Chevènement, une passion européenne

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Chevènement, une passion européenne
Chevènement, une passion
européenne
Dimanche 1 Décembre 2013 à 10:00 | Lu 13879 commentaire(s)
ERIC CONAN
Le nouveau livre de l'ancien ministre socialiste, "1914-2014, l'Europe sortie de l'histoire ?",
impressionne par son ampleur de vue et installe celui-ci en véritable héritier de De Gaulle.
Jean-Pierre Chevènement - BAZIZ CHIBANE/SIPA
Cassandre est de retour. Jean-Pierre Chevènement est sollicité sans relâche dans les
médias, et les mêmes qui jugeaient cette voix archaïque - et pour certains nauséabonde
- lui accordent une attention soutenue et respectueuse. Face à la panique d'une gauche
en perdition qui ne comprend pas ce qui lui arrive, sa parole articulée rappelant qu'il
avait annoncé ce qui se passe pourrait suffire à expliquer ce retour en grâce médiatique.
Mais la raison en est aussi l'effet produit par son dernier ouvrage, une synthèse
magistrale de l'histoire européenne de 1914 à 2014.
Alors que le livre politique tend à la compilation d'anecdotes d'ex-ministres
commercialisant eux-mêmes leur «off», Jean-Pierre Chevènement fait figure de survivant
d'une époque où les hommes d'Etat, pétris de culture historique, s'intéressaient plus au
destin de leur pays qu'à leur misérable petit tas de petitesses.
La lecture de 1914-2014, l'Europe sortie de l'histoire ? ajoute au contraste avec le vide
actuel le constat que personne d'autre, dans un personnel politique en rase-mottes entre
deux élections, n'a cette maîtrise de l'historiographie aussi bien politique qu'économique
et cette hauteur de réflexion permettant de recadrer le présent dans la longue durée.
Non pour faire le savant mais pour proposer une issue à l'une des pires crises que
connaît une France qui « titube comme jamais peut-être dans son histoire depuis 1940
».
« L'Europe d'aujourd'hui ne pourra rebondir que si elle comprend non seulement
pourquoi celle d'avant 1914 s'est désintégrée, mais aussi comment, après une guerre de
trente ans, elle a été placée sous tutelle, et peu à peu, depuis soixante ans, réduite à
l'impuissance. »La maestria pédagogique avec laquelle Chevènement passe du traité de
Versailles à la surévaluation de l'euro, de Bismarck et Merkel, a pour objectif de resituer
la France dans la continuité d'un siècle européen borné par une première crise de la
mondialisation - opposant Allemagne et Grande-Bretagne avant 1914 - et celle
d'aujourd'hui, opposant Etats-Unis et Chine et larguant une Europe minée par une
malfaçon communautaire qui a fait diverger France et Allemagne.
Contre une vulgate mémorielle qui a « dénationalisé » 14-18 - comme si un fait divers à
Sarajevo avait provoqué une absurde « guerre par accident » -, il explique que le conflit
est l'issue d'un affrontement pour l'hégémonie européenne entre la Grande-Bretagne et
l'Allemagne dans le cadre d'une première mondialisation oubliée, mais aussi développée
que l'actuelle. Les indicateurs économiques de l'époque montrent que l'Allemagne l'aurait
emporté par ses succès industriels, mais dans ce pays imparfaitement démocratisé le
pangermanisme antislave de son aristocratie prussienne (« croître ou périr ») a imposé
la voie militaire.
Contre les vulgates marxiste et droits-de-l'hommiste, Chevènement pointe la
responsabilité de l'élite allemande (et non du peuple allemand), tout comme il renverse
celle du traité de Versailles (trop mou) dans la montée du nazisme. Hitler s'explique
avant tout par la crise d'une économie allemande à nouveau à la pointe de la
mondialisation après guerre, mais mise à terre par la crise de 1929 importée des EtatsUnis.
Une Europe passoire
Après le rebond en 1939 de cette «Guerre de Trente ans» commencée en 1914, tragique
par l'ajout de l'antisémitisme exterminateur, les Américains assureront mieux leur
hégémonie en imposant en 1945 à l'Allemagne capitulation totale et démilitarisation
complète. Et en torpillant ensuite, via leur protectorat allemand, la conception gaulliste
d'une Europe des nations (le plan Fouchet) pour une simple plate-forme du libreéchange dont José Manuel Barroso est aujourd'hui le VRP au profit d'un «capitalisme dur
qu'on ne sait pas réguler parce que les vraies régulations sont toujours d'ordre
politique».
Le plus douloureux pour Chevènement est d'admettre que ce piège de l'Europe
néolibérale a été verrouillé par Mitterrand et Delors au travers de l'Acte unique, de
Maastricht et de ce «Grand bond en avant» d'une monnaie unique inadéquate à des
économies hétérogènes. Cette politique réduite aux bonnes intentions a affaibli le
continent : «Censée aider les peuples à relever les défis de la mondialisation, l'Europe
telle qu'elle s'est faite est devenue le principal moyen de les en empêcher» en
livrant «son marché à la pénétration des produits à bas coûts, fabriqués dans des pays
dépourvus de protection sociale et environnementale et dotés de monnaies sousévaluées».
Une Europe passoire dans laquelle la France voit son industrie dévastée et menacé son
Etat social, fruit des luttes de la gauche et de la Résistance. Tandis que l'Allemagne, du
fait sa spécificité industrielle, gagne - cette fois-ci pacifiquement - la guerre européenne
de la dette en jouant le rôle «de petite Chine économique qui se prend pour une Suisse
diplomatique».
Que faire ? L'essayiste laisse la place au politique réaliste - rien ne se fera sans
l'Allemagne - pour imaginer une issue. Aucune mesure protectionniste n'étant encore
acceptable par Berlin, ne reste que l'instrument monétaire : mettre fin à l'effet
destructeur d'un euro trop fort en le dévaluant de 20 % et en le transformant en
monnaie commune pour que chaque pays reprenne pied avec sa monnaie en fonction de
sa compétitivité. Le contraire de la facilité donnée aux pays du Sud de sombrer en se
«sniffant» à l'emprunt facile : churchillien, Chevènement prévient que sa solution
implique de «travailler plus pour ne pas gagner moins». Mais cette fois-ci avec un
horizon : une Europe remise d'aplomb avec un outil monétaire qui pourrait intéresser la
Russie et la Turquie.
Comment faire ? Son sens du respect de l'Etat retient Chevènement de tout propos
désobligeant sur François Hollande se débattant dans la ratière européenne, mais il
résume la politique de ce dernier d'une formule cruelle empruntée à Mendès France : «Il
n'y a pas de politiques sans risques, mais il y a des politiques sans chances.» Il ne
compte guère sur ses ex-collègues socialistes, prisonniers de leur erreur, mais plutôt sur
Angela Merkel, selon lui seul «homme d'Etat» à même de réagir.
Non par compassion européenne, Berlin jouant désormais plus le vaste monde que le
continent, mais par réalisme, le naufrage de l'euro pouvant devenir préjudiciable à
l'Allemagne. Politiquement, comme l'a dit avec provocation l'ancien ministre des Affaires
étrangères Joschka Fischer : «Angela Merkel ne doit pas apparaître comme la troisième
personnalité allemande à avoir détruit l'Europe en l'espace d'un siècle après Guillaume II
et Hitler.».
Mais aussi économiquement : Chevènement montre par ses vastes lectures que l'idée
d'une monnaie commune fait plus vite son chemin dans l'élite allemande que chez les
élites françaises paralysées par «l'orgueil et la cécité».
Au terme de cet ouvrage de surplomb qui installe Chevènement comme véritable héritier
de De Gaulle, le lecteur espère au mieux que la perspective d'espoir qu'il dessine soit
discutée et tentée, au moins qu'il ne soit plus possible de rabâcher que ceux qui ne
veulent plus de cette Europe suicidaire sont des antieuropéens.
1914-2014, l'Europe sortie de l'histoire ?, de Jean-Pierre Chevènement,
Fayard, 342 p., 20 €.