cette relation me paraît dotée d’une structure que l’on retrouve dans la mythologie chrétienne, où une grande puissance (Dieu) doit se soumettre à une forme de réduction, de résistance ou de contrainte afin que quelque chose d’autre puisse s’accomplir – l’incarnation, qui exige la soumission de Dieu aux contraintes de la matérialité, avec toutes les souffrances qu’elle entraîne, pour ne pas demeurer seul dans l’univers mais avoir sa Création, et que celle-ci soit sauvée. Il s’agit du Possible, dans son infinie multiplicité, se soumettant à l’Actualité, qui est bornée mais solide, afin que quelque chose puisse accéder à l’être. C’est en fait comme si le Devenir se soumettait à une forme de résistance ou de limitation pour que quelque chose, enfin, Soit. Ceci ferait songer au récit de Milton et de la Bible qui nous montre Dieu faisant confiance à son bras droit, le plus éclatant et le meilleur de ses anges et, en lui faisant confiance et en courant le risque d’être trahi. C’est ce que fait en effet Lucifer/Satan dans le récit de la Chute de l’Homme. Ce mythe, dans son essence, est identique à celui du Maître et de son Emissaire. Traduit par Michael Francis Gibson Iain McGilchrist est l’auteur de The Master and His Emissary, Yale, 2009