Addictions n° 17, mars 2007
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Addictions n° 17, mars 2007
Addictions17_10-15 18/03/07 23:56 Page 10 Dossier Vie en société Violence et a Existe-t-il un lien entre alcool et violence ? Oui, suggère l’évidence. Pas forcément, tempère l’épidémiologie. Si le lien causal ne saurait être affirmé, sa présence au cœur de nombreux actes délictuels est indéniable. Côté agresseur ou côté victime. plus près, il s’agit moins de contradictions que de différence de cadrage : les définitions ou les données retenues au départ ne sont pas les mêmes. Certaines études confondent, d’autres séparent ❝ Le lien unissant consommation et violence reste encore mal défini. ❝ A gressions, injures, coups et blessures, agressions sexuelles, vols avec effraction, dépassements de vitesse, homicides. La liste est longue des infractions ou délits susceptibles d’être commis ou amplifiés du fait de l’alcoolisation de leur auteur. Pourtant, le lien unissant consommation et passage à l’acte reste encore mal défini : l’alcool augmente-t-il la fréquence ou la gravité du geste, entraîne-t-il une modification du comportement de l’agresseur, au point de l’entraîner dans un agissement qu’il n’aurait pas commis autrement ? Les études existantes, pas très nombreuses eu égard à l’importance du sujet, sont plutôt déconcertantes en ce sens qu’elles laissent affleurer de nombreuses contradictions. A y regarder de alcoolisation unique, alcoolisme chronique, ébriété manifeste, alcoolémie quantifiée. Sur l’acte violent lui-même, les auteurs ont parfois des interprétations divergentes : doit-on ne retenir que la violence prouvée par les enquêteurs ou prendre également en compte celle qui a été ressentie par la victime ? Mais quel crédit peut-on accorder aux témoignages recueillis dans des circonstances passionnelles ? Doiton s’intéresser au comportement violent de l’agresseur ou à ses seules conséquences ? Sachant que la 10 - Mars 2007 - N°17 Addictions Désinhibé par sa consommation, le sujet perd ses facultés de jugement et de contrôle, se laisse entraîner par les événements au lieu de les dominer. Addictions17_10-15 18/03/07 23:56 Page 11 20% des détenus t alcool gravité de l’acte, voire l’issue fatale, dépendent en grande partie, aussi, du hasard… Ce que révèlent les études (1) La plupart des études existantes ont été réalisées aux Etats-Unis. Or les diffé- rences de contextes : culture, modes d’alcoolisation, catégories juridiques, interdisent la transposition directe des résultats d’un pays à l’autre. Le lien spécifique entre violence et alcool est d’ailleurs rarement recherché. Les enquêtes effectuées en milieu pénitentiaire (voir 11 - Mars 2007 - N°17 Addictions Les populations pénales semblent particulièrement concernées par les problèmes d’alcool. Selon les études, un tiers des entrants en prison auraient une consommation excessive d’alcool, 20% des détenus souffriraient d’une alcoolodépendance. Source : A. Dumas, P. Michaud. L’offre de soins en alcoologie dans les établissements pénitentiaires de France. Rapport d’enquête, 2006 encadré) livrent des éléments fortement marqués par leur contexte, et difficilement généralisables : les détenus ne représentent qu’une part infime des infractions. Il en est de même des services d’urgences, qui s’intéressent aux blessés et leur éventuel rapport avec l’alcool, mais pas aux circonstances qui ont entouré le drame. Les infractions routières et ivresses publiques, qui en France donnent lieu obligatoirement à un rapport de police ou de gendarmerie, constituent une source mieux chiffrée d’information. Dans les autres cas (agressions, homicides…), Addictions17_10-15 18/03/07 23:56 Page 12 Dossier Vie en société Alcool au volant : le quart de l’activité des tribunaux correctionnels les enquêteurs ont la possibilité d’interroger l’auteur des faits, ou la victime. Encore faut-il que le facteur alcool retienne leur attention, ce qui n’est pas nécessairement le cas. Si témoignage il y a, il risque d’être influencé par les mobiles personnels de l’informateur : selon le cas, la consommation d’alcool peut être masquée, minimisée ou maximisée. Enfin on ne doit pas perdre de vue que la délinquance consignée dans les procès-verbaux est probablement très différente de la délinquance réellement commise au jour le jour, toutes les exactions n’étant pas signalées, loin s’en faut. Quelques repères En cas de violence, l’enquête policière va s’attacher à certains paramètres, pas toujours les mêmes, selon le temps ou les moyens impartis, ou l’hypothèse retenue Un cas (pas si) particulier : La récidive 20 à 25% des conducteurs interpellés pour conduite en état alcoolique récidivent dans les trois ans qui suivent. Statistiquement parlant, le fait même d’être appréhendé sur la route correspond, presque toujours, à un usage problématique de l’alcool : consommation excessive ou alcoolodépendance. Les condamnations pour récidive sont en accroissement depuis dix ans. au départ. Ce qui explique la variabilité des paramètres employés. Recherche de l’alcoolémie Elle est plus ou moins conditionnée par la subjectivité ou les a priori des enquêteurs : il est évident que la présence d’alcool sera plus systématiquement recherchée dans certaines circonstances : bandes de jeunes, violences de bar. Elle pourra être en revanche «oubliée» dans le cas de personnes peu suspectes a priori (mais peutêtre à tort) de consommation, les femmes notamment. Une alcoolisation aigüe est souvent supposée isolée, alors qu’elle peut témoigner d’un alcoolisme chronique. Mesure de l’alcoolémie Elle relève encore souvent d’estimations variables. Beaucoup d’enquêtes se bornent à signaler la présence ou l’absence d’alcool. Mais les apparences sont parfois trompeuses. Avec une alcoolémie inférieure à 12 - Mars 2007 - N°17 Addictions 1g, trois individus sur quatre ne manifestent pas de signe d’intoxication notoire. Avec une alcoolémie de 2 g, un individu sur trois échappe encore à l’attention ! L’alcoolémie peut éventuellement être estimée par calcul rétrospectif, à condition de se situer dans un délai proche des faits (moins de 6 heures après le début de l’alcoolisation). Ce qui n’est évidemment pas toujours possible. De plus, une telle évaluation n’a pas de valeur légale. Enfin, en cas de polyconsommation, l’interprétation du rôle propre de l’alcool est encore compliquée. Mesure de la violence Le droit français distingue plusieurs niveaux de gravité : les crimes (homicides, coups et violences volontaires), les délits, correspondant à des violences moins graves, gradués en fonction de l’ITT (interruption du temps de travail) qu’ils ont entraînée ; les contraventions de 5ème classe, d’une gravité inférieure. Certains auteurs intègrent également les violences sans trace matérielle : injures ou menaces. Effets de l’alcool sur l’individu Son impact sur le comportement varie, fortement, d’un individu à l’autre. Une alcoolémie même faible peut suffire à déclencher un geste. Mais…rien ne prouve que ledit geste n’aurait pas été commis en l’absence d’alcool. Aux Etats-Unis, des expériences d’alcoolisation volontaire ont été tentées pour tester l’impact de l’alcool sur l’agressivité des individus. Addictions17_10-15 18/03/07 23:56 Toutefois, le cadre de l’expérience ne permet pas de généraliser les résultats à ce qui se passe en situation réelle. Par ailleurs, pour des raisons éthiques, les alcoolémies des sujets volontaires ne peuvent excéder 1g/l. Alcoolémie routière Les alcoolémies routières constituent probablement la catégorie d’infractions dans laquelle la responsabilité de l’alcool (ou des drogues) peut être établie avec le plus de certitude. La multiplication des dossiers routiers traités en justice laisse entendre que la réalité est de mieux en mieux cernée. En 2003, l’alcool au volant représentait le quart de l’activité des tribunaux correctionnels (2). Toutefois, en cas d’accident corporel, le contrôle d’alcoolémie des piétons n’est pratiqué en moyenne qu’une fois sur deux, quand les forces de l’ordre l’estiment nécessaire. Agressions sexuelles Beaucoup d’enquêtes font état de l’alcoolisation de Page 13 L’alcool est très présent dans les violences conjugales. l’un des partenaires (ou les deux) dans les agressions sexuelles. Alcoolisation d’autant plus importante que l’agression a été violente, entraînant parfois des blessures. Une analyse des délits commis en 1999-2000 (agressions de couples ou à l’égard d’enfants, violences graves, agressions sexuelles, viols) a été réalisée à partir des dossiers d’un tribunal de grande instance. Il en ressort que la violence exercée sans alcool représente le cas le plus fréquent. L’usage d’alcool concerne toutefois plus du tiers des auteurs d’agressions. C’est le cas essentiellement des conjoints violents (la moitié d’entre eux sont des buveurs d’habitude) et des agresseurs en matière sexuelle (près des trois quarts ont fait usage d’alcool, soit ponctuellement, soit de manière habituelle)(3). Selon une autre enquête française portant sur les déclarations de 7000 femmes, les auteurs d’agressions physiques ou sexuelles (3,4% des cas) seraient alcoolisés une fois sur trois, en général dans les cas les plus graves (4) Et quand il n’y a pas d’enquête… On l’a vu, la plupart des agressions se produisent en dehors de toute substance psycho-active. Selon le cas, le facteur déclenchant va Effets sur le comportement Des accidents plus violents Lorsqu’il commet une infraction, le sujet alcoolisé peut être auteur, coauteur (passagers éméchés) ou…victime (piéton zigzaguant sur la chaussée). Parce qu’il agit directement sur le système nerveux central, l’alcool est susceptible de perturber l’ensemble du comportement. Il entraîne en particulier un dérèglement de la coordination musculaire ou de l’équilibre, perturbe le fonctionnement des organes des sens, allonge les temps de réaction. Désinhibé par sa consommation, le sujet perd une partie de ses facultés de jugement et de contrôle, peut se laisser entraîner par les événements au lieu de les dominer. L’alcool peut agir également indirectement, en raison des effets escomptés par le 13 - Mars 2007 - N°17 consommateur : réduction de tension, euphorie, action «coup de fouet».Tous ces effets sont encore amplifiés quand drogue ou médicament interagissent avec l’alcool. S’ils ne sont pas à proprement parler provoqués par l’alcool, les accidents avec alcool sont plus violents, font davantage de victimes. Addictions Addictions17_10-15 18/03/07 23:56 Page 14 Dossier Vie en société Ces illustrations accompagnent le lancement du forum alcool-famille, créé conjointement par l’A.N.P.A.A., Datis et la Mildt, et destiné aux jeunes confrontés dans leur famille au problème de l’alcool. www.forumalcool-famille.fr trouver sa source dans la personnalité de l’agresseur, son degré de stress, ses éventuelles frustrations, la provocation dont il estime faire l’objet et qui met le feu aux poudres… Toutefois, en cas de consom- mation, l’alcool (seul ou associé) est le produit le plus souvent retrouvé. Qu’il ait été consommé par l’agresseur ou sa victime (respectivement 50% et 30% des cas selon une étude). Deux types de situation sem- blent alors particulièrement concernées : G les violences sexuelles, dans lesquelles l’alcool est régulièrement rapporté. Toutefois les informations disponibles sont peu abondantes, beaucoup de faits (viols surtout) n’étant pas signalés. G les violences les plus graves (violences conjugales, blessures constatées en hôpital, accidents, suicides, homicides…), qui seraient liées à des niveaux élevés Alcool et violence Prise en charge spécifique à Chambéry (73) Depuis quelques années, l’A.N.P.A.A. 73 assure une prise en charge originale des problèmes de violence liés à l’alcool : l’injonction de soins. Un mode de traitement alternatif initié au départ avec le Parquet de Chambéry dans le cadre des violences conjugales, et étendu depuis à d’autres infractions alcoolisées. Les personnes accueillies -en majorité des hommes- sont volontaires pour ce type de suivi (9 mois) au terme duquel leur dossier pourra être classé sans suite. Plus de la moitié présentent une dépendance à l’alcool. Beaucoup allèguent le stress professionnel pour justifier leur accès de violence. La plupart ont déjà eu affaire à la loi (conduite en état alcoolique, violences, dégradations). Dans les familles concernées, auteurs ou victimes ont souvent été eux-mêmes l’objet de violences durant leur enfance. En plus d’une démarche alcoologique classique, les auteurs de violence se voient proposer une 14 - Mars 2007 - N°17 aide psychologique spécifique d’autant plus intéressante que le problème de violence est généralement ignoré des institutions de soins. Françoise Delachapelle, directrice de l’A.N.P.A.A. 73, insiste sur la nécessité d’intervenir le plus précocement possible, les problèmes montant très rapidement en puissance. A.N.P.A.A. 73 - 3 boulevard Gambetta 73000 Chambéry Tél 04 79 96 09 33 Addictions Addictions17_10-15 18/03/07 23:56 Page 15 Canada Jusqu’à 50% des infractions liées à l’alcool ou aux drogues Une étude spécifiquement centrée sur l’alcool et la violence a été réalisée au Canada à partir de divers recueils de données, recouvrant des infractions de gravité variable : enquête menée en 1993-95 auprès de détenus en pénitencier fédéral, entrevues approfondies auprès de nouveaux détenus (2000), informations émanant de services de police dans plusieurs villes du Canada (2000). La plupart des informations recueillies proviennent de déclarations individuelles, ce qui peut laisser craindre une sous-estimation des consommations. Toutefois une comparaison avec des enquêtes similaires diligentées par des agents de police ont fourni des résultats comparables. Une grande partie des détenus affirment consommer de la drogue (cannabis surtout) en dehors de la d’alcoolisation. Mais peutêtre tout simplement parce qu’il s’agit de cas extrêmes, dans lesquels l’enquête est plus fouillée et la présence d’alcool systématiquement recherchée. Il ne serait alors pas interdit de penser que dans prison. Les taux de dépendance (alcool et drogue) apparaissent sensiblement plus élevés qu’en population générale, pouvant atteindre jusqu’à 50%. Dans l’une des populations observées (pénitencier fédéral), les dépendants à l’alcool sont plus souvent auteurs de crimes avec violence (homicides : 34%), les dépendants à la drogue davantage mis en cause dans les vols ou introductions avec effraction. Plus de la moitié des contrevenants ont déclaré avoir commis leur infraction la plus grave sous l’effet de l’alcool et/ou d’une drogue. Proportion retrouvée dans les dépositions des agents de police à propos des arrestations auxquelles ils avaient procédé. A noter qu’un grand nombre de vols sont commis pour se procurer de l’alcool ou des drogues. Les auteurs de l’étude évitent toutefois nombre d’infractions plus légères, l’alcool est également à l’œuvre, de façon plus discrète mais non moins réelle. (1) INSERM.- Alcool. Dommages sociaux. Abus et dépendance [Consommation et violence]. Expertise collective.- Paris, INSERM, 2003 (2) Annie Kensey. L’alcool au volant. Alcoologie addictologie, déc. 2006 (suppl. n°4) (3) Perez-Diaz (C.), Huré (M.S.).Violences physiques et sexuelles, alcool et santé mentale. Paris, OFDT, 2006 (4) ENVEFF. Enquête nationale d’établir une causalité linéaire entre consommation et criminalité : un contrevenant peut avoir consommé de l’alcool pour «se donner du courage» avant de commettre une infraction qu’il avait planifiée antérieurement. Si l’on tient compte à la fois des déclarations des détenus («je n’aurais pas commis ce crime si je n’avais pas consommé») et du nombre d’infractions commises en vue de se procurer un produit, on peut estimer que 40 à 50% des crimes sont effectivement reliés à la consommation d’alcool ou de drogue (10 à 20% les deux). Kai Pernanen et al. Proportions des crimes associés à l’alcool et aux autres drogues au Canada. Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies, 2002. « A v i e z - v o u s b u ?» C’est la question que s’est entendu poser Bertrand Cantat, accusé du meurtre de sa compagne Marie Trintignant (juillet 2003), lors de l’audience qui le confrontait aux avocats de la famille de la victime. «Combien de verres ? Petits ou grands ?». Réponse assez floue de l’intéressé : «Peut-être deux fonds de grands verres de vodka et un peu de vin». «Si d’emblée le rôle de l’alcool a été évoqué, il a ensuite régulièrement été caché derrière d’autres explications : la prise de drogues, la violence (masculine, machiste), et surtout la passion amoureuse». Or l’alcool, cette drogue qui ne dit pas son nom, est connu pour «déchaîner la violence et exacerber certains sentiments comme la jalousie (1)» . sur les violences envers les femmes en France. INED. Population et société, (1) Michel Craplet.- A consommer avec modération. Paris, Odile Jacob, 2005 janv. 2001 15 - Mars 2007 - N°17 Addictions