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Bloc-notes
Un jumeau virtuel vers l’avenir et retour
Avec les progrès de l’hybridation de l’humain et
de la technologie apparaît quelque chose d’iné­
dit mais plus encore de paradoxal. Prenez le
projet de jumeau virtuel qu’évoque un récent
New Scientist.1 Un pareil jumeau nous permet­
trait d’explorer des modalités de notre propre
avenir. Mais en même temps, pour le créer,
nous devons nous lier à des technologies qui
nous transforment et, partiellement au moins,
tendent à nous réduire.
Car les technologies nous attirent dans leur
monde artificiel. En créant un avatar de nousmêmes, nous sommes tout autant modifiés par
lui que nous nous servons de lui comme pro­
thèse de compréhension. Impossible de savoir
qui a l’initiative, à la fin, entre lui et nous. Rien
n’est plus caractéristique des nouvelles hybri­
dations que les humains nouent avec les ma­
chines que cette difficulté de distinguer qui ou
quoi, de l’humain ou de la machine, a l’initiative
dans la transformation de l’autre.
A l’origine du projet de jumeau virtuel se trouve
le Virtual Physiological Human, une vaste orga­
nisation européenne impliquant plus de 2000
chercheurs. La première partie du projet fait
penser à la démarche du Quantified self. Il s’agit
d’enregistrer toutes les données disponibles
sur un individu, son génome, ses paramètres
cliniques, ses habitudes, ses caractéristiques
morphologiques. Puis, grâce à ce savoir, de per­
sonnaliser les traitements, en particulier médi­
camenteux. Mais la perspective porte au-delà.
Elle vise la complexité des processus patholo­
giques. Elle cherche à placer la recherche mé­
dicale dans un nouveau type d’intégration. Le
risque de développer des maladies complexes
ne peut se déterminer qu’en modélisant l’orga­
nisme «aux niveaux organisationnels les plus
hauts», comme le rappelle Peter Coveney. Alors
que les patients sont de plus en plus polymor­
bides, on ignore dans la plupart des cas com­
ment les maladies interagissent entre elles.
Même chose pour les traitements. Le temps
est donc venu de s’intéresser à la complexité
d’un individu considéré comme un tout.
D’où l’idée de simuler cette complexité. C’està-dire de combiner les données issues des
processus biologiques à petites échelles –
concernant les gènes, protéines ou cellules –
avec celles venant des systèmes du corps en­
tier. La partie cruciale de l’opération étant d’in­
tégrer cette masse de savoir en un modèle
dynamique et prédictif.
On en est loin. Même si certains se montrent
optimistes. D’ici 10 ans, affirme le New Scientist,
«des simulations détaillées du fonctionnement
de nos organes, depuis les interactions des
gènes et protéines des cellules individuel­les
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aux systèmes du corps entier, seront combi­
nées avec des données concernant nos his­
toires médicales et le type de vie que nous me­
nons», si bien que chacun de nous pourra
s’observer dans le miroir de son alter ego.
L’intérêt d’élaborer un double digital du corps,
c’est de pouvoir s’en servir pour tester, sur la
singularité de chaque individu, l’effet des médi­
caments ou de n’importe quel traitement, y com­
pris préventif. Plutôt que de faire des essais –
et des erreurs – sur les personnes réelles, un
jumeau permettrait d’essayer toutes les options
pour choisir d’appliquer la meilleure dans le
monde réel.
Si la création d’un jumeau biologique virtuel
reste à une distance impossible à déterminer de
nos capacités, certains se disent qu’on en sait
assez pour commencer à décrire (et ven­dre)
du futur. Une équipe de l’Université du Missis­
sippi, par exemple, a développé un algorithme
du corps entier appelé HumMod, incluant plus
de 5000 variables telles que les mesures de
l’activité du cerveau, du cœur, les données san­
guines, les scanners des os, des muscles, des
organes. Elle en tire des scénarios probabi­
listes personnalisés. Scénarios qu’elle projette
d’enrichir continuellement par la surveillance
des paramètres et de tous les éléments de vie
des personnes.
De ce dédoublement virtuel des existences,
que penser ? La communauté médicale va lui
opposer une forte résistance, prédit le New
Scientist, parce qu’elle craindra de se faire dé­
posséder de son rôle. Elle aurait tort, affirme
encore la revue, puisqu’avec lui, les soignants
disposeront d’un outil efficace permettant de
«sélectionner le meilleur traitement pour ce pa­
tient individuel plutôt que d’utiliser un protocole
qui est le même pour des centaines de patients».
Un outil de plus : comment s’en plaindre ?
En fait, le problème n’est pas là où le New
Scientist le place. Regardons la réalité : aussi
utile soit-il, cet outil dépendra non pas des soi­
gnants, ni même de la communauté scientifique,
mais des entreprises qui l’auront breveté. Les­
quelles le configureront en fonction de leurs in­
térêts économiques et imposeront les choix
idéologiques qui les avantagent. Car voici le
grave de l’affaire : à partir du moment où des al­
gorithmes reconstruisent la réalité, c’est un
monde et une vision du monde qu’ils font émer­
ger. Et ce travail de création a jusqu’à présent
été un processus de civilisation.
Autre difficulté : se trouver, grâce à son jumeau
virtuel, confronté à une vision de son propre futur
peut contribuer à changer les comportements,
comme le souhaitent les initiateurs du projet.
Mais pas toujours. Le rapport qu’un individu
entretient avec son propre futur n’est jamais
simple ni clair. Lorsque l’avenir est décrit en
termes de risques, les facultés de représenta­
tion peuvent être aidées par des moyens didac­
tiques. Mais une clarification de la dynamique
psychique et de l’irrationnel qui entrent en œuvre
reste utopique.
Sans compter que projeter son jumeau virtuel
dans le futur consiste à le faire vieillir. Donc à
se trouver confronté à son propre vieillissement
et à ses conséquences. Et, à la fin, à sa propre
mort. Souhaitera-t-on observer l’évolution de
son jumeau jusqu’au moment d’être confronté
à un futur sans issue ?
Dans un numéro suivant, le New Scientist ana­
lyse une autre déclinaison de la simulation de
la vie humaine par les machines :2 la reproduc­
tion virtuelle de parents potentiels. En brassant
leurs génomes in silico, on crée des milliers
d’embryons virtuels, ce qui permet de prédire
la probabilité de certains traits chez les enfants
qui pourraient naître. GenePeeks, une société
américaine en pointe dans le domaine, a déve­
loppé et breveté de pareils algorithmes de bras­
sage reproductif des génomes. Son premier
marché, dit-elle, sera de dévoiler les risques
qu’a un couple de transmettre 500 maladies
génétiques. Mais le brevet de GenePeeks porte
aussi sur le dépistage de traits ne relevant pas
de la médecine, tels que «la taille, la couleur de
peau, le volume des seins ou certaines névro­
ses». Il s’agit donc d’une classique recherche
de «bébés sur mesure». Sauf que, au lieu de se
dérouler par élimination d’embryons réels, elle
procède par choix du partenaire (ou du donneur
de gamète). Cette pratique pourrait changer les
attentes que nous avons concernant les enfants,
mais aussi notre ancienne manière de chercher
l’autre humain avec lequel en faire un troisième.
Ce qui est typique de la modernité, dans ces
deux projets, c’est la volonté de s’affranchir de la
lenteur et de l’irréversibilité du temps : aller voir,
porté par la modélisation, ce qui pourrait se
passer dans le futur, puis revenir dans le pré­
sent pour prendre une décision. Ainsi, l’exis­
tence s’ouvre sur une multitude grandissante
de choix. Mais de petits choix, cependant, face
à la responsabilité première, celle d’affronter la
vie au-delà de ses modalités biologiques.
Bertrand Kiefer
1 Geddes L. Digital clone. New Scientist, 15 mars 2014;
46-9.
2 De Lange C. Meet your unborn child. New Scientist, 9 avril
2014;22-4.
Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 7 mai 2014
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