Texte - L`expérience de la guerre entre écriture et image
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Texte - L`expérience de la guerre entre écriture et image
1 Marie-Andrée Morache Chargée de cours à l’Université du Québec à Montréal Présence et limite d’un relativisme chez Patrick Modiano* Dans Le syndrome de Vichy, l’historien Henry Rousso introduit un néologisme, le « résistancialime », afin de désigner un processus à l’origine du mythe élaboré en France après la Seconde guerre mondiale, selon lequel les Français auraient unanimement résistés à l’Occupation allemande 1. Ce mythe érigé dans l’imaginaire collectif est une interprétation du passé qui répond aux urgences du présent (Rousso, 1987 : 32). Il fut développé par les gaullistes et les communistes dans le but de reconstruire rapidement le tissu social français autour de l’identité nationale. Plusieurs productions culturelles (des films surtout 2) de la fin des années quarante et des années cinquante ont participé à l’élaboration d’une représentation rassurante des « années sombres », une représentation cohérente qui démontrait qu’on avait compris, qu’on avait appris la leçon. Afin d’élaborer cette représentation, on s’efforçait de traduire les événements en termes clairs et selon des oppositions manichéennes : le nazi est l’incarnation du mal, la victime est une masse indifférenciée, anonyme et passive, et le héros se porte volontairement à son secours sans se compromettre. Il y a des coupables et des innocents, pas de zone grise. Au cours des années soixante, une série d’événements viennent peu à peu ébranler cette mythologie résistancialiste, ou pour reprendre l’expression de Rousso, Plus précisément, Rousso désigne par ce terme « un processus qui a cherché : primo la marginalisation de ce que fut le régime de Vichy et la minoration systématique de son emprise sur la société française, y compris dans ses aspects les plus négatifs; secundo, la construction d’un objet de mémoire, la "Résistance", dépassant de très loin la somme algébrique des minorités agissantes que furent les résistants, objet qui se célèbre et s’incarne dans des lieux et surtout au sein de groupes idéologiques, tels les gaullistes et les communistes; tertio, l’assimilation de cette "Résistance" à l’ensemble de la nation, caractéristique notamment du résistancialisme gaullien» (Rousso, 1987 : 19). 2 On compte vingt-deux films sur la guerre diffusés en France seulement entre 1944 et 1946. (Rousso, 1987 : 263) 1 2 cette mémoire de Vichy (la mémoire étant chez Rousso une organisation de l’oubli 3). En 1961, au procès Eichmann, des voix singulières se font entendre, celles des témoins civils que l’on n’avait pas encore écoutées. Désormais, les autorités civiles et morales sont davantage prêtes à reconnaître l’existence de la « Solution finale » des nazis, à reconnaître, donc, la particularité de la victime civile juive. De 1954 à 1962, la guerre d’Algérie divise le peuple français et ternit l’image de l’armée française et de ses dirigeants. La grève générale qui paralyse le pouvoir en mai 68 est l’occasion d’une remise en cause des valeurs traditionnelles. De Gaulle, le grand symbole de la résistance héroïque, quitte le pouvoir dans la contestation en 1969 et meurt en 1970. En 1973, le livre de l’américain Robert Paxton, La France de Vichy, est traduit en français. Paxton soutient que Pétain n’a pas joué de double jeu avec Hitler et que le régime de Vichy n’a pas su protéger les Français, ce régime aurait, au contraire, facilité la tâche aux Allemands. Malgré les critiques qu’il rencontre 4, ce livre marque une rupture dans l’historiographie française de l’Occupation, rupture dont témoignent plusieurs romans et films des années soixante-dix. De plus en plus au cours de cette décennie, les artistes et les intellectuels remettent en question ce qui a été posé en absolu dans l’immédiat de l’après-guerre, dans un mouvement qui a été qualifié de « mode rétro ». En cela, Patrick Modiano est un précurseur, puisqu’il commence à écrire dès le milieu des années soixante 5 des livres qui sabotent les représentations réconfortantes de l’Occupation 6. Martine Guyot-Bender propose de voir l’écriture de Modiano comme « un modèle de désobéissance civile » en raison des effets de sa poétique du paradoxe qui fait « obstacle à la création de mythes sur le passé » (Guyot-Bender, 1999 : 74) . Cette idée d’une désobéissance à ce qui s’était imposé comme un devoir de société me semble très Sur ce point, la mémoire collective fonctionnerait de la même façon que la mémoire individuelle : « Car, même étudiée à l’échelle de la société, la mémoire se révèle comme une organisation de l’oubli » (Rousso, 1987 : 13). 4 Rousso souligne que si c’est à droite que les réactions sont plus vives, la gauche est également dérangée, parce que le livre de Paxton associe Vichy à l’ensemble du peuple français et non à quelques personnes membres de l’élite. Pour sa part, Rousso n’a qu’une réserve : « Animé par sa ferveur intellectuelle, Robert Paxton a poussé parfois la logique de sa thèse jusqu’au bout, donnant l’impression de minimiser le poids réel de l’occupant et de la conjoncture». (Rousso, 1987 : 289). 5 Le manuscrit de La place de l’étoile est achevé en 1967. 6 De plus, Baptiste Roux souligne qu’à la différence des autres écrivains qui se penchent sur la collaboration à la même période, Modiano cherche à « s’enraciner » dans ce que la nation française « a produit de pire » : « […] le choix des années sombres ne représente en rien un impératif dicté par la mode, mais s’inscrit bien dans une recherche identitaire […]» (Roux, 1999 : 19). 3 3 juste dans le cas de Modiano. Son écriture travaille à contre-courant des effets de cohérence, de clarté et d’unité produits par la reconstruction nationale, en venant résolument brouiller les pistes, retarder la compréhension, la clôture du sens. Ses livres introduisent une ambiguïté là où on avait construit une certitude, ils introduisent le doute là où on avait érigé un savoir : « L’approche narrative de Modiano qui consiste à ne pas diviser les perceptions et surtout à ne pas les enfermer dans un sens aisément définissable réhabilite l’ambiguïté comme composante inhérente de toute analyse du passé […] » (Guyot-Bender, 1999 : 4). Ainsi, Modiano pratique une certaine forme de relativisme dans son approche de l’histoire. Son œuvre relativise les absolus en s’attaquant aux modèles de représentation stéréotypés du résistant, du collaborateur français et de la victime juive. Ce relativisme a éveillé dans l’opinion publique certains soupçons sur les intentions de l’auteur, dont les premiers textes peuvent sembler, à première vue, manquer à la mémoire des victimes et des héros de la guerre 7. Ma lecture souligne au contraire en quoi les fictions de l’histoire de Patrick Modiano luttent contre un refoulement collectif, en quoi elles accomplissent un travail de mémoire. La figure du traître Cette figure du traître s’impose dans les premiers textes de Modiano, puis se fait plus discrète, alors qu’une autre figure prend l’avant-plan 8. Il sera donc surtout question des œuvres des années soixante et soixante-dix qui se démarquent des œuvres de maturité par la violence de leurs satires provocatrices et par leur cynisme exacerbé : La place de l’étoile (1968), La ronde de nuit (1969), et Les boulevards de ceinture (1972). Ces premiers romans construisent, à partir d’éléments biographiques et historiques, des intrigues romanesques qui empruntent systématiquement au genre du roman policier sans pour autant aboutir à une résolution, à une condamnation. S’y « Il est tentant de voir dans cette approche ambiguë un refus du romancier de prendre position, une sorte d’indifférence politique et sociale que l’on pourrait, à la limite, rapprocher de celle d’une certaine France des années Trente qui avait elle aussi refusé de s’engager face à la montée du nazisme en Europe et qui avait conduit aux déportations. Une démission dangereuse donc. » (Guyot-Bender, 1999 : 93) 8 Voir plus loin « La jeune fille au piano derrière le traître ». 7 4 mêlent des souvenirs de l’auteur et les quelques éléments que possède l’écrivain sur les mystérieuses activités de son père pendant l’Occupation. Ce père juif échappait aux rafles en se cachant dans Paris sous un faux nom et en pratiquant le marché noir dans des groupes clandestins, dont certains membres étaient, semble-t-il, en contact avec la Gestapo. Dans ces livres s’élabore une figure littéraire ambiguë qui accède en quelque sorte à une plus grande visibilité en 1974, lorsque Modiano écrit avec Louis Malle le scénario d’un film, Lacombe Lucien, qui sera diffusé dans toute la France. Le film connaît un certain succès critique (Prix Méliès 1974), mais n’en sème pas moins la controverse. On y suit le parcours d’un jeune Français qui en vient à travailler pour la Gestapo 9. Derrière ces personnages récurrents d’hommes mystérieux se livrant à des trafics impliquant des êtres traqués, on devine le souvenir du père et de ses complices que l’écrivain a fréquentés enfant ou dont il a entendu parler 10. Mais à travers ces quelques individus, ces gens ordinaires qui collaborent avec les forces d’occupation en prétendant suivre simplement l’esprit du temps, c’est, plus largement, toute une part de la société française qui est désignée. L’univers étrange qui prend place dans le malaise aménagé par l’écrivain est à l’image des années de chaos qui ont suivi le traumatisme de la défaite 11. Un engagement arbitraire Sachant que la Seconde Guerre mondiale se distingue de la Grande Guerre par son statut de guerre idéologique, on pourrait être tenté (c’était mon cas) d’imaginer cette époque de grands bouleversements comme le lieu d’un perpétuel débat d’idées ou du déchaînement quasi quotidien des passions nationales. Or, ce qui caractérise la figure du traître chez Patrick Modiano, c’est avant tout son absence d’idéaux. Voir : http://www.youtube.com/watch?v=ZpcjbvlBRF4 Modiano a laissé entendre dans Livret de famille (1977) et, plus clairement, dans Un pedigree (2005), que ses parents et leur réseau social pendant la guerre ont servi de modèle à plusieurs personnages, particulièrement dans ses premiers romans. 11 Rousso parle d’un vide qui s’ouvre sous les pieds des Français en juin 1940. Les événements se seraient enchaînés trop vite pour permettre à la population de faire son deuil : « En quelques semaines […] l’ensemble des structures du pays, des élites militaires, politiques, communales, s’effondre. Les circuits d’échange et de distribution s’interrompent brusquement. L’autorité semble tout à coup s’évanouir quelque part entre Paris et Bordeaux […] » (Rousso, 1987 : 14). 9 10 5 En effet, les héros de Modiano n’ont aucune conviction politique. Cela peut sembler étonnant à première vue, puisque ces personnages évoluent dans des univers composés de nombreux emprunts au contexte sociopolitique des années trente et quarante, soit un contexte marqué par des idéologies radicales. Ces idéologies sont bel et bien invoquées dans l’œuvre, mais pour en souligner le caractère fanatique ou chimérique, ce qui par contraste fait apparaître la non adhésion du héros comme l’option la plus sensée, la plus raisonnable. Le héros qui profite du marché noir pour survivre semble faire preuve de gros bon sens en comparaison de ces personnages qui adhèrent à l’idéologie nazie ou aux idéaux de la résistance, qui eux sont représentés comme des fous furieux, des illuminés qui piétinent, gesticulent et s’étouffent dans leur haine ou dans leur foi vibrante en un monde meilleur. Ni le nazi antisémite ni le combattant de la résistance ne sont des personnages imposants 12. Ils n’ont aucune autorité morale, et certains passages où il est question de leur discours sont franchement comiques : entre autres, ceux de La place de l’étoile où le narrateur emprunte à Céline son style vociférant pour concocter des insultes antisémites : « Rastaquouère des cocktails infâmes… youtres des palaces internationaux!...» (Modiano, 1968 : 14); ou encore, ceux de La ronde de nuit où le narrateur décrit les discours édifiants que lui impose le chef de la cellule de résistants, qui se fait appeler le lieutenant et qu’il surnomme le causeur : Chaque fois que j’entre dans son bureau, il se lève et commence son discours par « mon jeune ami » ou « mon petit gars ». Ensuite les mots se succèdent à une cadence frénétique, sans qu’il prenne le temps de les articuler tout à fait. Il ralentit son débit, mais c’est pour mieux me submerger la minute suivante. Sa voix prend des intonations de plus en plus aiguës. À la fin, il piaille et les mots s’étranglent dans sa gorge. Il tape du pied, agite les bras, se convulse, hoquette, se rembrunit tout à coup et reprend son discours d’une voix monocorde. Il conclut par un « Du cran, mon vieux ». (Modiano, 1969 : 40) Non seulement la performance entourant le discours du résistant prend des allures de crise d’hystérie, mais le contenu de ce discours se limite à des phrases toutes faites, à des mots qui à force d’être répétés sonnent creux : « Justice, Progrès, Vérité, Démocratie, Liberté, Révolution, Honneur, Patrie revenaient sans cesse» (ibid. : 122). Les chefs de la résistance prônent l’action mais paraissent complètement coupés de la réalité sur 12 Dans l’ensemble, l’œuvre de Modiano présente peu de nazis convaincus. Il y a Faure, le tortionnaire dans Lacombe Lucien, qui croit naïvement tout ce qu’il entend à la radio d’état. Il y a aussi Gerbère dans Les boulevards de ceinture : « Gerbère appartenait à cette catégorie de garçons hypernerveux qui zézaient et jouent volontiers les pasionarias ou les fascistes de choc ». (Modiano, 1972 : 159) 6 laquelle ils veulent agir. Des jeunes hommes qui se battent sous leurs ordres, les narrateurs disent que ce sont des enfants, des « boy-scouts » qui ont la chance « de cultiver leurs chimères » et de laisser libre cours à leur imagination, alors qu’eux doivent « se frotter à la réalité »(ibid.: 115) . À l’opposé de ces rêveurs qui se complaisent dans l’illusion, les personnages de collaborateurs paraissent lucides, désillusionnés et pragmatiques. Ils pratiquent l’opportunisme sans scrupule : s’ils collaborent avec les Allemands, ils se préparent néanmoins à faire du commerce avec les Américains en cas de défaite allemande : leur engagement dans un groupe ou dans un autre semble relever de la contingence. D’ailleurs, les recrutements sont relatés ou mis en scène de façon à souligner leur caractère arbitraire. Par exemple, dans Lacombe Lucien, la mère de Lucien lui dit qu’elle n’a plus de place pour lui à la maison et, à la scène suivante, il se présente pour entrer dans la résistance. Le recruteur qui est son ancien maître d’école lui répond : « D’abord, tu es trop jeune… Et on a déjà assez de monde»(Malle et Modiano, 1974 : 16) . Peu après, Lucien a une crevaison à bicyclette, ce qui l’oblige à s’arrêter. Il voit un homme sortir d’une voiture de luxe avec deux jolies filles, il s’approche, on remarque sa présence, on le conduit à l’intérieur d’un hôtel et on le fait boire : scène suivante, Lucien est ivre et parle du maître d’école. En donnant le nom du maître d’école, il leur livre le chef d’une cellule de la résistance : le voici devenu délateur. Quelques scènes plus tard, il a une arme et se dit membre de la police allemande (ibid.: 56). Il manque entre ces événements des liens de causalité, des scènes de réflexions, des dialogues ou une narration, qui permettraient de déterminer si le personnage sait ce qu’il fait, s’il mesure la portée de ses actes. Lucien paraît surpris lorsqu’on amène le maître d’école menotté, mais n’intervient pas pour empêcher qu’on le torture. Un changement de tenue, le port de l’arme et les cadeaux qu’il se permet de faire indiquent son changement de statut social, mais aucune scène ne le montre en train d’accepter une mission ou un rôle. On ne l’entend pas plus dire oui qu’on ne l’entend dire non. Ce n’est jamais présenté comme s’il s’agissait d’un choix. De même, le narrateur de La ronde de nuit traite de son travail de délateur comme de quelque chose qui lui serait tombé dessus. Il explique que la ville s’est vidée de ses honnêtes gens et qu’il s’est retrouvé seul avec ceux qui restaient. Cette police criminelle est venu le chercher et lui n’aurait « jamais rien demandé à personne» (ibid. : 95) . Systématiquement, il se déresponsabilise de ses actes en accusant l’époque de 7 l’avoir fait tel qu’il est : « [Les garçons de mon espèce] on en fait des héros. Ou des salauds. On ignorera qu’ils ont été entrainés dans une sale histoire à leur corps défendant» (ibid.: 92) ; « Curieuse époque. Elle aura fait de moi un individu « peu reluisant». Indic, pillard, assassin peut-être. Je n’étais pas plus méchant qu’un autre. J’ai suivi le mouvement, voilà tout» (ibid. : 124) ; « Il suffisait de se laisser porter par le courant. Fétu de paille» (ibid. : 108) 13. C’est ce mouvement, ce courant irrésistible qui semble porter Lucien Lacombe dans le film de Louis Malle. Les événements paraissent s’imposer à Lucien, lui arriver, bien plus que lui ne semble les causer. Le film de 1973, tout comme les récits de Modiano qui l’ont précédé, donne l’impression d’observer le mouvement d’un engrenage sans direction, sans conscience. Modiano explique dans Un pedigree, avoir voulu dans ses premiers livres décrire la vie de ses parents « telle qu’ils l’ont vécue dans la confusion du présent»(Modiano, 2005 : 25) , et effectivement, les personnages de Modiano ne contrôlent que l’immédiat, et encore, à peine. Ils sont sans visée, sans projet à long terme : il s’agit pour eux de passer à travers la journée. Usurper la place d’un autre pour combler le vide du père Lorsque le hasard n’est pas seul en cause, la nécessité apparaît comme la motivation première du traître. Les héros des premiers romans partagent un trait de l’auteur en cela que tous ont connu la misère auprès d’une mère qui est maintenant à leur charge. Ils vivent sans support parental, le père étant absent : prisonnier ou en fuite ou mort. Le père de Modiano a disparu de la vie de son fils peu après la guerre, et ce père avait perdu son propre père alors qu’il avait quatre ans, et presque tous les chefs de bande des romans de Modiano sont orphelins de père. C’est le cas de Marcheret dans Les boulevards de ceinture : « Orphelin, Marcheret l’avait toujours été. Et s’il s’engagea à la Légion, ce fut peut-être pour retrouver la trace de son père. Mais il n’y avait eu au rendez-vous que la solitude, le sable et les mirages du désert.» (Modiano, 1972 : 71). C’est aussi le cas du Khédive dans La ronde de nuit, qui se plaint d’être resté sans ressource Les commentaires sur cette « drôle d’époque » qui conditionnerait les comportements sont aussi très fréquents dans Les boulevards de ceinture. Je ne donne qu’une occurrence pour éviter la redondance : « Nous vivons des temps où l’on finit par ne plus s’étonner de rien » (Modiano, 1972 : 34). 13 8 après qu’on ait enterré son père : « À quatorze ans, la colonie pénitentiaire d’Eysses… le bataillon disciplinaire… Fresnes… Je ne pouvais rencontrer que des voyous comme moi…»(Modiano, 1969 : 33) . Le jeune héros de La ronde de nuit se plaint d’avoir été luimême abandonné par son père, suicidé, puis par le lieutenant («[…] pourquoi m’avait-il abandonné ? On ne laisse pas un enfant tout seul dans le noir» (ibid. : 81). Il justifie sa trahison par cet abandon. De même, le narrateur des Boulevards de ceinture ne voit pas comment il aurait pu agir autrement dans les circonstances : « Mais que peut un adolescent livré à lui-même dans Paris? Que peut cet infortuné? » (Modiano, 1972 : 90). Ces personnages ont grandi seuls, sans réussir à s’intégrer à la société. Ils n’ont pas d’emploi, pas d’occupation officielle. C’est ce qu’entend le narrateur de La ronde de nuit quand il dit « les garçons de mon espèce » : ce n’est quand même pas tout le monde qui se met à faire du marché noir ou à faire des filatures pour la Gestapo; ce sont, selon cette représentation, les reclus, les marginaux, ceux dont personne ne veut. Aux réfugiés apatrides et aux orphelins égarés, les recruteurs disent « [qu’] il y a des places à prendre, en cette époque trouble.»(Modiano, 1969 : 101). Il y a des places à prendre, il y a aussi des titres à usurper. La plupart des personnages ont été déchus d’une façon ou d’une autre (l’ancien policier a été dégradé pour fraude, le fils de riche — il y en a quelques-uns — a été renvoyé du collège, l’ancien champion sportif a vieilli, etc.). Ils sont en quête d’une reconnaissance sociale qui viendrait redorer leur blason. Lorsqu’ils prennent possession d’un domicile abandonné par des notables, ils leur volent leurs biens mais également les marques de leur respectabilité, leur nom, leur titre de noblesse ou leur rang militaire. Et il arrive que l’homme déchu en vienne à se prendre pour le maître des lieux dont il envie la légitimité: On m’appellera Monsieur le Préfet ! MONSIEUR LE PRÉFET DE POLICE, entendez-vous? [Le Khédive] se retourne et désigne le portrait grandeur nature. — Moimême ! En officier de spahis ! Regardez les décorations ! Légion d’honneur ! Croix du Saint-Sépulcre ! Légion d’honneur ! Croix de Saint-Georges de Russie ! Danilo de Monténégro, Tour et Épée du Portugal ! Je n’ai rien à envier à Monsieur de Bel-Respiro ! Je peux lui tenir la dragée haute ! (Ibid. : 34-35) Les noms peuvent être prêtés, l’identité est une affaire de papiers qu’on peut falsifier, et cette place que l’époque offre est interchangeable. En effet, en plus d’être le fruit du hasard ou de la nécessité, l’engagement est réversible dans les œuvres de Modiano, puisqu’il y est suggéré que celui qui travaille pour la Gestapo peut tout aussi bien travailler pour la résistance. En tant qu’agent double, le narrateur de La ronde de 9 nuit participe en alternance aux activités de la Gestapo et à celles de la résistance, ce qui pour lui revient au même, car de part et d’autre, on exige de lui le même travail de filature et de délation. Le héros de Modiano n’arrive pas à se ranger d’un côté ou de l’autre parce qu’il n’a « pas assez de force d’âme pour [s]e ranger du côté des héros. Trop de nonchalance et de distraction pour faire un vrai salaud. Par contre, de la souplesse, le goût du mouvement et une évidente gentillesse». (Ibid. : 41) Il cumule les rôles mais n’en incarne vraiment aucun : « Héros ou mouchard? Ni l’un ni l’autre. » (Ibid. : 109) Il peut changer indéfiniment de statut, car, comme il le dit à plusieurs reprises, il n’existe pas : « Agent double ? ou triple? Je ne savais plus qui j’étais. Mon lieutenant, JE N’EXISTE PAS.» (Ibid.: 117) Cette déclaration de non existence est généralement adressée au Lieutenant, sorte de figure paternelle non crédible, figure d’autorité qui ne tient pas debout. Sans filiation paternelle, sans racines et sans attaches, irrémédiablement intrus, extérieurs à la société, les héros de Modiano ne se sentent pas exister. Cependant, ce vide identitaire leur procure une capacité de se métamorphoser, d’être en perpétuel mouvement; à la façon de l’image dans le kaléidoscope sur laquelle le narrateur de La place de l’étoile se penche pour contempler « un visage humain composé de mille facettes lumineuses et qui change sans arrêt de forme…» (Modiano, 1968 : 152) . À la fin de La ronde de nuit, il est question de la possibilité de se désintégrer en millier d’éclats comme d’une libération. Le narrateur fait allusion à un phénomène observé dans une région de Sibérie : le corps éclaterait sous l’effet du froid. (Modiano, 1969 : 144) […] les biologistes ont observé que le corps humain s’y désintègre en mille éclats de rire, aigus, tranchants comme des tessons de bouteille. Voici pourquoi : au milieu de cette désolation polaire vous vous sentez libéré des derniers liens qui vous retenaient encore au monde. Il ne vous reste plus qu’à mourir. De rire. (Modiano, 1969 : 144) Or, celui qui dans les livres de Modiano élabore sa propre désintégration, celui qui éclate de rire, c’est le juif. C’est le juif qui est le maître de l’image kaléidoscopique et c’est encore lui qui est le champion quand il s’agit de changer sans arrêt de forme, parce qu’au fond… il n’existe pas. 10 Le juif caméléon Dans La place de l’étoile, le narrateur, Raphaël Schlemilovitch, procure à son ami Des Essarts qui a déserté de l’armée française de faux papiers au nom de Lévy : « Je suis maintenant votre frère de race, me dit Des Essarts, la condition de goye m’ennuyait» (Modiano, 1968 : 23) . À l’inverse, Schlemilovitch se fait passer pour un catholique antisémite afin de berner un prêtre. Il fait aussi la rencontre d’un Maurice Sachs qui lui recommande vivement la Gestapo pour se « changer les idées » : On oublie très vite ses origines, vous savez ! Un peu de souplesse. On peut changer de peau à loisir! De couleur! Vive le caméléon! Tenez, je me fais chinois sur l’heure! apache! norvégien! patagon ! Il suffit d’un tour de passe-passe! Abracadabra! (Ibid.: 32). Ce personnage historique s’inspire de Maurice Sachs l’écrivain, un juif qui fut traqué pour ses activités antifascistes avant de se réfugier, en quelque sorte, dans la Gestapo, sous un faux nom. Le roman de Modiano le représente en train de supplier Robert Brasillach de le laisser écrire des rubriques antisémites pour la revue Je suis partout 14. Cette représentation du juif en collaborateur se radicalise tout au long de La place de l’étoile, pour arriver à un renversement complet des statuts bourreau / victime, alors que le juif devient le nazi. Cette proposition s’ébauche dans les scènes où le narrateur raconte qu’il battait des étudiants et qu’alors « la terreur juive régnait »(ibid.: 78) . Plus loin, il déclare que « les nazis sont des juifs de choc!» (ibid. : 154) et qu’il aspire à composer un « requiem judéo-nazi» (ibid. : 158) . Enfin, le dénouement du roman fait d’Israël le nouveau régime totalitaire. À son arrivée à Tel-Aviv, le narrateur se fait arrêter par l’amiral Lévy qui le fait torturer. L’amiral lui annonce avec fierté que des autodafés sont maintenant organisés par la jeunesse israélienne, par « […] des gars et des filles qui n’ont rien à envier aux Hitlerjugend : blonds, l’œil bleu, larges d’épaules, la démarche assurée, aimant l’action et la bagarre !» (Ibid.: 186) Ainsi, celui qui se fait le porteur du discours antisémite au début du roman devient peu à peu un bourreau ayant les nazis comme modèle, avant de terminer son parcours dans un univers cauchemardesque où Israël est le nouveau régime totalitaire. Et dans La ronde de nuit, le 14 Rappelons que ce journal français se radicalisa au cours des années trente et offrit une vitrine de choix aux partisans de l’extrême-droite antisémite. 11 héros au « regard clair » (Modiano, 1969 : 43) se résout à livrer le lieutenant, avec toute sa cellule de résistants, à la Gestapo. Le survivant sans gloire Les boulevards de ceinture, le troisième titre de Modiano, est moins subversif, ou plutôt il l’est de façon moins évidente. Ce livre est axé sur le souvenir du père, davantage que les deux premiers. Le narrateur s’y adresse à son père pendant une grande partie du livre : le ton y est moins agressif, le cynisme, moins mordant, et il y a par moment cette petite touche de pathos que se permettront les œuvres de maturité. Dans ce livre, le narrateur découvre que les « amis » de son père savent que ce dernier est juif et souhaitent s’en débarrasser dès qu’il aura cessé de se montrer indispensable : « Rien de plus facile, en ce temps-là, que de se débarrasser d’un individu de votre espèce » (Modiano, 1972 : 148); « Ainsi, vous étiez un homme de paille qu’on liquide le moment venu: (ibid. : 131). Murraille 15, l’un des membres du groupe de fraudeurs, ne se gêne pas pour menacer le père en public. Plus le récit avance, plus le père apparaît comme un prisonnier, et non comme un complice : « Vous, vous avanciez, le dos courbé, entre Murraille et Marcheret. On aurait dit que deux policiers vous encadraient […]»(ibid. : 123). Pour rester en vie, le père doit collaborer avec des criminels qui, dans ce texte, sont condamnés parfois sans appel, et parfois même, sans ironie : « Comment ce vendu peutil croire que j’accepte, le cœur léger, de me compromettre avec cette cohortes d’indics, de maîtres chanteurs et de plumitifs véreux […] Salauds. Ordures. Canailles. Chacals.» (ibid. : 117-118) . Le père juif est mis à part de ce lot d’« ordures ». Son statut de victime potentielle est évoqué comme une circonstance atténuante, ou du moins comme une explication : d’après cette démonstration, le père ne pouvait sauver sa peau qu’en se plaçant au plus près du danger, dans les coulisses de la Gestapo. Déjà dans La place de l’étoile, le narrateur saluait la ruse de son père : « Il rusait avec le malheur, il tentait de l’apprivoiser. L’habitude des pogroms, sans doute.» (Modiano, 1968 : 68) . Si le père collabore avec des bandits affiliés à la Gestapo, s’il est un traître, ce serait « sans doute » par une sorte d’instinct de survie particulièrement développé, caractérisé comme étant typiquement juif : l’habitude des pogroms. Ici, le renversement des statuts n’est pas aussi radical que dans les autres livres, mais cette représentation est peut-être encore plus Plus loin, on apprend que ce Murraille, qui veut éliminer le père, va à son tour être éliminé, car on le soupçonne d’être à demi juif. (Modiano, 1972 : 168) 15 12 audacieuse, et plus dérangeante : le père est en mesure de collaborer avec l’oppresseur parce qu’il a cet héritage juif, cette habitude du malheur qui fait de lui un bon survivant. Les collaborateurs des œuvres de Modiano s’accrochent à la vie et ne sont pas tuables, tel ce Marcheret qui survit malgré une balle près du cœur. Par moment, l’entêtement à subsister de ces personnages apparaît comme une forme pervertie de ce « refus du consentement » relevé comme caractéristique du survivant de la Shoah (Rosenman, 2007 : 103). Cette habileté naturelle à survivre est représentée d’une façon particulière dans Lacombe Lucien. Il y a dans ce film des scènes bucoliques, des scènes qui montrent une nature innocente, presque à la Rousseau. La didascalie du scénario indique que dans cette campagne « on aura l’impression d’être hors du temps, de l’Histoire» (Malle et Modiano, 1974 : 112). Ce sont les seuls moments où le jeune Lucien semble heureux ou du moins, à sa place, et ce sont les moments où il chasse. Lucien abat des lapins à l’aide de tout ce qui lui reste de son père prisonnier : son fusil. On le voit également égorger une poule de ses mains et atteindre un oiseau au lance-pierre. Lucien tue des animaux qu’il mange et en ressent une satisfaction. Il y a là une représentation de la violence en tant qu’elle peut sembler naturelle, instinctive, animale. Mais ce trait du personnage se charge d’une lourde signification lorsque le fait que Lucien soit un chasseur est rappelé dans une scène d’affrontement armée. Alors que les membres de la police allemande cernent un groupe de résistants dans une forêt, et qu’on entend plusieurs échanges de coups de feu, Lucien tire non pas sur les maquisards en fuite, mais sur un lapin qui passe. Ailleurs dans le film, on apprend qu’il a abattu des résistants, mais ce n’est pas donné à voir. De même, on ne montre pas sa mort : le film laisse Lucien durer dans sa campagne intemporelle. Une forme de résistance Avec ces personnages de juif qui changent de place à volonté et ne se trouvent jamais là où on les attend, le texte se livre à un travail de démolition des stéréotypes entourant les juifs, à la fois les stéréotypes antisémites et celui de la victime juive passive. Cette démolition s’effectue parfois par une confrontation directe, alors que le narrateur prend à partie les antisémites en revendiquant pour lui-même le cliché, celui qui régnait 13 dans les années trente 16. Pour choquer les « goyes » et les « bien-pensants », Raphaël Schlemilovitch s’efforce d’incarner cet « archétype » du juif présenté à l’exposition Le juif et la France (de septembre 1941 à janvier 1942) : Pour décourager les bonnes volontés, je répète aux journalistes que je suis JUIF. Par conséquent, seuls l’argent et la luxure m’intéressent. On me trouve photogénique : je me livrerai à d’ignobles grimaces, j’utiliserai des masques d’orang-outang et je me propose d’être l’archétype du juif que les Aryens venaient observer, vers 1941, à l’exposition zoologique du palais Berlitz. (Modiano, 1968 : 47) Le héros juif endosse le discours antisémite, afin de le saboter de l’intérieur en soulignant, par l’ironie, son absurdité : « […] oui je dirige le complot juif mondial à coups de partouzes et de millions. Oui, la guerre de 1939 a été déclarée par ma faute. Oui, je suis une sorte de Barbe-Bleue, un anthropophage qui dévore les petites Aryennes après les avoir violées.» (Ibid. : 48) Ce travail de sape touche aussi le cliché de la victime passive, celui de la victime anonyme, muette et massifiée des films des années cinquante (je pense à Nuit et Brouillard d’Alain Resnais), mais aussi celui qui s’est développé plus tard, après qu’on ait reconnu la spécificité de la déportation raciale. Considérée rétrospectivement, la démythification accomplie dans les premiers textes paraît anticiper sur le malaise des juifs devant le statut que l’Histoire leur assigne au cours des années soixante-dix et surtout des années quatre-vingt, celui de l’agneau marchant docilement vers la mort. Ce statut imposé semble annoncé dans La place de l’étoile, lorsque le narrateur se plaint que les juifs sont trop « respectés » : « Le juif était une marchandise prisée, on nous respectait trop » (ibid. : 51). Le juif de Modiano, hors-la-loi, voleur, fraudeur et peut-être assassin, c’est avant tout un juif qui se révolte contre son sort et refuse de mourir. L’identification au père, à un survivant juif lié à des collaborateurs, permet à Modiano d’élaborer une représentation de la victime juive qui déconstruit les stéréotypes mis en place après la Shoah, ce qui m’apparaît comme une entreprise de resubjectivation des disparus de l’Histoire. D’abord parce que sur le plan de la D’après l’historien Ralph Schor dans L’opinion française et les étrangers en France. 19191939 : « Les juifs étaient considérés comme intelligents, ambitieux, habiles, dotés du sens du commerce; pour parvenir à leurs fins, ils se montraient calculateurs, obséquieux, serviles, dépourvus de pitié. Quand ils réussissaient, ils devenaient arrogants et orgueilleux; ils étalaient alors un luxe tapageur, des vêtements trop somptueux, des bijoux voyants et ils indisposaient ainsi leur entourage. La malpropreté, l’émotivité excessive, la poltronnerie qui étaient reprochées aux juifs contribuaient encore à leur aliéner les sympathies. La vive sensualité qu’on leur prêtait ajoutait une nuance trouble au portrait ». (Schor, 1985 : 184) 16 14 représentation, les personnages échappent aux lieux communs encore en vigueur au milieu des années soixante, mais aussi parce que sur le plan de l’énonciation, la parole n’est pas celle de l’historien, mais celle d’un sujet. Limitée par une perception individuelle, orientée par ses désirs, ses identifications, la narration avance à tâtons dans son histoire, sans lui enlever, par sa mise en récit, son mystère, sa complexité, son brouillage. Cet aspect de l’œuvre, que j’appelle subjectivité, Martine Guyot-Bender le qualifie d’oralité. Alors que la narration « historicisante », globalisante et omnisciente de nature, demande au lecteur d’accepter une certaine clôture du sens énoncé par une autorité que le texte ne remet pas en question en tant que telle, l’oralité valorise l’exploration, le processus de la découverte — étape préliminaire obligatoire mais habituellement invisible de l’écriture historique. […] Parce que l’oralité met la perception individuelle et non pas les événements au centre du texte, les récits de Modiano finissent par ressembler à des témoignages à l’état brut, à des témoignages dont les informations n’ont pas encore été triées ni organisées pour être transmises. L’oralité conserve intacte la complexité et le caractère imprévisible et instantané de la parole qui provoquent immanquablement le malaise. (Guyot Bender, 1999 : 79) Les livres de Modiano vont à l’encontre de l’effet d’aplanissement de l’historiographie. Ils vont aussi à l’encontre de l’effacement accompli au service d’une reconstruction nationale, gaulliste et communiste. L’ordre nouveau a orchestré une entreprise d’oubli à l’échelle du pays et cette mémoire très sélective d’une histoire troublante peut être comparée au processus de refoulement défensif observé par Freud : un processus de mise à l’écart des contenus dérangeants qui protège le moi des tensions liées aux conflits internes. Modiano fait violence à l’aveuglement protecteur derrière lequel la société s’abrite, en luttant avec acharnement contre cet oubli généralisé. Ce qu’il inscrit à répétition dans ces livres, ce ne sont pas n’importe quels détails empiriques, n’importe quels individus ayant vécu la guerre, mais bien « ceux qu’aucun livre d’histoire ne mentionne »(Modiano , 1977 : 96) : « Il faut bien que je donne ces détails puisque tout le monde les a oubliés ». (Modiano, 1969 : 77) Modiano dénonce l’effacement des lieux, des archives, des preuves, il dénonce la disparition sans trace, en pointant d’abord celle de son père : «Votre disparition ne ferait pas plus de bruit que celle d’une mouche. Qui se souviendrait encore de vous dans vingt ans? » (Modiano, 1972 : 131) Ce travail de mémoire ne peut faire l’économie d’une démythification brutale du mythe d’une résistance héroïque. Or, paradoxalement, ce travail de l’écrivain oppose une forme de résistance à la pensée totalitaire, à ses effets, à son reste; en cela que la pensée 15 totalitaire est certitude, simplification et manichéisme, en cela qu’elle a la prétention de « tout expliquer » 17 et qu’elle entraîne une adhésion passionnée à un système de croyances, à une illusion 18. Les textes de Modiano appellent les héritiers du désastre à douter de ce qu’ils pensent savoir. Ils comportent une mise en garde contre un danger toujours présent : celui d’une répétition qui s’ignore (le retour du refoulé). Et s’il est urgent pour la nation de se souvenir de son histoire, c’est qu’elle a encore quelque chose à perdre, quelque chose à protéger. La jeune fille au piano derrière le traître Les premiers textes de Modiano sont considérés comme des œuvres de provocation où le cynisme désabusé frôle le nihilisme. Les œuvres plus tardives adoucissent le ton et abordent de façon plus générale la question de la mémoire. Certains diront qu’alors les intentions de l’auteur sont plus claires: la compassion pour la victime de la déportation et la condamnation de son bourreau s’affichent au premier degré 19. Je ne développerai pas ici une analyse de ces œuvres moins provocantes, mais je tiens à démontrer que dans les premiers textes, on trouve déjà une valeur absolue (qui ne saurait être relativisée) sur le plan de la représentation, sur le plan des personnages. Dans Lacombe Lucien, immédiatement après la scène de l’affrontement avec les résistants, Lucien se rend dans une famille juive, les Horn. Il braque son arme sur le père « et fait "Ta ta ta ta", imitant le bruit d’une rafale » (Malle et Modiano, 1974 : 71). Il fait semblant de l’abattre, le menace de mort mais à la blague, puis il demande à voir France, la fille de Horn. Il pénètre dans la chambre de la jeune fille qui, couchée dans son lit, soutient son regard. La caméra s’attarde sur le visage de France baigné d’une douce 17 Hannah Arendt explique que l’idéologie totalitaire offre aux masses « déracinées » le réconfort d’une réponse à tout, en donnant un sens aux grands bouleversements de l’histoire moderne: « La prétention de tout expliquer promet d’expliquer tous les événements historiques, promet l’explication totale du passé, la connaissance totale du présent, et la prévision certaine de l’avenir ». (Arendt, 1951 : 827) 18 Loin de moi l’idée d’associer de Gaulle à Hitler ou à Staline. Il ne s’agit pas ici de comparer des régimes mais bien des imaginaires collectifs travaillés par des représentations : le mythe de la Résistance héroïque participe d’une idéologie qui, par certains traits (et par certains traits seulement), évoquent l’idéologie nazie et l’idéologie soviétique. 19 « Deux décennies plus tard, la liberté de ton, voire d’invention, laisse la place à une gravité et une solennité plutôt inattendues chez l’auteur de la Place de l’Étoile; le fantasme semble laisser la place à l’ascèse. » (Roux, 1999 : 11) 16 lumière 20. Il m’apparaît significatif que l’image lumineuse de ce visage de jeune fille intervient dans le film au moment où la représentation du collaborateur atteint un sommet en termes d’inconscience et d’aliénation, alors que Lucien joue à tuer un juif. Au milieu de cette représentation de la collaboration qui prend des allures de mascarade absurde, de farce morbide, il y a un arrêt sur l’expression grave de cette jeune femme qui regarde un homme qui se tient près de son lit avec une mitraillette. Dans cette scène, la présence de France est accompagnée d’un silence quasi respectueux. Ailleurs, la musique qu’elle joue au piano semble avoir le même effet de pause, d’arrêt dans la chute, dans la déchéance inévitable des personnages. Ce piano que Lucien entend, parfois à travers les murs du logement où se cachent les Horn, confère à la jeune fille une présence mystérieuse. Certes, cette jeune juive s’appelle France et finit par coucher avec un collaborateur : l’allusion est évidente, mais il y a beaucoup plus que ça derrière le personnage. France Horn est une jeune française dégourdie qui dit en avoir « marre d’être juive »(ibid.: 81) et refuse de rester cachée. Il y a chez cette jeune fille une révolte contre un statut qui lui est imposé, contre un destin de victime déjà tout tracé. Elle fait preuve d’un caractère volontaire, parfois insolent, et d’une détermination qui, il faut le souligner, ne sont pas ridiculisés dans le texte. Sa révolte ne fait pas l’objet de remarques cyniques, de cette ironie désabusée qui frappe systématiquement, dans les œuvres de Modiano de cette période, les élans sincères, les ardeurs et les passions. Plutôt que d’attendre chez elle qu’on vienne l’arrêter, France accepte d’accompagner Lucien dans une soirée dansante organisée par des membres de la police allemande, puis elle s’enfuit avec lui dans cette nature « hors de l’histoire ». Il y a dans France Horn quelque chose de la fugueuse, de ce personnage féminin qui marque l’œuvre plus tardive de Modiano et qui s’inspire d’une jeune juive ayant vraiment existé : Dora Bruder. À seulement quinze ans, Dora Bruder a fui son pensionnat, réussissant à disparaître pendant des mois dans un Paris occupé, avant d’être finalement déportée. L’histoire de cette juive téméraire fascine Patrick Modiano qui s’en inspire pour créer le personnage d’Ingrid dans Voyage de noces, en 1990, puis lui consacre le livre Dora Bruder, en 1997. Dans ce livre, le narrateur se plaît à imaginer une adolescente vive et insoumise. Du témoignage de la cousine de Dora Bruder, il retient que « très jeune, selon 20 Voir la séquence : http://www.youtube.com/watch?v=7WYVb9sz8Go&feature=relmfu 17 sa cousine, [Dora] était déjà rebelle, indépendante, cavaleuse » (Modiano, 1997 : 34) . Il observe de vieilles photos de famille des Bruder et fait alors une description de Dora Bruder qui rappelle irrésistiblement le personnage de France Horn : « Elle tient la tête haute, ses yeux sont graves, mais il flotte sur ses lèvres l’amorce d’un sourire. Et cela donne à son visage une expression de douceur triste et de défi. » (Ibid. : 91) Dora avait semble-t-il des parents aimants qui ont pris des risques pour la retrouver, mais elle les a néanmoins laissés derrière dans sa fuite, car « il arrive que les enfants éprouvent des exigences plus grandes que celles de leurs parents et qu’ils adoptent devant l’adversité une attitude plus violente que la leur. » (Ibid. : 110) C’est par cette exigence supérieure de la jeunesse et par un intense besoin de rupture avec ce qui est imposé que le narrateur explique la fugue de Dora. Il n’a pas le témoignage de Dora à ce sujet ni aucun document, et ne peut en parler qu’à partir de sa propre expérience. Je me souviens de l’impression forte que j’ai éprouvée lors de ma fugue de janvier 1960 — si forte que je crois en avoir connu rarement de semblables. C’était l’ivresse de trancher, d’un seul coup, tous les liens : rupture brutale et volontaire avec la discipline qu’on vous impose, le pensionnat, vos maîtres, vos camarades de classe. […] [un] sentiment de révolte et de solitude porté à son incandescence et qui vous coupe le souffle et vous met en état d’apesanteur. Sans doute l’une des rares occasions de ma vie où j’ai été vraiment moi-même et où j’ai marché à mon pas. Cette extase ne peut durer longtemps. Elle n’a aucun avenir. Vous êtes très vite brisé net dans votre élan. La fugue — paraît-il — est un appel au secours et quelquefois une forme de suicide. (Ibid.: 77-78) Ingrid, la jeune juive de Voyage de noces se suicide, tout comme Tania dans La place de l’étoile. Dans Dora Bruder, le narrateur souligne que Dora s’en serait peut-être sortie vivante si elle était restée cachée au pensionnat. Il dit que dans le quartier de Dora, son pensionnat était « la seule enclave qui demeurât préservée » des rafles, mais « à condition de n’en pas sortir, de demeurer oublié, à l’ombre de ces murs noirs » (ibid. : 50). Dora s’enfuit de l’enclave, de même, France sort après le couvre-feu pour aller danser. Ses jeunes filles gardent une liberté de mouvement dans la ville close. Elles refusent de faire la morte pour survivre, de se confondre avec l’ombre. Le narrateur dit avoir associé le visage de Dora Bruder aux visages sur l’Affiche Rouge 21, mais il est clair que la résistance de ce personnage est d’un autre ordre. La jeune fugueuse résiste à l’oppression en cela qu’en quittant la place qu’on lui a assignée et en demeurant en mouvement, elle échappe à toute tentative de la part de l’autorité en Les condamnés à mort sur cette affiche de propagande étaient membres d’un groupe de résistance armée. 21 18 place de lui imposer un statut. Dora se met hors d’atteinte de l’arme de prédilection des collaborateurs sous le gouvernement de Vichy : la classification administrative, le recensement, la fiche : « Seule Dora échappait encore à tous les classements et au numéro de dossier 49091. » (Ibid. : 48) En se soustrayant à l’étiquetage bureaucratique, elle échappe aux enquêtes pour la retrouver, celle de la Gestapo tout comme celle du narrateur. Ce qu’elle a vécu en tant qu’individu, pendant sa disparition, personne n’a pu le découvrir et le consigner : « C’est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps — tout ce qui vous souille et vous détruit — n’auront pas pu lui voler. » (Ibid. : 144-145) L’héroïne de Modiano échappe à l’archive, aux fiches, aux documents, et donc, en quelque sorte, à l’Histoire. Le narrateur dit avoir longtemps cru que Dora Bruder pouvait être cette jeune fille que son père a raconté avoir vue dans le « panier à salade », la nuit de son arrestation : « Peut-être ai-je voulu qu’ils se croisent, mon père et elle, en cet hiver 42 » ibid. : 63). Après vérification, cela s’est avéré impossible, les dates ne concordant pas, mais l’écriture de Dora Bruder n’en est pas moins portée par le désir que ces deux « personnages » se soient rencontrés. Le narrateur ne cesse de faire se croiser leur parcours, de superposer leurs histoires, de mettre en parallèle leur errance et leur clandestinité. Pour ce faire, il imagine à Dora une vie de hors-la-loi. Il suppose qu’elle a dû commettre des crimes pour survivre, des vols peut-être. Il trouve un document officiel où il est question d’une jeune fille juive arrêtée pendant l’Occupation pour avoir cambriolé un appartement. Il ne s’agit pas de Dora Bruder, mais la juxtaposition de son histoire à celle de Dora laisse entendre que cela aurait pu être elle. D’après le narrateur, les juifs cachés dans Paris n’avaient pas le choix de commettre des actes illégaux : ils devaient trouver de l’argent pour fuir le pays et échapper ainsi à la menace qui pesait sur eux. Les circonstances justifiaient leurs actes : Les ordonnances allemandes, les lois de Vichy, les articles de journaux ne leur accordaient qu’un statut de pestiférés et de droit commun, alors il était légitime qu’ils se conduisent comme des hors-la-loi afin de survivre. C’est leur honneur. Et je les aime pour ça. (Ibid. : 117) Après avoir déplacé son attention (on pourrait dire, son identification) de Dora à ces jeunes voleurs fichés par la Gestapo, le narrateur revient vers le père : « Je me sens solidaire de son cambriolage. Mon père aussi, en 1942, avec des complices, avait pillé les 19 stocks […] » (ibid. : 117). Dans ce texte, le père n’apparaît plus tant comme un traître, possiblement délateur, que comme un voleur, et voleur par nécessité. Le parallèle dressé par le texte laisse de côté un aspect important : Dora avait-elle tout comme le père des complices parmi les gens de la Gestapo ? C’est une chose que de commettre un vol, c’en est une autre que de collaborer avec les nazis, mais cette distinction ne trouve pas sa place dans la fiction que compose le narrateur autour de la disparue. Les intentions de l’auteur semblent assez claires : la figure de la jeune fille se veut, par association, une absolution du père. Or, il arrive que le travail de l’écriture aboutisse à un résultat différent de celui qui était visé. Comme construction littéraire, le personnage récurrent du père et celui de la jeune juive révoltée se développent dans l’ensemble de l’œuvre à travers des représentations différentes, voire opposées. Autant la jeune fille est vive, autant le père est usé, autant elle est insoumise, révoltée, autant il se montre las, résigné. Cela est particulièrement apparent lorsque l’on compare la jeune fille imaginée par le narrateur de Dora Bruder au père que découvre le narrateur de Boulevards de ceinture : Mon père dodeline de la tête. Les poches qu’il a sous les yeux se sont gonflées, ce qui lui donne un air d’extrême lassitude. (Modiano, 1972 : 24) Ensuite il reprend sa marche mais de manière indolente, comme s’il n’avait pas de but précis. […] Il courbe le dos. Comme il a l’air triste, ce gros monsieur, dans la nuit… (Ibid. : 27) Le père est tout en mollesse et en timidité. Il se traîne d’une scène à l’autre, hébété, et lorsqu’on ne l’oblige pas à bouger, il demeure prostré : « Mon père, lui, était tombé dans un état de prostration […] » (ibid. : 56) ; « Il se tenait immobile, pétrifié […] » (ibid. : 63). La jeune fille est caractérisée par son mouvement qui la porte au dehors, en action, hors de la prostration, de la passivité, mais aussi, hors de l’abri. Elle échappe temporairement à la Gestapo par sa fuite mais, en bout de ligne, elle est déportée. Dora paie de sa vie son audace alors que le père survit à la guerre, grâce à sa « force d’inertie» (ibid. : 106) . Pour échapper aux rafles, il faut savoir passer inaperçu : « Vous reteniez votre souffle pour ne pas attirer leur attention » (ibid. : 137) . De tous les fantômes qui peuplent les livres de Modiano, le père est le seul qui ait vraiment réussi à disparaître, à se fondre dans l’ombre : « Pas une tache d’ombre. Sauf le dos de mon père. On se demande pourquoi la lumière l’épargne» (ibid. : 18) . Tout au contraire, la figure de la jeune juive révoltée se déploie comme un rayon de lumière traversant une œuvre qui 20 autrement serait toute en zone grise. C’est d’ailleurs ainsi que le narrateur de Dora Bruder la décrit, sur la dernière photo prise d’elle : « On dirait qu’elle est sur un toit, juste dans un rayon de soleil, avec de l’ombre tout autour » (Modiano, 1997 : 33). Un peu plus loin, il ajoute : « En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phare dont je doute malheureusement qu’ils puissent éclairer la nuit. Mais j’espère toujours.» (Ibid. : 42) Le père est un mirage, un spectre poursuivi en vain, un rendezvous manqué. La figure de la jeune fille, elle, marque la place de l’espoir. Les narrateurs des livres de Modiano s’accrochent à ces personnages féminins comme s’il y avait là quelque chose qui aurait survécu à l’écroulement généralisé des valeurs ou qui mériterait d’y survivre : un reste d’innocence associé à l’enfance 22, à la jeunesse. Cette jeunesse exigeante, insoumise, doit être protégée pour que s’ouvre l’avenir 23. Et c’est généralement le narrateur qui se donne cette mission, en acceptant d’aider une femme qui cherche à fuir. En effet, cette dynamique est reprise dans de nombreux livres de Modiano, jusque dans le dernier paru, L’horizon, où une femme aux origines mystérieuses semble constamment traquée. Il est clair que de 1968 à 2010, cette figure féminine gagne en importance dans l’œuvre de Modiano, mais je pense qu’elle était déjà présente, en ébauche, dans les personnages secondaires des textes de la première période. Car même pour les traîtres sans scrupules des premiers livres, il y a dans cette jeune juive quelque chose qui mérite d’être protégé : chez France, pour Lucien Lacombe, chez Tania, pour le narrateur de La porte de l’étoile. Ce dernier affirme avoir essayé à plusieurs reprises de protéger la juive polonaise qui porte un numéro matricule sur le bras. J’ai des amis haut placés, Je ne me contente pas des petits farceurs de la Collabo parisienne. Je tutoie Georing; Hess, Goebbels et Heydrich me trouvent fort sympathique. Avec moi, elle ne risque rien. Les policiers ne toucheront pas à un seul de ses cheveux… (Modiano, 1968 : 43) 22 Dans Voyage de noces, Rigaud aide Ingrid, une juive de 16 ans, à fuir Paris avec de faux papiers. Ils se réfugient dans un hôtel où il lui cache la proximité du danger pour la laisser dormir : « La joue appuyée contre son bras, elle dormait de son sommeil d’enfant. » (Modiano, 1990 : 78) Voir la note suivante pour la récurrence du sommeil d’enfant en rapport avec la jeune fille. 23 Dans Livret de famille, le récit se clôt sur la petite fille du narrateur : « J’avais pris ma fille dans mes bras et elle dormait, la tête renversée sur mon épaule. Rien ne troublait son sommeil. Elle n’avait pas encore de mémoire. » (Modiano, 1977 : 179) À la différence du narrateur, cette enfant n’est pas née avec une mémoire qui précède sa naissance (ibid. : 96) : elle seule échappe encore au passé. 21 Sur fond d’ironie et d’aberration, une rare touche d’émotion se glisse, peut-être même une once de compassion, une petite lueur qui ira en grandissant. Finalement, dans La ronde de nuit, il n’y a pas de jeune femme en fuite, mais deux noms reviennent comme un leitmotiv dans l’œuvre, parallèlement à l’action principale : Coco Lacour et Esmeralda. Coco est un vieil homme qui a « des yeux d’aveugle illuminés de temps en temps par une tristesse infinie » (Modiano, 1969 : 21). Esmeralda est à la fois une vieille dame et une petite fille qui, tout comme France, joue du piano. Avec eux, le narrateur retrouve quelque chose de l’enfance, une innocence préservée. Ensemble, ils sont « comme trois enfants qu’on abandonne au milieu d’une fête infernale. » (Ibid. : 84) Il parle de leurs longues promenades dans la ville en disant: « Nous étions trois enfants qui traversions dans une grosse automobile des ténèbres maléfiques. » (Ibid. : 39) Le narrateur veille sur leur sommeil et se dit prêt à tuer pour les protéger : « On ne toucherait pas à mes deux enfants » (ibid. : 141). S’il se fait leur « ange gardien », c’est parce qu’en les protégeant, il se protège lui-même : « Sans eux, je serais bien seul. Quelquefois je pense qu’ils n’existent pas. Je suis cet aveugle roux et cette minuscule petite fille vulnérable. »(Ibid. : 25) Plus le récit avance, plus il devient clair que « ces deux compagnons de pierre » (ibid. : 39) sont des personnages que le narrateur invente pour se donner un appui dans la situation désastreuse qui est devenue la sienne : Je voudrais laisser quelques souvenirs : au moins transmettre à la postérité les noms de Coco Lacour et d’Esmeralda. Cette nuit, je veille sur eux mais pour combien de temps encore ? Que deviendront-ils sans moi? Ils furent mes seuls compagnons. Doux et silencieux comme des gazelles. Vulnérables. […] le Khédive, Philibert, tous les autres forment une ronde autour de moi. Les jours sont blancs et torrides. Il faut que je trouve une oasis, sous peine de crever : mon amour pour Coco Lacour et Esmeralda. (Ibid. : 68) L’univers de La ronde de nuit est une fin du monde : tout est brisé, tout s’écroule. Les moments où Coco et Esméralda surgissent représentent pour le narrateur des « minutes de trêve. » (Ibid. : 83) Cette construction de la petite fille et du vieil homme est tout ce qui reste au narrateur, tout ce qui le soutient encore : Les murs tremblaient. Ils s’écrouleraient d’un instant à l’autre. Mais je n’avais pas dit mon dernier mot. De ma vieillesse et de ma solitude quelque chose allait éclore, comme une bulle à la pointe d’une paille. J’attendais. Cela prenait forme tout à coup : un géant roux, aveugle, certainement puisqu’il portait des lunettes noires. Une petite fille au visage ridé. Je les appelais Coco Lacour et Esmeralda. […] Je trouvais enfin une excellente raison de vivre. (Ibid. : 141) 22 Ce n’est que lorsque qu’il est convaincu que ces personnages n’existent pas qu’il se laisse mourir : « Coco Lacour et Esmeralda n’avaient jamais existé. Je demeurais seul au salon à écouter la pluie de phosphore. » (Ibid. : 144) Conclusion S’imposant de plus en plus dans l’œuvre, cette figure de la jeune femme (qui prend parfois les traits d’une petite fille endormie) semble venir répondre à la figure du traître et poser sa limite. Cette jeune juive et le vieux père qui souvent l’accompagne sont les seuls personnages à vraiment accéder au statut de victime, car ce sont les seuls à qui le narrateur conserve une certaine innocence, une intégrité, une vérité à soi. La révolte de la jeune juive refusant son sort est une forme de résistance qui n’est pas dénigrée dans ces textes, et le sacrifice de cette jeunesse rebelle, tuée ou suicidée, n’est nullement banalisé. Avec ce personnage, s’affirme une réalité indéniable, qui semble préservée par le texte quand toutes les autres certitudes s’écroulent. Sans doute était-il nécessaire à l’écrivain d’élaborer cette figure pour aménager une place à l’espoir. Certes, l’œuvre de Modiano inscrit le doute au cœur de la représentation de l’histoire. Certes, le relativisme de Modiano s’efforce de neutraliser les effets d’autorité du discours, que ce soit celui d’une propagande totalitaire ou celui d’un discours partisan. Ses textes luttent contre l’effet de signification de l’Histoire, contre la simplification et le manichéisme. Mais en parallèle, de façon plus discrète, comme en sourdine, l’œuvre donne une limite à son propre relativisme. Par cette représentation particulière de la victime juive où le personnage échappe au stéréotype sans pour autant prendre la place de l’autre, du bourreau, l’œuvre pose une limite au doute. Les premiers textes de Patrick Modiano suivent de près la séparation d’avec son père et s’élaborent dans un contexte sociopolitique encore aux prises avec les mythes d’après-guerre. Ils s’inscrivent en réaction à la fois à l’absence du père et à l’air du temps, à la perte et à une pensée dominante. Alors que le contexte évolue 24 et que l’écrivain poursuit son travail de deuil, la figure de la jeune fille prend le dessus sur la figure du 24 Dans son découpage de l’évolution de la mémoire de l’Occupation, Henri Rousso appelle la période de la fin des années 70 et des années 80 la phase de l’obsession, la Shoah étant désormais l’objet d’une banalisation. 23 collaborateur. Peut-être alors ne s’agit-il plus tant d’écrire pour le père que d’écrire pour soi : la Dora de Modiano est davantage une représentation du fils qu’une représentation du père. La poursuite vaine du père ancre l’écriture dans le passé et conduit le narrateur à la mort. Sauver la jeune fille oriente l’écriture vers l’avenir et offre au narrateur une survivance. Cette étude a été rendue possible grâce à une bourse de recherche postdoctorale du Fonds de Recherche Société et Culture (FRQSC) et au soutien du Centre de recherches sur les arts et le langage (CRAL) du CNRS-EHESS. Références bibliographiques Arendt, H. [(1951) 2002] : « Le totalitarisme », Les origines du totalitarisme, Paris, Éditions Gallimard, 609-975. Dayan Rosenman, A. [2007] : Les Alphabets de la Shoah. Survivre. Témoigner. Écrire, Paris, CNRS. Guyot-Bender, M. [1999] : Mémoire en dérive, poétique et politique de l’ambiguïté chez Patrick Modiano, Paris, Lettres modernes Minard. Malle, L. et P. Modiano [(1974) 2008] : Lacombe Lucien, Texte intégral et dossier par Olivier Rocheteau, Paris, Gallimard. Modiano, P. [1968] : La place de l’étoile, Paris, Gallimard. Modiano, P. [1969] : La ronde de nuit, Paris, Gallimard. Modiano, P. [1972] : Les boulevards de ceinture, Paris, Gallimard. Modiano, P. [1977] : Livret de famille, Paris, Gallimard. Modiano, P. [1990] : Voyage de noces, Paris Gallimard. Modiano, P. [(1997) 1999] : Dora Bruder, Paris, Gallimard. Modiano, P. [2005] : Un pedigree, Paris, Gallimard. Modiano, P. [2010] : L’horizon, Paris, Gallimard. Rousso, H. [(1987) 1990] : Le syndrome de Vichy, Paris, Seuil. Roux, B. 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