La crise haïtienne du développement
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La crise haïtienne du développement
Cette périlleuse situation sociétale témoigne de la profonde et longue crise haïtienne du développement. Celle-ci résulte du fait que les principaux sous-systèmes sociétaux : le sous-système culturel, le sous-système social, le soussystème politique et le sous-système économique n’ont pas su remplir adéquatement leurs fonctions respectives. Ils ont en effet fonctionné de manière anachronique, perverse et chaotique. Cette étude, constituant sinon une nouvelle réflexion sur Les causes de nos malheurs (1882), du moins une nouvelle Enquête sur le développement (1974), ne s’inscrit nullement dans un schème explicatif défaitiste. Elle tente plutôt de procéder à l’intelligibilité des facteurs qui ont empêché la société haïtienne de se structurer et de fonctionner de façon moderne, ainsi que de se transformer méliorativement. ••• Fritz DORVILIER est né aux Gonaïves d’une mère originaire de cette ville et d’un père venant de Jérémie. Il a effectué ses études universitaires de premier cycle en droit et en sociologie à l’Université d’État d’Haïti à Port-au-Prince. Il est détenteur d’un doctorat en sciences sociales de l’Université Catholique de Louvain en Belgique. Il est actuellement enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti. Ses recherches portent sur l’éducation, la gouvernance territoriale, le développement local, la démo-économie familiale et la justice de paix. Illustration de la couverture : Lucner Lazare, Marine, 1996. © Collection Galerie Festival Arts, Haïti. Photo © Kesler Bien-Aimé, Imaj-info. Anthropologie/Ethnologie Fritz Dorvilier La crise haïtienne du développement Essai d’anthropologie dynamique L’événement socio-historique radicalement révolutionnaire et humaniste qu’a constitué l’indépendance haïtienne n’a pas donné lieu à une dynamique de Progrès, mais à une société recluse, anomique et fragile. Le système social haïtien s’est donc révélé incapable de réaliser l’intégration moderne. Ainsi, arrive-t-il actuellement à une phase de perte d’équilibre totale et se retrouve au bord du précipice de l’Histoire. La crise haïtienne du développement La crise haïtienne du développement Essai d’anthropologie dynamique Fritz Dorvilier La crise haïtienne du développement Essai d’anthropologie dynamique Du même auteur Apprentissage organisationnel et dynamique de développement local en Haïti. Proposition d’une intelligibilité en termes de production d’un nouvel ordre territorial, Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 2007. Gouvernance associative et développement local en Haïti, Port-au-Prince, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011. Fritz Dorvilier La crise haïtienne du développement Essai d’anthropologie dynamique Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Mise en pages : In Situ inc. Maquette de couverture: Laurie Patry ISBN 978-2-7637-9623-9 PDF 9782763796246 © Les Presses de l’Université Laval 2012 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 1er trimestre 2012 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Table des matières Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 Chapitre I La crise culturelle : la passion égalitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1- Les manifestations de la passion égalitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2- Les raisons de la passion égalitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2.1- L’égalitarisme des paysans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2.2- L’égalitarisme des nantis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3- Les effets psychosociaux de la passion égalitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.1- Le blocage du processus d’individuation . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.2- Le blocage du changement social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 18 23 23 27 33 33 37 Chapitre II La crise d’intégration : la défaillance éducative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1- La scolarisation ségrégative (1804-1915) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2- La scolarisation pseudo-fonctionnelle (1915-1980) . . . . . . . . . . . . . . . 2.3- La scolarisation pseudo-démocratique (1980 à nos jours) . . . . . . . . . . 2.3.1- Le but de la réforme Bernard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.2- L’évaluation de la réforme Bernard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.3- L’orientation du PNEF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.4- Les limites du PNEF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.5- La stratégie d’action pour l’éducation pour tous : une illusion . 41 43 49 51 52 54 56 59 66 Chapitre III La crise de gouvernabilité : le conflit d’autorité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 3.1- Le dysfonctionnement interne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 3.1.1- La confusion idéologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 3.2- Le dysfonctionnement externe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 3.2.1- Le marronnage social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 3.2.2- La politique antiéconomique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 3.2.3.- La perte de la souveraineté nationale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 VI La crise haïtienne du développement Chapitre IV La crise d’adaptation : le décalage démo-économique . . . . . . . . . . . . . . 111 4.1- La situation démo-économique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114 4.2- Les causes du décalage démo-économique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124 4.2.1- L’économie morale familiale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124 4.2.2- L’absence d’une politique de planification familiale . . . . . . . . . 136 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 Pour la régénération de mon pays, Haïti À la mémoire d’Edmond Paul et d’Anténor Firmin À toutes les personnes et institutions qui ont contribué à la formation de mon libre esprit Introduction Le peuple haïtien, comme un profane avide de la lumière mystérieuse, frappe à grands coups à la porte du Travail national, cette sublime source de tant de richesses qui lui sont restées cachées. En effet, il en ignore, à cette heure encore, la science, l’art, tous les instruments. D’où sa profonde misère. Ses regards, plein du feu de ses espérances, se reportent tous grands sur des Pouvoirs publics qu’il organise. Mais qu’aperçoit-il ? Ses Gouvernements qui passent, trainant à leur queue leurs satellites, – des favoris dont les poches s’emplissent avec l’argent de nos caisses qu’ils vident aussi rapidement que leur passage est court. La production est stagnante. Les ruines s’accumulent. On se lève avec le présent engagé ; on se couche apprenant que l’avenir est escompté. Edmond Paul1 D u tâtonnement politico-économique originel qui a provoqué l’assassinat du leader de l’indépendance nationale, Jean-Jacques Dessalines ; au tremblement de terre du 12 janvier 2010 qui a presque totalement anéanti les villes de Port-au-Prince, de Jacmel et de Léogane et causé environ 200 000 morts et qui, suivi de surcroît d’une épidémie de choléra – importée par des pacificateurs de l’ONU2 –, a plongé le pays dans l’abîme de la pauvreté absolue ; en passant par la Révolution manquée de 18433, la grande crise politique du début du XXe siècle qui a justifié la première occupation du territoire national par les États-Unis d’Amérique, la fausse Révolution de 1. 2. 3. Paul, E., Les causes de nos malheurs [Kingston/Jamaïque, 1882], Port-au-Prince, Éditions Fardin, Coll. du Bicentenaire, 2005, pp. 9-10. Pour un récent point de vue critique sur les stratégies de pacification de l’ONU, cf. Actes de la recherche en sciences sociales, n° 173 et 174, « Pacifier et punir », 2008. Manigat, L. F., La révolution de 1843. Essai d’analyse historique d’une conjoncture de crise [1959], Port-au-Prince, Les Cahiers du CHUDAC, n° 5-6, janvier-mars 1997. 4 La crise haïtienne du développement 19464 qui a débouché sur la longue (1957-1986) dictature « néosultaniste » duvaliérienne, le sanglant coup d’État militaire de 1991 qui a abattu le mouvement démocratique post-duvaliérien ; la dérive népotiste et anarchiste du mouvement populaire Lavalas5, le mouvement politique contestataire « testiculaire » (Grenn nan bouda, GNB6) – soutenu par un groupe paramilitaire, de 2003-2004 – qui a renversé le gouvernement légal/légitime d’Aristide et occasionné une septième intervention pacificatrice onusienne, et les 4.Manigat, L. F., La Révolution de 1946. Analyse d’une conjoncture de crise sortie des profondeurs, Port-au-Prince, Les Cahiers du CHUDAC, n° spécial, octobre-novembre 2008 ; Voltaire, F. (dir.), Pouvoir noir en Haïti, Montréal, V & R Éditeurs/Cidihca, 1988. 5.Selon Jean-Claude Jean et Marc Maesschalck, le régime Lavalas a « chimérisé » les Organisations populaires (OP), au sens qu’il a alimenté le terrorisme urbain et mis en œuvre une stratégie de corruption des leaders du mouvement populaire. Avancer une telle thèse revient en fait à idéaliser les OP, c’est-à-dire à prendre leurs membres, plus particulièrement leurs leaders – évoluant notamment dans les milieux urbains –, pour des acteurs politiques désintéressés et passifs. Au contraire, on peut même dire objectivement que le régime Lavalas a été pris en otage par des chefs locaux assoiffés de pouvoir et d’argent. Toutefois, on doit admettre que ce régime, incarné et dirigé par Jean-Bertrand Aristide, de par son caractère anarcho-populiste, s’est confondu avec la « société civile des pauvres ». Ce faisant, il a empêché les acteurs populaires marginalisés de constituer une généralité négative, c’est-à-dire de prendre leurs distances, de façon organisée et réflexive, vis-à-vis du Pouvoir central ou de l’instance étatique exécutive, afin d’instituer un contre-pouvoir social critique, influent et donc transformateur. Cf. Jean, J.-C. et Maesschalck, M., Transition politique en Haïti. Radiographie du pouvoir Lavalas, Paris, L’Harmattan, 2000 ; Maesschalck, M., « Transition politique et démocratie en Haïti. L’héritage du régime Lavalas », Recherches Haïtiano-antillaises, 2005, n° 2, pp. 127-146. 6.Comme son nom l’indique, le mouvement politique contestataire GNB (testicules dans les fesses), paradoxalement entamé et légitimé dans et par le petit milieu universitaire public port-au-princien – pseudo-radicalisme universitaire oblige, pour utiliser l’expression de Christopher Lasch–, sous prétexte que le régime Lavalas avait l’intention de réduire la prétendue autonomie de l’Université d’État d’Haïti, avait seulement et simplement pour fondement un fantasme autoritaire. En effet, une minorité d’acteurs de la société civile urbaine organisée, prétextant vouloir empêcher le retour des pratiques politiques dictatoriales duvaliériennes, tout en ignorant les droits socioéconomiques des masses populaires, se sont soulevés contre le Président Jean-Bertrand Aristide. Pour pouvoir donner force non pas populaire mais monétaire et militaire à leur mouvement contestataire, ils se sont associés à un groupe néoconservateur de la bourgeoisie commerciale nationale ainsi qu’à des ambassades étrangères, plus précisément celles des ÉtatsUnis d’Amérique, du Canada et de France. Ce mouvement politique testiculaire, donc instinctif ou primaire, justifié par l’intolérance, voire la violence gratuite – comme celle exercée le 5 décembre 2003 sur les étudiants et le personnel académique et administratif de la Faculté des Sciences Humaines et de l’INAGHEI de l’Université d’État d’Haïti – mobilisée par certains chefs d’OP, s’est terminé, après le coup d’État contre ce Président, certes populiste mais progressiste, par la remise du Pouvoir à un gouvernement de facto constitué de notables réactionnaires. Pour un point de vue contraire au nôtre sur la « lutte universitaire anti-Aristide », cf. Deshommes, F., Université et luttes démocratiques en Haïti, Port-au-Prince, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2ème édition, 2009. Sur la révolte des élites, cf. Lasch, C., The Revolt of the Elites and the Betrayal of democracy, New York/Londres, W. W. Norton & Company, 1996. Introduction 5 violentes émeutes de la faim d’avril 2008 ; on observe que le système social 7 haïtien se révèle incapable de réaliser son intégration. Ainsi arrive-t-il à une phase de perte d’équilibre totale, donc au bord de l’effondrement8. Cette dynamique sociétale violente et régressive témoigne de la profonde et durable crise haïtienne du développement, c’est-à-dire de la grande difficulté qu’a eue et a manifestement encore la formation sociale haïtienne à se transformer positivement ou à connaître progressivement – au sens à la fois chronologique et matériel de la notion de Progrès9 – un changement social10. En inscrivant notre analyse dans le paradigme11 structuro-fonctionnaliste de 7. « Un système social consiste en une pluralité d’acteurs individuels, en rapport d’interaction les uns avec les autres, et qui se trouvent dans une situation dont certains aspects au moins sont de caractère physique et écologique (environnemental). Les acteurs sont motivés par une tendance à rechercher un optimum de satisfaction et se définissent par rapport à une situation qui, bien que physique et écologique, les inclut les uns et les autres, leur est médiatisée par un système de symboles communs, recevant leur forme d’une tradition culturelle ». Cf. Parsons, T., The Social System, New York, The Free Press, 1951, p. 6, cité par François Bourricaud, L’individualisme institutionnel. Essai sur la sociologie de Talcott Parsons, Paris, PUF, 1977, p. 68. 8.Diamond, J., Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie [2005], Paris, Gallimard, Coll. NRF-Essais, 2006. 9. « Le progrès imaginé global constitue un mouvement du moins bien vers le mieux qui, depuis les Lumières, se confond avec la marche même de la civilisation ou de l’histoire universelle, une marche ascendante supposée nécessaire et irréversible. La temporalité progressiste est donc orientée vers le futur, pour autant que celui-ci rapproche l’humanité d’un point de perfection, ou que celle-ci s’avance, dans l’histoire, vers son achèvement ou son accomplissement ». Cf. Taguieff, P.-A., Du progrès. Biographie d’une utopie moderne, Paris, Librio, 2001, p. 6 ; Id., Le sens du progrès. Une approche historique et philosophique, Paris, Flammarion, 2004. 10. Guy Rocher définit le changement social comme « toute transformation observable dans le temps, qui affecte, d’une manière qui ne soit pas provisoire ou éphémère, la structure ou le fonctionnement de l’organisation sociale d’une collectivité donnée et modifie le cours de son histoire ». Il importe aussi de dire, à la suite de Talcott Parsons, qu’il existe deux types de changement social : le changement social d’équilibre et le changement social structural. Le premier réfère au processus d’ajustement – sans d’importantes modifications de la structure – d’un système social par rapport aux exigences de son environnement. Le second implique le fait que le système, sous l’emprise de fortes tensions, ne parvient pas à s’ajuster et tend alors à une restructuration totale ou à un effondrement. Cf. Rocher, G., Introduction générale à la Sociologie. Le changement social, Montréal, Éditions HMH, 1968, p. 22 ; Parsons, T., « An Outline of the Social System », in Parsons T., et al., Theories of Society, New York, The Free Press, 1961, vol. 1, pp. 30-79. 11.Par paradigme, il faut entendre une théorie scientifique arrivant à maturité et fournissant, face à d’autres théories scientifiques concurrentes, l’explication la plus adéquate d’un phénomène. Elle peut être aussi entendue comme « une matrice d’opération permettant d’inscrire un ensemble de faits dans un système d’intelligibilité, c’est-à-dire d’en rendre raison ou d’en fournir une explication ». Cf. Kuhn, T., La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972 ; Berthelot, J.-M., L’intelligence du social. Le pluralisme explicatif en sociologie, Paris, PUF, 1990, pp. 18-23. 6 La crise haïtienne du développement Talcott Parsons12, nous faisons l’hypothèse que cette crise – outre les déstructurants éléments génétiques (au sens diachronique du terme) tels que la rareté des ressources matérielles et humaines occasionnée par le pillage colonial13 et la longue guerre révolutionnaire, la solitude14 ou l’isolement géopolitique du pays après la proclamation de son indépendance, ainsi que la lourde dette de l’indépendance – est fonction d’un ensemble de comportements aussi bien archaïques et donc inadaptés que désynchronisés. En d’autres termes, elle dérive du mode de fonctionnement traditionnel, spontané, anachronique et chaotique des institutions sociales de base. Les principaux sous-systèmes sociétaux – le sous-système social, le sous-système culturel, le sous-système politique et le sous-système économique, en tant qu’impératifs fonctionnels d’un système social moderne –, n’ont pas, en effet, su jouer adéquatement leurs rôles spécifiques et permettre aussi bien l’adaptation et l’intégration que le changement mélioratif de cette société. Le sous-système socioculturel – sous-système de la communauté relationnelle et sous-système des valeurs –, qui est produit par les institutions intégratrices que constituent la Famille, l’Église et l’École, a fonctionné par et pour lui-même. En effet, la famille15, en tant qu’unité de socialisation 12. L’approche structuro-fonctionnaliste de Talcott Parsons est cristallisée dans le paradigme des quatre fonctions : Adaptation, Goal Attainment ou Poursuite et atteinte des buts collectifs, Intégration, Latence ou maintien des modèles cultuels. Cette matrice théorique décrit et analyse systématiquement la société comme un système [cybernétique] composé de quatre sous-systèmes : économique, politique, social et culturel. Chacun de ces sous-systèmes remplit une fonction spécifique : le sous-système économique remplit la fonction d’adaptation (A), le sous-système politique, la fonction de poursuite des buts (G), le sous-système social, la fonction d’intégration (I), le soussystème culturel, la fonction de maintenance des valeurs (L) ; d’où le modèle AGIL. Cf. Parsons, T., Essays in Sociological Theory, New York, The Free Press, 1954 ; Id., Structure and Process in Modern Societies, Glencoe, Illinois, The Free Press, 1960 ; Id., « An Outline of the Social System », in Parsons, T., et al. (dir.), Theories of Society, vol. I, New York, The Free Press, 1961, pp. 30-79 ; Rocher, G., Talcott Parsons et la sociologie américaine, Paris, PUF, 1972 ; Bourricaud, F., op. cit. 13.Joachim, B., Les racines du sous-développement en Haïti, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1979. 14. Wargny, C., Haïti n’existe pas. 1804-2004 : deux cents ans de solitude, Paris, Autrement, 2004. 15.Dans une société moderne, la famille nucléaire remplit une fonction expressive-instrumentale. Expressive, dans la mesure où, par le biais de la combinaison fonctionnelle IL (intégration et latence), il s’établit une certaine solidarité entre les membres du groupe restreint que constitue la famille et un ajustement progressif, à travers le processus d’apprentissage, entre les motifs et les rôles des individus. Instrumentale, au sens que, par la combinaison fonctionnelle AG (adaptation et poursuite des buts), la famille est appelée à s’adapter à des situations ainsi qu’à réaliser des objectifs définis comme importants pour la collectivité. Cf. Parsons, T., et al., Working Papers in the The Theory of Action, Glencoe, The Free Press, 1953, cité par François Bourricaud, op. cit., p. 104. Introduction 7 primaire ainsi que comme espace singulier où est produite et reproduite la population, ressource naturelle rationnellement mobilisable dans les autres sous-systèmes, a fonctionné en vase clos ou suivant un mode tribal. Cette posture socio-spatiale défensive est certes grandement liée à la prégnance de la culture traditionnelle africaine chez les masses populaires bossales – largement paysannes –, mais elle dérive surtout de la volonté de puissance symbolique et matérielle des élites créoles. Cette volonté de domination s’est manifestée sous la forme d’une tentative brutale et inadaptée de « civilisation des mœurs16 » des masses bossales. Pourtant, l’École, institution modernisatrice, n’a pas été mobilisée pour réaliser cette violence symbolique. Cette tâche a été plutôt implicitement assignée à l’Église. Or, celle-ci, tout en s’occupant superficiellement de certaines activités sociales et symboliques17, n’a fait concrètement que préparer les Bossales à la vie de l’au-delà. Ce faisant, elle a renforcé leurs représentations magico-symboliques de la réalité sociale et les a par conséquent éloignés du travail de production rationnelle de leur monde d’ici-bas. De ce fait, l’appareil scolaire, au lieu d’être stratégiquement structuré pour, d’une part, corriger la désubjectivation ou la corruption de soi18 engendrée par le régime 16.Elias, N., La civilisation des mœurs [1939], Paris, Calmann-Lévy, 1991. 17. Laënnec Hurbon pense que l’Église haïtienne « était traditionnellement peu encline à prendre en charge une série de pratiques symboliques nécessaires au fonctionnement de la société : la distribution de sacrements, l’organisation de services d’aide caritative, la gestion de plusieurs réseaux d’écoles publiques et privées à travers le pays. En même temps, l’Église s’adaptait aux disparités sociales, admettait la division culturelle en adoptant les deux langues en vigueur dans leur fonctionnement hiérarchique (le français pour les classes aisées, le créole pour les classes populaires), et surtout laissait apparaître le Vodou, culte populaire africain réélaboré dans le contexte esclavagiste, comme un signe d’appartenance diabolique, sinon primitif et barbare ». Il faut dire que l’Église, en tant qu’institution au service avant tout de l’au-delà, s’investit dans les services sociaux de base non pas dans le but d’intégrer et de moderniser la société d’ici-bas, mais dans celui de mieux légitimer son action d’évangélisation, donc de salvation céleste. Cf. Hurbon, L., Pour une sociologie d’Haïti au XXIe siècle. La démocratie introuvable, Paris, Karthala, 2001, pp. 133-134 ; Id., Religion et lien social. L’Église et l’État moderne en Haïti, Paris, Les Éditions du Cerf, 2004. 18.Comme le dit justement Leslie Péan, « le modèle esclavagiste colonial avec la corruption de soi qu’il met en œuvre provoque une subversion profonde du sens, faisant émerger une culture mimétique et une organisation mentale privilégiant les motivations les plus obscures. L’esclavagisme colonial, dans sa négation aux individus de leurs droits, crée des malades et handicapés, sans projets précis, et avec l’abîme pour horizons […]. La corruption coloniale introduit une façon de voir les choses en marge du droit et de la justice. Ainsi, en lieu et place d’hommes, elle crée des ombres envahies d’obstacles intérieurs ». Aussi, ajoute René Depestre, « le phénomène d’intériorisation de la servitude saute aux yeux à chaque pas que l’on fait en Haïti. Les survivances de l’esclavage abondent dans les mentalités comme dans les pratiques créoles de la vie en société : préjugés de race, superstitions de toutes sortes, conduites pathologiques d’imitation et de simu- 8 La crise haïtienne du développement esclavagiste plantationnaire, c’est-à-dire pour désaliéner les agents sociaux haïtiens et, en conséquence, moderniser leur personnalité et influencer leurs interactions sociales, ainsi que, d’autre part, leur donner de nouvelles capacités techniques leur permettant de maîtriser et de transformer leur environnement matériel, a été privatisé par les élites. Ce dysfonctionnement a entraîné une crise culturelle et d’intégration socio-technologique. Le sous-système politique, qui représente l’espace de pouvoir légalrationnel et qui a pour fonction de recenser, de systématiser et de réaliser, à travers une mobilisation adéquate des ressources humaines et matérielles, les buts collectifs, a été marqué par de violentes et récurrentes luttes de pouvoir. Cette violence politique19 a non seulement physiquement fragmenté le territoire national20 – déjà naturellement très exigu et accidenté –, ce qui facilite pratiquement et symboliquement un pervers néo-marronnage21 qui lui- lation, complexe d’infériorité qui porte le masque de la voluptueuse fatuité nègre, peur et honte d’être noir, bovarysme intellectuel, abdication de l’être devant le paraître, esprit d’intolérance et d’exclusion, torpeur magique face au devoir civique, domesticité instituée, terreur exercée nuit et jour sur les enfants et les femmes […], élimination sanglante des adversaires, à perte de vue zombification érigée en panacée politique et sociale. Pour n’avoir pas été extirpées des mœurs d’un pays administré, à de nombreux égards, par ses naturels, comme une plantation coloniale du XVIIIe siècle, les récurrences de la barbarie demeurent les principaux obstacles à la mise en chantier d’un art de vivre démocratique et civilisé ». Cf. Péan, L., Haïti, économie politique de la corruption. De Saint-Domingue à Haïti 1791-1870, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, pp. 68-69 ; Depestre, R., Le métier à métisser, Paris, Stock, 1998, pp. 203-204. 19.Pour une compréhension historico-systémique du rapport entre la régulation de la violence et le développement économique, cf. North D. C., J.J. Wallis et B.R. Weingast, Violence et ordres sociaux. Un cadre conceptuel pour interpréter l’histoire de l’humanité [2009], traduit de l’anglais par Myriam Dennehy, Paris, Gallimard, 2010. Au sujet du rapport entre le développement capitaliste et la démocratie, cf. Rueschemeyer, D. et al., Capitalist Development and Democracy, Chicago, The University of Chicago Press, 1992. 20.Après l’assassinat de Dessalines, à cause notamment de sa politique agraire, concrétisée par le décret du 2 janvier 1804 qui résilia la totalité des baux à ferme passés sous la colonisation française, et par la proclamation de la constitution de 1805 qui stipula que « toute propriété qui aura appartenu à un blanc français est incontestablement et de droit confisquée au profit de l’État », le nouvel État nation fut divisé, de 1806 à 1820, en deux États ennemis : le Royaume du Nord, dirigé par le général de brigade Henri Christophe, monarque éclairé, et la République du Sud et de l’Ouest gouvernée par Alexandre Pétion, républicain populiste. D’autres tentatives de scission du territoire national furent également entreprises, notamment celle menée par André Rigaud en 1810 et par Jean-Baptiste Perrier, alias Goman, de 1807 à 1820. Cf. Ardouin, B., Études sur l’histoire d’Haïti, Tome VII [1856], Paris, 1956, pp. 93-94 ; Hector, M., Crises et mouvements populaires en Haïti, Port-au-Prince, Presses Nationales d’Haïti, 2ème édition, 2006, pp. 116-123. 21.Pour Gérard Barthélemy, « le marronnage est une réaction possible de la part d’un groupe agressé qui cherche à se protéger en disparaissant physiquement et/ou symboli- Introduction 9 même est aussi bien facilité qu’amplifié par une géographie contradictoire22, voire une géographie violentogène23, mais aussi et surtout empêché un gouvernement24 progressiste de la communauté des citoyens25 haïtiens. Cette situation politique a donc entravé à la fois l’adaptation sociale de l’État importé26, quement, aux yeux de son adversaire. L’inconvénient c’est que plus elle est efficace pour améliorer les chances de survie de l’agressé et plus cette stratégie, bien particulière, débouche inévitablement sur le blocage général des positions respectives. Dans la mesure où il n’y a plus de place pour un vainqueur et un vaincu. Ce qui n’est au départ qu’une stratégie pour chacun, finit par devenir son être propre et l’agresseur se voit ainsi, hors de toute victoire possible, condamné à reproduire éternellement, dans un enfermement quasi-autistique, sa nature et son rôle d’agresseur. […] De son côté la stratégie du marron, l’éternel pourchassé, faite de réactions et de contre valeurs, finit par s’imposer comme mode de représentation dominant et permanent ». Cf. Barthélemy, G., « Postface : Réflexion à propos de la mondialisation de la culture en Haïti », in Houtart, F. et Rémy, A., Haïti et la mondialisation de la culture. Étude des mentalités et des religions face aux réalités économiques, sociales et politiques, Port-au-Prince/Paris, CRESFED/ L’Harmattan, 2000, p. 180. 22. Théodat, J.-M., « État et territoire : la question de la naissance de la République Dominicaine », in Hector, M. et Hurbon, L. (dir.), Genèse de l’État haïtien (1804-1859), Portau-Prince, Éditions Presses Nationales d’Haïti, 2009, pp. 315-328. 23.Comme le souligne Alain Gilles, « la violence du pays réside en partie dans sa géographie, qui a permis la formation de forces retranchées dans des enclaves très peu à la portée du pouvoir central ». Cf. Gilles, A., État, conflit et violence en Haïti. Une étude dans la région de l’Artibonite, Port-au-Prince, Centre d’études sur le développement des cultures et des sociétés (CEDCS), 2008, p. 56. Sur ce sujet – rapport entre géographie physique et constitution de l’État moderne –, dans le contexte latino-américain, cf. D’Ans, A.-M., Le Honduras. Difficile émergence d’une nation, d’un État, Paris, Karthala, 1997. 24.Par gouvernement, Michel Foucault, dans le résumé de son cours au Collège de France de 1979-1980 intitulé « Le gouvernement des vivants », entend « les techniques et procédures destinées à la conduite des hommes ». Ainsi parle-t-il de « gouvernement des enfants, gouvernement des âmes ou des consciences, gouvernement d’une maison, d’un État ou de soi-même ». Cf. Foucault, M., Dits et écrits. 1954-1988, Volume IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 125. 25.Schnapper, D., La communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation [1994], Paris, Gallimard, Coll. Folio-essais, 2003. 26.Par État importé, il faut entendre la diffusion et l’application – de gré ou de force – à travers le monde, notamment en Amérique latine et en Afrique – au XIXe et XXe siècles –, de la forme d’organisation (ainsi que de gestion politique et juridique) d’un territoire bien délimité qui a pris naissance et s’est consolidée en Occident. Selon Bertrand Badie, dans les pays du Sud, plus particulièrement ceux les moins avancés et surtout les plus éloignés des valeurs occidentales, « l’État importé souffre consécutivement d’un grave déficit de citoyenneté imputable autant à sa légitimité précaire, à son extranéité et à sa faible capacité politique. L’ensemble de ces données tend à aggraver l’importance, dans le monde extra-occidental, des espaces sociaux vides, c’est-à-dire des secteurs de la société que la scène politique officielle ne parvient ni à mobiliser ni à contrôler et au sein desquels se déploient des formes d’autorité de substitution qui captent à leur profit des allégeances individuelles. La prolifération de ces espaces tend aussi à faire reculer les frontières internes de l’État, à démultiplier et à entrecroiser les réseaux d’allégeance qui intègrent les individus. Ces espaces sociaux vides recouvrent les 10 La crise haïtienne du développement la constitution d’une citoyenneté supposant une conscience collective d’appartenance à une entité politique nationale, ainsi que l’engagement social volontaire et réflexif, à travers des associations locales27, tendant à la socialisation et à l’intégration politiques des agents sociaux haïtiens. D’où la crise de gouvernabilité ou, pour mieux dire, de gouvernementalité28, particulièrement caractérisée, d’une part, par un conflit permanent entre les membres de la sphère étatique et, d’autre part, par une déraisonnable confrontation entre l’État – néopatrimonial29 – et la Nation30. Le sous-système économique, qui constitue, comme le dit Bruno Théret31, la base matérielle du système sociétal et qui représente la sphère où se réalisent les pratiques d’accumulation endogène de biens matériels et de titres monétaires représentatifs de ceux-ci, et dont la fonction spécifique est d’alimenter les autres sous-systèmes en énergie ou ressources matérielles, s’est transformé, d’une part, en un appareil productif moral de subsistance32, et s’est d’autre part structuré – parallèlement à une forte croissance démographique – suivant une guerre de production et d’échange de tous contre tous. Celle-ci a mis aux prises l’oligarchie civile et militaire issue du mouvement révolutionnaire saint-dominguois (1791-1803), tentant de s’approdeux lieux principaux d’exclusion, communs à la plupart des sociétés extra-occidentales : le monde rural et le monde suburbain. Le premier reste largement extérieur à la rationalité étatique : lorsque la scène politique officielle y pénètre, c’est essentiellement par le biais des relations de clientèles, en dehors de tout canal institutionnel. Le second est en situation de frottement par rapport à l’État et à un ordre d’importation qu’il perçoit, qui souvent l’affecte de façon coercitive ou le provoque de façon ostentatoire. À l’aliénation passive et indifférente du premier correspond la frustration active et souffrante du second ». Cf. Badie, B., L’État importé. Essai sur l’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 1992, p. 249. 27.Comme l’a fait justement remarquer Bertrand Badie (Ibid., p. 266), « le site local et le site associatif peuvent être d’autant plus porteurs d’invention qu’ils constituent deux lieux où l’individu se trouve soumis en même temps à un contrôle politique minimal et à une contrainte d’innovation maximale : villages et réseaux sont en effet très peu investis par l’État, mais exposés à la nécessité d’agir de façon urgente pour faire face aux besoins quotidiens ». 28. La gouvernementalité désigne, selon Michel Foucault (op. cit., p. 728), « l’ensemble des pratiques par lesquelles on peut constituer, définir, organiser, instrumentaliser les stratégies que les individus, dans leur liberté, peuvent avoir les uns à l’égard des autres ». 29.Einsenstadt, S. N., Revolution and the Transformation of Societies : A Comparative Study of Civilization, New York, The Free Press, 1978. 30.Trouillot, M.-R., Haïti, State against Nation : The Origins and Legacy of Duvalierism, New York, New York University Press, 1990 ; Id., Les racines historiques de l’État duvaliérien, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1986. 31. Théret, B., Régimes économiques de l’ordre politique : esquisse d’une théorie régulationniste des limites de l’État, Paris, PUF, 1992. 32. Scott, J. C., The Moral Economy of the Peasant. Rebellion and Subsistence in Southeast Asia, New Haven et Londres, Yale University Press, 1976. Introduction 11 prier exclusivement les capitaux matériel et symbolique des anciens colons ; les commerçants étrangers voulant vite s’enrichir pour retourner dans leurs pays ou pour aller s’installer ailleurs ; les commerçants haïtiens cherchant à s’enrichir rapidement et surtout à acquérir une notabilité ; les agents de l’administration publique – incompétents et mal rémunérés – s’adonnant à des pratiques frauduleuses afin d’augmenter leurs revenus ; et enfin les masses paysannes, rétives au régime politico-juridique étranger ainsi qu’au modèle économique proto-capitaliste, voire « féodo-capitaliste », pour emprunter ce terme aux intellectuels marxistes haïtiens33, adopté par l’oligarchie, se livrant au marronnage économique. Ces pratiques bioéconomiques arbitraires, incohérentes, rentières, corrompues et nonchalantes ont donné lieu à une crise d’adaptation matérielle symbolisée par l’incapacité de la population à contrôler son rythme de croissance, à subvenir à ses besoins alimentaires et aussi bien à maîtriser qu’à protéger son environnement physique. L’objectif de cette étude – d’anthropologie dynamique34 – est donc de rendre intelligible, d’un point de vue socio-historique35, le processus de constitution de la crise haïtienne du développement. L’argumentaire est structuré en quatre chapitres. Dans le premier chapitre, nous procédons à une analyse anthropo-sociologique de la passion égalitaire en Haïti. Ainsi appréhendons-nous celle-ci comme l’indicateur d’une crise sinon culturelle, du moins morale, au sens non pas nostalgique36, mais sociologique ou du moins durkheimien37 du terme. Il s’agit néanmoins d’une crise morale 33.Pierre-Charles, G., L’économie haïtienne et sa voie de développement [1965, 1967], Portau-Prince, Henri Deschamps, 1993 ; Joachim, B., op. cit. 34. Balandier, G., Sens et puissance, les dynamiques sociales [1971], Paris, PUF, 1986 ; Id., Le Désordre, éloge du mouvement, Paris, Fayard, 1988 ; Id., Anthropo-logiques, Paris, PUF, 1974 ; Id., Anthropologie politique, Paris, PUF, 1967. 35.Par point de vue socio-historique, il faut entendre une approche sociologique consistant à examiner les évènements et processus du passé et à leur donner systématiquement une interprétation sociologique. Cf. Karlberg, S., La sociologie historique comparative de Max Weber, Paris, La Découverte/MAUSS, 2002. 36.Au sujet de cette sociologie – spontanée – hautement nostalgique, cf. Gilbert, M., La crise des valeurs dans la société haïtienne, Port-au-Prince, Imprimeur II, 2007 ; Maximé, J. M., Les valeurs dans la société haïtienne : entre crise et inexistence, Port-au-Prince, Imp. Henri Deschamps, 2011. 37.Émile Durkheim entend par crise morale le fait que « notre foi s’est troublée ; la tradition a perdu de son empire ; le jugement individuel s’est émancipé du jugement collectif. Mais, d’un autre côté, les fonctions qui se sont dissociées au cours de la tourmente n’ont pas eu le temps de s’ajuster les unes aux autres, la vie nouvelle qui s’est dégagée tout d’un coup n’a pas pu s’organiser complètement, et surtout ne s’est pas organisée de façon à satisfaire le besoin de justice qui s’est éveillé plus ardent dans nos cœurs ». Cf. Durkheim, E., De la division du travail social [1893], Paris, PUF/Quadrige, 5ème édition, 1998, p. 405. Sur ce même sujet, voir aussi, du même auteur, Leçons de sociologie [1950], Paris, 12 La crise haïtienne du développement inversée, dans la mesure où elle ne traduit pas une transgression individualiste et moderniste des valeurs traditionnelles, mais la perpétuation pathologique de celles-ci. Dans cette perspective, nous rendons compte à la fois de son fondement culturel, de ses raisons psychosociales et de ses effets sur le développement de la société haïtienne. Dans le deuxième chapitre38, le rôle joué par l’École, en tant qu’institution d’intégration sociale et d’allocation de compétences techniques, dans le marasme haïtien, est mis au jour. Dans ce cadre, nous montrerons comment le système éducatif haïtien, compte tenu de son champ d’action très réduit, c’est-à-dire de son inaccessibilité et donc de son inégalité, ainsi que de son mode d’organisation pédagogique désuet en termes d’orientation et de cognition, a grandement contribué sinon à bloquer, du moins à retarder la dynamique de modernisation de la société haïtienne. Dans le troisième chapitre, nous analysons le mode pathologique suivant lequel le sous-système politique haïtien a fonctionné pendant deux siècles. Sa défaillance est mise en lien avec un problème de légitimation – tension entre les prétentions des dominants et les croyances des dominés – ou un conflit d’autorité39, plus précisément avec une situation de luttes de pouvoir, de violence, d’instabilité politique, de corruption et d’érosion de la souveraineté du pays. Enfin, dans le quatrième chapitre40, nous procèderons à l’intelligibilité de la structure et du fonctionnement de la base matérielle PUF/Quadrige, 4ème édition, 2003 ; « Définition du fait moral », in Religion, morale anomie [1917], Paris, Les Éditions de Minuit, 1975 ; « Détermination du fait moral », in Sociologie et philosophie, Paris, PUF, 2004. Sur les différentes approches de la sociologie morale, cf. Pharo, P., Morale et sociologie. Le sens et les valeurs entre nature et culture, Paris, Gallimard, Coll. Folio-Essais, 2004. 38.Une partie de ce chapitre est tirée de notre mémoire de Diplôme d’études approfondies (DEA). Cf. Dorvilier, F., Le système éducatif haïtien face à la problématique du développement : une analyse critique du Plan National d’Éducation et de Formation, mémoire de DEA, Université Catholique de Louvain (UCL), Louvain-la-Neuve, 2003. 39.Selon Myriam Revault d’Allonnes, « l’autorité ne se confond pas avec le pouvoir. Elle appelle la reconnaissance plus qu’elle ne requiert l’obéissance. Elle se déploie dans la durée alors que le pouvoir est d’abord lié au partage de l’espace. Elle assure la continuité des générations, la transmission, la filiation, tout en rendant compte des crises, des discontinuités, des ruptures qui en déchirent le tissu, la trame. C’est le caractère temporel de l’autorité – plus précisément la générativité – qui en fait une dimension incontournable du lien social ». Cf. Revault d’Allonnes, M., Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Seuil, 2006, p. 13. 40.Une partie de ce chapitre a fait l’objet d’une publication dans les Cahiers du CEPODE et présentée à la Chaire Quetelet 2010 : Ralentissements, résistances et ruptures dans les transitions démographiques, Centre de Recherche en Démographie et Sociétés, UCL, 24-26 novembre 2010. Cf. Dorvilier, F., « La crise haïtienne de développement : entre économie morale et explosion démographique », Cahiers du CEPODE, n° 1, 1ère Année, 2009, pp. 9-45 ; Id., « Les causes de la crise de la transition démographique en Haïti : une analyse néo-institutionnelle », communication présentée à la Chaire Quetelet 2010 le 26 novembre 2010. Introduction 13 de la civilisation haïtienne, civilisation entendue selon l’interprétation empruntée à Fernand Braudel41. À partir d’une perspective démo-économique, axée sur une approche institutionnaliste, sont décrits et analysés les fondements de la dynamique de constitution démographique et de production économique du système social haïtien ; l’analyse compte donc éclairer le décalage appauvrissant qui s’est construit entre les rythmes de reproduction biologique et d’accumulation économique de/par la population haïtienne. 41. Braudel, F., Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 3 volumes, 1979 ; Id., Grammaire des civilisations [1987], Paris, Flammarion, Coll. Champs-Histoire, 1993. Chapitre I La crise culturelle : la passion égalitaire Ceux même de la plus basse classe se mettent naturellement au niveau avec tout le monde. Par exemple, le citoyen qui donne un bal est obligé d’avoir une garde à la porte pour empêcher la canaille de monter, parce que la canaille veut toujours monter. Elle saisit effectivement les choses en bloc, et puisqu’on lui a parlé d’égalité, elle veut brutalement l’égalité complète. Victor Schœlcher1 L ’amour de l’égalité est indubitablement une passion humaine. Nombreux sont les penseurs qui se sont penchés sur cette disposition afin de saisir sa nature, son origine ainsi que ses effets sociétaux. En effet, aussi bien dans la pensée politique de l’Antiquité que dans celle des temps modernes, la problématique de l’égalité – des droits naturels – a occupé une place centrale. Certains penseurs en ont fait l’apologie, d’autres l’ont vilipendée2. À cet 1.Schœlcher, V., Colonie étrangère et Haïti, 2 volumes, Paris, 1843, cité par Leslie F. Manigat, La crise haïtienne contemporaine [1995], Port-au-Prince, Coll. du CHUDAC, 2ème édition, 2009, p. 85-86. 2.Pour problématiser la question de l’égalité, Jean-Fabien Spitz pose les questions suivantes, lesquelles se retrouvent, en fait, au cœur de toutes les œuvres philosophiques et sociologiques consacrées à l’égalité : « Mais est-il possible que des hommes très inégaux par la richesse et la puissance s’abstiennent, pour les uns d’avilir et de mépriser ceux qui ne jouissent pas de cette supériorité, et pour les autres, d’envier, de jalouser et de haïr ceux dont ils considèrent comme autant de privilèges indus portant atteinte au principe même de l’égalité ? Est-il possible qu’il règne un égal respect et une égale dignité parmi ceux qui sont ainsi divisés par leurs conditions matérielles ? Est-il possible que tous soient également libres et indépendants alors qu’ils ont, pour l’être, des ressources et des moyens si profondément distincts que, pour les plus faibles, les moyens mêmes de leur indépendance sont entre les mains des plus puissants ? Est-il possible que l’égalité des droits si hautement proclamée ne soit jamais mise en danger par cette inégalité de fait dont on veut pourtant à toute force reconnaître la justice et la légitimité lorsqu’elle résulte du libre jeu des facultés et des talents ? Est-il possible, enfin que, entre riches et pauvres, l’union sociale soit autre chose qu’une apparence et que, derrière le voile, ne transparaisse jamais la réalité du conflit secret, de la coexistence à peine pacifique de 16 La crise haïtienne du développement égard, il importe de faire remarquer que l’idéal d’égalité, étant fondé sur l’idéologie révolutionnaire que les êtres humains sont égaux en droit et en dignité, implique l’ignorance des différences entre les individus vivant dans une communauté sociétale. Or, dans les interactions concrètes dans l’ordre social moderne, se manifestent indubitablement des inégalités. S’agissant du problème de l’égalité dans la société haïtienne, nous tenterons de l’examiner à l’aide d’une approche anthropologique globale – que nous pouvons qualifier d’anthropologie appliquée ou, plus précisément, d’anthropologie pragmatique, au sens kantien du terme3 – particulièrement constituée de quatre solides théories issues de différentes disciplines des sciences sociales. Ainsi, pour pouvoir comprendre et expliquer la passion égalitaire qui submerge l’ordre social haïtien, nous mobiliserons l’approche sociopolitique d’Alexis de Tocqueville4, la théorie philosophique – hautement analytique – de la justice comme équité de John Rawls5, le schème deux sociétés non pas unies mais rivales et aux intérêts opposés ? » Cf. Spitz, J.-F., L’amour de l’égalité. Essai sur la critique de l’égalitarisme républicain en France (17701830), Paris, Vrin/EHESS, 2000, pp. 9-10. Sur ce sujet, voir aussi Rosanvallon, P., La société des égaux, Paris, Seuil, Coll. Les Livres du Nouveau Monde, 2011. 3. Kant, E. et Foucault, M., Anthropologie du point de vue pragmatique. Introduction à l’Anthropologie, Paris, Vrin, Coll. Bibliothèques des Textes Philosophiques, 2008. 4.Alexis de Tocqueville est sans doute le penseur qui a procédé à l’explicitation la plus adéquate de la principale valeur qui caractérise le régime démocratique. En effet, selon cet éminent penseur politique, la prétention égalitaire est à la base de la constitution de la société démocratique. Pour fonder et expliciter cette thèse, il compare deux modèles de société : la monarchie et la démocratie. Dans le premier modèle, il fait remarquer que l’oppression est continue et ouverte dans la mesure où le serviteur naît obéissant et obéit jusque dans ses pensées. Ce qui implique, dans la longue durée, l’établissement d’un rapport personnel où le serviteur s’identifie au maître et en devient une partie inférieure et, en retour, est vu par le maître comme une partie secondaire de lui-même. Dans le second modèle, il observe que le serviteur et le maître deviennent des êtres nouveaux et établissent entre eux de nouveaux rapports. Toutefois, il estime que l’avènement de l’ordre social égalitaire n’annule pas pour autant l’existence de riches et de pauvres, de maîtres et de serviteurs, mais il change l’état d’esprit qui anime les relations entre les individus. Ainsi, le nouveau régime élimine l’interaction verticale entre deux catégories d’individus et structure l’obéissance suivant le principe de volonté. Cf. Tocqueville de, A., De la démocratie en Amérique [1840], Tome II, Paris, Gallimard, Coll. Folio-Essais, 2005. 5.Pour John Rawls, la passion égalitaire est une tendance psychologique particulière qui pousse les individus à ne pas tenir compte dans leurs revendications du contexte de la justice, c’est-à-dire des circonstances objectives liées à la rareté relative des ressources et la nécessité d’une juste répartition de celles-ci. Par conséquent, cette disposition implique le fait de se sentir non pas humainement égal aux autres, mais de se voir, de manière absolue, comme l’équivalent des autres. Cette mentalité donne pratiquement lieu au refus radical de la différence dans l’ordre social. Et, étant donné la réalité des différences de conditions matérielles et symboliques d’existence, la passion de l’égalité se traduit alors par deux attitudes. La première attitude consiste en un individualisme Chapitre I - La crise culturelle : la passion égalitaire 17 d’intelligibilité actanciel ou atomiste d’Ervin Goffman6, et finalement la perspective anthropologique de Gérard Barthélemy7. De là, les questions posées sont les suivantes : comment se manifeste la passion générale de l’égalité dans la société haïtienne ? Quels sont ses fondements sociaux ? Quelles sont ses raisons sociales ? Quels sont ses effets sur la construction de l’identité personnelle et sur la dynamique de changement social en Haïti ? Avant de répondre à ces questions, connaissant l’ingéniosité intéressée de certains dans l’art de déformer et de détourner des discours sociologiques collectif, c’est-à-dire une individualité fortement contrôlée par la communauté. Dès lors, tout en étant autonomes, les individus, afin d’assurer l’équilibre social initial, ne revendiquent que ce qui est permis par le collectif auquel ils appartiennent. Le réflexe égalitaire conduit alors à la détermination d’un seuil de besoins fixé en fonction du plus petit dénominateur commun. La seconde attitude consiste, en revanche, en une demande frénétique d’égalité. Celle-ci s’exprime dans le but de faire respecter l’équilibre premier rompu par des individus qui ont accumulé justement ou injustement beaucoup plus que ce qui a été autorisé par le collectif. Elle dérive dès lors d’un sentiment général d’injustice des institutions de base de la société que partagent des individus déshérités. Ces derniers veulent alors qu’on répare cette situation d’injustice sociale et qu’on mette en conséquence à leur disposition des ressources afin d’effacer les différences de conditions d’existence de façon à qu’ils puissent dignement jouir, comme les nantis, de leur droit naturel au bien-être et, par voie de conséquence, au bonheur. Suivant ces deux attitudes, la passion égalitaire peut être assimilée soit à l’envie, soit au ressentiment. Cf. Rawls, J., Théorie de la justice [1971], Paris, Seuil, Coll. Points, 1997 ; Id., Justice et démocratie, Paris, Seuil, Coll. Points, 1993. 6.Ervin Goffman est, comme le souligne Danilo Martuccelli, le sociologue contemporain qui a le mieux examiné l’idéalisation, la fragilité et l’incertitude qui caractérisent les interactions humaines dans l’ordre social égalitaire. En effet, il a fait justement voir que la révolution démocratique a instauré l’exigence d’un traitement égalitaire entre tous les individus au-delà de leur position sociale, mais en même temps, ce système social est toujours traversé par des positions sociales inégales qui, bien qu’elles ne mettent pas en cause le principe de base de l’égalité des conditions, les obligent toujours à un traitement de déférence. L’acteur social est alors fortement contraint de maîtriser sa présentation et d’éviter les maladresses, non plus pour maintenir les rangs respectifs, mais pour garder une interaction labile avec l’autrui significatif, au sens de George H. Mead. Cf. Goffman, E., La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973 ; Id., Les rites de l’interaction, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974 ; Martuccelli, D., Grammaires de l’individu, Paris, Gallimard, Coll. Folio-Essais, 2002 ; Mead, G. H., L’esprit, le soi et la société, Paris, PUF, 1963. 7.Selon Gérard Barthélemy, « la pulsion égalitaire part de l’idée implicite de la répartition d’une quantité initiale déterminée et fixe. Il faut présupposer cette fixité pour que puisse s’affirmer la conviction qu’accroître l’un, c’est diminuer l’autre. L’existence de ce tas initial, toujours renouvelé mais toujours identique à elle-même, est la condition du concept d’égalité et repose donc sur l’idée d’un équilibre premier. Le partage vient ensuite et il n’est possible qu’à partir de l’existence de cette dimension initiale. Dans cette répartition, les deux partenaires se trouvent placés côte à côte, sur le même plan, face à une nécessité commune ». Cf. Barthélemy, G., Créoles-Bossales : Conflit en Haïti, Petit-Bourg/Guadeloupe, Ibis Rouge Éditions, 2000, p. 114. 18 La crise haïtienne du développement éclairés et éclairants8, une remarque s’impose : réfléchir au problème de la passion égalitaire, plus spécifiquement à ses effets pervers9, dans la société haïtienne ne relève nullement d’une activité intellectuelle réactionnaire ou conservatrice, dans la mesure où nous sommes non seulement persuadé, à l’instar d’Anténor Firmin10, que les êtres humains sont naturellement ou biologiquement égaux, mais aussi que l’ordre social démocratique, fondé aussi bien symboliquement que juridiquement sur un régime d’interaction égalitaire, est plus digne de la condition humaine. L’enjeu de cette intelligibilité, certes empreinte d’une certaine dimension autobiographique11, n’est donc pas de juger et de condamner « la passion générale et dominante de l’égalité » en Haïti. Il s’agit plutôt de la comprendre, par interprétation [deutend verstehen], l’agir social et par là d’expliquer causalement [ursächlich erklären] son déroulement et ses effets, pour reprendre la définition de Max Weber12. Autrement dit, il est question de rendre compte des raisons qui la sous-tendent. Pour ce faire, l’argumentaire est organisé en trois principaux points. Le premier porte sur les formes de manifestation de la passion de l’égalité dans la société haïtienne. Le deuxième traite du fondement et des raisons psychosociaux de la passion égalitaire. Le troisième examine les conséquences de la passion égalitaire sur le processus d’individuation ainsi que sur la dynamique de changement mélioratif de la société haïtienne. 1.1- Les manifestations de la passion égalitaire Comme l’a justement souligné Gérard Barthélemy13, on peut dire que la culture haïtienne, comme tant d’autres cultures à caractère communautariste, est structurellement fondée sur trois principaux éléments : l’unanimité, la stabilité et l’égalité. Il est alors très difficile de comprendre la passion de 8. Bourdieu, P., « Une science qui dérange », in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, pp. 19-36. 9. Boudon, R., Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1979. 10. Firmin, A., De l’égalité des races humaines. Anthropologie positive [1885], Montréal, Mémoire d’Encrier, 2005. 11.Pour une compréhension du nécessaire rapport entre intelligibilité anthropologique et réflexivité autobiographique, cf. Okely, J. & Callaway, H., Anthropology and Autobiography, Londres, Routledge, 1992, cité par Michaël Singleton, Amateurs de chiens à Dakar. Plaidoyer pour un interprétariat anthropologique, Louvain-la-Neuve/Paris, Academia-Bruylant/L’Harmattan, 1998, p. 16. 12. Weber, M., Économie et société, Tome 1, traduit de l’allemand par Jacques Chavy et al., Paris, Pocket, Coll. Agora, 1995, p. 28. 13. Barthélemy, G., Dans la splendeur d’un après-midi d’histoire, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1996. Chapitre I - La crise culturelle : la passion égalitaire 19 l’égalité des Haïtiens sans la prise en compte de son étroite relation avec la propension au consensus et à l’immobilisme qui caractérise toutes les sociétés archaïques. Ainsi, avant d’analyser cette conscience collective particulière que constitue l’obsession égalitaire, il importe de décrire les formes sous lesquelles elle se manifeste dans toutes les sphères de la société haïtienne. Dans le milieu paysan, la passion excessive de l’égalité se manifeste au travers des modes de production et de reproduction des biens matériels et symboliques. En effet, l’égalitarisme paysan est paradoxalement traduit, du point de vue matériel, par l’émiettement des terres agricoles en portions presqu’égales et par l’autonomie de survie, donc par une individualisation du travail productif (économie domestique), et par le contrôle collectif du surplus – c’est la communauté qui détermine les règles de consommation et de répartition de l’excédent, en privant l’individu de toute initiative en matière d’accumulation et d’investissement. Du point de vue symbolique, la passion égalitaire se donne à voir à travers la recherche active du relationnel particulièrement cristallisée par le rituel de salutation mettant l’accent sur l’honneur et le respect (onè-respè), ce qui implique la reconnaissance d’alter en tant qu’individu-partenaire. À cet égard, le paysan qui arrive à posséder, grâce à sa motivation et sa force de travail, plus de biens (terres, bêtes de somme, maison en maçonnerie, etc.) que ses voisins dans une communauté est jalousé et discrédité au point d’être accusé de sorcellerie. Sa relative richesse matérielle, donc son avoir-plus, est alors interprétée comme un signe de puissance matérielle, c’est-à-dire comme un être-plus. Son comportement est, à cet égard, considéré comme une transgression sociale et donc une menace pour la survie de toute sa communauté. Pour pallier cette attitude jugée anomique, on déresponsabilise son auteur en mettant sa réussite matérielle sur le compte d’un élément qui échappe à la volonté de l’être humain : la chance, un esprit surnaturel, un lwa (divinité vodou) ou le bondye (Dieu chrétien). Au niveau des classes urbaines défavorisées, la passion égalitaire se manifeste territorialement et relationnellement. La bidonvilisation témoigne, en quelque sorte, de la recherche spatiale de l’égalité sociale ; car les pauvres, les Bossales, qui ont été relégués dans le pays en dehors, afin d’alimenter la vie de bohème des classes dominantes, partent, sous la pression du communautarisme et de la misère, à l’assaut des villes, notamment des quartiers huppés de celles-ci. On remarque en effet, en Haïti, depuis environ cinquante ans, non seulement un important exode rural, mais aussi, subséquemment, la prise en tenaille des « quartiers bourgeois » par des bidonvilles. En descendant à flux constants sur les villes, notamment Port-au-Prince – ce qui amène, par ailleurs, « à se demander si les routes nationales sont à sens 20 La crise haïtienne du développement unique car les paysans qui vont à Port-au-Prince ne font plus le trajet inverse. Ils sont d’abord aspirés par le centre de la métropole pour être repoussés tout de suite vers une périphérie déjà populeuse. Et où il est impossible de survivre sans une arme blanche au moins14 » – puis en montant vers des zones urbaines cossues comme Turgeau et Pétion-ville, les masses urbaines tentent de rétablir, par la proximité géographique, l’égalité sociale. Quant à l’aspect relationnel, il concerne la mendicité. Cette pratique devient de plus en plus courante, mais surtout décomplexée et violente dans la société haïtienne. En effet, s’il fut, dans le milieu rural, déshonorant d’étaler sa pauvreté et, qui pis est, de demander l’aumône, on constate désormais que les individus, des plus pauvres à ceux se situant au bas de la classe moyenne, ne se gênent plus pour solliciter l’aide, en espèce ou en nature, d’autrui, intuitivement jugé mieux nanti. L’anecdote racontée par Gérard Barthélemy, quant au phénomène de mendicité dans la société haïtienne, est plus que révélatrice des relations sociales égalitaristes en Haïti. Un jour, un voyageur circulait dans les rues de Jacmel, petit port du Sud d’Haïti. De l’autre côté de la rue, un homme tranquille l’interpelle lui faisant signe de venir le rejoindre. Intrigué, le voyageur traverse et demande à l’homme ce dont il s’agit. Celui-ci lui répond par une sorte d’ordre : banm yon dola (donne-moi un dollar). Cette anecdote tente d’illustrer le pouvoir du pauvre sur le riche, pouvoir qui s’exerce au nom de la prescription immuable du groupe qui ne tolère de survie que collective et refuse toute démarche individuelle réalisée au détriment de l’autre15. Les entrepreneurs, groupe dominant de la classe des nantis, même si leurs activités économiques sont effectuées suivant des principes plus ou moins transparents et équitables, sont à la fois enviés et diabolisés. Pour mieux discréditer et rejeter leur réussite économique, des vices et/ou des pouvoirs surnaturels leur sont souvent attribués. Ils sont avant tout perçus sous l’angle de l’égoïsme, de la cupidité et de l’exploitation. Ils sont en d’autres termes vus comme des sujets anomiques dont le comportement économique gêne l’intégration, le développement et l’épanouissement du collectif. De ce fait, la misère et la désolation de la communauté sont entièrement rejetées sur leurs dos. Par conséquent, en tant qu’individus ayant passé un pacte avec le diable et incarnant la force du mal, toute entente des défavorisés avec eux est, par essence, impossible et condamnable. 14. Laferrière, D., L’énigme du retour, Port-au-Prince, Éditions Presses Nationales d’Haïti, Coll. Souffle Nouveau, 2009, pp. 265-266. 15. Barthélemy, G., op. cit., p. 134. Chapitre I - La crise culturelle : la passion égalitaire 21 À titre d’exemple, dans les années quatre-vingt-dix, on croyait et on disait, peut-être qu’on le croit et le dit encore avec la même force de pensée prélogique ou pré-analytique, pour reprendre les propos d’Anselme Rémy et de François Houtart16, qu’un valeureux et talentueux fondateur et propriétaire d’un établissement d’enseignement secondaire de haut niveau de la ville des Gonaïves – du moins pendant les dix premières années de sa fondation car, de nos jours, ce Collège (lycée privé) figure pratiquement sur la longue liste des écoles-borlettes17 – avait le pouvoir magique de se dédoubler physiquement afin de pouvoir enseigner au même moment dans deux lycées différents. Qui pis est, on croyait que l’excellence de son établissement scolaire ainsi que sa réussite personnelle dérivaient du fait qu’il sacrifiait annuellement un élève aux forces du mal (pwen ou lwa dyab) qu’il avait achetées. Quand des « parvenus » parviennent à se faire accepter, c’est au prix d’une lapidation sociale sournoise de leurs richesses. En effet, les membres de la collectivité à laquelle ils appartiennent tentent par tous les moyens de consommer ce profit, considéré comme une ressource communautaire. Ces mêmes individus n’hésitent pas à les tourner en dérision, voire à les humilier, une fois leur fortune dilapidée. L’un des comportements qui témoignent de cette logique niveleuse dans la société haïtienne est la mendicité autant décomplexée que généralisée. Par ailleurs, il importe de faire remarquer que les rapports de concurrence entre les entrepreneurs haïtiens témoignent aussi de la passion de l’égalité. Le principal indicateur de celle-ci est le soin qu’ils mettent à ne pas investir de nouveaux capitaux et innover dans leurs entreprises. Car chacun évite de montrer à l’autre que ses affaires fleurissent mieux. Souvent, contre la loi du marché et au détriment des intérêts des consommateurs, ils se mettent, en effet, d’accord sur les prix des produits. Les intellectuels, un groupe dominé de la classe dominante, notamment ceux qui évoluent dans l’espace universitaire, censé être ouvert, épanouissant et méritocratique, qui affichent leur identité statutaire en fonction d’un grade académique et d’une compétence réelle, sont accusés de volonté de puissance élitiste. Celle-ci, selon la morale égalitariste, est susceptible de déboucher sur une inégalité symbolique, voire sur une domination politico16.Au sujet des caractéristiques des types de pensée en Haïti, cf. Houtart, F. et Rémy, A., Haïti et la mondialisation de la culture. Étude des mentalités et des religions face aux réalités économiques, sociales et politiques, Port-au-Prince/Paris, CRESFED/L’Harmattan, 2000. 17.La borlette est une loterie privée en Haïti. L’école-borlette traduit la réalité des établissements scolaires qui, compte tenu de la faible qualité de leur structure tant matérielle que cognitive, ne donnent qu’une chance très faible aux élèves qui les fréquentent d’apprendre, de bien se former et, de surcroît, de connaître une mobilité sociale ascendante. 22 La crise haïtienne du développement économique. Pour éviter l’avènement de ce qui est vu comme une dérive sociocognitive susceptible d’influencer la gouvernementalité ordinaire, les groupes d’individus – fonctionnaires de l’administration publique et surtout professeurs faiblement gradés et/ou ayant une compétence douteuse – qui se sentent menacés font tout ce qui est en leur possible pour les décrédibiliser et/ou les marginaliser. Parmi les stratégies mobilisées pour entraver leur ascension figurent le boycottage politique – le cas d’Anténor Firmin en témoigne18 –, le contrôle moral et matériel de leur bien-être économique. Ce dernier se réalise à travers la rémunération et la dénégation du grade académique. En ce qui concerne le contrôle moral sur la rémunération, il se décline à travers des rumeurs sur la demande de revalorisation financière du statut d’universitaire. Ce qu’il faut retenir dans la mécanique de ces rumeurs, propagées par des membres – académiques et administratifs – de la communauté universitaire, c’est qu’elle ne donne à voir cette revendication salariale que sous l’angle d’un comportement individualiste, opportuniste, inéquitable et donc anti-communautaire ou antipopulaire. Les enseignants qui agissent dans cette perspective sont donc vus, à la lumière de l’idéologie schématique et dogmatique marxiste, comme des « princes auto-dominés19 » ou des « petit-bourgeois, érigeant l’individualisme en valeur suprême ». Quant au déni de reconnaissance du grade académique, il prend paradoxalement la forme d’un faux mimétisme académique. En effet, en se cachant derrière la vague appellation de Professeur, mettant tous les enseignants dans le même panier académique, et sous le motif que les professeurs européens, plus particulièrement les français, ne font pas mention de manière ostentatoire de leur titre universitaire, certains enseignants, et même des étudiants, se soulèvent violemment contre d’autres collègues qui mettent en avant leur haut grade académique. 18.Manigat, L. F. Anténor Firmin. Les moments marquants d’une vie, les temps forts d’une doctrine et d’une pratique politique, Port-au-Prince, Coll. CHUDAC, 2010. 19.Selon le regretté Professeur et idéologue marxiste-léniniste Jean Anil Louis-Juste, « l’éducation haïtienne, parce qu’elle est essentialiste, produit des princes auto-dominés. […] le prince auto-dominé haïtien est un intellectuel doublement pauvre : matériellement et spirituellement. […] leur position est fermée sur leur propre univers, sans aucune ouverture sur les autres. L’immunisation fait du prince auto-dominé, un opportuniste qui attend son heure pour établir son propre domaine de domination dans la vie publique, en vue de vivre pleinement sa condition privée de prince. […] Le prince autodominé s’enferme dans ses tours de savoir scolaire : dans ses activités intellectuelles, il se coupe des organisations populaires […] » Cf. Louis-Juste, J. A., De la crise de l’éducation à l’éducation de la crise, Port-au-Prince, Imprimeur II, 2003, p. 45-46. Chapitre I - La crise culturelle : la passion égalitaire 23 1.2- Les raisons de la passion égalitaire Au regard de ces considérations descriptives que nous venons de faire, on peut clairement comprendre que l’obsession égalitaire n’épargne aucun espace du monde social haïtien. Mais, pour rendre compte de manière approfondie de cette mentalité, on ne peut pas seulement se contenter de décrire les formes sous lesquelles elle se manifeste. Il faut aussi et surtout déterminer et analyser ses raisons psychosociales. 1.2.1- L’égalitarisme des paysans L’obsession égalitaire constatée dans le monde paysan est fondée sur une triple réalité : l’héritage communautariste africain, l’éthique contre-plantationnaire et la désolation. Le premier consiste dans le fait que les individus n’existent que par et pour leur communauté originelle. Celle-ci constitue alors le cadre des valeurs, des rôles et des places pré-assignés aux individus. Ces éléments se reproduisent alors à l’identique à travers les générations. Ainsi, la communauté est considérée comme la source essentielle de l’identité personnelle. L’obsession égalitaire, profondément enracinée dans les valeurs de la communauté, a alors généralement pour raisons la volonté inconsciente de perpétuation de l’ordre social communautaire. Plus spécifiquement, les agents sociaux, à travers leur agir communicationnel, tentent de protéger leur communauté de possibles désaffiliation, fracturation et désagrégation sociales. On peut aussi dire que l’obsession égalitaire chez les paysans est fondée sur la croyance générale que les rapports communautaires constituent un jeu à somme nulle et donc relèvent d’un ordre naturel, c’est-à-dire que la somme des richesses symboliques et matérielles est plus ou moins fixe et que ce qu’un agent social gagne, l’autre le perd automatiquement. Cette mentalité se révèle alors un équivalent fonctionnel de sécurisation collective. De ce fait, l’égalitarisme paysan ou, comme l’a montré Gérard Barthélemy20, l’homo æqualis paysan, caractérisé par un système d’obligations morales, de solidarité et d’échanges fondé sur les liens affectifs de la parenté et de la territorialité, répond à une logique d’intégration sociale horizontale. En d’autres termes, elle participe de la stratégie de construction d’un filet de sécurité socioculturelle contre la désymbolisation destructrice, c’est-à-dire la perte de normes, de valeurs et de repères permettant aux individus de se référer à des significations partagées. 20. Barthélemy, G., Le pays en dehors. Essai sur l’univers rural haïtien, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1989. 24 La crise haïtienne du développement S’agissant de l’obsession égalitaire, en tant qu’éthique contre-plantationnaire, qui est caractérisée par le rejet total de toute forme de domination et même, jadis, par le refus du statut d’ouvrier agricole, le respect implicite de la non-division du travail et l’individualisme de survie, on peut dire qu’elle s’inscrit dans le système de contre-valeurs institué contre l’ancien ordre colonial et esclavagiste21. En effet, cette éthique, tout en surplombant un mode de production axé sur l’initiative individuelle, l’autonomie de survie, se révèle fondamentalement égalitaire dans la mesure où elle interdit toute mobilité sociale ascendante. Outre la faiblesse et le retrait institutionnel de l’État, ainsi que le contrôle communautariste de l’activité productive individuelle, cette contradiction s’explique par le fait que cet ethos sous-entend que seule la similitude des conditions d’existence constitue la condition indispensable de l’établissement des rapports égaux entre pairs et, de surcroît, de la solidarité22. Dans ce cas, l’obsession égalitaire qui traverse le milieu paysan « correspond à un refus d’une différenciation verticale à partir du plus-avoir et repose sur une intervention du groupe en faveur d’une autre forme de relationnel fondé sur les exigences du plus-être de l’individu ». Elle s’inscrit alors dans une logique d’interdiction des rapports sociaux de soumission ou d’assujettissement, c’est-à-dire d’intégration sociale horizontale. Par conséquent, l’égalitarisme paysan est fondé sur une logique de constitution de mécanismes d’autosubsistance et d’autocontrôle, c’est-à-dire, comme l’a montré James Scott23 dans le contexte de l’Asie du Sud-Est, de sécurité d’abord (Safety-first Principle) contre les nouvelles menaces asservissantes ou dominatrices provenant de l’oligarchie créole prédatrice. En ce qui concerne la désolation, au sens de Hannah Arendt24, c’est-àdire l’état mental consistant dans le fait que l’être humain perd tout contact avec lui-même et se sent à l’écart de toute société humaine, elle annihile la personnalité du paysan dans la mesure où celui-ci a le sentiment d’être en dehors de la société pour laquelle ses ancêtres esclaves ont versé leur sang et qui repose encore sur sa force de travail agricole. À cet égard, comme l’a fait 21. Barthélemy, G., Dans la splendeur d’un après-midi d’histoire, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1996. 22. Ibid., p. 133. 23.Scott, J. C., Domination and the Arts of Resistance. Hidden Transcripts, New Haven et Londres, Yale University Press, 1990. 24.Arendt, H., Le système totalitaire [1951], Paris, Seuil, 1972 ; Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal [1963], Paris, Gallimard, Coll. Folio-essais, 1997. Chapitre I - La crise culturelle : la passion égalitaire 25 remarquer André Corten25 à la suite de Hannah Arendt, on peut dire que la désolation, en tant qu’expérience de la destruction de la vie privée et comme privation d’une expérience sensible communautaire, amène particulièrement les petits paysans à nourrir un idéal d’égalité insensible à toute identité personnelle ; elle implique une indifférence radicale. C’est, en d’autres termes, cette indigne, miséreuse et désespérante expérience d’exclusion sociale ou de non-appartenance au pays du dedans, c’est-à-dire au milieu urbain où évoluent les élites, qui implique l’obsession égalitaire dans la masse paysanne. Dans cette optique, même si la passion égalitaire intra-paysanne, c’està-dire celle qui se manifeste à l’intérieur même de l’univers paysan, possède également une dimension d’envie primitive et favorise objectivement la perpétuation d’un mode de production archaïque qui, lui-même, se révèle incapable de participer à la transformation des conditions matérielles d’existence de la masse paysanne, elle est excusable dans la mesure où, pour les besoins de la reproduction des relations sociales ancestrales, elle s’inscrit dans une logique d’économie de la bonne foi, c’est-à-dire dans des pratiques d’échanges économiques en termes de don. Autrement dit, l’obsession égalitaire qui submerge le monde paysan a essentiellement pour fonction de régler le jeu économique localisé afin que celui-ci apparaisse comme sans enjeux, c’est-à-dire qu’il n’apparaisse pas comme un « système régi par les lois du calcul intéressé, de la concurrence ou de l’exploitation26 ». De ce fait, elle s’érige contre le possible effacement de l’ordre symbolique communautaire ainsi que contre toute forme de domination et d’exploitation socioéconomique. L’égalitarisme paysan est par ailleurs tout autant excusable, excusabilité entendue au sens rawlsien du terme27, quand il se manifeste envers d’autres groupes sociaux favorisés. Dans ce cas, il a pour origine la désolation causée par l’exclusion et la misère. Il est alors le signe du ressentiment28. En effet, 25.Corten, A., Diabolisation et mal politique. Haïti : misère, religion et politique, Paris, Karthala, 2001. 26. Bourdieu, P., Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédée de trois études d’ethnologie kabyle, Paris, Seuil, 2000, p. 349-350. 27.Chez John Rawls, l’excusabilité est inhérente aux principes de la justice, c’est-à-dire « les principes mêmes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts, et placées dans une position initiale d’égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient les termes fondamentaux de leur association ». Cf. Rawls, J., Théorie de la justice [1971], Paris, Seuil, Coll. Points, 1997, p. 37. 28. La passion égalitaire, selon Rawls (Ibid. p. 575), témoigne du ressentiment quand elle caractérise le sentiment que ressentent les plus défavorisés à l’égard des plus avantagés. En ce sens, la première catégorie d’individus envie la seconde pour le genre et la quantité de biens que celle-ci possède. Ceux qui envient les nantis n’éprouvent pas ce sentiment 26 La crise haïtienne du développement compte tenu du poids des petits paysans dans la balance économique d’Haïti, on peut affirmer qu’ils ont effectivement subi une grande injustice. Car il est unanimement reconnu que le nouvel État, érigé avec l’active participation des masses esclaves, Bossales pour la plupart, dans la longue guerre d’indépendance, a privé les descendants de celles-ci, en l’occurrence les masses paysannes, de la jouissance des biens sociaux premiers, pour reprendre le concept de John Rawls29. Il est donc socio-politiquement légitime que la situation de misère, ainsi que les sentiments d’injustice ou d’inégalité injuste éprouvés par les masses paysannes et leurs descendants qui peuplent les bidonvilles, suscitent de la rancœur et de l’hostilité, voire de la violence (rumeurs calomnieuses, stigmatisation, lynchage, pillage, bannissement30), vis-à-vis des individus considérés comme des nantis. Dans la mesure où l’État postcolonial, en tant que seulement du fait qu’ils possèdent moins qu’eux, mais aussi et surtout en raison d’institutions injustes et/ou d’une conduite malhonnête de leur part qui leur ont permis d’obtenir de tels avantages. De ce point de vue, l’obsession égalitaire est fondée sur des sentiments de mauvaise répartition des biens premiers et sur la perte d’estime de soi d’un groupe d’individus dans la société. 29.Selon Rawls (Ibid., p. 123, 479-480), « les biens premiers sont tout ce qu’on suppose qu’un être rationnel désirera, quels que soient ses autres désirs […] ils sont constitués par les droits, les libertés et les possibilités offertes, les revenus et la richesse ». Il importe de mentionner que Rawls a aussi considéré le respect ou l’estime de soi-même comme un bien social premier. Il estime même que le respect de soi-même est peut-être le bien premier le plus important. Pour lui, ce sentiment comporte, d’abord, « le sens qu’un individu a de sa propre valeur, la conviction profonde qu’il a que sa conception du bien, son projet de vie valent la peine d’être réalisés » ; ensuite, cette valeur « implique la confiance en sa propre capacité à réaliser ses intentions, dans la limite de ses moyens ». 30. Gérard Barthélemy, sans avoir certes pris le temps de l’approfondir, a fait le lien entre les actes de vandalisme perpétrés au moment des mouvements protestataires en Haïti et la passion égalitaire qui submerge la conscience des masses populaires haïtiennes. En effet, sous le beau titre de « Le pillage rituel ou la répartition forcée », écrit-il : « le général Prosper Avril, qui a été récemment président pendant plus d’un an, connaissait bien les habitudes de son pays. Sentant que la pression interne, et surtout externe, n’allait pas tarder à en arriver au point où il devrait renoncer au pouvoir, il réquisitionne quinze containers et déménage complètement sa résidence privée après avoir pris la précaution de la faire acheter par l’État quelques semaines auparavant. En effet, il savait qu’à la suite de son départ, le premier geste de la population serait de piller et de démanteler complètement sa résidence, comme cela s’était accompli déjà à l’occasion du départ de JeanClaude Duvalier, du général Namphy, son successeur, et de Manigat. Ce fut également ensuite pour le président-prêtre Aristide chez qui, pourtant, il n’y avait pas grand-chose à glaner. Les biens du chef qui est destitué sont traités de la même façon. […] avec l’assentiment plus ou moins général, la même scène continue à se répéter régulièrement à chaque changement violent de pouvoir, tout le groupe se sentant investi de la mission de rétablir l’ancien équilibre ». Cf. Barthélemy, G., Dans la splendeur d’un après-midi d’histoire, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1996, p. 152-154. Chapitre I - La crise culturelle : la passion égalitaire 27 « lieu primordial de l’engendrement de l’inégalité31 », a favorisé, de manière active ou passive, les groupes initialement bien munis en capitaux symbolique et économique (anciens libres propriétaires, hauts gradés de l’armée, hauts fonctionnaires de l’administration publique, grands commerçants) et a parallèlement abandonné les masses paysannes à leur sort32 ; et ce malgré le fait que celles-ci ont constitué pendant environ un siècle et demi le facteur de l’enrichissement matériel, voire culturel des élites haïtiennes – étant donné que les enfants des élites n’ont pu aller s’instruire en France que parce que leurs parents avaient pu bénéficier, directement ou indirectement, du travail des paysans. Aussi, l’élite économique du pays, étant donné le caractère précapitaliste de ses pratiques productives, n’a jamais jugé nécessaire de dynamiser le mode de production des biens, en termes d’augmentation et de diversification, pour pouvoir en faire profiter les défavorisés. D’où le bien-fondé, c’est-àdire l’excusabilité, du fort ressentiment et donc de la demande excessive d’égalité des masses paysannes ainsi que de leurs descendants vivant dans les bidonvilles à l’égard des groupes d’agents sociaux dominants. 1.2.2- L’égalitarisme des nantis Comme nous l’avons mentionné plus haut, les nantis avaient en quelque sorte partagé avec les démunis de l’ordre social haïtien la passion de l’égalité dans la mesure où, comme toute élite moderne, on n’a constaté de leur part ni la volonté d’accumulation modernisante et enrichissante, ni l’émulation technologique et socioéconomique. Ils se sont tout simplement repliés sur leurs privilèges parasitaires. À titre d’exemple, prenons les cas des entrepreneurs et des universitaires. Les entrepreneurs ou, pour mieux dire, les bourgeois-commerçants haïtiens, qu’il faut bien entendu distinguer, du point de vue culturel, des bourgeois-commerçants étrangers (européens, syriens, libanais, indiens) installés depuis longtemps en Haïti (deuxième quart, pour les Européens, et dernier quart, pour les Levantins, du XIXe siècle33), se sont montrés incapables d’enclencher une dynamique d’accumulation économique méliorative 31. Bayart, J.-F., L’État en Afrique. La politique du ventre [1989], Paris, Fayard, 2006, p. 87 ; Médard, J.-F., États d’Afrique noire : formation, mécanismes et crise, Paris, Karthala, 1991, cités par Sauveur Pierre Étienne, Haïti, la République Dominicaine et Cuba : État, économie et société (1492-2009), Paris, L’Harmattan, 2011, pp. 140-141. 32.Hurbon, L., Comprendre Haïti. Essai sur l’État, la nation et la culture, Port-au-Prince/ Paris, Henri Deschamps/Karthala, 1987. 33. Gaillard, R., La République exterminatrice. Tome I : Une modernisation manquée (18801896), Port-au-Prince, Imprimerie Le Natal, 1984.