LAT. 27 - Revues Plurielles
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LAT. 27 - Revues Plurielles
LIVROS/LIVRES “Etat de Choc” de Paul Moreira José Barros aul Moreira est né au Portugal où il vivra ses premières années, avec sa grand-mère, jusqu’à l’âge de trois ans, avant de rejoindre ses parents en France. C’est ici qu’il fera ses études. Après le baccalauréat il multiplie les petits boulots : manutentionnaire dans une imprimerie, chauffeur livreur, coursier payé au ticket, maçon sur un chantier. Il a “appris tout seul combien le travail prolétaire fauche chaque minute avec une lenteur intolérable...” Ce sera par la suite le métier de journaliste qui lui permettra d’additionner vocation et savoir faire et, après un court passage par la presse écrite, il démarrera sa carrière professionnelle dans l’audiovisuel, à Canal Plus, où il prendra les responsabilités de rédacteur en chef de l’émission 90 minutes. Journaliste de télévision donc il a plus l’habitude de s’exprimer à travers les images visuelles qu’avec des textes mais ce récit révèle également en lui une grande sensibilité et une grande maîtrise de l’écriture. Le livre en question, Etat de Choc*, est un long texte de 300 pages dans lequel Paul Moreira nous fait vivre minute après minute ce qui fut son calvaire pendant les heures d’un accouchement programmé pour le bonheur mais qui tournera au drame. Suivie pendant sa grossesse par un médecin dans une clinique privée, sa femme y sera admise pour la naissance de leur deuxième enfant. Le terme de l’accouchement ayant été dépassé, le médecin injectera dans le corps de la femme une hormone chimique, qu’il dit maîtriser, pour accélérer la délivrance. S’ensuivent une grave hémorragie et une succession d’événements incontrôlables pendant lesquels l’ensemble de l’équipe médicale est mobilisé dans une course effrénée à un stade où les choix des déci- P 116 sions sont très limités. Paul Moreira est témoin et acteur de cette tragédie qui le frappe de plein fouet. Il agit avec ses questions préoccupantes et débordantes, directes et urgentes. Impliqué, il veut comprendre et il ne se gênera pas pour interpeller les médecins qui font ce qu’ils peuvent mais qui ne réussissent pas à l’apaiser. Assis sur un banc dans la salle d’attente ou marchant de long e large dans les couloirs où il croise et inspecte un regard fuyant et pressé de l’infirmière ou du médecin, il restera tête haute sans se laisser abattre. Il va ausculter chaque bruit que le blindage de la porte du bloc opératoire pourrait laisser filtrer ; le cri de l’enfant, son enfant, qui lui arrive avec l’information événementielle qu’il est robuste et qu’il va bien. Et la mère ? Questionne l’homme hagard comme si une volonté incontrôlée de culpabiliser l’enfant des malheurs présents l’immergeait soudainement sans maîtrise. Cet enfant qui est là et qui ne demande qu’à vivre une vie paisible et heureuse reçoit cette charge émotionnelle dans une atmosphère irrespirable dans laquelle le mot de bienvenue est absent. Lui qui devrait être le centre de toutes les attentions est relégué déjà à l’oubli... L’enfant, nous dit Dolto dans ses ouvrages de psychanalyse, comprend tout ce qui se passe autour de lui dès les premiers instants. Alors Gabriel (ou Ruben, deuxième prénom décidé par son père) avec ces quelques instants de vie hors du ventre de sa mère, comprendra que son père le déteste en ce moment parce qu’il est, ici et maintenant, peutêtre, le responsable de la mort de sa mère. Le père ressent une force irrésistible qui l’emmène auprès de l’enfant et l’interroge : “Comment allons nous faire mon vieux ? Si elle meurt, est-ce que je t’en voudrai ? Est-ce que je t’en tiendrai coupable ? Est-ce que je vais te haïr ?” Il regarde l’enfant dans son berceau et lui parle d’homme à homme ou d’enfant à enfant : “Si elle part, nous serons pareils, toi et moi : deux orphelins vagabonds seuls sur la route.” Puis, dans une réconciliation définitive, il prend l’enfant dans ses bras et le serre contre lui tenant sa tête pour ne pas qu’elle tombe : “T’inquiète pas, mon petit gars, je suis là, je serai toujours là...” L’enfant reprend ici la place qui est la sienne. Il est devenu pendant ce court instant le centre des attentions qu’on lui devait ! Le père repart vers le bloc opératoire et se colle aux portes en guettant un bruit, un lambeau de vérité qui arriverait par accident. Il entend du métal qui roule, s ‘entrechoque, rebondit... Et des bouts de phrases urgentes au milieu du fracas, l’anesthésiste qui se justifie : “ça fait trois fois... J’ai beau pomper comme un fou, elle n’arrête pas de se vider...” Après une longue période de souffrances et de lutte contre la mort, après que sa femme soit devenue “transportable”, c’est à l’hôpital Lariboisière que la lutte pour revenir à la vie va continuer. Ici, après avoir repris une plus grande confiance dans le corps médical, ses interrogations s’expriment toujours par le doute : - Comment va-t-elle ? - On vient d’augmenter les sédatifs parce qu’elle s’est un peu agitée, elle avait mal au ventre, je crois. - Une reprise d’hémorragie ?! - Non, c’est juste une douleur... - Vous en êtes sûr ? - Oui. - Il n’y a pas de possibilité d’erreur ? - Non, elle va bien, rassurez vous. Interrogations gênantes pour le médecin peut-être ; mais comment LATITUDES n° 27 - septembre 2006 pouvait-il agir autrement ? Comment peut agir un homme après avoir vécu les moments qui précèdent la naissance d’un fils comme des moments de complète satisfaction et plénitude, moments où la douleur et la joie mais aussi l’angoisse s’entremêlent dans un bonheur incommensurable et, contre tout attente, pendant cet espace temps de plein bonheur tout bascule vers le drame, l’incertitude, tel un tremblement de terre qui transforme tous ses sentiments en un véritable cauchemar ? Les croyants se révoltent contre le Dieu tout puissant qui a permis cette injustice. Mais les autres ? Comment vont-ils canaliser leur révolte ? Paul Moreira va rechercher du réconfort auprès de ses parents, de son père à qui il parle en portugais pour plus facilement dire “père” et non papa : “Le vieux est un preux. Un homme silencieux, généreux et modeste, de ceux qui bâtissent le monde et que le monde ne remarque pas.” Mais dans une telle souffrance, aucun réconfort ne peut agir contre la douleur qui est infiniment grande. Peut-être le temps. Mais cette idée de temps réparateur n’est pas assimilable par la pensée qui est absorbée par la tourmente. C’est peut-être l’écriture qui peut devenir échappatoire et cicatrisante... Dans son récit l’auteur décrit une série d’erreurs du médecin qui est à l’origine du drame qui n’est plus réparable. Il qualifie ces erreurs de fautes mais se refuse à entreprendre une quelconque démarche judiciaire ou à entrer dans une animosité de revanche. Il veut crier sa douleur et sa révolte ; dire haut et fort l’injustice qui le frappe. C’est tout. Il a compulsé des bouquins sur la médecine et croisé des informations diverses ; il a confronté des opinions d’amis médecins pour se faire une idée et avoir une certitude pour pouvoir affirmer que “les effets secondaires du Syntocinon peuvent être la rupture de l’utérus si le taux d’injection est trop élevé... Le Syntocinon peut aussi causer des ruptures de la peau et des réactions anaphylactoïdes (rejet par le corps d’une substance étrangère, allergie). n° 27 - septembre 2006 LATITUDES Ceci s’accompagne de difficultés à respirer, tension trop basse et état de choc.” L’encyclopédie médicale à l’usage de tous décrit l’“état de choc” comme “la baisse du débit cardiaque entraîne une anoxie et une souffrance de tous les viscères. (...) Moins de sang arrive dans le cœur. La pompe est donc désamorcée. Le malade est prostré, pâle, très angoissé. L’examen clinique montre une pâleur de la peau et des muqueuses, sueurs froides, polypnée superficielle. Le premier stade est réversible. (...) Le deuxième stade est irréversible. Lorsque l’état de choc s’est prolongé quelques heures, l’anoxie des tissus a provoqué de telles altérations que les organes ne fonctionnent plus (notamment le rein) et l’évolution est mortelle même si la cause du choc est traitée.» Son livre Etat de Choc apparaît comme un parcours thérapeutique pour ne pas tomber dans la folie. C’est un ouvrage poignant et un témoignage d’amour et de tendresse pour une femme qu’il ne peut pas quitter... Les phrases vont très vite à l’essentiel. Ce sont des phrases qui parlent à haute voix et créent des images sans contours, directes, comme si elles étaient écrites avec son seul téléobjectif. L’auteur s’expose à nu. Il délivre tous ses sentiments dans un langage libre et ouvert pour traiter ce drame personnel. C’est un texte dur et violent mais à la fois tendre et plein d’affection. Une espèce d’invitation à visiter l’intérieur de son âme pendant cette période de ténèbres où il a fait front à l’adversité en se battant avec la droiture de l’homme qui puise sa force dans la raison. Nous reproduisons ci-après très exactement et intégralement son « post-scriptum » qui résume bien l’état d’esprit qui a accompagné l’auteur tout au long de son récit : “J’ai relu ce texte. J’aurais beaucoup de mal à l e qualifier ... Auto reportage. Exorcisme. Enquête sur une hormone dangereuse. Pamphlet contre le pouvoir médical. Carnet de bord d’une Near Death Expérience vue de l’extérieur. Journal, heure par heure, d’une bataille contre l’arrêt cardio-respiratoire, la chute du débit sanguin et la nécrose d’un corps. Un corps aimé. Récit sur la peur. Histoire d’amour entre un homme et une femme. Histoire d’amour entre un homme et son tout nouveau fils. Réflexions sur la mort, la disparition, la naissance. Examen de conscience. Texte tragicomique sur la panique, le burlesque triste de la condition humaine. Ce texte n’est pas à mon avantage. J’ai essayé de ne pas tricher. Ne pas me construire une statue. D’explorer ce qui manque si souvent dans les textes unidimensionnels des journalistes : les doutes, les incohérences, l’absurde, les revirements, la part d’imprévisible. À mesure que je rédigeais, un miracle s’est produit : j’ai découvert que je pouvais enfin parler de ce choc qui m’avait laissé sans voix. Ecrire rend donc la parole. Des mots simples pour raconter des sentiments furieux qui bataillaient pour se chercher une issue. Ecrire soigne. Les gens qui habitent ce texte existent tous. Qu’ils sachent qu’il a été écrit dans cet état d’urgence qui avance sans faire trop de détails et qui génère toujours l’injustice. J’ai relu et changé certains noms pour ne pas blesser ceux et celles qui pourraient se sentir caricaturés. Pour les autres, qu’ils veuillent bien me pardonner.” * Paul Moreira, État de choc, Paria Flammarion. 117