Suite du billet

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Université du Québec à Montréal – Université Laval (Québec, Canada)
Recherche subventionnée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH)
Souffrance et désordre : Parler ordinaire, religion et ONG face aux catastrophes naturelles
Phase d'enquête
Billet de terrain
L’avion s’apprête à atterrir à Port-au-Prince, un désordre de plus en plus apparent à mesure que les échelles réduisent
au rythme de perte d’altitude. Un désordre qui s’étend du contraste subtil entre la division schématique des cadastres
ruraux québécois et la dispersion aléatoire des champs d’Haïti jusqu’au tumulte des rues de la ville dont
l’aménagement au premier coup d’œil ne semble dégager aucune régularité. Chaque territoire répond à ses propres
logiques d’organisation…
Un jeune homme américain dans la vingtaine ne regarde pas le paysage au travers son hublot. Il est plongé dans une
épaisse bible dont les pages sont noircies ou rougies de notes et de surlignages manuscrits. On apprendra qu’il vient
enseigner le business et la foi. Entre étrangers, l’échange de civilités passe par la déclinaison des dernières visites en
Haïti : « Je suis venue plusieurs fois dans la dernière année, je ne les compte plus! », dit la jeune suédoise assise à mes
côtés. « Première fois cette année mais je venais souvent dans les années 80 », dira ensuite ce canadien au regard
curieux qui a initié la conversation. Personne ne se suspecte d’être venu pour le plaisir.
Au carrousel de bagages, un groupe d’une trentaine d’américains, jeunes et vieux, attendent leurs immenses sacs vers
U.S. Army. Ils portent tous le même t-shirt d’un rouge vif au dos duquel cette inscription : HERE AM I, SEND ME! À qui
s’adresse cette interpellation? À Dieu? À l’ONG qui les a menés jusqu’ici? Certainement pas aux haïtiens…
Le propriétaire de la ghesthouse où je serai hébergé vient me chercher afin de m’épargner la cohue des solliciteurs à
l’aéroport. Il me raconte sur le chemin de sa camionnette, importée de Miami, que les choses vont beaucoup mieux
en Haïti. Derrière lui, trois personnes s’agrippent à la clôture qui entoure le stationnement et crient. Je ne comprends
pas, s’adressent-ils à nous?
« Les choses vont beaucoup mieux depuis l’élection de Martelly donc », poursuit-il, ne prêtant pas attention au chaos
ambiant. Selon lui, Martelly veut « redonner une bonne image à Haiti ». Fier, il prend pour exemple la nouvelle route
asphaltée qui mène à l’aéroport, puis le camp longeant cette route « qu’ils ont nettoyé » et qui ne laisse aujourd’hui
place qu’à un vaste terrain vague.
« Où sont allés tous les gens qui vivaient ici? »
« On leur a donné une maison », me répond-t-il.
Nous arrivons à la ghesthouse. Mon hôte me confie qu’il aime ce quartier parce que les riches y cohabitent avec les
pauvres. C’est à tout le moins sa réalité : il vient d’ajouter un troisième étage à sa demeure alors que partout autour
on ne retrouve que les fondations des anciennes constructions effondrées suite au séisme, l’empreinte de chacune
des pièces de ces bâtiments se dessine encore sur le sol poussiéreux. Sur ces terrains, des petites maisonnettes
identiques en contreplaqué et au toit en tôle, construites selon lui par le gouvernement, abritent des familles
nombreuses.
Je reste un bon moment à contempler la ville sur ce toit qui surplombe tout le Delmas 31. D’un côté la baie, le centreville et Cité Soleil, de l’autre Pétionville sur le versant des montagnes. Partout autour retentit la trame des cris
d’enfants, d’un rap haïtien, d’une radio qui joue à répétition les deux premières minutes d’une version instrumentale
de « I will always love you », du bruit des klaxons et des voitures, de la cloche du cireur de chaussures qui passe
devant et repasse plus tard, du chahut des jeunes qui jouent au foot dans la rue devant et d’un haut-parleur qui
diffuse sans arrêt la psalmodie vibrante d’un « Merci seigneur! ».
Port-au-Prince, 6 mai 2013.

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